Ressources documentaires – Bibliographie
 

Alain Kieser

INANA-LYSE
ou le déclin de la Psychanalyse en Occident

Lierre & Coudrier éditeur, collection recherche, 119 pages, 90 F.

 

C'est à une divinité sumérienne qu'Alain Kieser a emprunté son nom pour former un néologisme "sénéfiant" en guise de titre : "INANA-LYSE". Il est intéressant de situer son propos dans le mythe évoqué qui est celui de la "Maîtresse du Ciel" qui veut devenir "Maîtresse des enfers" : inévitablement, elle meurt et doit déployer ruse et ingéniosité pour pouvoir ressuscite.

A. Kieser s'attaque d'abord à la psychanalyse devenue science instituée, digne complément de la science avec un grand "S" qui s'est annexée le pouvoir de maîtriser la Nature.

Cette partie du livre n'est pas sans faire penser à l'histoire de Job dont la foi en son seigneur Yahvé persécutant Job, elle n'avait outrepassé ses droits et surtout sa finalité.

Le propos d'A. Kieser n'est pas tendre et durant 80 pages, les têtes tombent allègrement : de Bernard Henry Lévy, le dandy philosophe à la bonne conscience de l'Occident.

Mais il semble qu'A. Kieser n'ait pas vocation à commémorer à sa façon le bi-centenaire de la Révolution française : son propos se veut non pas contre mais en deçà, englobant la psychanalyse dans une compréhension élargie de science forgée par l'homme occidental, avec sa culture, ses représentations, son actif et son passif par rapport à lal "boue de l'occultisme" et à la barbarie qui est toujours chez les autres. Ici ce n'est plus le bruit des têtes des poncifs de la psychanalyse en place qui tombent qu'on entend, mais peu à peu le bond que fait le coeur quand il s'agit de parler de Barbie ou des victimes de l'Holocauste.

On pourrait renvoyer le service d'A. Kieser en liftant un complexe du père qui le pousserait à la faute : se révolter contre sa toute puissance, mais l'auteur nous adresse déjà un "passing shot" le long de la ligne de démarcation de notre bonne conscience.

Alors comment répondre ? L'auteur a déjà eu des réponses à son propos novateur : fermeture des portes des médias ou des universités pour cause de non alignement.

Mais enfin, est-ce si grave docteur ? La psychanalyse après tout ne touche qu'une minorité, qu'une élite de malades et de soignants !

Le livre d'A. Kieser apporte à ce sujet un éclairage philosophique qui situe la psychanalyse et ses enjeux culturels dans la perspective d'une idéologie, voire d'un dogme.

Et c'est en arbitre du cours des choses en Occident qu'il aborde la possibilité d'un hors jeu définitif du camp occidental démeuré immobilisé dans le culte de la raison qui peut tout éclairer, même l'obscur inconscient du début du siècle.

A. Kieser remet en jeu l'obscur, jouant au filet l'inconnaissable de Kant toujours si vivement enterré.

Se situant dans une perspective philosophique et clinique, il nous invite en conclusion à explorer ces "énigmes" de l'être humain qu'on avait cru encore une fois si bien résoudre. Et le terrorisme, et les épidémies, et la mort omni présente : est-on venu à bout de l'occultisme en sortant de "boue de l'occultisme" ? L'auteur a l'élégance de ne pas répondre, la balle est dans le camp de notre âme, avec son ineffable mystère...

Patrick ARDUISE

 

 

 

Alain Renaut

L'ère de l'individu

Gallimard, col. Bibliothèque des idée, 1989, 310 pages, 115 F.

 

La pensée du sujet et la consécration de l'individu sont deux choses différentes : telle est la thèse que cherche à établir ce livre, fondant ainsi la polémique naguère déclenchée contre les critiques contemporains de l'humanisme philosophique (La Pensée 68, Gallimard, 1986, et Itinéraire de l'individu, Gallimard, 1987, en collaboration avec Luc Ferry).

