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Clef de voûte du système social chez les Lyéla du Burkina Faso |
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Pierre Bamony
L'introduction,
dans une recherche anthropologique, du concept de manducation[1]
ne surprendrait pas en raison de la problématique générale de notre thèse :
tenter d'étudier un peuple, en l'occurrence, les Lyéla, en sa globalité autant
que faire se peut. Dans les études, essentiellement africanistes que nous avons
pu consulter, nous avons remarqué, en général, que les recherches ont accordé
peu d'importance à ce concept, même dans le cadre d'une étude systématique d'un
peuple. Certes, dans l'anthropologie anglo-saxonne, des auteurs comme Audrey
Richards [1932], Margaret Mead et Guthe (1945), entre autres, ont porté une
certaine attention sur l'alimentation des peuples étudiés. Mais il s'agit là de
ce que les auteurs d'un ouvrage commun, Bien
manger et Bien vivre, appellent une « Ecologie de l'Alimentation » [1996 : 23]. Même la
monumentale recherche en question s'inscrit dans cette dernière perspective.
Cet oubli ou cette négligence résulte de l'esprit d'analyse dont tout l'art,
pour pénétrer la nature des choses, consiste à opérer des divisions, voire des
subdivisions des êtres ou des phénomènes étudiés. Notre démarche, en cette
analyse, s'inscrit dans une perspective inverse : dès lors qu'un peuple est une
totalité par son esprit, nous avons jugé que pour l'intelligence de notre champ
d'étude, il nous faut prendre en considération cette totalité structurée, en
son essence même, par une multiplicité, c'est-à-dire une diversité composante.
D'où le choix de ce terme dont la définition permet justement un usage étendu
au-delà du simple fait de manger. En effet, selon Le Bordas
[1976], la manducation vient du latin manducatio
de manducare « manger ». Il
désigne réellement deux dimensions fondamentales de cet acte du
« manger ». D'abord, physiologiquement, c'est l' « ensemble des opérations qui précèdent la
digestion et qui sont : la préhension de la nourriture, la mastication,
l'insalivation et la déglutition » . À ce niveau déjà, la manducation
dépasse infiniment le simple fait de manger. Ensuite, d'un point de vue
religieux ou spirituel, la manducation est l' « acte par lequel le fidèle (ou le prêtre) absorbe matériellement
l'hostie (ou le vin consacré), dans la communion ». C'est en ce sens
qu'on parle volontiers de « la
manducation de la sainte hostie » . Ainsi, la
manducation ne se limite pas seulement, chez l'homme, à la satisfaction des
besoins physiologiques, besoins primaires qu'il a en partage avec tout vivant
sur terre. Elle connote un pouvoir de symbolisation qui le met quelque peu à
distance de ce lien premier avec tout autre vivant. Il ne peut ni ne veut se
limiter à la stricte nécessité de se nourrir même dans le simple acte du
manger. Comme l'expliquent les auteurs du Bien
manger et Bien vivre, « L'alimentation
correspond à la satisfaction d'un besoin primaire de l'Homme. Celui-ci est le
seul animal doté de pensée conceptuelle et vivant en société dans le cadre
d'une culture. Cette caractéristique ne permet pas de se borner à une analyse
des aspects biologiques des comportements alimentaires et de leurs conséquences
mais de prendre en compte la culture matérielle, si l'on veut parvenir à mettre
en évidence les causes sous-jacentes aux comportements et aux états
nutritionnels ». [1996 : 23]. La satisfaction
des besoins physiologiques apparaît comme un aspect d'un phénomène plus
complexe par sa signification. Même sous cet aspect, la manducation comporte,
par-delà l'acte physique et simple, une dimension sociale et sacrificielle.
D'abord, d'un point de vue social : les auteurs de l'ouvrage précité montrent
le caractère indéniable de « l'incidence
du système alimentaire sur la société » suite à une organisation
complexe du travail dont la finalité est, en dernier ressort, de conduire à la
maîtrise, à l'appropriation des facteurs producteurs de nourriture. Dès lors,
« le travail, la consommation
alimentaire, l'entraide vivrière, la participation aux activités rituelles
jouent un rôle important dans l'organisation sociale. Ils déterminent des
relations de réciprocité et d'évitement essentielles au fonctionnement de la
société et dont on doit tenir compte dans toute tentative de développement
économique et social » [1996 : 29]. Ensuite, la dimension
sacrificielle de la manducation, telle du moins qu’on peut la comprendre chez
les Lyéla, apparaît comme un facteur indispensable qui recompose constamment
l'unité sociale à tous les niveaux de l'ensemble de ces clans. Comme partage
humain, elle instaure et restaure en renforçant, de manière permanente
celle-ci. En ce sens, on peut parler d'un véritable « achèvement du sacrifice » dans l'acte de la manducation,
selon l'expression de de Surgy. Dans l'étude qu'il a consacrée à cet aspect du
rituel religieux tant en Inde qu'en Afrique de l'Ouest, il fait remarquer qu'
« accomplir un sacrifice ne se borne
pas à immoler des animaux et à verser des liquides en remboursement du risque
assumé par une entité invisible, ayant osé modifier les dispositions déjà
prises par le Créateur pour émettre les phénomènes. Il ne serait pas complet
(...) sans dépôt sur l'autel de nourriture sacrificielle puis sans
consommation par les participants de nourriture et de boisson, mais également
sans distribution protocolaire des parts de viande crue que chacun emporte ou
fait emporter chez lui » [2][1988 :
49]. Outre cette
donnée sociale, le concept de manducation a, aussi, un fondement métaphysique :
il est un facteur qui permet d'instaurer un lien, d'abord communautaire
visible, par le partage des victimes des sacrifices avec l'ensemble de ses
membres présents ; ensuite, invisible par la dépendance, essentiellement
heureuse entre la transcendance théurgique[3]
et les hommes. Tout se passe comme si l'acte pur du manger ou du boire incline
l'homme à se replier sur le plaisir qu'une telle opération procure à son corps
; et donc à se borner aux dimensions de celui-ci. La manducation, qui ne nie
pas la part de plaisir liée à chaque opération de cet ensemble complexe,
parvient à le tourner vers l'extérieur, la composante sociale, et un extérieur
absolu, comme la transcendance divine ou les théurgies messagères, puissances
subalternes indépendantes de Lui. Cette volonté d'accès à la transcendance
opère en l'homme une mutation fondamentale marquée par son élévation au-dessus
de sa nature purement animale. Mieux, on peut même parler d'un processus
d'accès à son humanité qui est une forme de violence faite à son égoïsme, clos
sur soi-même par le plaisir alimentaire ; il n'est rien d'autre que le passage
du manger au manduquer. Il apprend ainsi à partager non seulement avec son
prochain, les autres membres de sa communauté, mais même avec le Divin ; et il
instaure, à cet effet, le sacrifice dont toute la richesse immanente permet de
satisfaire à toutes les dimensions de ce modus vivendi humain et divin.
