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La danse et l’espace de l’image

Placement anthropologique


En tant que danseuse et chorégraphe je me situe globalement dans le courant de ce qu’on nomme communément la danse contemporaine — cette danse contemporaine si difficile à définir vu sa diversité — avec une formation et une trajectoire suffisamment éclectique pour me permettre actuellement d’énoncer un certain nombre de constats et de critiques sur cette même danse contemporaine, tout en en défendant parallèlement certains aspects essentiels.
J’ai également une formation de psychomotricienne, et mon travail s’articule dans une alliance entre diverses techniques ou approches du mouvement et de la danse. Dans cette optique, ma démarche s’applique de manière similaire à la recherche chorégraphique en vue d’un spectacle, à mes cours ou ateliers, à des interventions dans d’autres cadres.

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De la danseuse à la chorégraphe
C’est dans le courant de ce qu’on nomme communément la danse contemporaine — et il faut se pencher sur la difficulté d’en définir vraiment les contours — que je me suis en grande partie formée, que je danse et que j’enseigne jusqu’à présent.
De l’intérieur de ce « courant », je me propose d’énoncer quelques constats et questionnements sur les notions de base et les approches qui le caractérise, en tentant par là même de prendre une distance. Confrontations, échanges et remises en question, sont intrinsèques à la démarche de recherche dans laquelle désirent s’inscrire la plupart des danseurs contemporains. Parallèlement, les critiques adressées à la danse contemporaine permettent également de mettre en vis à vis des opinions contradictoires ; elles commandent de nous intéresser à ce qui nous motive encore ainsi qu’à l’histoire et aux fondements de nos pratiques et théories.
Le travail sur les images intérieures, tel qu’il est envisagé dans l’Imagothérapie. [1] — et que j’ai commencé à introduire largement dans ma profession — m’ouvre des perspectives sur plusieurs plans. Cela m’aide notamment à esquisser ce qui pourrait se développer, pour ce qui me concerne, comme véritable projet d’une pratique originale de la danse et de son enseignement dans un cadre et une cohérence théorique.

Il est légitime de s’interroger sur le bien-fondé d’un placement anthropologique...

À la fois art et science, l’anthropologie ne cesse d’être un lieu d’articulation de domaines apparemment éloignés ou opposés. Mon parcours professionnel en danse n’a débuté qu’après un cursus universitaire en psychologie puis en psychomotricité — C’est un fait remarquable parmi les danseurs contemporains : nombreux sont ceux qui ont commencé "tard", en aval d’autres professions ou études, et ceux qui cherchent à poursuivre dans plusieurs secteurs d’activités. Cela leur vaut assez souvent quelque mépris de la part des artistes plus classiques, car bien sûr cela montre un certain dilettantisme et des carences techniques certaines ! Nous sommes loin des civilisations dans lesquelles l’acteur ou le danseur a le droit de vieillir, où « l’on accompagne ce vieillissement sur la scène comme on soutient les arbres dans le jardin ». [2]

L’anthropologie m’offre donc, bien que je n’en mesure pas encore la portée exacte, un outil considérable pour relier différents centres d’intérêt, mais aussi pour appréhender la réalité et les milieux dans lesquels j’évolue sous des angles plus diversifiés et plus critiques. C’est à se démarquer de certaines impasses rencontrées dans des domaines trop spécialisés que l’on a envie de s’attacher aujourd’hui, compte tenu du sentiment que l’être humain y est constamment privé d’une dimension de lui-même.