Mais le ton cette fois-ci excède largement cette polémique, puisque c'est à une reconstruction de l'histoire des formes du sujet dans la philosophie moderne que nous convie A. Renaut. Partant des analyses de la modernité proposées, d'une part, par Heidegger et, d'autre part, par Louis Dumont, il s'efforce de montrer que la modernité est moins univoque que ne le postulent, chacun à sa manière, ces deux penseurs. Selon lui, l'idée du sujet est marquée par une double postulation, qui se trouvera plus ou moins accentuée selon les auteurs : celle de l'indépendance et celle de l'autonomie. En différenciant rigoureusement ces deux notions, il parvient à reconstruire deux traditions de la pensée moderne : celle qui, privilégiant l'indépendance, aboutit à l'individualisme et celle qui, mettant l'accent sur l'autonomie, permet de penser un sujet qui n'est pas réductible à un solipsisme. Au principe de la première, on trouve Leibniz tandis que la critique kantienne est le véritable fondement de la seconde.

Il est évident que cette reconstruction pourra être critiquée : A. Renaut prend toutefois soin dans la préface de préciser son rapport à l'histoire de la philosophie, qui ne doit pas, selon lui, venir recouvrir la tâche proprement philosophique mais au contraire la nourrir. Ainsi ce livre témoigne-t-il d'un souci véritable, qu'il convient de saluer, de penser philosophiquement les enjeux contemporains.

 

 

 

 

Michèle Le Doeuff

L'Étude et le rouet 
(Des femmes, de la philosophie, du féminisme, etc.)

Le Seuil

1989, 384 pages, 140 F.

 

Le féminisme n'est pas, pour M. Le Doeuff, le moyen dialectique de résoudre aisément, en la dépassant, la difficulté qu'il y a à être femme et philosophe aujourd'hui? Tout au contraire. Il serait plutôt le moyen de parvenir à se maintenir dans une aporie créatrice là où l'institution philosophique, le sexisme ordinaire ou le fémino-centrisme préfèrent ignorer l'existence d'un problème.

Cette aporie est d'abord celle des femmes en philosophie : alors que philosopher semble être pour elles l'une des façons de prendre leur liberté, elles éprouvent "quelques difficultés" à adhérer à ce qu'il y a de phallocratique dans la philosophie, au point souvent d'y renoncer. M. Le Doeuff refuse pourtant l'idée trop simple que la philosophie serait par essence phallocratique; en revanche, elle élabore, avec autant de rigueur que d'humour, un nouveau concept, celui de masculinisme théorique. Le lecteur découvre ainsi, au fil de pages très jubilantes, que l'Etre et le Néant doit à ce "folklore de la domination" l'assise imaginaire du concept de mauvaise foi, ou que la théorie de la connaissance comme appropriation révèle une érotique du viol très douteuse. Or, une philosophie dépourvue de ce folklore masculiniste n'est pas "féminine", ais plus universelle. Tel est le cas de la philosophie de Simone de Beauvoir, aussi cachée et peu systématique que celle de Sartre a été "incroyablement visible" et dogmatique.

L'Étude et le rouet, opposant ces deux figures, nous invite à méditer sur les conditions de possibilité d'une philosophie qui serait pensée de quelque chose au lieu d'être le lieu d'une pose et de l'affirmation de soi comme unique sujet parlant. C'est donc surtout un livre de philosophie qui, loin de toute clôture systématique ou d'autofondation, fait intervenir l'aporie comme une nécessité féconde, assume ses propres mythes et anecdotes comme les morceaux d'imaginaire inséparables de toute entreprise philosophique, convoque les textes sans prétendre en donner la vérité historique et, enfin, ne refuse pas d'affirmer les valeurs qui commandent le discours, sans vouloir les déduire a priori. M. Le Doeuff renoue en cela avec le meilleur de la tradition de la Renaissance et de la tradition platonicienne. Une philosophie foisonnante et fort réjouissante.

 

 

 

Roberto Lionetti

Le Lait du père

préface de Françoise Loux

trad. de l'ital. par Anne-Marie Castelain

Imago, 1988, 168 pages, 103 F

 

 

Pères et paternité

Revue française des Affaires sociales

n° hors série

Ministère du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle

Ministère de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale, 1988, 224 pages, 75 F.

 

Derrière ce titre quelque peu provocateur, Le Lait du père, l'auteur atteste l'existence dans des cultures très différentes d'une tradition folklorique centrée sur l'allaitement masculin. Mythe extrêmement polysémique qu'il appréhende à travers plusieurs codes interprétatifs : codes biologique et psychanalytique qui lui semblent peu opérants et auxquels il préfère les codes mythico-rituel et sociologique, plus aptes à fournir une compréhension progressive de ce motif de l'allaitement masculin.

