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Libres propos sur la modernité

les religions nouvelles et anciennes, l’héritage du Nouvel Age, l’avenir et les triomphes de la science (sic)...


Nos sociétés se placent au sommet de la conscience collective. Nos valeurs sont supposées être les meilleures que l’humanité ait produites depuis sa naissance. Voilà un credo qui mérite d’être analysé, non pas seulement sous l’angle moral ou politique mais d’abord en se rapportant à l’Histoire pour y découvrir des similitudes qui modèrent considérablement nos prétentions.


Introduction

À regarder le paysage culturel contemporain, on ne manque pas d’être frappé par cette fièvre qui s’empare de nos sociétés occidentales. Le moralisme le plus simpliste tient lieu de discours et l’on a parfois l’impression d’être au bord d’un bouleversement qui conduirait droit à l’Inquisition ou à la Réforme. D’antiques spectres resurgissent, au point que la vague moraliste apparaît de plus en plus comme seule capable d’ouvrir les portes du salut, face à ce que l’on nomme violence, insécurité, accélération non contrôlée du progrès, etc. Effrayé et rendu frileux, l’Occidental moyen en arrive à recourir à des méthodes expéditives pour conserver, ses rites, ses saints dogmes : Sécurité, Stabilité, Santé. Tant et si bien que le long labeur de la civilisation paraît menacé, car c’est lui l’accusé de ce procès quand la peur du devenir fige chacun dans une attitude froissée et stérile.

On ne sait plus très bien ce qu’est la science, quel est son dessein et quelles sont les aspirations d’un savant. La technologie qui n’est que la stricte application de la Science à la matière se prend pour la science toute entière. Quant à la philosophie on ne sait pas non plus s’il s’agit d’un discours sur les philosophies passées, d’un commentaire sur l’état du monde ou si sa capacité pourrait aller au-delà, à la recherche d’une nouvelle cosmographie.

Dans le domaine des sciences humaines, la régression est telle que l’on se trouve reporté presque un siècle auparavant. Les chercheurs abordent en effet des questions que leurs grands-parents avaient déjà affrontées et dont la résolution se trouve être à l’origine des Sciences Humaines. On redécouvre l’hypnose, on la baptise autrement. Les vertus essentielles du romantisme réapparaissent sous une épaisse couche de cosmétiques. Mais, alors que nos ancêtres étaient portés par l’élan de la connaissance et par une foi incommensurable en la science, que leur dessein était de s’extraire des boues de l’obscurantisme, il n’en n’est plus de même des chercheurs contemporains, plutôt mus par une pulsion qui ne doit rien à l’aventure de la connaissance et qui débouche dans les filets des marchands. À défaut de servir les marchands d’âmes, on peut se demander à quoi peuvent bien servir toutes ces avancées de la technique si rien ne vient compenser la mécanicisation du monde. Une sorte de pessimisme foncier sert de trame au monde qui pense. L’idée terrible s’impose alors à l’esprit que cette régression pourrait ne pas s’arrêter, qu’il ne s’agirait pas d’un retour aux sources mais d’une puissante « marche rétrograde », dont les signes sensibles existent à tous les niveaux : racisme, perte des fondements essentiels du droit à l’égard de tous ceux qui ne participent pas à l’effort collectif de la productivité.

On peut également se demander quel a bien pu être le bénéfice des religions pour qu’il faille, sitôt constatée la mort de Dieu et des bigoteries, retourner aux cavernes pour mieux s’exercer à la sauvagerie. Quelle confiance peut-on accorder à un retour du sacré, même dans l’espoir affiché de mieux vivre la modernité ? La sacralité porte-t-elle davantage de fruits sous un costume « tendance » que vêtue des habits solennels des prêtres et officiants d’antan ?

Si l’on songe au brouillard opaque de la fin du siècle précédent et du début de celui-ci, nul ne peut esquiver l’inquiétante certitude que notre « civilisation occidentale » dépasse en noirceur les barbaries initiales. Et l’on ne manque pas d’être surpris quand on réalise que les acquis des grands inventeurs sont en quelque sorte gommés, tant dans le domaine des sciences humaines que de la philosophie et de la morale, ou des sciences exactes. L’invention de la notion d’inconscient, révolution dans le monde du savoir, qui fut un frein à la terrible prétention de l’homo electronicus à dominer le monde, agonise grâce au seul maximalisme de ceux qui se prétendent chargés de sa pérennité.

