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L’individuation

par le D. Roland Cahen


Roland Cahen a traduit les principales œuvres de C. G. Jung en français. Il a animé de nombreuses conférences, participé très activement à tout ce que la psychologie comptait de vie sociale de 1950 à 1992. Il fut longtemps président du Groupe d’Études C.G. Jung - en 1957. Il fut également l’ami de Pierre Solié, autre figure de la psychologie analytique. Nous pensons que le mouvement jungien en France lui doit beaucoup et qu’il fut injustement écarté des cercles dirigeants de la Société Française de Psychologie Analytique. L’article ci-dessous a été écrit sur notre incitation car nous pensions que Roland Cahen avait beaucoup à dire sur « l’Individuation », une des notions - C. G. Jung n’a jamais construit de théorie et il ne s’agit donc pas de concept - les plus difficiles à comprendre de la psychologie analytique. Faisant une recherche pour trouver des informations concernant Roland Cahen, nous apprenons son décès - tous renseignements sur les pages du groupes C. G. Jung. Puisse cette publication lui rendre hommage. Illel Kieser

Je viens de me demander comment il se fait qu’ayant écrit depuis 40 ans de nombreux articles, donné d’innombrables cours et conférences, je n’ai jamais pris l’individuation pour thème. Si j’en ai parlé de bric et de broc, jamais je n’ai pris cette ligne de réflexion comme axe principal. A l’évidence cela ne peut être dû au hasard et doit répondre à des motivations profondes.

N’y a-t-il pas lieu de se demander lesquelles ?

Si depuis 30 ans, j’ai évité d’aborder ce sujet de front, c’est à l’évidence qu’il est redoutable, voire dangereux. Redoutable, car il lance un défi à l’auteur, à son faible savoir, à son expérience parcellaire, à sa totalité seulement entr’aperçue, à son propre devenir d’individu, à sa propre individuation en marche et jamais atteinte jusqu’à l’heure de son dernier souffle.

Mais cela me semble secondaire, ayant abordé par la plume et par le discours des thèmes apparemment autrement scabreux. Ce qui me semble avoir été déterminant, c’est que ce sujet est dangereux, singulièrement pour le lecteur ou l’auditeur.

Dans l’agitation intellectuelle, dans l’effervescence et la désespérance actuelles, dans la soif de merveilleux, de magique, signes et exposants d’un manque grave d’une recherche vraie, d’une quête de vie spirituelle, le lecteur peut se demander en première impression : qu’est-ce que ce nouveau « blabla », qu’est-ce que cette nouvelle métaphysique gélatineuse, qu’y a t il dans cette pataphysique ? Or c’est tout l’inverse, c’est le concret et la sacré même de l’homme qui est en cause.

Dans la hâte, la voracité et la rapacité de l’homme moderne, ce vecteur de l’individu et cette idée de l’individuation ne sont-ils pas la porte ouverte à bien des malentendus, des abus, des égoïsmes, des auto-satisfactions, des gargarismes et finalement une fuite dans l’égoïsme, le narcissisme, le solipsisme, un refuge dans le marginal et l’irréel.

Il ne faut pas, en avançant un terme ou une notion, priver le lecteur de sa spontanéité, de sa chance d’évolution naturelle, d’une naissance à lui-même, d’une renaissance en esprit, à cause d’un terme manié avec légèreté dont il fait une fabrication intellectuelle et un nouveau « béton bloquant »

C’est pour toutes ces raisons que j’ai évité jusqu’à présent de traiter de l’individuation. Celle-ci ne doit surtout pas être confondue ou associée à Dieu sait quel concept intellectuel donnant lieu à des joutes dialectiques.

L’individuation est de l’ordre du plus intime, de l’ordre du déroulement le plus spontané, faute de quoi elle serait d’emblée viciée, voire vicieuse et perverse (la pornographie est précisément une illustration de ces déviations), ce qui peut engendrer, comme nous le montrerons, de grandes catastrophes personnelles et collectives.

L’individuation relève donc pour une grande part de l’ordre de l’intime, du discret de l’être et non du paraître et par conséquent du secret et du sacral, car c’est sans doute elle qui est appelée à nous relier au sacré.