Progressivement définie comme « science de l’homme dans ses variations culturelles » [3], l’anthropologie est aussi « un certain regard, une certaine mise en perspective » [4], l’étude de « l’homme tout entier ». Étude de « tout ce qui constitue une société : ses modes de production économique, ses techniques, son organisation politique et juridique, ses systèmes de parenté, ses systèmes de connaissance, ses croyances religieuses, sa langue, sa psychologie, ses créations artistiques ». [5]
A l’homme disséqué et étudié en tranches par les multiples sciences de tous ordres, se substitue un être humain restitué en permanence dans sa globalité, dans un contexte social, culturel et historique. Science de la diversité et des interactions, diversité des cultures, diversité des groupes à l’intérieur d’une même société...
S’intéressant en priorité à une observation directe de son quotidien, dans un tissu social où il est personnellement impliqué, l’anthropologue exerce son étude au sein de la société dans laquelle il évolue, tout en essayant de garder un esprit critique. On ne peut plus concerné par les agitations de l’âme des individus, il est tenu de les référer aux événements collectifs concomitants, décalés ou similaires. Opération délicate stipulant un soigneux aller-retour entre un singulier et un pluriel, aller-retour qui dévoile corrélations, réciprocités ou analogies.

L’introduction d’un espace de distanciation et de comparaison spécifie le regard de l’amateur de phénomènes : l’anthropologue... Celui-ci s’interdit les préjugés et les interprétations, il préfère scruter attentivement les manifestations de sa culture en vis-à-vis d’autres cultures ; il s’applique ainsi à dégager les particularités ou les ressemblances, comprises et intégrées dans l’optique d’une finalité — vers quoi tend tel comportement, quels sont ses qualités et d’où provient-il ? Plutôt que comment.
Cette prise en compte d’une connaissance acquise par une mise en perspective et un dépaysement suppose d’interroger « le point de vue de l’autre »... qui ne se prive pas de chambarder les certitudes et de remettre en question les a priori. Sans chercher à dissimuler ses impressions ou ses sentiments, l’anthropologue doit avoir le courage de revisiter ses positions premières, car c’est également par une introspection aussi honnête que possible, incontournable et en dialogue avec les faits, qu’il pourra prétendre à quelques conclusions. D’autant que « la réflexion anthropologique ne saurait faire l’économie du concept d’inconscient, qui a été forgé dans le creuset du discours psychanalytique, mais dont ce discours n’a pas le monopole. » [6]
En ce sens, l’anthropologie étudiant « l’homme dans sa diversité », elle ouvre à « l’étude de l’homme dans toutes les sociétés, sous toutes les latitudes, dans tous ses états et à toutes les époques. » [7]
La danse donne à contempler parfois certaines visions escarpées des tableaux ordinaires que s’offre la vie... Ainsi, si les danses d’aujourd’hui sont le fruit de multiples métissages et laissent transparaître quelques reflets de l’état du monde, si de nouveaux langages du mouvement semblent voir le jour, il n’en demeure pas moins que nous restons souvent accrochés à nombre de codes esthétiques, de clichés même, qui continuent de figer à la fois l’expression et les institutions, en Europe du moins. La danse, en France particulièrement, reste entachée du label « divertissement futile », confinée dans le cadre des loisirs réservés à une classe sociale soit restreinte, soit considérée comme une élite. D’autres cultures, dans les traditions africaines et chinoises par exemple, ont une posture bien divergente et justifient des comparaisons.
L’ouverture à ces points de vue distincts et le décentrement qu’ils imposent, peuvent soutenir et appuyer une réflexion sur les modes de pensée et d’écriture opérants, mais surtout validés dans notre culture... et sur l’alternative d’en envisager d’autres, complémentaires, diversifiés et moins réducteurs. Car s’il est souvent reproché aux danseurs de ne parler qu’avec le corps et de ne pas savoir utiliser la parole ou l’écrit pour exprimer leur pensée, cela suppose que l’on persiste, au moins dans certaines sphères de notre monde occidental, à ne valoriser qu’une seule forme de pensée — analytique et linéaire.
Or, le fil conducteur ou narratif du chorégraphe est plus proche du "scénario" poétique ou pictural, parfois cinématographique, et paraît souvent, de prime abord, incohérent ou en tout cas sans linéarité “ qui fait sens ” !!... On peut se rendre compte que le système de pensée qui lui est afférent procède plus par contiguïtés, continuités parallèles, ruptures apparentes, ou superpositions, touches... que par raisonnements cartésiens. N’est-ce pas lié à ce qui fait le propre de « l’imagination du mouvement » — emprunt à G. Bachelard — dans son déroulement et dans ses processus d’expression ? Intuitivement, on peut repérer les analogies entre des aspects de la composition chorégraphique et l’organisation de réseaux d’images qui affleurent ? Mais comment cela se développe-t-il et où se situent les blocages éventuels ?

