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Imre Kertesz : Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas

Sous le soleil d’Auschwitz


Peut-on survivre humainement à Auschwitz ? L’écriture, c’est aussi une façon d’utiliser le langage qui emmêle pour les faire totalement nôtres — la tragédie est là tout entière — l’horreur et la tendresse du monde.

Le roman d’Imre Kertész Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas ramasse en un soliloque convulsif, répétitif — et implacablement lucide — les soubresauts et les enchevêtrements de la mémoire d’un homme coincé entre l’expérience d’Auschwitz qui l’habite et l’écriture qui ne peut rien faire d’autre que la creuser. La déploration de l’enfant qui ne naîtra pas dit ainsi l’horreur de la condition humaine telle que la martèle le monde moderne. Hitler et quelques autres, assistés d’acquiescements et de silences innombrables, ont porté à l’incandescence cette rationalité d’une Histoire parfaitement explicable en effet — Auschwitz compris — où Hegel « maître d’hôtel de tous les dictateurs et chanceliers » croyait lire en transparence le salut de l’humanité. Après eux, à cause d’eux, il est temps de désespérer... À jamais ?

Non !

Non, il n’a pas d’enfant celui qui dit je dans le texte sans jamais se nommer ni être nommé, tout occupé qu’il est, dans le retrait de l’écriture, à tirer du magma de son expérience les fils qui se noueront peut-être en une ligne de vie intelligible. Et ce non qui répond à la question de monsieur Oblath, docteur en philosophie, au cours d’une conversation apparemment anodine, voire oiseuse, entre intellectuels moyens, répercute et va remettre en branle le non originel, catégorique qu’il a opposé au désir d’enfant de celle qui était alors sa femme, bien des années auparavant. C’est que la question de monsieur Oblath fait tout à coup surgir de l’existence du survivant d’Auschwitz — qu’il est inexorablement — la possibilité — refusée mais inéluctable — de l’enfant qui n’est pas né, qui ne naîtra pas et qui aurait pu être « fillette aux yeux bruns, le nez couvert de pâles taches de rousseur » ou « garçon têtu avec des yeux joyeux et durs comme des cailloux gris-bleu »... Et la nuit orageuse qui suit la conversation avec monsieur Oblath amorce, dans le tumulte des éléments et le maelstrom de la mémoire, la longue et cahotante série des prises de conscience successives jusqu’à la certitude ultime : l’inexistence de l’enfant a pour corollaire la liquidation radicale et nécessaire de (s)on existence. Désormais l’écriture longtemps vécue comme une exigence maniaque, voire absurde, apparaît comme la poursuite de l’œuvre de mort qu’Auschwitz n’a pas su ou pas pu achever mais qui doit l’être (il n’y a pas de statut de demi-victime dans une telle entreprise). L’écriture affirme, martèle, pérennise le souvenir. Le rescapé doit se souvenir d’Auschwitz pour se creuser mot à mot « une tombe dans les nuages » et « pour que quelqu’un — n’importe qui — ait honte à cause de nous et (éventuellement) pour nous ». Il peut bien ressentir sa survie à la façon d’un assassinat, il n’a pas à la justifier, elle n’est pas son œuvre. Son œuvre, c’est l’écriture qui fait de lui un fidèle, sinon un célébrant, de la messe noire de l’humanité.

C’est qu’Auschwitz est désormais pour lui la matrice, sinon de la vérité, du moins de sa vérité. C’est sous le soleil noir d’Auschwitz qu’il découvre l’ordre usurpatoire de son enfance, — terreur chaleureuse de l’autorité paternelle, discipline sadique de l’internat-, ordre qui a fait de lui « un mauvais fils... un mauvais élève... un mauvais juif » avant qu’il ne devienne le mauvais mari capable seulement de pleurer seul sur l’enfant qui ne naîtra pas. Et c’est toujours la menace de l’ordre d’Auschwitz qui rôde à travers ce que nous appelons les désordres du monde. Certes, il a connu, avant même sa sortie du camp, ce renversement de situation qui a fait soudain de l’uniforme du bourreau la défroque où se resserrait un prisonnier de guerre. Mais cet instantané et les évènements qui ont suivi ont été et sont à jamais incapables d’affirmer la victoire d’une entente cordiale sur l’ordre concentrationnaire et la rationalité qui l’a mis en place. Le rescapé d’Auschwitz le sait si bien que sa survie ne peut être que l’achèvement personnel et la proclamation publique de la débâcle annoncée, préparée, largement amorcée. Il ne peut que dire non à un monde toujours approvisionné en juifs potentiels.

