Des religions naturelles au mercantilisme...
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Du sacrifice rituel dans les religions naturelles à son institution mercantile dans la pratique religieuse musulmane en zone sub-saharienne.

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Pierre Bamony

 

 

Dans sa Socio-anthropologie des religions, Claude Rivière donne une définition du sacrifice qui semble conforme au sens que nous lui donnerons dans l’économie de cette analyse. Selon lui « le sacrifice est une action symbolique de séparation, de détachement et d’offrande d’un bien…en signe de soumission, d’obéissance, de repentir ou d’amour qui noue de manière dynamique des rapports asymétriques entre des instances surnaturelles sollicitées et la communauté humaine par l’intermédiaire d’un sacrifiant et d’une victime »[1997 : 100].

Cette conception concerne l’acte sacrificiel, en général, et semble valable pour n’importe quelle religion, à quelque nuance près. Et, pour ce qui est plus précisément des religions qui nous intéressent ici, celles de la zone subsaharienne, on peut ajouter que tout sacrifice présuppose le désir du mandant collectif et/ou individuel de la communication avec une supra entité spirituelle. Le lien ainsi établi nécessite l’immolation de quelque victime animale, d’une part, et de l’autre, un repas communautaire, conséquence du premier acte. Ce moment de partage du sacrifice, qui clôt et l’achève symboliquement et spirituellement, scelle la communion ascendante, celle des hommes avec le divin, et latérale, celle de la communauté humaine avec l’ensemble de ses membres. En ce sens, dans ces champs culturels, le sacrifice rituel comme principe de reconnaissance d’un échange, on exclut toute forme mercantile qui viserait à se substituer, simplement comme offrande, à la victime animale.

Pourtant, aujourd’hui, on s’aperçoit que cette rigueur traditionnelle n’est plus tout à fait de mise dans les villes dites modernes des pays africains subsahariens. En effet, et surtout dans les pratiques religieuses musulmanes de cette zone où l’offrande sacrificielle est permanente et générale, ces offrandes, lorsqu’elles sont en nature, ont tendance à constituer des produits de vente.

Nous tâcherons de montrer que si cette mutation du sacrifice rituel est, certes, moins sensible dans le cadre des religions traditionnelles, cela tient à la manière dont les peuples de cette zone du continent africain conçoivent la Nature. Nous verrons qu’une telle conception suppose des figures particulières du sacrifice. Même si on en trouve quelques-unes dans les pratiques musulmanes, il n’en demeure pas moins qu’on n’a pu échapper à l’attrait de l’argent, quitte, ce faisant, à travestir et à galvauder le sens profond du sacrifice.

I – La conception de la Nature

On ne peut comprendre le sens de cette institution à la fois religieuse et sociale qu’en commençant par examiner la pensée de Dieu chez les peuples sub-sahariens. Car la conception de Dieu ou, plus simplement, du divin fait mieux apparaître la nature du lien Homme-Déité et aussi le nécessaire réaménagement de l’essence des diverses voies de communication entre le monde humain et l’univers divin. Nous nous sommes déjà attachés à analyser longuement cet aspect de la religion naturelle des peuples sub-sahariens dans notre propre thèse de doctorat d’anthropologie. Nous retiendrons ici un aspect essentiel de cette étude. En effet, qu’on appelle ces religions « païennes », « animistes » ou encore « naturelles », l’idée de la croyance en un Dieu demeure universelle pour tous ces peuples, structure et donne sens à toutes les pratiques religieuses. Nous écrivions qu’« en fait, l'homme apparaît comme vivant en harmonie avec la Nature, elle-même source divine. Cette Nature, ramenée à sa dimension de terre est un vivant. Mieux, c'est une mère, substance maternelle et féconde, providence première de la vie humaine. La terre Mère-Nature est une divinité chtonique. On trouve de telles idées dans le colloque de Cotonou consacré aux "religions africaines ». L'article d'Amadou Hampaté Ba s'inscrit dans la même logique de la "Présentation des religions traditionnelles africaines" et l'idée de Dieu sous-jacente qu'elles véhiculent. A ce sujet, cet auteur écrit en effet : " Nous pouvons constater et affirmer que la conception du monde y est basée sur l'unité fondamentale de toute chose. Le tout dans chaque brin, comme chaque brin est dans le Tout. Cette conjoncture existante lie et rend interdépendants tous les êtres, et cela à tous les niveaux : visibles et invisibles, sensibles et insensibles du cosmos.