La notion d’inconscient — qui répondait en partie à la question de la « banalité du mal » — a disparu de l’horizon de la pensée et les échafaudages rationalistes les plus sophistiqués font un retour en force, donnant à chacun l’illusion que la technique ou les statistiques peuvent tout résoudre, tout expliquer. La logique matérialiste envahit le monde, et rien n’est plus facile pour un chercheur que de se laisser emporter par elle. Sur cet horizon, la révolution écologique n’apparaît même pas porteuse d’un grand dessein pour l’humanité, car elle prend à son compte, sans trop s’en soucier, des contenus moraux limités au champ de l’Europe et des pays riches. On peut alors se demander si cette pensée n’est pas le fruit des excès de la prospérité occidentale, une résultante du confort.

Comme si les leçons antérieures avaient été inutiles...

Tout semble prêt pour une révolution, cependant que, sur le terrain, la puissance de la normalisation est telle que l’on peut parler de totalitarisme des idées. [1]

Dans le non sens et le chaos intellectuels de nos cultures il me paraît intéressant de revenir à d’antiques sources, celles de la construction d’une société. Il m’importe peu de mesurer où nous en sommes d’une éventuelle décadence, savoir ce qui manque à nos morales, ou ramener de l’ordre dans ce fatras. Je préfère comprendre comment naissent et meurent les cultures. Faire la volcanologie de nos sociétés en quelque sorte. Comprendre à partir de signes parfois très dispersés et sans relation raisonnable ni logique ce qui advient afin d’envisager le futur. Il s’avère que la prévision est possible si nous regardons dans l’Histoire comment d’autres cultures sont nées ou ont péri, parfois à jamais.

Nous n’avons rien d’exceptionnel dans l’ordre de l’humanité sinon cette formidable propension au maximalisme, y compris dans le mal.

Nous savons aussi que le terme de décadence est un artifice de lecture de l’Histoire, seules les élites meurent, car, c’est dans la boue inerte qu’est la plèbe que se fomentent les germes du futur.

Méthode de l’écriture

Contrairement à une vieille habitude d’auteur — qui consiste à dater, reprendre et augmenter séparément les articles —, je profiterai des facilités de l’édition en ligne pour rafraîchir ou augmenter les contenus des articles qui vont suivre sans le signaler. Les textes qui suivent sont eux-mêmes des adaptations de conférences ou d’articles produits à la fin des années 70, début 80. Le lecteur y trouvera donc des références qui datent. Malheureusement l’actualité, de ce point de vue n’a pas changé [2]. Quant aux références philosophiques, elles n’ont guère évolué non plus depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.


Plan général de la première partie

A. Apocalypse et fin de l’Histoire
1. Mythe du salut et du renouvellement cyclique
2. Cycles individuels et cycles collectifs
3. Le retour du Messie
B. Les nouvelles morales
a) Matthew Fox, théologien du Nouvel-Age
1. Les idéologies du Nouvel-Age
2. La morale du Nouvel-Age
a) La conscience, la volonté et le désir peuvent avoir une forme et une étendue
b) Le millénarisme du Nouvel-Age
c) Développement historique de la spiritualité Aquarienne
d) Les religions naturalistes
3. Nouvel-âge spirituel ou renouveau technologique ?

Apocalypse et fin de l’Histoire

Mythe du salut et du renouvellement cyclique

À intervalles réguliers, la société occidentale connaît des troubles qui s’expriment sous la forme de peur de fin de monde. Ce ne sont ni la science ni la connaissance qui peuvent limiter l’impact des rumeurs et opinions nées de ces « fantaisies » culturelles. Souvenons-nous du « Bug du passage à l’an 2000 ». La symétrie avec « la fin de monde » annoncée en l’an mille fut assez surprenante pour être signalée.