À l’écoute de ses intuitions et dans son effort d’enquête minutieuse, l’anthropologue chemine donc sur une frontière de tensions, pris entre l’universalité et les différences, la compréhension par le dedans et la compréhension par le dehors, le point de vue du même et le point de vue des autres... » [8] Je dirais que cet emplacement, en soi, n’est pas pour déplaire au danseur, funambule suspendu sur ces zones limites et frontières entre le dedans et le dehors, entre la découverte de soi et la confrontation au regard de l’autre. Ce n’est pas pour déplaire non plus à qui s’intéresse à la psychologie... La notion d’expression est ici un point crucial...
Il n’est pas exclu de penser que toute forme d’art peut s’inscrire dans une démarche anthropologique : l’art ne se situe pas forcément dans ce qui est actuellement reconnu comme l’Art, qui bien souvent procède d’une manière d’éliminer de son domaine tout ce qui lui est étranger. Cet art qu’est l’anthropologie... contribue à accroître une « observation impliquante » et une pensée personnelle, qui astreint la citoyenne que je suis, à élargir son champ de vision et à s’aventurer hors d’un milieu quelque peu hermétique ou intimiste, tout en lui imposant la rigueur. Les instruments d’investigation et la méthodologie en sont utilisables quel que soit le métier et son lieu d’exercice, et cela présume aussi que nous cessions de réagir par « clans » : les artistes de leur côté, les travailleurs sociaux ou les professionnels de la santé de l’autre, les intellectuels recourbés sur leurs pensées tandis que le vulgus peccum n’a pas droit à la parole... Car c’est bien aussi en termes de philosophie et de politique — entendue comme une participation de chacun à la vie de la cité — que l’on peut s’orienter et poser des jalons.
Cette science qu’est l’anthropologie resitue la danse dans un contexte plus vaste et m’oblige à amorcer une réflexion réelle sur la place de l’art et de l’esthétique dans une société en général et dans la nôtre en particulier, sur ce qu’on entend par création, sur des modes de fonctionnement auxquels je participe parfois sans les repérer, parfois tout en les dénonçant...
Tout aux long de la série d’articles qui vont suivre, j’espère mettre en lumière un certain nombre de ces contradictions et commencer à débroussailler quelques pistes qui me semblent importantes à explorer, car l’étude de ces contradictions annonce peut-être l’amorce d’une évolution assez radicale, zigzaguant en souterrain et dont nous ne sommes pas forcément conscients. Les débats, quant à l’appréhension de l’art spectaculaire, par exemple, ne sont pas nouveaux, mais je tenterai une sorte de méditation — au sens d’une imagination, précisément... — sur des prolongements concrets et des éclairages qu’une approche de l’imaginaire me permet d’envisager, et le positionnement moral qui y fait écho.
S’agissant de faire un pont entre l’imaginaire et l’univers de la danse, où repère-t-on les "images" à l’œuvre dans la danse et comment sont-elles utilisées ? Quels sont les points d’impact et la pertinence d’un « travail » avec l’imaginaire ?... Au travers de témoignages, entretiens et écrits, et d’observations personnelles, j’aborderai ces questions, après avoir donné quelques repères sur le paysage actuel de la danse, ainsi que sur l’intérêt que mon parcours m’a amenée à porter à l’imaginaire. Ces éléments autoriseront des rapprochements immédiats entre danse et travail avec l’imaginaire, ce dernier offrant d’emblée des enrichissements à la danse.

mars 2006 par Hélène Massé-Bouneau


Notes :

[1] — Je reviendrai plus tard sur cette approche particulière de l’Imaginaire.