Il découle de cette même loi un fait capital : tout est vivant ; les formes visibles ne sont que la manifestation, sur le plan matériel, des forces vivantes et subtiles qui les animent ." [1972 ; P.80]

Même quand la dualité semble poindre à l'horizon de cette idée générale défendue comme le reflet sans nuance d'un ensemble vaste et varié en soi, visant à séparer un Dieu qui serait supérieur, hôte des cieux, et un monde sensible, on accorde une préférence à ce dernier bien plus qu'au premier. Le Dieu des cieux, selon Kerhao et Bosquet, apparaît comme dénué de pouvoir réel. Son impuissance réside en ce qu'il est incapable de modifier en quoi que ce soit le cours des événements ou du monde. Un tel Dieu s'apparente à la voûte céleste amorphe qui n'a d'intérêt que par sa seule présence perceptible par les sens, en particulier, la vue » [2001 : 167-168]

Une telle conception des phénomènes et de Dieu incline fortement cet ensemble de peuples à la pratique rituelle du sacrifice. Cette conduite s’accompagne d’une attitude psychique : la croyance en l’efficacité du sacrifice.

            1 – La croyance en l’efficience du sacrifice

Lors de notre dernier voyage d’investigation (été 2002) au Burkina Faso, nous avons cherché à savoir quel sens donne-t-on ordinairement au sacrifice. À cette fin, on nous indiqua les soins d’un jeune marabout du Yatenga, Monsieur Moussa Bagayo qui accepta de nous donner quelque indications de sa pratique de ce rituel. En effet, avant tout travail (pratiques médicales, appel au pouvoir des djinnas pour aider quelqu’un à triompher des obstacles de la vie, à se protéger contre ses ennemis etc), ce jeune impose à ses clients de faire un sacrifice. Ce peut être un mouton, quelque volaille (coq, poule, poulet, pintade) d’une forme et d’une maturité particulière. Ce peut être aussi simplement quelques pièces d’argent, de la nourriture (galettes, lait), des semences etc. A la question : « A quoi servent les sacrifices et quelle est leur utilité ? », Moussa Bagayo se contenta de répondre : « Si nous recommandons de faire un sacrifice avant d’entreprendre un travail, c’est que cette invitation a un sens profond. Les sacrifices sont une excellente chose ; Ils sont très bons et nécessaires dans le succès ou l’efficience de nos entreprises. En effet, ils doivent être effectués en vue de lever des obstacles suprasensibles en faisant intervenir des entités bénéfiques à la vie de quelqu’un, celui, en l’occurrence, qui demande ce travail. Et quand ils sont hostiles, les sacrifices les apaisent ou, du moins, les retiennent de mal faire en les piégeant par ce qu’ils ont reçu en offrande. Les sacrifices servent à balayer la voie d’une destinée humaine afin de lui rendre agréables ou bien disposées toutes les déités qui concourent, chacune à sa façon et selon son efficience propre, à la bonne étoile de cette destinée particulière[1] ».

En réalité, la croyance en l’efficience des sacrifices n’est pas propre aux peuples de l’Afrique sub-sahariennes. Elle a une dimension d’universalité. Si nous nous en tenons à un seul exemple, on sait qu’avant la domination de l’Islam en Iran, la religion la plus pratiquée – qui l’est encore aujourd’hui dans certaines zones de ce pays – le Mazdéisme[2] admet le rituel sacrificiel. Selon l’Encyclopédie de la philosophie (2002), cette conception du sacrifice va de pair avec la doctrine du mazdéisme qui, tout en prônant l’idée d’un monothéisme rigoureux, néanmoins, admet des divinités subalternes et intermédiaires. Ces dernières apparaissent comme des aspects de la manifestation du dieu absolu, Ahura Mazda. En d’autres termes, elles sont comme des organes par (ou grâce aux) lesquels le dieu unique (unicité) se déploie dans le Multiple et dans le monde fini. Dans cette vision où l’homme a une place importante, voire unique parmi tous les vivants, le sacrifice rituel apparaît, pour le sacrifiant, comme une voie de transfiguration[3]. Cet acte lui permet de participer au divin, en accédant au statut de vision suprasensible et à une profondeur extralucide. A cette fin, l’acte doit se réaliser suivant l’exactitude rigoureuse des conditions de sa réalisation. Selon cette Encyclopédie de la philosophie, la « conception du sacrifice selon laquelle l’accomplissement correct de la pratique rituelle procure à l’homme l’état de maga. Cet état permet d’accéder à la vision extrasensorielle des réalités supérieures, du mênôk […] Grâce à cet accès au monde des causes premières, l’homme « parfait » (dont le modèle est Zoroastre) accomplit la transfiguration[4] (frashkart) de sa propre vie, et il est en mesure d’intervenir efficacement dans le monde sensible (la création, gêtik)[2002 : 1040].