Tout aussi proches et actuelles, les opinions autour de la couche d’ozone et de la pollution de la planète. Dans la mise en place des éléments de ces mythes, il y a la véracité des propos scientifiques — peu accessibles — mais il y a aussi les opinions qui se tissent autour et qui prennent seules le devant de la scène médiatique. L’existence d’un mythe n’obère en rien l’existence sous-jacente d’une vérité physique, scientifiquement vérifiable, elle lui est co-existante. Ce qui importe c’est l’existence inopinée d’un tissu mythique, gonflé d’une trèslourde charge affective, qui supplante la vérité établie par la science.

Le bug informatique de l’an 2000 est édifiant à cet égard. Durant deux ans, nous avons assisté, passifs, à une bataille d’experts, les uns propagandistes zélés d’un risque de catastrophe, les autres, apparemment naïfs, plutôt optimistes et confiants dans les capacités des technologies à surmonter un grave problème... Le soufflet se dégonfla et l’on se consacra de plus en plus à la pollution planétaire sur fond d’invasion par les terroristes islamistes. Comme si, quelque chose, en l’humanité, avait besoin de s’exprimer à travers ces « fantaisies » [3] de fin de monde et, comme s’il existait deux mondes aux vérités incompatibles, la science et sa prudence minutieuse, la rumeur et son inflation d’adjectifs.

« Lorsque le temps arrivera où le monde s’éteindra pour se renouveler ensuite, les éléments tomberont par leur propre poids, les étoiles se heurteront contre les étoiles, et la matière s’embrasera de tous côtés ; tout ce que nous voyons et admirons aujourd’hui brûlera d’un feu universel. » Sénèque, déjà, s’inquiétait de la catastrophe finale. [4]

Ce sera l’ekpyrosis universelle qui résorbera le Cosmos entier dans le feu, ce qui permettra la naissance d’un monde nouveau, juste, éternel et heureux, non soumis aux influences astrales et libéré du règne du temps. Une suite de calamités annoncera l’approche de cette fin du monde.

D’après Lactance, L’année sera raccourcie, le mois diminuera et le jour se contractera, syndrome de la détérioration cosmique et humaine, connu aussi bien par les apocalypses iraniennes que par la spéculation indienne, et que les doctrines astrologiques avaient rendu populaire dans le monde gréco-oriental. Alors les montagnes s’écrouleront et la terre deviendra lisse, les hommes désireront la mort et envieront les morts ; et un dixième d’entre eux seulement survivront. Toujours d’après Lactance, « c’est un temps où la justice sera rejetée et l’innocence odieuse, où les méchants exerceront leurs déprédations hostiles contre les bons, où l’ordre, la loi et la discipline militaire ne seront plus observés, où personne ne respectera les cheveux blancs, les devoirs de piété, ne s’apitoiera sur la femme ou l’enfant, etc. »

Les idées contemporaines, de manière tout à fait involontaire, reprennent ce vieux thème du Chaos consécutif à une perte de sens et à une déliquescence morale. Jean Delumeau, analysant les peurs occidentales dresse « l’hypothèse (...) qu’un plus strict contrôle de la vie quotidienne par un État mieux armé et une religion plus exigeante diminuèrent dans une certaine mesure la crainte des maléfices. » [5] Satan recule donc devant l’ordre. Derrière le rejet plus ou moins appuyé de la technique et de ses servants, se profile cette frayeur que nos ancêtres eurent à gérer, à la fin de l’Empire Romain et au Moyen-Âge, pour la civilisation occidentale. Cette peur collective est synchrone de l’apparition de prophètes exaltés par le contact à une divinité qui rappelle les préceptes de son alliance aux humains, et par l’émergence du mythe d’un Messie rédempteur dans une ère renouvelée.

Il est essentiel de remarquer les composantes de ces rumeurs : le retour à l’ordre par une sanctification et une exigence plus grande qui appellent un renforcement de l’état et de la religion.

Ces cycles que traverse l’Occident [6] dans son histoire, n’ont pas toujours retenu l’attention des historiens. Paul Vulliaud, parmi les premiers à s’intéresser à cette part de l’histoire des mythes, a montré la persistance de ce motif apocalyptique depuis la haute antiquité jusqu’aux temps modernes [7]. Presque chaque génération a cru pouvoir déchiffrer dans les calamités contemporaines le syndrome de l’imminence de la Fin du Monde. Au moins dans certains milieux, le millénarisme est demeuré endémique. Il devient donc très important de connaître les conditions du passage de l’endémique à l’épidémique.