Si donc, pendant 30 ans, je me suis tu sur ce sujet, c’est qu’il fallait éviter en la matière banalisation et vulgarisation quelles que soient les peurs, les anxiétés, les angoisses, les paniques de nos contemporains qui, pour y échapper, somment, en quelque sorte à travers les médias, les hommes de l’art de leur livrer coûte que coûte ce qu’ils espèrent pouvoir être une panacée.

Une panacée sans doute pour certains, en tout cas une dimension capitale sûrement mais qui pour nous ne sera bienfaisante que si elle est prise et élaborée à bon escient.

Et puis, il fallait aussi compter avec les résistances de tout un chacun et du public en général, avec la folie du moi qui se veut seul existant alors que chacun est scindé au moins en deux parts de son être.

Il fallait compter avec les défauts et les faiblesses de la vie intérieure à laquelle personne en Occident n’est préparé, avec la faiblesse du pouvoir d’abstraction et sa monopolisation, sa captation par le monde des choses, des objets et de la logique dite cartésienne.

Mon retrait, mon refus de parler de l’individuation correspondait donc au besoin de ne pas désacraliser la croissance de l’être, d’un être et des êtres, de ne point l’arrêter par le fait même d’en parler mal, ne point la gauchir.

Mon silence au fond doit être rapproché de l’hermétisme d’un Lacan qui était sans doute conscient du même problème mais, qui, ne pouvant pas ne pas parler à sa meute, se drapait pour une part dans un hermétisme langagier de défense.

Sa solution était sans doute plus populaire que la mienne mais elle n’en était pas pour autant meilleure, sa séduction versant souvent malheureusement dans une subduction, c’est-à-dire une séduction pervertie et pervertissante.

Mais cette préoccupation est tellement essentielle, capitale et lourde que cela ne pouvait pas en rester là. Être un individu, devenir un individu, devenir l’individu que l’on est, naître à qui l’on est, et tout cela au cœur d’une société écrasante, dévoreuse d’individus, au cœur d’une massification grandissante, étouffante de tout devenir personnel, ne pouvait pas ne pas susciter, à défaut de révolte et d’explosion, une mise au point permettant, je l’espère, de ménager à chacun dans sa vie, dans son mental et dans son devenir, dans son besoin de comprendre et dans ses aspirations à la vérité une sente cheminant entre ces pièges et ces labyrinthes tant extérieurs qu’intérieurs permettant de contourner les obstacles et de déboucher dans une verte clairière : celle d’un équilibre à la mesure vraie de l’homme d’Occident et de son être.

Depuis toujours, ou presque toujours, le phénomène individu et partant le « devenir un individu » et l’individuation donc, ont été une pierre d’achoppement ou une interrogation, voire un émerveillement pour toutes les têtes pensantes, et par conséquent pour les philosophes. Certes, l’individu n’a pas toujours existé, il a été pendant des millénaires noyé dans la masse tribale et ce n’est que lorsque le niveau de conscience en a permis la perception, la séparation, la séparation de la participation mystique et collective que l’individu et son devenir, de la naissance à la mort, de l’esclave au roi est devenu une pièce essentielle sur l’échiquier de la vie collective et personnelle. Nous retrouverons à tous les échelons de notre réflexion ce balancement entre la fusion des origines, l’arrachement à la collectivité génitrice et nourricière pour l’affirmation de soi et nous verrons combien, dans la crise actuelle de société souvent saccagée et détruite, les problèmes de « reliance », contraignent l’individu à construire un édifice nouveau dans son propre sein, dans son propre cœur, dans son mental, ce qui dans les cas heureux semble déboucher sur ce que j’ai appelé, il y a 30 ans, une simplicité de retour - le problème ne m’étant pas étranger -, c’est-à-dire une simplicité retrouvée dans les liens sociaux, dans les rapports intercommunautaires, dans les liens vrais du cœur, liens échappant aux contraires de filiation et au feed-back projectif.

C’est à Leibniz que revient le mérite d’avoir en 1551, abordé le problème de la façon la plus directe dans son ouvrage : Principe d’individuation.

Dès lors, le fait de devenir un individu, individu doté d’une existence singulière, devient le problème en cours d’acceptation sociale.