Mais d'emblée, la richesse du folklore dénote une double opposition : l'apparition du lait dans un sein masculin peut être interprétée soit comme une intercession divine, un miracle (saint Mamant sauvant ainsi un orphelin), soit comme la punition d'un homme doublement blasphématoire, puisque se moquant et du miracle et du caractère sacré - parce que vital - de l'allaitement. Ambiguïté du symbole donc, pouvant signifier, selon le contexte, le bien ou le mal, le sublime ou le grotesque.

L'intérêt premier de l'ouvrage est de montrer comment le thème de l'allaitement masculin exprime clairement la dialectique et la rivalité existant entre les sexes. L'image de l'homme qui allaite, comme celle de L'Homme enceint (R. Zapperi, PUF, 1983), ou encore le fantasme plus récent du clonage, est l'expression d'un rêve d'autarcie masculine face au pouvoir procréateur des femmes. Cette prise en compte comme réalité culturelle et sociale de ce qui est biologiquement irréel, bien que Lionetti rappelle l'importance étonnante de théories médicales anciennes affirmant la réalité du phénomène, nourrit un courant d'interrogations très actuelles centrées moins sur l'enfance ou la maternité et de plus en plus sur la paternité.

En témoigna le dernier numéro, pluridisciplinaire, de la Revue française des Affaires sociales, qui se donne comme objectif de réfléchir sur les fondements de la parentalité au masculin. Pour plusieurs auteurs, cette réflexion se fait dans le cadre d'une rivalité père/mère qui s'appuie sur la distinction entre maternité biologique et paternité sociale. La capacité qu'on aujourd'hui les femmes de maîtriser leur procréation, l'existence d'un appareil législatif qui a remis en cause la puissance paternelle, tout semble aller dans le sens d'une altération de la paternité, et ce au moment où l'on voit surgir des mouvements de revendication paternelle.

L'histoire démontre Y. Kniebielher le rappelle, faisant référence à son livre récent Les pères aussi ont une histoire (Hachette, 1987) que si de tout temps les enfants ont pu et peuvent toujours se passer de la présence de leur géniteur et même d'un père désigné, à l'inverse, chaque homme a besoin d'enfant, et que cela dépasse ce que G. David appelle le besoin d'engendrer. Les pères, trop longtemps endormis sur leur prépondérance, qu'ils croyaient inébranlable, se voient aujourd'hui dépossédés (E. Sullerot).

 

 

 

Piero Camporesi

L'officine des sens

Une anthropologie baroque

trad. de l'ital. par Myriem Bouzaher

Hachette, col. La force des idées

1989, 276 pages, 128 F.

 

 

L'enfer et le Fantasme de l'hostie.

Une théologie baroque

trad. de l'ital. par Monique Aymard

Hachette, col. La force des idées

1989, 256 pages, 128 F.

 

 

A une imposante érudition d'historien s'ajoute ici un véritable talent d'écrivain : les deux libres de Piero Camporesi apportent un éclairage neuf et extrêmement dépaysant sur l'Italie et l'Europe baroques, du XVIe au XVIIIe siècle. Peu de travaux dans le champ de l'histoire des mentalités ou de l'anthropologie culturelle ont réussi à ce point à dévoiler des pans inédits de la civilisation moderne, à débusquer des comportements et des textes aussi insolites, dissimulés dans les traités de théologie, les archives privées et les sommes médicales, bref, à donner au lecteur une telle impression d'altérité. Les Tupinambas cannibales du Nouveau Monde et les aborigènes d'Australie sont des cousins familiers et rassurants en comparaison de ces Italiens qui exècrent les fromages, de ces anatomistes qui dissèquent des corps morts ou vifs, de ces fous de Dieu qui se mortifient par d'incroyables supplices dépassant l'imagination la plus folle du Divin Marquis. Scènes, pensées, écrits et rites de l'extrême, où se disent l'inconscient collectif comme les obsessions les plus intimes, les hantises de la mort, du salut et de la souffrance, une fantasmatique du monde naturel, de la transmutation de la matière, de la pourriture et de la vermine, des secrets interdits du corps humain, des fluides, des os, des muscles et des humeurs, des pommes et des fleurs printanières.