René Girard y voit même le moyen approprié que les hommes ont trouvé pour
expulser la violence individuelle ou sociale. Le sacrifice devient, par le
biais de la manducation d'un côté comme de l'autre, l'instauration d'une chaîne
de dépendance mutuelle entre l'humain et le divin, source d'une compensation
également réciproque comme on peut l'entendre par ces mots : « le sacrifice réussi empêche la violence de
redevenir immanente et réciproque, c'est-à-dire qu'il renforce la violence en
tant qu'extérieure, transcendante, bénéfique. Il apporte au dieu tout ce dont
il a besoin pour conserver et accroître sa vigueur. C'est le dieu lui-même qui
« digère » la mauvaise immanence pour la convertir en bonne
transcendance, c'est-à-dire en sa propre substance. La métaphore alimentaire
est autorisée par le fait que la victime, le plus souvent, est un animal dont
les hommes ont l'habitude de se nourrir, dont la chair est réellement
comestible » [1976 : 397]. En raison de
l'efficacité, c'est-à-dire de sa vertu active, voire de son efficience ou son
pouvoir de produire quelque effet, on retrouve la manducation à une place
fondatrice de l'humanité dans le Livre devenu un patrimoine du genre humain, en
l'occurrence, la Bible. En effet, dans l'Ancien Testament, tout autant que dans
le Nouveau, la question de la manducation est largement abordée sous sa
dimension essentiellement métaphysique ; ce qu'on peut comprendre de la manière
suivante. D'abord, dans Genèse 3, 2 à 7 : « La femme répondit au serpent : “ nous
pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est
au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez
pas, sous peine de mort. ” Le serpent répliqua à la femme : “ Pas du tout !
Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux
s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal ”.
La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir ; et qu'il
était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit son fruit
et le mangea. Elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il mangea.
Alors leurs yeux à tous les deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient
nus... » En raison de la
richesse de ce texte et des interprétations infinies qui ont été avancées par
les diverses religions qui s'en inspirent, nous nous en tiendrons uniquement à
un de ses aspects, celui qui intéresse notre propos ici, en l'occurrence, la
manducation. La manducation
du fruit de l'arbre défendu opère, dans la nature du premier couple humain, une
profonde modification qui confine à une sorte de mutation quasi génétique. En
effet, dans un premier temps, l'acte phagique reste encore dans le champ du
physiologique : le contact buccal avec le fruit produit chez les conjoints, une
sensation de bien-être qui est le plaisir résultant de la bonté du fruit :
« La femme vit que l'arbre était
bon à manger et séduisant ». Mais, ce premier contact ne semble pas
constituer l'objet de leur désir fondamental. Par-delà le plaisir généré par le
manger pur et simple, ils aspiraient à un changement essentiel de leur
condition de vie : le désir de connaissance : « et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le
discernement ». Cette modification de leur essence première, par la
manducation du fruit de l'arbre défendu, en les transfigurant, fonde en même
temps leur maturité. En effet, ils perdent leur innocence métaphysique puisque
leurs yeux s'ouvrent sur eux-mêmes comme une conscience enfantine qui semble,
d'abord, plongée dans une sorte de nuit inconsciente, image du silence de la
conscience, pour s'éveiller, ensuite, progressivement, aux réalités de la vie
dite normale. Ils accèdent, en même temps, à la découverte et à la jouissance
infinie d'une faculté qu'ils avaient seulement en puissance, en l'occurrence,
la liberté, figure dans l'humanité de la ressemblance à Dieu. Cette liberté est
différente de celle des anges et des saints. Il s'agit d'une puissance qui est
plénière en l'homme et d'une amplitude si incommensurable qu'elle dépasse toute
autre forme de liberté assignée par Dieu à ses autres créatures spirituelles.
Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, dans son Commentaire de la Torah propose une interprétation de ce passage
qui montre en quoi l'image de Dieu en l'Homme désigne bien la jouissance
plénière de la liberté dès lors qu'elle est faculté du discernement du bien et
du mal ; à l'inverse de la liberté des anges qui font montre uniquement d'un
« penchant au bien ». Mais,
avant l'acte de manducation, l'Homme lui-même partageait avec eux une telle
nature ; ce qui signifie qu'il n'avait pas encore réalisé l'image de Dieu en
lui. Le commentateur
de la Torah écrit, en effet, ceci : « Les
anges, eux non plus, n'ont le pouvoir de ce que bon leur semble ; ils sont
pures intelligences et penchant au bien : ils sont donc forcés d'être bons...
Elohim a voulu créer une créature qui puisse agir comme elle le désire. En cela
l'homme est semblable au Saint, béni soit-il, qui peut faire ce que bon lui
semble. Avant de goûter à l'arbre de la connaissance, l'homme pouvait faire ce
qu'il voulait, mais sa nature le pousse à faire le bien et non le mal. Aussitôt
après avoir goûté l'arbre de la connaissance[4], il commence à faire le bien et le mal.