Mais comme l’histoire l’a montré, il faudra plusieurs siècles pour que s’individualise entre deux individus d’une même espèce le droit à la différence et pour que le fait d’exister en tant qu’individu avec ses caractères particuliers soit reconnu à l’être humain en général, à l’homme certes le premier puis à l’enfant, à la femme et finalement tout récemment à l’étranger et à l’émigré ou l’immigré.

Avant l’avènement de la psychologie des profondeurs, cette évolution des idées, des choses et des êtres va prendre un tour tout neuf déterminant une accélération folle de l’Histoire. Pour Freud encore, il y a une psychologie de l’humain, singulièrement celle de l’homme, celle de la femme étant rangée dans le même placard et ne s’individualisant au mieux qu’en creux et en bosse par rapport à la psychologie de l’homme.

C’est à C. G. Jung que revient le mérite historique, à la suite de la percée freudienne, d’avoir perçu l’immensité du problème de l’individuation, devenu un problème majeur et central singulièrement à la suite de la plongée dans l’inconscient profond et collectif et de son irruption dans le monde et les paramètres de la pensée qui se devra d’en être dorénavant profondément modifiée et rénovée.

Redonnant une vie neuve, des accents nouveaux, des harmoniques inconnues au terme même d’individuation, C. G. Jung apparaît au regard historique comme le grand rénovateur de tout ce qui dorénavant va concerner l’individu en tant que tel et l’individuation. Freud l’a abordé seulement sous l’angle de la prise de conscience et de la sublimation, ce qui est déjà énorme.

L’individuation, en effet, voit sa problématique complètement déplacée et rénovée du seul plan de l’extraversion vers les dynamismes essentiels de l’introversion et surtout vers le dialogue dorénavant reconnu comme inéluctable des dehors et des dedans d’un individu.

Ce qui était précédemment une confrontation, un affrontement entre société et individu dans un sens, sujet et collectif dans l’autre, similitude et singularité dans un sens, sujet et identité dans l’autre, va se voir extraordinairement à la fois complexifié et diversifié par l’irruption majeure de l’inconscient et des paramètres inconscients.

Car dorénavant la société apparaît flanquée de l’inconscient social, de l’inconscient du groupe avec ses Surmoi, ses idéaux du Moi, lois réfléchies et raisonnées, certes, mais aussi ses implications, ses contraintes et ses compulsions féroces ; et le sujet apparaît pour son compte avec toute sa traîne, toute sa smala de pré-conscient, d’inconscient personnel, d’inconscient familial, d’inconscient collectif, tout cela s’enracinant dans sa couche psychoïde, dans son imaginaire fabulant, son symbolisme balbutiant, son psychosomatique surmené, harassé, pollué, plus ou moins en déroute.

L’on comprend à cette énumération les conflits personnels, familiaux, sociaux des êtres, des nations, conflits qui ont marqué l’histoire, et l’on s’accordera sur le fait qu’il faut beaucoup d’entendement pour viser, à l’aube de l’ère psychologique où nous sommes, à fédérer tous ces courants discordants et souvent contradictoires.

Le travail sur l’Ombre

Pour C. G. Jung, l’individuation est un chemin personnel, à la fois suprêmement personnel et suprêmement reliant au social. Ce chemin singulièrement commence avec la confrontation avec l’Ombre [1]. C’est à celle-ci que préside en particulier l’analyse personnelle, qui se poursuit pour les futurs professionnels par l’analyse didactique. C’est cette confrontation avec l’ombre qui sera le moteur de départ de la fusée évolutive.

Mais une erreur est fréquemment commise : ce travail à deux effectué, beaucoup de professionnels se croient sur la bonne orbite, vivent et pensent que le travail de l’Ombre a été accompli une fois pour toutes et ils en détournent leur attention.

Certes, les sensibilités sont diverses et les nécessités de travail le seront également.

Il me semble aujourd’hui capital d’affirmer, à la suite de C. G. Jung, que le travail de l’Ombre, que le labourage des champs de l’Ombre ne doive jamais cesser, car on n’en a jamais fini avec cette Ombre éternellement et quotidiennement renaissante !