Aux côtés de M. Foucault, M. de Certeau, Kr. Pomian, J. Le Goff et M. Serres, P. Camporesi nous offre désormais une hallucinante archéologie des savoirs et des croyances, il nous introduit au cœur d'un univers mental traversé d'odeurs fortes, de visions insoutenables, de régimes alimentaires aberrants, de curiosités morbides, de disciplines cruelles imposées au corps pour sauver l'âme. Du chevalet du bourreau, nous passons au scalpel du chirurgien et à la carte inédite du corps écorché, puis aux manières de table et à l'anti-cuisine des ordres monastiques et des ermites, avant de longer les paillasses des léproseries et de descendre dans la cave où fermentent les fromages maudits. Le parcours s'achève, Dieu merci, au grand air, dans des jardins lubriques et parfumés, dans les pâturages des bergers et les labours des paysans. P. Camporesi nous explique in fine comment les Travaux et les Jours d'Hésiode se perpétuent dans les savoirs traditionnels des gens de la campagne.

Cette anthropologie du corps et des sens approfondit l'enquête déjà ouverte dans La Chair impassible (Flammarion, 1986) : elle n'est pas sans rapport avec les grands thèmes de la théologie baroque offerte par le second livre publié dans la collection de Fr. Azouvi : après la découverte récente du Purgatoire médiéval, nous sommes conviés à une descente aux Enfers, dans l'imaginaire de la souffrance et du châtiment, dans cette grande peur qui hante et fascine l'humanité chrétienne. Univers violent, riche en sensations fortes, auquel font contrepoint l'hostie, ses mystérieuses vertus, le symbolisme et la mise en scène théâtrale de la communion.

Ces deux livres, publiés en Italie en 1985, feront date : une excellente traduction française, un style envoûtant et l'originalité même du sujet comme des cheminements suivis les recommandent à un très large public.

 

 

 

Carmen Bernand et Serge Gruzinski

De l'idolâtrie.

Une archéologie des sciences religieuses

 

L'ethnologue et l'historien relisent enfin sans condescendance les textes des découvreurs de l'Amérique, mexicaine ou péruvienne surtout : jésuites espagnols, aristocrates métis, et curés d'Indiens, ceci pour une nouvelle connaissance de ce "laboratoire de la modernité", et l'édification d' "une archéologie des sciences religieuses".

Par son entreprise encyclopédique, Las Casas fonde le comparatisme, la dimension historique et psychologique des faits religieux et, une nouvelle fois, s'affirme comme un des esprits les plus surprenants de son temps dans sa réhabilitation des sociétés indigènes. A travers la catégorie de l' "idolâtrie" se pense l'altérité, se dessine l'occidentalisation. Pendant tout le XXe (?) siècle, quelques faits fascinent : la possession ou le sacrifice humain, moins unanimement dénoncé qu'on n'attendrait. D'abord système marqué par le thomisme, l'idolâtrie est ensuite pensée comme un mode de vie différent de celui des Européens, une peste, dont il faut supprimer les vecteurs culturels : mots, textes, hallucinogènes. Les traités d'extirpations traquant le détail, l'intime, sont une mine pour l'ethnologue qui y retrouve les hantises du XVIIe siècle envers tous les déviants, Indiens confondus avec juifs et sodomites.

Avec les Lumières, l'idolâtrie sert tout juste à troubler l'image de la religion des Européens et les voyageurs savent alors découvrir en Patagonie l'athéisme tandis  que les jésuites quittent le religieux pour la politique dans les dernières réductions du Paraguay.

Les auteurs ont ainsi cherché comment comprendre l'autre sans passer nécessairement par la grille religieuse, mais en préférant les détours par l'image, le corps ou le temps, plus fascinants souvent pour les Indiens que le rapport aux "dieux".

 

 

 

Roger Martin-Achard

La Mort en face selon la Bible hébraïque

Labor et Fides, col. Essais bibliques, 1988, 136 pages, 112 F.

 

L'ouvrage bénéficie d'une exploration approfondie du thème de la mort dans la Bible, dont les travaux du pasteur R. Martin-Achard témoignent depuis longtemps (De la mort à la résurrection, 1956, l'article du Supplément au Dictionnaire de la Bible, 1981). La synthèse est précieuse, car la Bible ne se laisse approcher aussi facilement que par ceux qui connaissent les clés de ce dédale de textes empilés à travers les âges et les cultures. L'idée de la mort dans la Bible n'est pas monolithique. en trois chapitres, le pasteur, savant et pédagogue, développe une conception évolutive de la foi de l'Hébreu amoureux de la vie envers et contre tout, lucide devant la mort, soucieux d'assurer le culte de Yahveh par- delà le trépas. Une rapide incursion dans les conceptions de la mort du Proche-Orient contemporain de la Bible donne à l'ensemble une solidité encyclopédique.