Pour cette raison, l'arbre s'appelle l'arbre de la connaissance du bien et du
mal. Ce qui signifie que celui qui goûte cet arbre acquiert la faculté d'agir
bien et mal » [1987 : 48]. La conquête de la liberté humaine, et
du même coup, son affranchissement de la tutelle du Divin, sa rupture avec son
innocence primordiale, est une transcendance qui s'opère dans l'instant de la
manducation. Une telle transfiguration, par la manducation, élève l'Homme au
rang d'une souveraineté morale par l'acquisition du pouvoir de bien faire ou de
mal faire. Dès lors, contrairement à l'interprétation de la théologie
chrétienne, l'acte fondateur de l'humanité par la manducation, au-delà de
l'apparence du lien Divin-Créature, n'a pas, comme fond la désobéissance, mais
seulement comme forme : il réalise pleinement l'appel intérieur du Divin.
L'exercice de la liberté, par la manducation, conduit à son terme, la créature
inachevée de Dieu. Ce pouvoir nouveau de la liberté en l'Homme n'est pas, en
soi-même, l'origine absolue du mal en ce monde. Celui-ci était déjà-là. L'Homme
a désormais la faculté, en en prenant conscience, de le choisir ou de le
refuser. C'est ce que dit justement J.B.I Achkenazi de Janov, dans son Commentaire de la Torah : « Créons l'Homme à Notre Image (Gen. 1 : 26),
c'est-à-dire qu'il pourra faire ce qu'il veut, de même que moi Je peux faire ce
que Je veux... La torah de l'homme : et Elohim créa l'Homme à son Image. C'est
à l'Image d'Elohim qu'Il le créa (Gen. 1 ; 27)... il possède l'intelligence de
faire le bien et le mal » [1987 : 48] Dans le Nouveau
Testament, la théologie catholique a porté à un niveau de sophistication
extrême la problématique de la manducation. Celle-ci accède au rang de
symbolisation si absolue qu'elle confine à la mystique, à cette communion
tellement intime que, dans la manducation du corps sacré du Christ, il y a une
identité spirituelle qui s'opère réellement. L'Eucharistie, par la bénédiction,
c'est-à-dire l'ensemble des opérations sacrificielles, subit une
transfiguration substantielle en devenant parousie du Corps même du Christ. La
manducation de l'Eucharistie n'est rien d'autre que celle même du corps du
Christ conformément à certains passages de l'Evangile de Saint Jean. Le Christ,
sous cette figure, est considéré comme le « pain qui descend du ciel et qui donne la vie au monde »
(Jean, 6, 23). Dès lors, si le Christ est la Vie même de Dieu, il va de soi que
manduquer ce pain du ciel revient à une sorte d'absorption mystique de la chair
du Christ ; et accéder ainsi à la vie éternelle en partageant celle de Dieu
même. La communion eucharistique confère à l'homme la possibilité d'une union à
la vie divine par la manducation du corps du Christ dans l'Eucharistie comme le
dit encore Saint Jean : « Celui qui
mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle » (Jean, 6, 54).
En d'autres termes, le Christ est réellement présent dans la communion
eucharistique qui scelle l'unité de l'Eglise elle-même, sous les apparences
corporelles du pain et du vin. La manducation du sacrement eucharistique a une
double finalité : d'abord, en tant que temps de repas sacrificiel, il s'agit de
réaliser mystiquement l'union parfaite des membres de l'Église : corporellement
multiples, biologiquement différents, individuellement dispersés dans le vaste
univers de l'Ecclésia, la manducation eucharistique crée le miracle
d'unifier, de façon ineffable et indissociable, le corps matériel du
Christ-Église. Ensuite, cette compénétration du divin et de l'humain, esprit
vivifiant de Dieu, réside donc substantiellement dans l'acte de la manducation.
C'est en ce sens, selon Saint Jean, que « nous serons semblables à Dieu (Jean, 3,2). Car l'Eglise composée de croyants multiples, parvient ainsi à
s'unir en elle-même en un seul corps, expression d'une plénitude qualitative
dès lors qu'il s'agit de la vie même de Dieu, plutôt d'un acte de la vie de
Dieu comme le dit encore Saint Jean : « Tout comme le Père qui m'a envoyé, est vivant, et comme je vis par le
Père, ainsi celui qui me mange vivra par moi »(Jean 6, 57). La manducation
qui scelle un pacte fondamental d'union mystique entre le Divin et l'humain,
sert également de joint entre les hommes ; du moins, on peut tirer une telle
interprétation des analyses de Marcel Mauss sur le don. Les recherches de Mauss
sur cette forme particulière de la manducation, en l'occurrence, les « échanges à rivalité exaspérée, à destruction
de richesses... » [1997 : 153] concernent un certain
nombre de peuples : des communautés amérindiennes du Nord-Ouest américain,
quelques-unes en Mélanésie, voire en Papouasie, entre autres. La figure du don
la plus remarquable chez ces peuples est le « Potlach » qui ne signifie rien que « nourrir » ou
« consommer ». Tout se passe comme si ces peuples avaient compris
l'essentiel chez le vivant : toutes formes d'acquisition de biens matériels se
ramène, en dernier ressort, à l'acte de manduquer. La manducation, dans la
plénitude de sa signification, en l'occurrence, plaisir du manger, nécessite
physiologiquement de se nourrir, désir de conservation de soi et tension à
l'organisation unitive de toute communauté humaine, possède une limite absolue
au-delà de laquelle tout devient absurde : toute vie, toute existence, oscille
entre un point de départ et un point d'arrivée. Il s'agit du principe suivant :
la vie, pour se conserver, se renouveler, se perpétuer, voire viser la fin qui
confère un sens à son absurdité absolue, puise dans la manducation le fondement
de toutes choses. On comprend dès
lors que les peuples en question passent le plus clair de leur temps dans des
assemblées solennelles qui sont des occasions de fêtes diverses comme les
marchés ou les foires, voire les banquets. Dans ces champs du temps qui
rythment leur vie, ils donnent libre cours à la fois à l'expression profonde de
la nature et aux formes premières de leur organisation sociale. Dans
l'opposition de ces diverses communautés humaines, on remarque deux phénomènes
qui se ramènent à la même finalité, celle qui consiste à absorber l'altérité.
D'abord, on annihile la richesse accumulée au bout d'une année de travail,
cueillette, pêche, chasse, comme si elle apparaissait comme une indécence, une
incongruité par rapport à l'homogène humain. Cette saillie matérielle doit être
réduite à néant par la manducation. Ensuite, les rapports agonistiques entre
chefs de communautés, qui tendent à la négation des uns ou des autres, est une
manière indirecte et suprême de nier les autres entités en les absorbant.