Si la réalité est la sauvegarde du penseur, le travail constant avec son Ombre devra être dite pour la sauvegarde du psychologue et du psychanalyste, qu’il soit novice, apprenti, confirmé ou vétéran dans cette activité. Le sort des professionnels de la psychologie me semble se jouer là comme aussi au plan général et politique se joue là le sort du monde.

Pratiquement que faire ?

Tout bêtement avoir pour son psychisme les mêmes soins et les mêmes nécessités de toilettage que pour son corporel. Si tous les matins nous libérons nos intestins de ses déjections, sans doute faut-il avec la même régularité, tous les matins, envisager le problème de la tripaille psychologique.

Si pour le corps on dispose de chasse d’eau et d’eau de Javel, la seule eau de Javel de l’Ombre sera, hélas, la seule flamme tremblotante de la conscience.

Et quelle est faible cette flamme vacillante d’une bougie appelée conscience ! Combien elle éclaire peu et mal, combien elle est soumise à des contraintes, à des détournements, aux « il faut ! » du paraître et aux tu dois des nécessités, aux retournements des vestes des intérêts !...

Or, doté de moyens d’action extérieurs fabuleux, de champs intérieurs encore en cours de découverte, l’Homme d’aujourd’hui doit faire preuve d’une liberté, d’une responsabilité accrue et vigilante au risque de se perdre.

Combien est faible, désespérément faible et vacillante la petite flamme de sa conscience, seul soutien de son éthique.

Et c’est pourtant cette flammèche qui doit m’éclairer sur ma paresse, sur ma lâcheté, sur mes égoïsmes, sur mes faux-fuyants (si vous voulez), sur mon verbiage, mes manques d’affection, mes manques d’amour, sur tout ce que l’on a écarté joyeusement pour se dorer la pilule et se faire une belle image de soi-même. En la matière, on peut ici faire la somme des apports réducteurs de Freud, d’Adler, de Jung et de tous les autres ; chacun a révélé une part de l’Ombre : Freud et la concupiscence, l’Œdipe, les impulsions sur les êtres et les choses, (les folles) ; Adler avec la domination de l’autre et la tyrannie ; Jung et l’inconscience quasi générale.

Ce n’est que par une prise de conscience de l’Ombre, aussi poussée et minutieuse que faire se peut, que l’être peut sentir en lui s’organiser, se concentrer, se dégager son âme.

De nos jours, on ose à peine prononcer le mot âme, cet organisme naturel et merveilleux qui a fait chanter tous les amants et tous les poètes.

Essayons pour la clarté et nos besoins de thérapeute d’en circonscrire le domaine.

Pour notre domaine, nous pouvons avancer que l’âme est cet ensemble ténu et subtil, fugace et impérieux de tout ce qui vit en moi et échappe à ma conscience instantanée du moment et du moi.

Tout ce que je pressens et devine en moi de moi-même, toutes ces mouvances intérieures, tous ces déplacements d’images et d’énergie, toutes ces perceptions de besoin, de désir, tous ces élans de fantasmes et de rêveries, toutes ces velléités d’acte, tous ces passages réussis ou avortés à l’action, de la tendresse la plus fine à la violence la plus brutale que les hommes ont depuis toujours épinglés du mot âme participent dès lors du plus superficiel au plus profond de la pyramide inconsciente et de toutes les structures de l’être mental.

Prenant conscience de son Ombre, l’être débloquera le jeu subtil, les jeux subtils et essentiels de son âme.

Le travail sur l’Ombre va s’accompagner, en route vers les larges horizons vers lesquels le sujet chemine, de processus psychologiques qui seront comme autant de bornes sur sa route : il était dès l’enfance et ses imitations identifié aux parents et il va devoir s’en désidentifier, il va devoir se désidentifier des images de la mère et du père et des imprégnations dynamiques qui émanaient de l’une et de l’autre.

De façon plus générale, il va se désidentifier des imprégnations inconsciemment émises. Ces imprégnations, certes, étaient nécessaires à sa formation, mais il devra prendre conscience et se libérer de ce qu’elles avaient d’opprimant, de contraignant, voire d’oppressant et d’aliénant. Il va devoir se désidentifier des images de l’autre que l’autre et les autres plaquaient sur lui. Il va devoir se distancer du regard de l’autre et des autres pour naître à son propre regard sur les choses et les êtres, prenant ainsi du champ de ce qui en lui a été mal formé, mal construit et qui a contribué aux images infantiles qui perdurent en lui et qui bloquent l’avènement de sa stature et de ses structures personnelles.