La conception biblique de la mort constitue le socle des théories occidentales ultérieures, elle en est l'épure dénuée d'excroissances romantiques. La foi en la résurrection qui se profile dans cet univers austère, où le culte des morts est durement réprimé, n'en prend que plus de valeur prophétique. Les textes choisis sont minutieusement commentés et situés dans une progression thématique et chronologique.

 

 

 

Le Voyage nocturne de Mahomet

suivi de l'Aventure de la parole

composé, traduit et présenté par J. E. Bencheikh

préface d'André Miquel

Imprimerie nationale, col. Orientale

1988, 308 pages, 245 F.

 

En islam, où l'image est interdite, seul le songe furtif de la nuit autorise une évasion éperdue dans l'imaginaire. Fameuse sourate XVII du Coran qui ouvre une brèche dans la transcendance absolue de Dieu et lance une échelle entre la créature et son créateur; le texte en est ici minutieusement commenté, et comme naturellement illustré. Ainsi, ce livre sorti tout droit des presses de l'Imprimerie nationale recueille une longue tradition populaire qui s'est plu à rêver le voyage nocturne de Mahomet dans l'espace des images, aux confins de l'enfer et du paradis, guidé par les anges et leur hiérarchie. On voit le Prophète converser avec Adam, les Patriarches, Moïse, et nouer avec Jésus un lien sensible.

L'entreprise déjoue les pièges des folklores abâtardis et s'impose une rigueur scientifique des plus modernes, notamment pour l'établissement du texte et son édition critique. Jamel Eddine Bencheikh, dans une très belle postface, dévoile un projet qui intéresse tout autant l'ethnologue, le psychologue, le philologue, le théologien. Des notes abondantes, érudites, tracent des repères dans le foisonnement des versions, des variantes, des excroissances, et ancrent toujours la sourate et ses commentaires dans la pure tradition coranique. Les références aux travaux universitaires d'Occident et d'Orient étayent la foi du croyant orthodoxe et la raison de l'intellectuel.

L'ouvrage jette les bases d'une eschatologie musulmane trop méconnue, que les islamologues ont tout intérêt à enseigner. La science des récits apocalyptiques arabes évoque un dialogue entre les religions en ce lieu où bouillonnent les mythes et les images archétypales.

Figure paradoxale du sommeil qui dit la proximité lumineuse de l'homme et de Dieu et supplante les rationalismes stériles, le livre page après page s'efface devant le mystère qu'il écrit et libère le vrai récit de l'ascension (Mir radj). Le voyage de Mahomet est un voyage mystique, et tout commentaire s'épuise à en décrire la richesse infinie.

En ces temps où certains écrits déclarés sacrilèges enflamment encore les fanatismes, ce livre admirable devrait réconcilier les extrêmes en les invitant à plonger dans l'univers merveilleux de la poésie mystique.

 

 

 

Yvette Duval

Auprès des saints, corps et âmes

Etudes augustiniennes

1988, 230 pages, 180 F.

CNRS

 

L'antique coutume (dès le IIIe siècle) de se faire inhumer "auprès des saints", c'est-à-dire à proximité d'un sanctuaire, témoigne d'une volonté de faire habiter sous un même toit les saints et les défunts et, ainsi, de solliciter l'hospitalité divine. Y. Duval a repéré les traces de cette pratique persistante en étudiant minutieusement les tombes d'Afrique du Nord et surtout les inscriptions funéraires qui écrivent sous des formes métaphoriques et poétiques une véritable théologie de la vie post mortem. Le vocabulaire utilisé est celui de la communauté des vivants et des morts, du compagnonnage, de la cohabitation, et le sépulcre devient l'instrument même de l'alliance. En insistant sur les mérites du défunt, les textes dessinent la ressemblance qu'il entretient avec la perfection du saint et "le tire ad sanctos", mais seule la ressemblance justifie l'inhumation auprès des saints. De nombreuses épigrammes (sous le pape Damase en particulier) dénoncent les abus de cette pratique pour des défunts qui n'auraient pas mérité un tel honneur : une sépulture privilégiée usurpée par un pécheur indigne, loin de lui garantir les secours des saints par la proximité physique des saintes reliques, doit lui valoir un accroissement de peine.