Par-delà la mort des chefs, ce sont les groupes qui disparaissent par leur
ingestion, leur absorption par les autres. C'est en ce sens que Mauss écrit
« ... Ce qui est remarquable dans
ces tribus, c'est le principe de la rivalité et de l'antagonisme qui domine
toutes ces pratiques. On y va jusqu'à la bataille, jusqu'à la mise à mort des
chefs et nobles qui s'affrontent ainsi. On y va d'autre part jusqu'à la
destruction purement somptuaire des richesses accumulées pour éclipser le chef
rival en même temps qu'associé[5](...) »
[1997 : 152]. Ces modalités
de relations humaines autour de la manducation génèrent ainsi une sorte
d'échanges à caractère obligatoire chez quelques-uns des peuples étudiés par
Marcel Mauss. C'est le cas des peuples à Samoa où l'on a introduit une
dimension spirituelle comme élément essentiel du Potlach. En dehors du
prestige, voire de l'honneur que confèrent le don et la consommation des
richesses, il s'agit de céder aux adversaires une partie du « mana » du groupe, une sorte de
fluide ou puissance occulte à caractère dangereux ; d'où l'obligation de
rendre, de restituer, dans le sens inverse, au groupe adverse « ... ces dons sous peine de perdre ce “ mana ”,
cette autorité, ce talisman et cette source de richesse qu'est l'autorité
elle-même » [1997 : 155]. Les communautés instaurent ainsi, comme
un acte juridique presque, un espace social de « l'obligation de donner » et de « l'obligation de recevoir » [1997 : 161]. Mais, la
manducation de la richesse qui vivifie la recherche de l'unité des groupes, ne
concerne pas seulement les hommes : elle n'institue pas seulement un modus
vivendi inter-humain quasi pacifique à Samoa, elle fait même intervenir un
lien ascendant entre les divinités et les hommes. En effet, les échanges des
dons, de la richesse matérielle influent sur les hommes contraints de rivaliser
de générosité pour se surpasser ; en même temps, ils impliquent tous les
niveaux de la vie et du monde spirituel concourant ensemble au maintien de la
réalité humaine, de toute la dimension immanente et ascendante de l'univers des
esprits. Selon Mauss, le
Potlach accède à une telle réalité autant chez les peuples nord-est sibérien,
chez les Esquimos de l'Ouest de l'Alaska que chez ceux de la rive asiatique du
détroit de Behring. En effet, dans le temps de la manducation des biens
alimentaires qui est aussi un champ unitaire et unifiant, toutes les entités
visibles et invisibles viennent communier ensemble. Il s'agit de ce que nous
appellerons, dans le cadre de cette recherche, des vies silencieuses ou les
âmes des morts, du Génie vivant de la Nature elle-même ou la portion de terre
où cette communion se réalise, des esprits, des dieux, des animaux ou encore de
tous les êtres vivants invisibles aux sens ordinaires. Le but final de toutes
les formes de destruction des richesses par la manducation communautaire est de
sacrifier aux dieux et aux esprits afin de les impliquer dans la vie des hommes
et de les mettre en position de rendre possible la paix du groupe, l'harmonie
sociale comme Marcel Mauss l'écrit justement : « Les dons aux hommes et aux dieux ont aussi pour but d'acheter la paix
avec les uns et les autres. On écarte ainsi les mauvais esprits, plus
généralement les mauvaises influences même non personnalisées... »[1997 :
168]. En d'autres termes, ces remarques indiquent bien l'identification sous-jacente
qui est faite entre la transformation des aliments dans le corps individuel (la
nourriture par l'effet de la biochimie devient, en fin de compte, du sang qui
vivifie la chair) et le corps social qui communie occasionnellement dans l'acte
essentiel de la manducation. Ce double contentement humain s'accompagne de la
participation transcendante et invisible du Divin qui, accueillant les dons qui
lui sont adressés, les ingère à sa manière en opérant en faveur de la
communauté dont il tire cette satisfaction, une mutation des phénomènes
générateurs de paix, de cohésion sociale. Même les
auteurs du Bien manger et bien vivre
abondent dans cette manière d'envisager les phénomènes : ils montrent que
l'alimentation, par sa fonction biologique, ne sert pas seulement à pourvoir du
plaisir ; mais, dans le cadre humain qui est vie sociale et culture, elle
conduit à une vision du monde, grâce à la « pensée conceptuelle » de l'homme. En se fondant sur une
remarque de White qui a traité de cette question dans les années 1959, ils
écrivent que « l'homme est le seul
animal capable de distinguer entre de l'eau potable et de l'eau bénite. Le
domaine de l'alimentation qui correspond à la satisfaction d'un besoin primaire
vital, est un des secteurs de choix où s'exerce son activité symbolique et dans
lequel les aliments jouent un rôle qui n'est pas exclusivement nutritionnel. A
la limite, entre la culture matérielle et non matérielle, il serait possible de
parler ici de l'organisation sociale et religieuse en relation avec la
production et la consommation alimentaire... » [1996 : 346]. Chez les Lyéla,
la vision du monde, à travers l'acte de la manducation, se saisit à travers un
récit ancien fort répandu dans le Lyolo. Il est surtout révélateur du rapport
de ce peuple à toute richesse matérielle. Il n'y a qu'une seule vraie richesse
en ce monde : l'homme. Il vise également à établir la finalité ultime de la
manducation : toute richesse part de l'homme et revient à l'homme dans la
mesure où, même l'acquisition de l'argent, figure emblématique de la fortune,
revient à acquérir d'autres richesse qui n'ont d'autre portée que d'acheminer
le détenteur vers la satisfaction du besoin physiologique nécessaire : se
nourrir. Que serait le sens des biens matériels, de l'argent, de la fortune
sous quelques formes que ce soit, s'ils ne servaient finalement à cette limite
biologique, à savoir se nourrir ? Telle est, du moins, la signification
sous-jacente de ce récit : « Jadis,
dans un de nos villages, il y avait deux hommes que tout le monde connaissait
bien. Le premier avait fondé une famille si riche que sa cour s'étendait à
perte de vue. Ses enfants, ses petits-enfants et arrières petits-enfants
étaient si nombreux qu'on ne pouvait les dénombrer. Ses femmes étaient
également nombreuses. Grâce à sa riche progéniture, ses champs de mil et
d'autres cultures vivrières étaient prospères, les greniers des hommes et des
femmes pleins ; et il thésaurisait même les surplus annuels. Son cheptel de