En 589, le Pape Grégoire le Grand, en décrivant dans une lettre les fléaux qui s’étaient abattus sur la terre, ajoutait : « Au milieu de tels maux, vous reconnaissez que la Fin du Monde va nous frapper... » Un auteur du xixe siècle, après avoir analysé les signes précurseurs qu’il voyait autour de lui, écrivait : « Les derniers jours du monde ne peuvent plus être éloignés. »

L’imminence de la fin du monde est induite par des maux excessifs. C’est une attitude banalement humaine qui consiste à invoquer la mort quand une attitude collective - ou personnelle - devient intolérable et, plutôt que de changer d’attitude la conscience collective se crispe encore plus, se fige et s’entête. Ce qui, immanquablement ouvre le cycle de la violence.

Les anciens humains étaient préoccupés par le problème de la Fin du Monde parce qu’ils croyaient, le plus souvent, que l’Univers ne pouvait pas durer indéfiniment. Telle est notre opinion sur les idées de ces anciens humains. Pour ceux du Moyen-Âge, le Monde devait se dissoudre per pyrosim et cataclysmum, par le feu et l’eau, pour pouvoir se renouveler et recommencer ab novo. Ce recommencement impliquait non seulement la régénération universelle, mais aussi une répétition intégrale de l’histoire du monde. C’est pourquoi l’évêque Apollinaire allait jusqu’à affirmer : que le temple de Jérusalem une fois rebâti, les sacrifices de l’ancienne loi seraient rétablis, qu’on immolerait les victimes dans le temple et que toutes les cérémonies légales seraient observées, tous les hommes viendraient adorer Dieu à Jérusalem, les uns le samedi, les autres une fois par mois ou une fois par an ». Evidemment, Apollinaire ne représentait pas la doctrine officielle de l’Église ; mais le fait qu’un évêque croyait à tel point à la répétition de l’histoire montre combien le mythe de l’éternel retour était difficile à déraciner des consciences chrétiennes.

La croyance en la Fin du Monde fait partie intégrante du très vieux mythe de l’éternel retour, c’est-à-dire de la croyance dans la création et la destruction périodiques de l’Univers [8]. « Le monde s’éteindra pour se renouveler ensuite », écrivait Sénèque, en exprimant une doctrine presque universellement partagée. À l’exception des hommes de science qui, surtout au milieu du xixe siècle, discouraient sur l’extinction de la vie ou sur la destruction de la planète, l’humanité n’a jamais cru à une fin définitive de l’Univers. On croyait seulement à la nécessité d’une régénération périodique du monde, en dernière instance à un retour périodique au Paradis. Car le cataclysme était automatiquement suivi d’une nouvelle création, avec une nouvelle humanité, non souillée par le péché, vivant sans efforts dans un paysage paradisiaque, à l’abri des maladies, des souffrances et de la vieillesse.

Plus prosaïquement, la perte de l’ordre cosmique dans lequel l’humain a établi ses pénates s’accompagne de souillure. Cette crainte revêt instinctivement un caractère religieux et, par suite, se nimbe de sentiments extrêmes qui sont le lit de tous les fanatismes.

Evoquant le mal chrétien qui s’étend comme un grand nuage sombre sur l’Empire Romain, Tite Live expose ses propres peurs, et cela peut nous renseigner sur les mécanismes qui agissent aux sources des croyances en l’Apocalypse. « C’est la République entière qu’il menace. Si vous n’y prenez garde, Romains, à cette assemblée tenue à la face du soleil, légalement convoquée par un conseil, peut succéder une assemblée Nocturne aussi nombreuse... Rien n’est plus propre à faire illusion que le crime qui se couvre du manteau de religion. » [9]

L’opposition lumière (soleil, jour) / Ombre (lune, nuit) est une constante. C’est un rappel du Chaos. Un des premiers faits reproché au bouc émissaire est qu’il sème le Chaos. C’est aussi un des attributs de Satan, Le Diviseur. « La religion n’avait jamais été, chez les Romains, une question de dévotion personnelle, mais un culte national.

