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Amour — Instinct — violence

De la mesure au discernement

samedi 10 janvier 2015, par Kieser ’l Baz (Illel)

L’Islam, la plus récente des religions du Livre, peut-elle nous confier quelques secrets qui n’auraient rien de spécialement religieux — au sens de soumission à un dogme et à une liturgie — mais qui pourrait nous servir de guide au quotidien, en nous rappelant le sens de certaines valeurs fondamentales ? C’est peut-être au moment où les pires excès sont commis au nom de cette religion qu’il importe de revenir aux sources, reléguant ainsi les exaltés, les fanatiques et les idolâtres là où ils auraient dû rester si des apprentis sorciers n’étaient venus les chercher, au ban des nations.

Le texte qui suit est le fruit d’une méditation dans laquelle je fus plongé lors de mon dernier séjour en Algérie, peu avant que les « barbus » n’embrasent le pays et ne l’inondent du sang de nouveaux martyres. Sur une des jetées du port de Bejaïa, je me revoyais quarante ans en arrière, là-bas loin au Sud dans les montagnes de l’arrière pays. Ma nourrice m’enseignait les préceptes du Coran, sans qu’elle l’ait jamais lu. Elle tenait cet enseignement de sa propre mère, laquelle m’avait longtemps bercé et porté sur son dos jusqu’à ce que mon poids l’a fasse trop fléchir et qu’un adulte ne m’interdise définitivement d’harasser cette ancêtre vénérable.

En pays kabyle, la place de la femme est au centre de la communauté…

Je vous rapporte ici ce que j’ai retenu des leçons de ces deux femmes.

Méditation

La notion d’amour n’existe pas en Islam, comme elle existe en Occident, fondée la plupart du temps sur la passion qui lie deux êtres ensemble. Néanmoins, si l’on s’en tient à l’idée d’une force de cohésion qui lie les individus entre eux, assurant la pérennité d’une communauté, tant par la sexualité que par le partage à l’intérieur d’un groupe, il est possible de prendre en compte le terme Rahma (prononcer en roulant le r et en aspirant fortement le h comme le j de Jota en espagnol, la ma sera bref avec accent bref sur le m).

Rahma est une combinaison de plusieurs termes renvoyant à des formes d’affects.

Tout d’abord, rahma repose sur l’attention sensible que l’on porte à autrui, ar-riqa. C’est le geste juste, celui qui correspond à l’attente chez l’autre. Être sensible, c’est être juste dans ses attentions. Ar-riqa n’est pas forcément présence ou effusion de tendresse ou de gestes concrets. C’est l’attention juste, celle qui emplit l’autre à l’endroit où le vide, l’appel, se créent en lui. Ar-riqa traduit une sensibilité aiguisée par l’écoute attentive.
Ainsi, aimer un enfant, c’est d’abord le comprendre pour, ensuite, assouvir ses besoins en favorisant le libre développement de ses potentialités, sans excès. Le besoin serait censé naître d’une libre alliance des forces de l’entité humaine avec l’environnement.

Rahma est aussi bâti sur la capacité au pardon — al-maghfira — pardonner à autrui dans une tension à résoudre toute forme de conflit, dans un souci d’équité — équilibre — et de cohésion de la communauté. Toute la force de l’Islam réside dans la recherche du compromis entre les tendances individuelles et la cohésion du groupe, hors d’une aliénation de soi et dans la perspective d’une sauvegarde de la force créatrice de chacun mise au service d’un ensemble plus vaste.

Enfin at-ta’attuf, représente le dernier versant de rahma, c’est la douceur nourrissante et sécurisante représentée par l’image de la tente familiale, par la cohésion du groupe ou par l’existence de la communauté des croyants - la Umma.
Tout ce qui est nourricier est rahma. Utérus se dit rahm.
At-ta’attuf est le principe nourricier, complément de ar-riqa. L’attention portée à autrui est nourricière — généreuse — car elle implique le pardon, une attention sans faute, ni calcul, ni arrière pensée et c’est sur ce nid de confiance que s’édifie ce principe qui favorise toute création.

On perçoit ainsi la dialectique qui s’établit entre le groupe et l’individu, l’image personnelle est consolidée par le respect d’un échange équitable entre soi et les autres.
La communauté, ne constitue pas une masse anonyme mais un ensemble vivant et cohérent auquel on donne et dont on reçoit. À l’individu sa part de collaboration et de com-passion, au groupe de rendre la sécurité dans un partage équitable.

L’une des qualités essentielle de rahma est de permettre le sacrifice de hawa, ce désir compulsif, passion ravageuse et aveugle, hissant alors chacun dans une lignée d’évolution positive en lui permettant d’échaper à l’étreinte des passions submergeantes.

Cet aspect sacrificiel gêne souvent des sensibilités forgées aux préceptes modernes de l’Occident qui entendent d’abord par là castration ou négation du désir instinctuel. Et il est dit classiquement — la psychanalyse aura passé — que le refoulement est ferment de violence.