bovins, d'ovins et de caprins ne se comptait plus. Il pourvoyait ainsi aux
besoins de l'ensemble des membres de sa vaste cour : il était un homme comblé à
tous points de vue. » Quant au deuxième homme, il avait acquis une immense fortune. Il fortifia sa cour par des bâtisses en pierre richement décorées. Il vivait entouré de nombreux serviteurs et servantes tous dévoués à son seul service. Il lui suffisait de claquer les doigts pour voir accourir toute son armée de serviteurs afin de satisfaire à ses moindres besoins. Mais il n'avait ni femmes, ni enfants, ni famille. Toutes les personnes à son service l'étaient grâce à sa richesse matérielle : elles lui tenaient lieu de famille. Il était matériellement comblé. Cependant, un jour, suite à un changement naturel profond, voire au destin dû essentiellement à des cataclysmes générant une grande famine, l'homme matériellement fortuné perdit progressivement toute la richesse qu'il avait accumulée et qui lui conférait prestige et gloire. Peu à peu ses servantes l'abandonnèrent pour aller chercher ailleurs d'autres hommes de son espèce. Comme il ne pouvait acquérir du mil par ce qui lui restait d'argent, en raison de la famine, afin de se nourrir lui-même et ses serviteurs, ces derniers le fuirent à leur tour ; même les plus fidèles d'entre eux. Il finit par se retrouver seul et affamé. Un jour, ne pouvant plus tenir, tant la faim le tenaillait, il se décida à puiser les fonds du reste de sa fortune. Prenant son courage à deux mains, il se rendit auprès du premier homme dont les membres de sa famille avaient encore suffisamment à manger, malgré la famine. Le premier homme comprit son intention : acheter du mil avec le reste de son argent. Mais, au lieu de lui infliger des leçons de morale, il le pria de garder ses fonds qui ne servaient plus à rien puisque personne ne voulait vendre son mil et que l'argent ne se mange pas. Il le prit sous sa protection, lui donna à manger et à boire, le soigna jusqu'à ce que la famine passe. « Depuis lors, nos ancêtres nous
recommandent de rechercher la richesse humaine et d'accumuler les biens qui se
consomment. Car procréer et avoir des biens dont on puisse nourrir l'homme sont
une seule et même richesse, la seule vraie richesse » . Ce récit reflète bien le sens de la
maxime répandue dans le Lyolo qui dit ceci : « I z'é kona i y a pa be-kon-z'è né » ; en d'autres termes :
« celui qui possède doit partager avec celui qui n'a rien ». Cette vision du
monde permet aux Lyéla de faire jouer, à chaque membre d'un Kwala, en particulier, l'homme, une
triple fonction. D'abord, par le travail, chacun produit, selon sa force ou ses
chances de réussite, une certaine richesse, notamment liée à l'agriculture et à
l'élevage. Celle-ci ne peut jamais être strictement individuelle[6].
Toute richesse, quelle que soit sa forme, par exemple, l'argent, est destinée,
par essence, non pas à un usage privé, ni à être thésaurisée pour le compte
d'une seule famille, ni être enfermée dans un coffre en Banque pour signifier
le prestige personnel ; mais à être distribuée aux membres de la famille ou aux
membres des communautés claniques qui sont compris dans le système de relations
de l'individu fortuné. Ainsi, lorsque les migrants reviennent chez eux, en
général, plus riches que ceux qui sont sur place, il est de bon ton de leur
apporter quelques dons : pintades, poules, dindons, caprins ou ovins pour les
hommes ; repas délicatement préparés par les femmes[7]. En retour, le
migrant doit faire preuve de générosité à l'égard de presque tous, sous les
formes suivantes : dons de vêtements aux uns et aux autres, achat de canaris
(pot) de bière de mil le dimanche ou le jour du marché ; ce qui est une
occasion de rassembler le plus de monde possible dans sa cour et dans une
atmosphère de fête. Une telle occasion prend l'allure de banquets quand il fait
immoler un porc dépecé et préparé sur place par sa maisonnée. C'est même ainsi
qu'il est grandement apprécié comme homme riche et généreux. Boire, c'est bien,
mais manger de la viande chez le migrant, c'est encore mieux. Les Lyéla
tiennent à consommer de la viande pendant ces occasions en vertu du caractère
social et symbolique de ce genre de réunion : enjeux psychologiques et
collectifs, ensembles d'implications sociales. L'étude de
Claude Fischler relative à la relation de l'homme par rapport à « la chair, le partage et l'ordre social »
est éclairante sur ce point. Il montre que la manducation de la chair animale
éveille autant d'émotions que de sentiments puissants. La viande est appréciée
non seulement par la sensation de plaisir qu'elle procure au corps, ses
qualités physiologiques nourricières, mais aussi recherchée parce qu'elle
permet de renforcer les liens inter-humains dans la mesure où elle est prise
toujours ensemble comme dans le contexte social des Lyéla. Une telle réalité
semble valable pour toute communauté humaine comme l'écrit, à juste titre,
Fischler : « Notre relation à la
chair animale comporte à la fois une dimension fondamentalement psychologique
et fondamentalement sociale. Elle met en jeu tous les ressorts de la
sensibilité individuelle et, en même temps, dans toutes les sociétés, elle se
situe au coeur même du lien social... Elle soulève à la fois deux ordres de
questions qui se situent aux extrêmes de l'individualité et de la socialité. La
chair, c'est d'abord ce dont nous sommes faits et la consommer implique de
régler la question de la distinction entre le même et l'autre. La chair, en
second lieu, implique le partage d'une dépouille : elle met en jeu la
coopération, l'altruisme et elle pose donc des questions fondamentales pour
l'ordre social » [1990 : 118]. Or, la société des Lyéla est
traversée de part en part, par ces deux faits fondamentaux, en l'occurrence,
comme le dit cet auteur : « la
coopération, l'altruisme » . C'est même ces
faits qui, ensuite, font obligation à tout Lyél de procréer[8]. Nous avons déjà
montré, ailleurs (Sorcellerie et violence
en Afrique Noire ) comment la polygamie participe de cette idéologie ou de
cet impératif catégorique clanique. En effet, les enfants appartiennent corps
et âme au Kwala (autel du clan) : de
leur vivant, ils sont parfaitement intégrés dans les divers systèmes de
coopération, c'est-à-dire d'activités collectives : travail, chasse, pêche etc.