Les Dieux de Rome avaient toujours été considérés collectivement, depuis le début de la république, comme les gardiens de l’État : ils étaient la personnification religieuse d’un pouvoir surnaturel et d’un caractère sacré dont la communauté sentait la présence en elle-même. » [10] « Sous l’Empire, les Dieux romains étaient intimement associés à la mission qui incombait à l’Empereur. Ils en vinrent à être tenus pour les gardiens de la paix et de l’ordre que l’empire apportait avec lui, comme la garantie, en quelque sorte, que cet empire ne disparaîtrait jamais. En outre, la personne de l’empereur était vénérée à l’image d’un Dieu. » [11]

Cette sorte de religion d’État n’est pas loin de s’apparenter à notre foi dans les idéaux qui sont la base des institutions dites démocratiques. La notion même de toute puissance de l’État - si précieuse en France depuis les Jacobins - est à rapprocher de l’idéologie romaine. La Nation « une et indivisible » est un héritage direct de cette obsession de la cohérence qui passe absolument par l’unité territoriale. Le territoire étant la représentation physique d’une unité divine. Il y a quelque chose de mystique dans ces symboles !

Or, l’idée de cycle de renouvellement trouve son épanouissement dans la plupart des rites agraires qui ont jalonné l’histoire des peuples. L’Homme ressort, régénéré d’un tel cataclysme. Sont associées, dans une même dynamique, des notions de purification et de recommencement. Aux temps modernes, une telle croyance survit malgré la science, car elle est fondée sur un fait psychologique incontournable. Ce qui pose le problème de la relation qui peut exister entre ce que nous nommons science et la conscience banale, c’est-à-dire la capacité à gérer les phénomènes de la vie. En effet, toute science se constitue comme une représentation du monde et présente, de ce fait, une vérité universelle qui doit être communément admise. Mais le scientifique sait qu’il vit dans l’impermanence car si une représentation du monde s’avère inopérante, il doit en changer. Le scientifique n’est jamais dans le dogme ou dans la croyance en une vérité absolue.

La conscience collective, plus fragile, ne peut se satisfaire de cette constante impermanence. Il lui faut des certitudes. Si bien qu’elle peut fort bien s’emparer des vérités scientifiques provisoires et en faire des dogmes, s’aveuglant ainsi. Pour cela une catégorie particulière de pseudo scientifiques, les experts, fait office de médiateurs entre la science « dure » et le vulgus peccum. Ces experts jouent le rôle d’officiants — pédagogues, vulgarisateurs. En toute bonne foi, tout en se recommandant de la science, il nourrissent des rumeurs et des opinions. Ils sont interchangeables, cela dépend des opinions à défendre...

« La science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet en ce que la science est universelle et procède des propositions nécessaires et que le nécessaire ne peut pas être autrement qu’il n’est » (Aristote). C’est toujours contre l’opinion, contre le discours spontané, irréfléchi, incertain, que la connaissance scientifique s’est construite. Aujourd’hui encore, l’historien ne peut étayer ses thèses avec de simples opinions ; il lui faut des témoignages, des preuves fondées en raison. C’est l’exigence de rationalité qui fonde la démarche scientifique.

C’est l’exigence pressante d’une réponse à un problème crucial qui fonde l’opinion, par suite, la rumeur. Qu’on le veuille ou non, cela se constitue comme une croyance. Dès qu’un décalage se présente entre le savoir et les fondements populaires de l’adhésion à celui-ci, on peut penser que ce dernier s’est figé comme instrument de pouvoir. Tout peut se passer comme pour la plupart des religions : tant qu’une puissante adhésion populaire porte une croyance, un dynamisme social existe qui bouleverse l’ordre des choses anciennes au profit d’un agencement différent. C’est ce qui est arrivé pour la plupart des grandes religions que nous connaissons. Dès que l’ordre spirituel fait place à l’ordre temporel — dans le cas du Christianisme - ou prend sa place — c’est le cas de l’Islam — la dynamique sociale se fige et l’individu perd la liberté qu’il avait acquise antérieurement. Le groupe social traverse alors une période statique, faite de stabilité et de conquêtes.

Quand la chrétienté a vu s’abolir ses peurs de l’ennemi turc et de Satan, l’Europe s’est engagée dans une ère de grande prospérité et d’expansion — conquête des Indes occidentales, établissement de comptoirs aux Indes orientales, colonisation intensive de l’Afrique, etc.