Or dans l’Islam, la notion de violence se conceptualise de toute autre manière et paraît — tel est mon avis — tenir compte des manifestations complexes de la personne dans son échange avec le milieu.

Avant de comprendre la notion de sacrifice du hawa, il convient de savoir que le fondement même de l’accès à la raison — ’aql — passe, dans l’Islam, par la gestion libre et consentie des passions irruptives, sécrétions immédiates de l’entité humaine.
Or, tout individu est censé représenter la totalité qui l’environne ; elle est à la fois son patrimoine et son lieu d’épanouissement — générés par rahma. Il y apporte son savoir acquis grâce à la quête de connaissance qui l’anime. Cette quête entraîne différents compromis dont celui d’une gestion mesurée des passions.
La raison - ’aql - est comprise alors comme capacité à gérer tout autant la liberté d’action - hurriya - que le sourd grondement animal des désirs.

Un des grands préceptes donné à leur enfant par les mères musulmanes du Maghreb est : « Agis et mesure ! » — A’mal wqayyiç !.

L’action est conduite dans un souci constant d’équilibre — principe d’équité — entre les nécessités de la communauté et les besoins individuels, lesquels interviennent en compromis constant entre l’avidité première et le souci de raison.

Gérer le désir, c’est rester dans ces limites — hudud - qui tracent d’une manière abstraite l’espace sacré de la communauté.
Passer au dehors, percer ces barrières, c’est courir le risque du bannissement, encourir la honte d’autrui. Et cette honte peut rejaillir sur l’ensemble de la lignée. Ce serait assez dire que l’individu n’est pas seul responsable mais que son histoire participe de la mise en commun d’un savoir faire et d’un expérience qui s’est accumulée au fil des générations.

Le fait gravissime, pour l’Islam, c’est la démesure.
C’est en elle que se génère la violence destructrice car il n’existe plus alors ni terre nourricière — Umma — ni principe de cohérence — rahma —, livré à lui-même, l’individu perd toute mesure et n’a plus de raison — ’aql.
Le hawa qui n’est pas géré par un principe de raison et de mesure est source de chaos ; il est fissure à l’intérieur des limites qui peut entraîner toute la communauté — Umma — et l’effet d’un seul peut amener le chaos — shirk — des premiers âges. Si en chacun sommeille une propension au désordre — jahili — la raison et la mesure, rahma et pardon sont sources d’équilibre et d’action prospère — .

L’Islam est équilibre entre deux pôles, hawa et rahma. Le pacte social se place donc sous le signe du double lien entre la quête de connaissance enrichissante pour chacun et la recherche de la tendresse familiale ou ethnique qui se manifeste le plus souvent avec effusion lors des fêtes rituelles.

La violence est considérée comme provenant de l’absence d’un tel principe de cohérence, représenté par Allah, l’Unique, Unité et Totalité. Autour de cette unité à laquelle l’individu se soumet — Islam — en toute conscience, toute action trouve une place juste.
C’est la multiplication des idoles, par confusion entre la réalité physique et l’au-delà, qui conduit à une perte de la cohérence première et génère la violence. L’individualisme est compris, dans ce cas, comme perte de la rahma sans laquelle la personne retourne à l’avidité première des instincts non domestiqués et au chaos, même si, en soi, il nous apparaît un ordre. Ce dernier n’est ni action, ni mesure. Il est soumission à un principe personnel, le plus souvent impartageable, une idole en quelque sorte, son but n’est pas forcément cohérent avec celui de la communauté. Dans l’assouvissement des contraintes que ce lien génère, il n’existe aucune possibilité de connaissance et de lumière intérieures. Quand les idoles se battent, refusant d’obéir à un principe unique, la communauté des vivants sombre dans le chaos.

Ceci n’est pas l’apologie du monothéisme selon l’Islam, il s’agit d’une base de méditation. Quant à savoir ce qui se passe aux limbes de l’espace sacré, c’est d’autre chose qu’il s’agit. Il apparaît bien là qu’en franchissant les limites de la communauté, chacun risque de sombrer dans la folie des passions, en présumant de ses forces. Mais si Muhammad lui-même demeure un modèle de banni il fut aussi le fondateur d’une très puissante civilisation. Curieux paradoxe qui reste à méditer, modèle d’une curieuse négociation entre individu et collectivité.

Dans cette religion, la notion de mesure et de soin apportée à l’écoute sensible de l’autre permet ou facilite l’alliance entre la Conscience et son Dieu, qu’on l’appelle Allah ou le Soi.


PS : Première parution sous le titre : Mesure et passion selon l’Islam, in Hommes et Faits, archives, Paris - septembre 2001. http://www.hommes-et-faits.com/Islam/ib_Love_Violenc.htm