Ils portent assistance aux adultes et aux personnes âgées en exécutant toutes
les commissions qu'on leur confie. Puis, d'un point de vue mystique ou occulte,
en cas de nécessité, ils sont incorporés par la société secrète des anciens du Kwala. Leur mort ne pose pas autant de
problèmes que celle d'un adulte. Dès lors, en vue de satisfaire aux exigences
du corps du Kwala, à cette socialité
mystique, fondamentalement unitive, tout membre du Kwala doit procréer pour que le corps de ses enfants puisse
accueillir éventuellement le retour à la vie humaine sous sa double entité
corps et âme, de l'esprit des anciens. Il rend possible la circulation des
âmes, la régénérescence du Kwala en
l'enrichissant de vies ; et en dernier ressort, il répond aux attentes du corps
mystique du Kwala. Enfin,
l'individu doit finir, d'une manière ou d'une autre, par être incorporé à ce
corps mystique social. Tout se passe comme si chez les Lyéla, on appréhende le continuum
du vivant ; et on sait même, dans la distinction humanité/animalité, comment
saisir, au-delà de la structure complexe de l'être humain, l'entité singulière
animatrice de la machine corporelle. L'âme ou l'essence animale qui est une des
composantes invisibles de l'être humain, est la part qui appartient
intrinsèquement au corps mystique du Kwala.
Les moyens dont disposent les K'alma[9]
d'un Kwala pour l'appréhender, la
transsubstantier[10],
l'annihiler par l'incorporation est, sans doute, l'acte qui produit la terreur
chez les Lyéla, mais aussi le sens suprême de la manducation. Ce sens est
mystique puisqu'il s'agit d'incorporer à la substance sociale invisible, une
entité animale également invisible aux yeux des sens ordinaires. Pour bien
comprendre ce langage un peu ésotérique, nous allons illustrer notre propos par
deux faits concrets. D'abord, à la suite d'une cérémonie religieuse
traditionnelle et communautaire en Aoüt 1993 à Batondo, devant l'une des
immenses cours fondatrices du village et qui abrite aujourd'hui la chefferie du
Kwala détenue par notre père, nous
débattions de questions relatives à l'homme. En l'occurrence, les frères de
clans voulaient savoir comment les délinquants étaient punis en Europe. Nékilou
Négalo, un des anciens de cette cour (mort depuis lors), intervint en ces
termes : « En ce qui nous concerne,
quand un dabi (frère de clan ou du Kwala) commet une erreur, c'est-à-dire,
enfreint nos lois, nous le tuons, nous mangeons son âme et enterrons son corps
et nous célébrons ses funérailles »[11]. Cette brutale et
franche révélation qui lève le voile sur une réalité par essence opaque, nous a
fait comprendre ainsi la structure fondamentale de l'organisation de ce peuple.
En effet, ce fond qui rend compte de tout le reste n'est jamais évident à
connaître ni transparent à des yeux innocents ou « non voyants » que
limite la réalité des sens ordinaires. Pour pénétrer, le jour, l'au-delà de la
paroi sensible, l'essence réelle de l'homme que le corps voile mal et contient
inadéquatement, et la nuit, lire, dans une sorte de clarté ou de transparence,
la profondeur de la vie, de la matière, grouillant d'autres formes de vie
infiniment diverses, il faut avoir des « yeux de fauves » : ceux des K'alma ou sorciers. Certes, nous avons
sollicité plusieurs fois d'être initié ; mais ceux qui nous connaissent mieux
que nous-mêmes ont toujours été clairs dans leur avertissement : « Si tu viens à nous, ou tu fais comme nous en
acceptant la loi du silence, ou nous te tuons si tu oses révéler la nature de
notre monde ». Notre oncle Vincent a été trompé par ses épouses en
entrant dans ce monde de manière à pouvoir l'obliger à livrer au monde
souterrain, cette réalité infra-sensible toujours présente, la vie de ses
enfants ; et surtout celles de son frère aîné. Il y a perdu la vie en 1994. Dès lors, cette
réflexion de Nékilou Négalo, l'un des K'alma
du Kwala, permet de faire
l'analyse suivante de l'acte de la manducation. En effet, celui-ci s'opère à
trois niveaux ici : lors de l'enterrement du corps, qui s'effectue
collectivement, la famille est tenue d'honorer en repas, en bière de mil, les
participants ; et ceux qui mettent le corps en terre reçoivent, en guise de
remerciement, quelques volailles selon les cas, d'une part ; la célébration des
funérailles qui durait autrefois plusieurs jours[12] est une occasion
d'excès de dépenses, de distribution de biens, d'immolation de bovins, de
caprins ou d'ovins, d'autre part. Enfin, la substance animale est incorporée
par son annihilation, au corps mystique du
Kwala. Elle est dite manduquée par les K'alma
du Kwala. Comme nous n'avons pu voir
nous-mêmes cette opération, sur laquelle nous avons longuement insisté dans
notre thèse d’Anthropologie, de transsubstantiation de l'âme en un animal
domestique quelconque, invisible aux yeux des sens ordinaires, nous avons
composé une expression ou mot plutôt barbare pour la qualifier : cette sorte de
manducation spirituelle ou mystique est une « endo-psyché-biophagie ».
Car les K'alma ne s'en prennent
jamais à la vie d'un étranger à un kwala.