Cette « ère nouvelle » produisit alors un laminage progressif de toute forme de création individuelle, et la situation, sur quelques siècles, s’engage vers une nouvelle phase de chaos. Un autre cycle s’enclenche à nouveau...

Les phases de prospérité ne sont pas propices à l’invention car les capacités individuelles sont laminées par la puissance de la conscience collective qui élargit son champ d’action, établit des colonies. On peut dire que la conscience collective — que je nomme provisoirement culture — vit alors une période de grande inflation. Se sentant stable, fondée sur une grande cohérence morale, rien ne semble l’arrêter. Du coup elle finit par se figer dans des comportements stéréotypés et là où ceux-ci pouvaient un temps être pertinents, il perdent peu à peu de leurs valeurs et, surtout, leur caractère universel. Plus la conscience collective se fige et moins elle accepte de se laisser pénétrée par des valeurs étrangères. [12]

Stabilité et prospérité, cependant, ne favorisent pas l’invention.

Distinguons ici invention et création. La création artistique ou artisanale — au sens le plus large donc technologique — existe quelque soit la qualité d’une période. Elle lui est liée et en extrait les éléments issus de l’imaginaire. Cependant on ne crée pas les mêmes œuvres en période faste qu’en période sombre. Et l’on a tendance à ignorer les Cassandre. Les opinions qui accompagnèrent longtemps les romantiques, allemands et anglais notamment, furent longtemps très ambivalentes. On préfère encore Baudelaire à Novalis. La réputation de Nietzsche est encore auréolée d’une funeste étoile, celle qui aurait inspiré le nazisme...

Par contre la faculté d’invention qui consiste à proposer des éléments nouveaux - scientifiques ou philosophiques, lesquels seraient à la base d’une nouvelle cosmographie, ne peut être que dérangeante et séditieuse. D’un point de vue de société, on ne peut pas dire qu’il n’existe pas d’inventeurs, on les traite en hérétiques — avec ce que cela suppose comme traitement — ou bien on néglige leurs œuvres, tout simplement. Cela est vrai sous nos ciels démocratiques. Les circuits de la prise de parole et de la transmission sont très surveillés : édition, médias, enseignement, etc. Ce n’est pas un hasard que des fabricants et marchands d’armes, des grands groupes industriels verrouillent les circuits de l’édition et des médias. Les acteurs des médias pourront toujours nous dire, en tout bonne foi, qu’ils ne subissent aucun contrôle, jamais cet acte de foi ne deviendra une vérité. Si une société n’invente plus, elle finit par s’effondrer par assèchement intérieur. L’expansion qui découle de l’inflation culturelle, sociale, militaire, impose l’acquisition de nouvelles attitudes philosophiques, morales et sociales — au sens antique de politique. En effet, le monde environnant n’est pas un objet, une matière physique, dotée de propriétés fixes et immuables. L’humanité, sous toutes ses formes est éminemment flexible, variable. Jamais une équation ne pourrait en saisir tous les contours. Or, la conscience collective, s’appuyant sur des dogmes et des opinions, ignore cela et elle ne peut comprendre qu’il faille changer d’attitude là ou elle-même a introduit auparavant une « bonne attitude » — puisque l’évidence a montré que cela marchait. C’est à ce moment qu’intervient la prescience dune catastrophe. La société est confrontée à sa propre mort — au sens où il faut faire le deuil des attitudes antérieures. Les adaptations issues de l’ancienne cosmogonie sont devenues inopérantes. Les uns dénoncent le chaos environnant qui s’installe, d’autres enfin, croyant détenir « la solution finale », interviennent par la force et rétablissent l’ordre. Un nouveau cycle de violence est engendré. L’apparition des « solutions finales » est cyclique, soumise aux conditions de l’époque qui les fait naître.

Il y a des époques très brutales, il y en a d’autres plus insidieuses, durant lesquelles les forces opèrent en silence. Le dessein est cependant le même : éliminer l’agent du chaos.