« Une femme chauve en robe de chambre rouge assise devant son miroir »

Juif potentiel, c’est ce qu’il a longtemps été, soit enfant de juifs de Budapest « ce genre de juifs non-juifs qui respectent quand même le jeûne de l’Expiation au moins jusqu’à midi ». Ce qu’il a été jusqu’au jour où il a surpris dans l’intimité de sa chambre une tante — provinciale et juive de stricte observance — sous l’aspect d’« une femme chauve en robe de chambre rouge assise devant son miroir »... Cette vision et les explications de son père ont fait tout à coup d’une judéité floue, insignifiante, à peine éprouvée, une représentation stable, répulsive, incompréhensible et toujours prête à se coller a lui. Alors qu’il attend son ex-femme dans un café, il accroche des bribes de conversation entre deux femmes. L’une dit qu’elle ne pourrait pas faire ça avec un Noir, un Tzigane, un Arabe ou... « un juif » complète-t-il mentalement, juste avant elle. Le revoilà femme chauve en robe de chambre rouge assise devant son miroir...

La judéité, il a pourtant tenté d’en saisir le sens, — ou plutôt le non sens —, sans doute pour l’exorciser, dans une nouvelle qu’il avait intitulée Le rire (titre refusé par l’éditeur) et qui a été l’occasion d’une première et longue conversation avec celle qui allait devenir sa femme. Un homme, élevé chrétiennement apprend qu’il est juif et qu’il va donc être traité comme tel... Avant d’être arrêté, il fait le point sur sa situation : il ne peut que se retrancher de la communauté qui l’exclut ; mais cela ne suffit pas à le faire entrer dans une communauté juive à laquelle rien ne le rattache sinon le verdict de ceux qui le rejettent en l’y enfermant. Il se découvre ainsi libre de toute appartenance, de toute patrie. « Il n’a même plus à décider en qualité de quoi il doit mourir... Assis par terre (il) se balance d’avant en arrière secoué d’un rire inextinguible »... Il faut avoir subi la judéité comme une condamnation étrangère à tout sentiment d’appartenance — et pour en être libéré et pour aller jusqu’au bout de la logique d’un arrêt de mort indélébile. Il pourra dire à sa femme — cruellement — que ce qui la fait juive, c’est le fait de ne pas avoir été à Auschwitz.

« La belle juive » !

Sa femme. La belle juive ! pensa-t-il quand « elle se détacha soudain du groupe bavard... et franchit un tapis bleu-vert comme si elle marchait sur la mer » pour venir vers lui et devenir d’abord son interlocutrice, bientôt sa maîtresse, ensuite sa femme et enfin le souvenir de tout cela.

L’amour donc, avec conversations éperdues et nuits torrides. Elle est sa cadette de quelque 15 ans, ses parents ont connu Auschwitz et on lui a appris à juger de tout par référence à sa judéité, au point de lui donner le sentiment que « tous les jours on lui enfonce le visage dans la vase ». La lecture de sa nouvelle lui avait permis de redresser la tête et elle souhaitait poursuivre directement avec lui ce dialogue libérateur.

L’amour, oui. Elle dit apprendre à vivre auprès de lui et, porté par la chromatique de son sourire, il va jusqu’à ruminer et formuler le projet d’un roman dont le thème serait le bonheur considéré comme une obligation. Et ils parlent du livre en gestation -elle avec le sentiment qu’il sera le monument de leur union — jusqu’au jour où il s’avoue l’impossibilité de l’écrire : « une vie vécue dans le bonheur est une vie vécue dans le silence ». Pour lui, l’écriture va avec la souffrance, elle est au service de son autoliquidation publique — si bien que l’idée d’un succès littéraire qui serait la signature d’un amour heureux, quasi fusionnel, est une aberration. La belle juive est une entrave à son travail d’écrivain. Leur union repose donc sur une contradiction — insurmontable et quasiment inavouable. C’est par le biais d’un long récit de son enfance qu’il tentera de la lui rendre perceptible.

Ils retrouvent ensemble une phrase de Nietzsche — « Celui qui ne sait pas se reposer sur le seuil du moment, oubliant tout le passé... ne saura jamais ce qu’est le bonheur, et, ce qui pis est, il ne fera jamais rien qui puisse rendre heureux les autres. » qui leur fait prendre pleinement conscience de la pierre d’achoppement de leur existence, soit leur histoire ramenée à la rumination d’Auschwitz. Elle a commencé à s’en libérer grâce à lui, ils ont cru pouvoir s’en libérer ensemble. Mais il entend s’accomplir seul dans la mémoire d’Auschwitz, entraîné qu’il est par ces contre-instincts qui agissent à la place de nos instincts, et même les supplantent. Elle lui reprochera cet enlisement dans une illusion de liberté, dans une conscience morbide et empoisonnée... nocive et contagieuse et l’y abandonnera pour tenter de vivre selon le banal et irrépressible instinct de vie. Et un jour la belle juive présentera — innocemment ? — au mauvais juif : — « dites bonjour au monsieur » —, la double image de l’enfant qu’il lui a refusé : « une petite fille avec des yeux bruns, de pâles taches de rousseur aux environs du nez, et un garçon têtu aux yeux durs comme des cailloux bleu-gris ».