Tout cela devra se faire avec tact et mesure, avec soins et clairvoyance car il ne s’agit pas dans cette évolution de vider l’enfant avec l’eau du bain.

Si ainsi, par exemple, une jeune fille doit prendre ses distances avec l’image du père vivant en elle, un excès dans ce sens allant jusqu’à l’évitement du nom du père ébranlerait jusqu’aux bases de l’édifice mental et déséquilibrait le tout.

L’évitement de la dette symbolique est synonyme de désertification et d’aridité.

Se situer en face de la loi des êtres et des choses, se situer dans la chaîne de la filiation, c’est précisément à l’opposé du piétinement de la loi.

Ce travail au niveau de la différenciation déterminera de nombreux prolongements, de nombreuses répercussions, de nombreux remodelages au niveau des projections et des réseaux projectionnels.

Il ne s’agit pas dans ce travail de décrire pas à pas tous les échelons d’un processus évolutif variable dans chaque cas d’espèce.

Je n’ai cité la différenciation et les élaborations projectives que pour donner une idée de ce qui se trame normalement au fond d’un être et de ce qui peut être entrepris sur le chemin étroit de l’initiation à soi-même.

Ce chemin étroit rappelle, certes, la porte étroite des Écritures, et ce n’est sûrement pas un hasard, mais laissons de côté momentanément cet aspect du religieux et contentons nous de constater que l’évolution humaine au plan le plus humain est difficile, voire héroïque et parsemée d’embûches.

Cette évolution vers son individuation est un phénomène bio-psychologique naturel et nécessaire à l’évolution des âges. Encore faut-il se mettre en route et qu’il redémarre, qu’il se relance quand le sujet, suite aux avatars de sa vie, de l’enfance, de l’adolescence, de la maturité ou du grand âge se trouve arrêté, bloqué, piétinant sur place hors du déroulement du temps.

A cause de cette pyramide des âges, les problèmes d’un même individu à 10, 20, 40 ou 60 ans sont très différents, exigeant parfois des démarches et des solutions complémentaires, voire contradictoires.

Ce sujet, en outre, déjà agressé par les problèmes de sa pyramide d’âge va devoir faire front dans son environnement à la pyramide des générations, au problème de filiation, filiation reçue et filiation donnée, chacun des partenaires de la vie ayant des nécessités, des besoins, des appétits, des degrés de maturité infiniment divers.

C’est l’affectif, l’amitié, l’affection, l’amour qui, à la fois, nous impliquent et nous permettent de ne pas trop nous y prendre dans ces tourbillons relationnels : relation, rencontre, affrontement, conscience, renoncement, sacrifice seront comme des jalons et des bornes dans les déroulements de la comédie humaine.

La conscience que l’on peut se faire des choses et des êtres est, me semble-t-il, une des ressources essentielles pour essayer de traverser la vie en y voyant clair et tempérer par l’exemple les explosions de l’affectif.

Compréhension, vérité, amour seront les grands points cardinaux dans cette démarche.

L’amour a été prêché il y a 2000 ans, les hommes de science ont essayé d’y adjoindre la vérité, la psychologie des profondeurs nous a fait le don d’une compréhension neuve et rénovatrice. On ne saurait vivre sans valeurs, chacun de nous est porteur de valeurs conscientes pour une part, ignorées et inconscientes pour une autre part. Souvent, un sujet ne sait pas ce qu’il y a au-dedans de lui et s’aliène en vérité en projetant, en faisant porter, en donnant ses valeurs à un autre ou à une autre, réceptacle de son anima ou de son animus.

L’amour qu’il resterait à définir est, certes, le plus grand pacificateur de l’homme avec l’autre et avec lui-même. Il ne cherche pas et n’agresse pas comme la séduction manipulatrice, car il séduit en lui-même, à son insu.