Pour souligner le caractère crucial de cette confrontation on peut se rappeler la période antique de la fin du Temple de Jérusalem

« Après l’exil de Babylone, les juifs de Palestine sous la protection des Perses ont connu une longue période de sécurité. Mais au iie siècle av. J.-C. la Palestine tombe aux mains de la dynastie gréco-romaine des Séleucides. Une crise spirituelle agite alors le peuple Juif, les aristocrates sont prêts à s’adapter à la culture grecque mais pas le peuple : ce fut la révolte des Maccabées.

Se développe alors ce qui fera le corps de la doctrine révolutionnaire eschatologique : l’Univers est aux mains d’une puissance maléfique et tyrannique — qui deviendra le clergé à la fin du Moyen-Âge. Sous cette dictature le peuple est humilié, sans ressource et il en sera ainsi jusqu’à l’anéantissement du monstre. Viendra enfin le temps d’une sorte de communisme où tout appartiendra à tous.

De la conquête de la Palestine par Pompée, de 63 av. J.-C. jusqu’à la guerre de 66-72 ap. J.-C. les combats contre les romains nourrirent cette vision juive. Cette eschatologie s’adressant surtout au peuple, bientôt ce sera le Fils de l’Homme, le Messie qui libérera le peuple. Certes pour les Prophètes il ne peut s’agir que de Yahvé Lui-Même, mais dès le premier siècle av. J.-C. dans les songes de Daniel, il est déjà question d’un être surhumain semblant incarner Israël. Les conflits étant de plus en plus durs avec les Romains, les Juifs développèrent cet imaginaire messianique les précipitant dans une guerre suicidaire aboutissant à la prise de Jérusalem et à la destruction du Temple en 70 ap. J-C. La dernière révolte fut menée en 131 ap. J.-C. par Simon Bar-Kochba et qui aboutit à la suppression d’Israël en tant que nation et marqua la fin de la foi apocalyptique chez les Juifs et l’exode du peuple juif.

Il est tout à fait remarquable de constater que l’acte suicidaire est une caractéristique du mythe apocalyptique. Partout nous retrouvons ce même aveuglement sur les forces en présence avec une sous estimation de l’ennemi et un mépris total pour le peuple qui, chaque fois, est sacrifié au nom d’un futur libérateur. À ce jeu même l’adversaire des faux prophètes est contaminé par la puissance de son propre imaginaire, ce qui conduit à des répressions terrifiantes de ces mouvements somme toute souvent minoritaires. Ceci n’est pas sans nous rappeler les deux titans qui s’affrontent depuis la guerre du Golfe : les zélateurs de la démocratie à l’américaine et les fanatiques « islamistes » » [13]


juin 2006 par Illel Kieser


Notes :

[1] — Dans Inana-lyse, Éd. Lierre & Coudrier, Paris 1989, j’ai abordé le délicat problème du « formatage » de la pensée, dans le domaine des sciences humaines, par la machine freudienne. Mais, dans d’autres disciplines, la pression des mandarins et des « lanceurs de mode » occulte mal la prééminence des marchands de canons. On peut tout de même se demander ce que cela veut dire pour Hachette de publier un livre de défense des droits de l’Homme, par exemple, quand on sait que ce groupe appartient à un grand fabricant d’armes. De nos jours, ce ne sont ni les militaires qui assument la garde des institutions, ni les économistes mais les marchands de mort ou les fabricants de produits divers. On peut toujours, après, signer une pétition en faveur des Kurdes ou des Touaregs, question de se donner un alibi pour oublier ce que l’autre main griffue a pris comme vies. Si les intellectuels européens ne se sentent pas un double devoir, de lutte d’une part contre ces impostures, de vigilance d’autre part face aux faux-semblants des lumières médiatiques, on se demande qui pensera une morale de la modernité. On peut prévoir cependant que ces élites auront raté la porte de l’Europe et de l’Histoire.

[2] — Si, le monde change mais pas forcément dans la ligne de ce que l’on nomme progrès ! En fait ce sont les lieux de guerre et de violence qui changent. Pourtant, dans sa qualité, la violence est la même, qu’elle soit d’ici ou d’ailleurs. Nous sommes probablement au point de résolution d’une culture qui est née au xviiie siècle, quand l’homme a pris conscience que, grâce à ses outils, il pouvait s’affranchir des dieux, dompter la nature et devenir l’être universel.