C’est, sur fond de mémorial, le dénouement ironique et halluciné des amours d’une belle juive — endolorie mais finalement triomphante — et d’un mauvais juif ... « entraîné par le torrent sale de (s)es souvenirs ».

Monsieur l’instituteur

Il y a pourtant dans cette histoire quelque chose de plus que la confrontation -au cœur d’un amour impossible- de l’instinct de vie et de l’instinct de mort. Il y a l’évocation, brève et lumineuse, de monsieur l’instituteur. La scène se passe dans un de ces wagons à bestiaux qui servaient au transport des déportés. Monsieur l’instituteur, déporté famélique parmi d’autres, s’est chargé d’apporter sa portion alimentaire au déporté adolescent et malade qu’il est alors. Mais la pression de la foule l’entraîne loin de lui, le destinataire. Monsieur l’instituteur aura donc doublé à son détriment ses chances journalières de survie... Mais le voilà qui réapparaît, pose la portion de nourriture sur son brancard et s’indigne de son étonnement : « Qu’est-ce que tu t’imagines » ? Il y a donc chez monsieur l’instituteur « une notion très pure », d’une pureté chimique, et assez forte pour lui faire préférer — malgré la faim qui le tenaille et son état d’affaiblissement physique et mental — la survie d’un autre à la sienne propre. Il y a donc une exigence de vie qui écarte l’avidité de la survie. Cette notion très pure, c’est la liberté intérieure contre laquelle rien ne prévaut (celle que l’on peut dire stoïcienne ou kantienne, celle que le père de Camus désigne sans être capable de la nommer quand il dit qu’un homme, ça doit être capable de s’empêcher)... La banalité d’un Mal tout en mécanismes démontables ne peut rien contre le mystère d’un Bien capable de traverser toutes les pesanteurs.

Ecrire ?

Serait-ce cette liberté-là que le personnage du roman — sûrement un ego expérimental de l’auteur, sinon son double — revendique contre l’intrusion de tout regard étranger dans son travail d’écrivain ? Sans doute. Mais il sait que le statut de l’écriture est ambigu. Le geste de monsieur l’instituteur inscrit d’emblée sa dissonance éclatante dans l’harmonie préétablie du monde concentrationnaire. L’écriture, elle, entretient avec le monde comme il va un dialogue constamment équivoque. Elle peut, en y pataugeant, favoriser cette sclérose des sentiments que redoute vertueusement monsieur Oblath mais qui lui semble parfois, à lui, une protection contre la peur d’exister. Elle peut se perdre dans l’illusion du rationnel. Mais, quoi qu’elle fasse, elle ne se confond jamais avec la vie dont elle traque la substance et le sens. C’est que la vie est « une aspiration plutôt aveugle tandis que l’écriture est une aspiration lucide ». Comme telle, l’écriture transcende la vie, se fait devoir, exigence et participe de quelque façon de cette liberté qui fait l’humanité de monsieur l’instituteur. Ses échecs signalent sa fragilité mais sont impuissants à l’invalider.

L’écriture, c’est aussi une façon d’utiliser le langage qui emmêle pour les faire totalement nôtres — la tragédie est là tout entière — l’horreur et la tendresse du monde. L’écrivain appliqué à creuser sa tombe dans les nuages, la femme qui franchit un tapis bleu-vert comme si elle marchait sur la mer, l’indignation de monsieur l’instituteur — autant d’images, et d’autres encore, répétées, lancinantes, jusqu’à devenir le dépôt quasi archétypal d’un monde où Auschwitz a été possible. Ce monde, Imre Kertesz l’évoque de l’intérieur, sans le décrire, dans une sorte d’irradiation tournoyante et close. L’écriture spiralée, vertigineuse projette en giclées tour à tour ironiques poussives, angoissées, rageuses un entrelacs de souvenirs, de réminiscences, de réflexions tâtonnantes. La traduction semble coller au propos de l’écriture : faire du tête à tête d’une conscience avec son passé le corps à corps d’un vécu et des mots capables de l’exprimer.

Imre Kertesz émaille volontiers son texte de citations d’écrivains comme Wittgenstein ou Thomas Bernhart. Une façon, certes, de leur rendre hommage et peut-être de s’en démarquer. Et surtout une façon de dire cette fraternité d’hommes libres animés par l’espoir secret de découvrir un jour ce que la vie aspire à atteindre.

Non, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas n’est pas un livre désespéré

septembre 2006 par Yvette Reynaud-Kherlakian


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