L’amour n’étant pas à disposition, surtout pas à la disposition de ceux qui ne savent et ne peuvent aimer, dans tous les cas de blocage de cette démarche, dans tous les cas de surgissements de symptômes, de maladies cliniques, le médicament de choix, l’instrument thérapeutique s’appelle analyse, analyse psychologique, psychanalyse, dont la finalité principale est d’aider le sujet à retrouver le fil rouge de son individuation. Au sein de l’analyse, les problèmes difficiles évoqués plus haut seront à la fois facilités et complexifiés par les phénomènes et les liens de transfert et de contre-transfert qui aideront à les dénouer et à les faire passer à un plan plus élevé de conscience.

Je voudrais terminer en vous signalant les joies et les dangers de l’individuation.

Une individuation réussie est un événement qui va libérer dans le sujet : équilibre, solidité, santé, avec une grande puissance en lui-même de travail, de concentration, de réflexion et aussi une grande puissance d’irradiation tout autour de lui. Un être qui s’est réalisé ressemble à un colosse. Comment ne pas penser à Goethe et à Victor Hugo ?

Une individuation manquée peut être manquée à différents échelons, depuis les blocages de l’enfance, la névrose des parents, les faux aiguillages de l’adolescence, etc. Chaque symptôme est comme une marche manquée dans l’ascension du long escalier de son individuation. Mais une marche manquée, Dieu merci, se rattrape à l’occasion de telle ou telle difficulté, de telle ou telle crise, même si c’est de façon plus ou moins acrobatique. Par contre, si d’emblée, ou en cours de route, un sujet prend le mauvais escalier, voire le mauvais ascenseur, alors les conséquences risquent d’être très lourdes.

Pour donner tout son poids à ce que j’avance, je vous cite un document : Il s’agit d’un passage, extrait d’une lettre que Jung écrivit au Père White au printemps de 1952.

« Le conservateur du musée de l’Histoire des sciences d’Oxford m’a envoyé une série de rêves plutôt assez longue qu’il a trouvée, dans les manuscrits d’un certain Elias Ashmolé. Il a publié le Theatrum Chemicum Britannicum. (qui correspond pour Jung dans ses études sur l’Alchimie au cinéma pour nous).

Ces rêves s’étalent sur cinq ans. Ils contiennent et expriment l’histoire dense et significative d’une irruption de contenus inconscients dans une conscience, qui visent à promouvoir une conjunction avec l’inconscient ; (Jung était en train de travailler au Mysterium Conjunctionis). Mais l’essai de cette conjunctio échoue parce que au lieu de la conjunctio souhaitée, apparaît à nouveau la conscience masculine précédente. » (C’est-à-dire une démarche régressive bloquante et sans évolution heureuse. Au lieu d’être plus large et plus humain, le rêveur ne s’appuie que sur sa seule masculinité, peut-être par manque de vis-à-vis, par manque de dialogue et par persévération.)

C’est une espèce de parallèle inconsciente au thème de Faust. Cette démarche culmine dans un symbole du Soi qui est le paradis au pôle nord accompagné de quatre sources sur une colline et la chapelle de la vierge.

Il s’agit d’un soi manqué, froid, glacial, où manque la chaleur du cœur. » [2]

Voilà l’essentiel et le tragique de l’individuation avortée. L’individuation, c’est cette démarche qui doit, pas à pas, aider un sujet à être lui-même et à se rapprocher de plus en plus de ses axes pulsionnels, idéels, émotionnels. Chaque fois qu’un symptôme psychosomatique apparaît, c’est qu’un échelon sur le chemin de l’individuation a été loupé. Mais si cet échec perdure et va d’échec en échec, s’il n’a pas été réparé, l’individuation, au lieu d’aboutir à un épanouissement de l’être, aboutit à la mort, à la trahison de soi-même et des autres, voire à des assassinats. J’aurais envie d’ajouter et au cancer. Pour moi, l’image fondamentale de l’individuation loupée, de ce contentieux énorme qui s’est accumulé dans une démarche d’individuation gauchie et faussée, c’est le cancer. [3]

Certains sujets, en particulier parmi des intellectuels, pensent que, grâce à leur qualité d’intellectuels, ils peuvent se passer d’analyse. C’est une démarche fréquente chez bon nombre d’entre eux et c’est une démarche pleine de dangers, car tout un chacun, fût-il un intellectuel brillant, a son ombre. L’individuation n’est donc pas une chose anodine. le fait d’être brillant au niveau de l’intellect ne nous met en rien, et au contraire, à l’abri de la nécessité d’entreprendre ce lavage des mains, cet ajustement à soi-même que l’on appelle une analyse, et ceux qui « coquettent » avec la psychologie sans entreprendre avec sérieux cette démarche, en général, la paient cher. À bons entendeurs, Salut !