[2] — S. Sampere, Entre l’Inde et le Japon, Revue Mouvements, janv-mars 1995.

[3] — N. Rouland, L’Anthropologie Juridique, Paris, Presses universitaires de France, Collection Droit fondamental, 1988, 496pp.

[4] — F. Laplantine, Clefs pour l’anthropologie, Ed Seghers, Paris 1987, p 16.

[5] — N. Rouland, L’Anthropologie Juridique, Paris, Presses universitaires de France, Collection Droit fondamental, 1988, 496pp.

[6] — Laplantine, Ibid, p. 101.

[7] — Laplantine, ibid, p. 16.

[8] — Laplantine, Ibid, p. 181.

Voir la bibliographie : Danse et espace de l’image Vous trouverez d’autres articles de Hélène Massé dans les archives.
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  • La danse et l’espace de l’image

    8 mai 2006, par Webmaître

    Le site Irpecor publie un article de Benoit Lesage sur l’histoire des danses-thérapies.

    L’auteur nous dit comment "le développement de la danse-thérapie proprement dite date des années quarante et s’intrique au début avec l’histoire de la danse moderne".

    Si l’explication paraît intéressante et complète, on ne comprend pas pourquoi il est question de danse-thérapie.

    Pourquoi, chez certains, ce rabattage sur La Thérapie comme si la conclusion "thérapie" était incontournable. À partir de "Mary Wigman (1886-1973) qui définissait son art comme danse d’expression et voyait la danse comme langage artistique, qui cherche à rendre visible des images encore invisibles", la filiation se situe d’abord sur la manière dont de nombreux artistes ont cherché à "rendre visible" la langue des images intérieures. Ce que Hélène Massé a cherché dans sa danse et ses chorégraphies.

    Que cela s’applique ensuite à des personnes en difficulté est tout à fait logique.

    Si nous revenons à la racine : la faculté de l’entité humaine de communiquer par la langue des images, la danse, comme outil d’expression non mentale, n’est pas seule concernée. Ce sont tous les outils qui permettent à un moment ou à un autre d’accéder aux images intérieures que l’intellectualisme forcené masque et dévoie. Et cela Jung l’avait parfaitement compris.

    Par contre, si nous accordons une certaine attention aux "méditations" ou aux exercices spirituels ainsi qu’aux arts dits martiaux, nous découvrons que la filiation est bien plus pertinente et "naturelle". De ce point de vue la psychologie et ses filles "thérapies" sont très en retard. Il faudra bien à un moment ou un autre que nous réalisions enfin que nos psychologies modernes sont primaires et pitoyablement pauvres. Il existe, dans le patrimoine de l’humanité des archives innombrables qui nous dévoilent une écoute de l’humain de manière extraordinairement pertinente. Mais pour cela il faudrait vaincre des préjugés féroces selon lesquels ce qui appartient à la mystique est impropre à servir la connaissance psychologique. La science n’a pas vaincu sa méfiance à l’égard du sacré. Quant aux psychologues et aux sociologues ils croient demeurer dans le droit fil de la science en faisant des compilations statistiques, ce qui réduit la dimension unique et globale de l’être humain à une moyenne et les différences à des écarts-types. Il manque encore une vision globale de l’être humain qui complèterait judicieusement le morcellement atomisant du chiffre. À partir de là le clivage corps/psyché apparaîtrait vraiment comme un archaïsme, une représentation un peu rustre que la science actuelle s’offre pour tenter d’expliquer certains mystères de l’âme. La division corps/psyché n’est qu’un paramètre, sans réalité au plan humain.

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