Une entreprise d'annihilation psychique n'est envisageable que si l'on établit
la possibilité de liens de dwi (famille élargie). Il faut que la victime
éventuelle des K'alma ait été introduit
dans le système social d'un kwala.
Dès lors, dans le cadre des échanges entre les clans, y compris à ce niveau,
elle peut prendre l'allure d'une « exo-psyché-biophagie ». Toute
cette opération suprême de la manducation s'inscrit dans le cadre seulement des Kwala Lyéla entre eux. Il advient
qu'elle déborde sur d'autres peuples, par exemple, entre les Lyéla installés à
l'étranger et les populations au milieu desquelles ils vivent. Elle s'insère
alors dans le cadre d'un contrat mystique qui lie les uns aux autres et qui
leur permet d'échanger des vies ou âmes de leurs membres respectifs. Dès lors, et
sous cette dimension, cette réalité sociale, personne, parmi les Lyéla, ne peut
échapper à la forme mystique de la manducation. C'est, du moins, le témoignage
de Beyon Bagoro[13]
recueilli en 1978. « Nous y
passerons tous, morts ou vifs. Morts, d'abord ; lorsqu'un membre du Kwala meurt
accidentellement, en un lieu quelconque, c'est-à-dire loin de la communauté,
son âme immortelle va signaler aux gardiens de son Kwala qu'elle quitte la
communauté des vivants. Elle souhaite ainsi qu'on fasse, à sa mémoire, des
cérémonies funéraires adéquates. C'est même elle qui conduit les K'alma
(sorciers) au corps auquel elle a appartenu. Ceux-ci récupèrent ainsi l'essence
animale qui leur revient pour être un objet de partage mystique sur le Kwala.
Vifs, ensuite : ce sont toujours les K'alma qui décident, soit au terme de la
vie sans histoire (sans faute, erreur ou effraction) d'un membre du Kwala, soit
à la suite d'une effraction des lois qui fondent et régissent le fonctionnement
du Kwala, de l'annihilation ou de l'incorporation de l'essence animale de
quelqu'un. Que l'on soit sorcier ou non, nul ne peut échapper aux K'alma de son
Kwala : les sorciers qui manduquent l'essence animale des autres membres du
Kwala, voient, tôt ou tard, les leurs annihilées par leurs semblables dans les
mêmes conditions de transsubstantiation ». Ainsi, chez les
Lyéla et, sans doute chez d'autres peuples africains aussi, la manducation
achève la continuité de la vie. La discontinuité n'est simplement qu'une
apparence visible, à la limite illusoire puisqu'elle est entachée par l'anémie
des sens. Tout se passe comme si chaque Kwala
apparaît comme une totalité circulaire, close sur elle-même. Rien n'échappe
à l'union mystique mort-vivant, l'acte d'incorporation ou de manducation étant
la forme achevée, la finalité de toute la complexité sociale lyel. La réflexion
de Claude Fischler à propos de la consommation de la viande par l'homme en
général, permet de comprendre, en un autre sens, l'acte de manducation chez les
Lyéla par l'incorporation au corps mystique du Kwala de l'essence animale de chacun des membres : « Pour manger de la viande, à la différence de
beaucoup d'autres types d'aliments, il faut procéder à un partage. Et le
partage de la viande est un acte fondamental, sinon fondateur, de la vie
sociale. Il revêt un caractère vital, pour des raisons biologiques et sociales
à la fois ; mais il a une autre caractéristique : partager la viande, c'est aussi
partager la responsabilité de la mise à mort et, en somme, la recycler
symboliquement, la transformer en lien social » [1990 : 139]. A travers les
traditions des Lyéla, tout se ramène, en dernier lieu, à la nécessité de la
manducation comme valeur essentielle de l'existence humaine. Car elle est un
moment de partage qui rythme une ritualisation permanente par la nécessité du
sacrificiel dont l'efficience est indispensable tant pour la sécurité vitale de
l'individu que pour la cohésion de la communauté clanique. BIBLIOGRAPHIE – Achkenazi De
Janov, Jacob ben Isaac : Le Commentaire sur la Torah, Verdier, coll.
« Les Dix Paroles », Lagrasse, (1987). – Bamony,
Pierre : (1997) : « Mystère et pratique du vur chez les Lyéla du Burkina Faso – Secte ou mouvement mystique
» Anthropos – 92 – 1997 ; Fribourg. – Bamony,
Pierre : (2001) :Structure
apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez
les Lyéla du Burkina Faso (Thèse de doctorat d’Anthropologie sociale et
d’ethnologie, sous la Direction de Madame Suzanne Lallemand, Université Blaise
Pascal Clermont II). – Bible (La) de Jérusalem, Desclée de Brouwer,
Paris, (1975). – Bible (La Sainte), par Louis Second, La
Maison de la Bible, Genève, (1959). – Bordas :
Dictionnaire de la Langue française, par Jean Girodet, Paris, (1976). – Fischler,
Claude: L'homnivore, Odile Jacob,
Paris, (1990). – Froment A.,
De Garine, I., Binam, Ch., Bikoi et Loung, J.F. (sous la direction de). (1996) : Bien manger et bien vivre – Anthropologie
alimentaire et développement en Afrique intertropicale : du biologique au
social (Actes du colloque tenu à Yaoundé, Cameroun, du 27 au 30 avril 1993).
L'harmattan-Orstom, Paris. – Girard, René
: La violence et le sacré, B.