L'important travail de topographie et d'archéologie concernant ces épigrammes, leur retranscription, leur analyse littéraire met à jour un discours chrétien des premiers siècles dont la portée rivalise avec la grande littérature patristique : l'accueil des corps défunts dans la compagnie des corps des saints ou leur rejet doit inciter les fidèles à une vie terrestre plus sainte en leur montrant que les secours des saints patrons ne sont assurés qu'aux membres d'une même famille spirituelle. Dans ces cimetières muets résonne la théologie d'augustin pour qui le corps donne à l'âme une forme et demeure le vestige de ses mérites et de sa foi.

 

 

 

Joseph Ratzinger

La Théologie de l'histoire de saint Bonaventure

trad. de l'all. par Robert Givord, révisé par L. Burger et Fr. Vinel

PUF, col. Théologiques, 1988, 212 pages, 168 F.

 

La publication, tardive, en langue française du travail fondamental de J. Ratzinger sur la définition du sens chrétien de l'histoire répond sans doute à des préoccupations théologiques renforcées par la crise que traverse l'Église en cette fin de XXe siècle. Ainsi, en reprenant l'étude toujours inachevée de l'œuvre médiévale du franciscain Bonaventure, J. Ratzinger confirme une réaction anti-aristotélicienne typiquement franciscaine et nie définitivement l'éternité du temps; une réaction qui se prolonge en antiphilosophisme dans la mesure où la philosophie voudrait s'affranchir de la théologie; finalement, une réaction antithomiste qui déclare provisoire toute théologie rationnelle et spéculative et annonce l'avènement d'une pure théologie de la foi et de l'amour. La manipulation des concepts médiévaux des Rupert de Deutz, Honorius d'Autin, Anselme de Havelberg, en arrière-fond d'Augustin, atteint des sommets sans que jamais la clarté fasse défaut.

Le lieu où se croisent les pensées du Pseudo-Denys et de Joachim de Flore, soit très exactement, selon Bonaventure, la charité de François d'Assise, est plus que jamais d'actualité pour réconcilier la raison et la foi dans le temps de la Création : l'œuvre de six jours ("L'Hexameron") est certes inachevée, mais la Paix du Septième Jour se profile déjà sur cette terre où Dieu aime établir sa demeure chaque fois que l'amour triomphe, hic et nunc et non dans l'éternité d'un Dieu lointain et désincarné. L'ouvrage inaugure une nouvelle collection dirigée par Rémi Brague et Jean-Yves Lacoste qui entendent réintégrer à la culture universitaire le domaine théologique expulsé, en France, depuis bientôt un siècle, du "savoir qui prétend à l'universel". La démonstration, extrêmement brillante, de la pensée du docteur séraphique conforte ce projet en prouvant la possible connaissance de Dieu dans le temps même de l'histoire.

 

 

 

Franco Lo Chiatto et Sergio Marconi

Galilée entre le Pouvoir et le Savoir

trad. de l'ital. par Simone Matarasso Gervais

Alinéa, 1988, 300 pages, 210 F.

CNL

 

La réouverture de l'affaire Galilée par Jean-Paul II en 1979 dans l'encyclique Redemptor... hominis témoignait du souci de redéfinir les rapports entre la science et la religion catholique. Le remarquable dossier constitué par F. Lo-Chiatto et S. Marconi permet de dévoiler au jour les enjeux réels du conflit entre la recherche scientifique et le pouvoir religieux, qui constitue, selon l'expression du cardinal Koenig, "une blessure toujours ouverte" depuis le procès de Galilée et son abjuration en 1633.

La recherche d'une solution honorable par l'Église catholique passe aujourd'hui par la reconnaissance de la pluralité des règles d'interprétation de l'Écriture sainte et l'affirmation de l'importance épistémologique de l'exégèse galiléenne qui porte entre la physique et les textes sacrés.

La republication d'une partie des documents réunis par Antonio Favaro en 1907 (Galileo e l'inquisizione), ainsi que l'édition des lettres coperniciennes et la correspondance inédite entre Galilée et Peiresc, grand érudit provençal, démontrent à quel point le projet scientifique galiléen menaçait les fondements mêmes de l'hégémonie culturelle de l'Église.

Une notice biographique et un tableau chronologique comparé apportent d'utiles informations sur le contexte culturel et politique du procès fait à Galilée et contribuent à une mise au point historique rigoureuse.

 

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