Il vaut mieux prévenir que guérir. L’analyse est un processus dynamique qui, si manquée, peut avoir des conséquences lourdes jusqu’à la mort.

Conclusion

Après ce long périple où j’ai essayé de ne rien vous cacher ni des joies, ni des douleurs, essayons de conclure. L’individuation est un long et merveilleux voyage : le voyage de la vie. L’individuation est un déroulement qui doit nous amener à un état d’être qui a poussé en nous et nous a aidés à réaliser notre totalité psycho-biologique consciente et inconsciente, pulsionnelle et spirituelle. Il ne s’aurait s’agir d’une construction arbitraire. Une individuation réussie ne peut être que l’aboutissement d’un honnête travail vis-à-vis de soi-même seul avec un tiers, d’un dur labeur déterminant un déroulement [4]

L’individuation, c’est se désidentifier. C’est devenir un individu. C’est s’individualiser après avoir digéré tous les apports extérieurs et réalisé ses propres structures.

L’individuation, ce n’est pas rejeter tout ce qui vient du dehors, c’est le recevoir, le digérer, l’intégrer, le faire sien tout en préservant sa propre individualité. L’individuation, c’est faire vivre harmonieusement tout ce qui nous constitue, tout ce qui nous vient de l’inconscient personnel, familial, collectif, réunir nos deux pôles féminin et masculin, notre persona et notre ombre, notre esprit, notre cœur et notre corps. L’individuation, c’est marier en soi l’héritage familial, social, religieux et ce qui nous appartient en propre, ce qui fait que nous sommes un individu différent de l’autre, ce quelque chose qui nous fait unique.

En conclusion de la conclusion : l’individuation n’est pas un nouveau concept pour cabrioles intellectuelles et fuites « paniquardes ». Une des résistances majeures qu’on oppose à l’individuation est que nous avons souvent l’impression que chaque pas vers l’individuation est en même temps un pas vers la mort, nous nous comportons alors comme si nous croyions échapper à la mort en ne faisant pas un pas dans le sens de notre individuation. De fait, ce blocage infantile, ce surplace paralysant, ne fait qu’accélérer la venue de la mort.

Ce que je vous ai proposé ressemble bien davantage à une forteresse, à la fois assez pleine et assez vide (selon Bettelheim) à la fois bétonnée et démantelée ; il va s’agir d’en faire un siège patient pour reconstruire en son lieu et place bien plus qu’une forteresse menaçante : une cathédrale accueillante, lieu d’un approfondissement d’individuation moderne, rationnel et irrationnel, à la fois, implacable et chaleureux, bref d’un individualisme moderne à réinventer.

mai 2006 par Illel Kieser


Notes :

[1] — C. G. Jung, Dialectique du moi et de l’Inconscient, Collection Idées/Gallimard, 1973.

[2] — Correspondance générale, recueillie, choisie et éditée par Gerhard Adler avec Aniela Jaffé, Tome 2, p. 260 (en langue allemande).

[3] — On a vu avec ceux qui participaient à mon séminaire (Maison des Sciences de l’Homme - Hautes Etudes, 54 Bd. Raspail) la seconde année, dans l’échange de lettres entre Jung et le père White, que White était passé à côté de l’analyse, de l’individuation et qu’il mourut tragiquement d’un cancer.

[4] — Si celui-là est gauchi : le couteau de cuisine. d’une évolution, d’une maturation.

©Roland Cahen, Paris 1990. Cet article devait être édité par la revue Conscience de, N° 24, Lierre & Coudrier éditeur. Tous droits réservés.
Malgré nos recherches nous n’avons pas trouvé de site explicitement consacré à Roland Cahen.
Cet article a été publié la première fois sur le site Hommes et Faits le 12 avril 1996.

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