Grasset, coll. Poche Pluriel, Paris, (1972). – Guthe, C.E. et Mead, Margaret (1945) : « Manuel for the study of food habits » in
Bulletin of National Research Council,
National Academy of Sciences, n°11. – Mauss, Marcel
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P.U.F. ; Paris, (1997). – Nicolas,
François-Joseph (Père) : Glossaire
L'Elé-Français ; I.F.A.N – Dakar, (1953). – Rey, Alain:
(Sous la direction de) : Le
Robert – Dictionnaire
historique de la langue française, Paris, (1992). – Richard, A.I. et Widdowson, E.M. : « A dietary study » in Northeastern
Rhodesia, Africa, 9-2-166-196, (1936). – Surgy (de)
Albert : La voie des Fétiches – Essai sur le foncement théorique et la
perspective mystique des pratiques des féticheurs ; L'Harmattan,
"Connaissance des hommes » ; Paris, (1995). [1] – En raison de son originalité, il nous a fallu amender sérieusement cette étude pour qu’elle convienne aux attentes de notre Jury de thèse (Sturcture apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso). Un tel concept lui apparassait comme un néologisme. Pourtant, le progrès des sciences, voire de l’esprit humain, en général, tient esssentiellement à la capacité des chercheurs à conceptualiser les phénomènes pour en donner des lectures différentes et une vision neuve. N’importe quel domaine du savoir le démontre avec évidence. Aussi, nous avons jugé intéressant de porter à la curiosité du public avide de savoir l’intégralité de cette étude. [2] – C'est nous qui soulignons. Chez les Lyéla aussi cet espect très répandu et invariable du sacrifice comprend les dimensions unitaires suivantes : un lieu de rassemblement d'une communauté (famille, quartier, culte de religion importée du Ghana, clan ou Kwala, village etc.) ; une occasion de rassemblement : débattre d'un problème familial ou social afin de le résoudre ; moyens de la résolution : sacrifice d'animaux apportés par les personnes en cause dans ce conflit ; partage, dans la réconciliation et l'unité sociale, des victimes. Dans une telle circonstance, chaque individu, enfant, homme, femme, doit avoir part à quelque morceau, minime soit-il. [3] – Dans un article, nous avons convenu d’appeler ainsi les autels des religions traditionnelles des peuples sub-sahariens. Les anthropologues, comme Albert de Surgy, un des grands spécialistes de ces religions (La voie des fétiches-Essai sur le fondement théorique et la perspective mystique des pratiques des féticheurs, L’harmattan, Paris, 1995) conviennent eux-mêmes que le terme « fétiches » est inapproprié pour les qualifier « Mystère et pratique du vur chez les Lyéla du Burkina Faso – Secte ou mouvement mystique ». Anthropos – 92 – 1997 ; Fribourg. [4] – Hormis la tradition chrétienne, jusqu'à ces dernières années (1970), beaucoup d'interprétations, y compris celle de J. B. De Janov, voient dans cette connaissance l'acte sexuel. Une telle lecture est rendue quasi évidente par l'intervention du serpent, acteur de la tentation d'Eve, comme l'explique de Janov : " Adam s'explique en ces termes : " Tu m'as interdit de manger à l'arbre de la connaissance avant d'avoir une femme car l'arbre aiguise le désir et incite à aimer. Mais comment s'attendre à ce que je n'éprouve aucun désir alors que tu m'as donné une épouse et que c'est un devoir d'avoir des enfants. Eve m'a offert la pomme afin que je la désire. " [1987 : 64]. Même une telle interprétation n'occulte pas le phénomène de la manducation. [5] – Marcel Mauss montre qu'une telle prestation de richesses oblige les associés à faire mieux l'année suivante, s'ils veulent éviter à leur groupe l'ignominie, le déshonneur. Elle institue des liens d'obligations du mieux-faire comme forme d'échanges de biens, voire de partenariat. On observe aussi, chez les Lyéla, un aspect de ces échanges : au moment des célébrations de funérailles d'une personne âgée, les diverses belles-familles issues de clans différents font preuve de concurrence dans le faste en tentant de dépenser plus que les autres pour s'attirer l'admiration du clan donneur d'épouses. [6] – Chez les Lyéla, les produits de ces deux activités (agriculture et élevage) rentrent dans un système social de prestations et de distributions de telle sorte qu'ils profitent soit à bon nombre des membres d'un Kwala, soit par les réseaux d'échanges matrimoniaux, aux membres des autres Kwala. [7] – Nous avons largement analysé cet aspect des faits sociaux chez les Lyéla dans notre écrit inédit : Sorcellerie et violence en Afrique noire. Il est la synthèse de ces recherches qui s'étendent sur environ deux décennies. [8] – Nous avons montré, dans le manuscrit pré-cité, comment notre propre clan tend à nous marginaliser parce que nous avons osé, voire défié cet impératif catégorique social en refusant la procréation par amour pour les études. Très tôt, nous avons même été menacé en ces termes : " Si tu ne verses pas du sang sur le Kwala en procréant, quand tu mourras, nous t'enterrerons comme un chien. " Tôt ou tard, ce refus pourrait constituer un casus belli vis-à-vis de notre Kwala et qui pourrait donner un prétexte à quelque membre du clan pour chercher les moyens de nous éliminer. Car, jusqu'ici, nous ne servons en rien les intérêts des Négalo de Batondo. Nous le savons et on nous le fait comprendre quand nous nous rendons en ce village. [9] – Selon le Glossaire L'Ele-Français du R.P. F.J. Nicolas, K'alma ou K'alé se définit ainsi : " état ou action du mangeur de double, sorcier ". [10] – En fait, le verbe transsubstantier qui dérive du nom transsubstantiation, a une histoire dans la tradition catholique. Il a deux sens précis dont le figuré nous intéresse ici. Selon Le Robert, " Dans les religions catholique et orthodoxe, le mot désigne le changement de toute la substance du pain et du vin en toute la substance du corps et du sang du Christ. Par figure, il signifie "changement complet d'une substance en une autre" . C'est dans ce dernier sens que nous employons ce terme ici. [11] – Les Négalo qui font partie du groupe Nébwala sont réputés, chez les Lyéla, pour leur franc parler. Leur sorcellerie et la manière dont ils la vivent et la manifestent n'est point un secret pour personne. Ils s'attaquent difficilement à un membre du Kwala qui est dans le droit chemin, en raison du strict respect des traditions, contrairement à d'autres Kwala, comme ceux de la région de Réo qui ont perdu leurs repères traditionnels. En revanche, la fin de ceux qui vont mourir est transparente pour tous. [12] – Trois ou quatre selon le sexe des défunts : trois pour le masculin et quatre pour le féminin. [13] – Celui-ci était le fondateur d'une théurgie dont le culte est répandu dans une large partie de l'Afrique de l'Ouest. Il était lui-même un grand voyant ou sorcier positif, un thaumaturge et un fabuleux guérisseur soignant. | |||||||||||
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