[3] — Que le lecteur sache bien que le terme fantaisie ne recouvre pas, dans mon esprit, une sorte de fantasme sans consistance. Comme fantaisie, j’entends une production de l’imaginaire qui n’est pas maîtrisée par la raison, qui peut même la supplanter. La fantaisie collective doit donc être prise très au sérieux.

[4] — Ce qui peut signifier au moins deux choses. La première c’est que ce type de question appartient au patrimoine de l’espèce, ce qui l’inscrit dans une permanence cyclique. La deuxième, plus imperceptible, que Sénèque exprimait il y a deux millénaires, traduit une inquiétude qui anticipe sur un événement cosmique imminent. À l’échelle de l’univers le cataclysme serait imminent. C’est d’une minute à l’autre que l’univers peut disparaître... Ces deux hypothèses sont compatibles et c’est peut-être en partie ce qui fait le drame humain.

[5] — Jean Delumeau, La peur en Occident, p. 539.

[6] — Ma démonstration se limite à la civilisation occidentale. Néanmoins, il serait intéressant d’étudier l’existence ou non de tels cycles dans d’autres cultures. Il est certain que toute cosmogonie invente sa Genèse et son Apocalypse, mais il n’est pas sûr que la structure de ces moments d’un cycle soit identique à ceux que nous repérons en Occident.

[7] — La fin du monde, Payot, Paris, 1952.

[8] — Mircea Eliade, Le Mythe de l’Eternel Retour, Gallimard, 1949. Diverses rééditions depuis.

[9] — Ab urbe condita, liber XXXIX, cap.VIII-XIX.

[10] — Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen-Âge, Payot, 1982, p. 30.

[11] — ibid.

[12] — Nous reviendrons donc sur le mythe de l’étranger, profiteur et propagateur de désordre.

[13] — Kieser (Illel), Lecture de : Les fanatique de l’apocalypse, d’après le livre de Norman Cohn, (Payot, 1983), sur Hommes et faits, 2006, http://www.hommes-et-faits.com/Dial/article.php3 ?id_article=50.

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  • Libres propos sur la modernité

    10 juillet 2006, par yvette Reynaud-Kherlakian

    Nous avons sûrement à repenser la catégorie de l’universel.Il est bien vrai que, jusqu’à présent, c’est l’occident qui, solidement calé contre ses succès scientifiques et techniques, s’est arrogé le droit de penser au nom de l’humanité. Mais l’approfondissement et l’affinement des connaissances en histoire, en archéologie, en ethno :ogie, et les problèmes posés par la mondialisation exigent une mise en perspective de nos postulations culturelles. C’est l’humanisme qui est à refonder et à reconstruire... Les jeunes générations ont besoin d’avoir nerfs solides, tête bien faite et coeur ouvert !

    Mais que peuvent vos-nos libres propos face à la sous-culture foot-ball, à la régurgitation de tous les archaïsmes ?

    Courage et générosité !

    Yvette Reynaud-Kherlakian

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    • Libres propos sur la modernité

      29 août 2006, par liliane.bénard

      Mme Reynaud Kherlakian, Merci pour l’article Le voyage de L.M. Asad. Il y est bien question de la modernité d’une conversion et d’une traduction. Vous notez bien l’ambiguité d’Asad vis-à-vis du mysticisme : il le juge à la fois nécessaire pour distinguer l’apparence et la réalité (cf. Coran 18) mais aussi susceptible de dérives... Votre référence à Garaudy m’a réjouie J’envoie cet article à Istanbul. Amitiés et à bientôt. Liliane Bénard prof. de philo retraitée, doctorante en anthropologie religieuse sur l’islam.

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      • Libres propos sur la modernité

        6 septembre 2006, par Yvette Reynaud-Kherlakian

        Je n’ai fait qu’effleurer le personnage, chère madame, et je pense qu’il peut être matière à plus ample réflexion pour la docte doctorante que vous êtes. Cet Asad-là est un beau specimen de liberté "moderne" tant par ses choix que par ses ruptures et je suis sensible au fait qu’il soit pour nous une occasion de rncontre ! Quel est donc le destinataire stambuliote de votre envoi ?

        A vous bien cordialement. Y. Reynaud-Kherlakian

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