Dan son analyse du sacrifice chez les peuples Mwaba-Gurma et Evhé du Nord et du Sud du Togo, Albert de Surgy montre que la croyance en l’efficience du rituel sacrificiel résulte chez ces peuples d’une vision métaphysique de l’univers. Dès lors que le monde, humain et transcendant, apparaît comme peuplé de forces extraordinairement multiples, d’entités diverses qui sont impliquées dans la vie des hommes, le sacrifice est un acte qui contient en soi-même une dimension opératoire. Comme le remarque de Surgy « le sacrifice célèbre en effet un acte de fouille de la substance invisible du monde[…] ayant été accompli pour activer des germes d’événements dont on a souhaité l’apparition, ou pour modifier seulement leur mode d’activation »[1988 : 31]. C’est donc la conception dynamique d’une Nature qui n’est jamais neutre, qui incline à croire en l’efficience du sacrifice. Celui-ci permet à l’homme, dans ce dispositif d’un tout dont il est une composante essentielle, d’occuper une place médiane entre la déité absolue et les entités subalternes. C’est, d’ailleurs, sur ces dernières qu’il peut agir, à sa manière, par l’accomplissement du sacrifice comme lien positif ou négatif. Cette « activation », selon le mot d’Albert de Surgy, des entités supra humaines par le sacrifice est le moyen dont l’homme dispose pour participer à l’exercice et au jeu des puissances de la Nature, psychiques, spirituelles, visibles ou invisibles. Il peut obtenir la bienveillance des entités, les obliger, dans certains cas, à réorganiser harmonieusement l’ordre des phénomènes mentaux. Le sacrifice préserve l’ordre comme l’écrit encore de Surgy : « Le sacrifice nous apparaît ainsi comme une réaction obligatoire sous peine de dysfonctionnement de la machine cosmique se traduisant par des souffrances pouvant conduire à la mort, à des modifications, ardemment espérées par l’homme, du système naturel de programmation des événements[5] » (p.35). Il apparaît, dès lors, nécessaire de comprendre les fins du sacrifice.

            2 – Raisons et finalité du sacrifice

Par souci de clarté et d’intelligibilité de notre analyse – mais, somme toute, cette division de notre objet apparaît comme la forme générale et nécessaire de ce genre d’entreprise et qui évite l’arbitraire – il nous semble possible de classer en trois catégories les raisons de l’acte sacrificiel : d’abord, les raisons individuelles, ensuite, sociales et, enfin religieuses.

Les raisons individuelles de la nécessité du rite sacrificiel résultent du contexte social propre aux peuples subsahariens. Du fait qu’il s’agit généralement de sociétés à structure communautaire, un principe général et universel explique toutes les conduites, en l’occurrence, l’excédance de la présence de l’autre[6]. Dans ce contexte social, rien des entreprises de l’autre n’échappe au regard presque inquisiteur d’autrui, en ce sens que la vie tout entière se déroule sous l’inspection des uns et des autres. Dès lors, cette présence directe ou indirecte d’autrui dans la vie intime des individus – ce qui oblige à l’exposer constamment à la vue de tous – qu’un tel état de faits plaise ou non, conduit comme par nécessité au sentiment permanent de jalousie et donc d’insécurité pour l’intégrité de sa propre vie. Ce phénomène social incline les individus à nourrir des manifestation sourdes d’hostilité et à un état de conflit permanent.

Ainsi, l’individu est comme contraint d’aller consulter la prescience d’un devin avant tout entreprise. Ce peut être pour s’assurer de sa bonne santé, d’une potentielle maladie naturelle ou surnaturelle[7]. Or, la perception, la causalité, voire la dénomination de la maladie chez les peuples subsahariens, d’après Michèle Dacher, fait appel à un ensemble complexe de phénomènes psychologiques. Se fondant sur les catégories proposées en 1981 par deux auteurs, en l’occurrence, N. Zindzin et A.Zempleni, elle reprend à leur suite l’analyse suivante : « si l’on rassemble tous les cas de figure, le diagnostic de la maladie comporte au plus quatre opérations : la reconnaissance de l’état de maladie et son éventuelle nomination : de quelle maladie s’agit-il ? La perception ou seulement la représentation de sa cause instrumentale : comment est-elle survenue ? L’identification de l’agent qui en est responsable : qui ou quoi l’a produite ? La reconstitution de son origine : pourquoi est-elle survenue en ce moment et chez cet individu ? Dans notre terminologie, la cause est donc le moyen ou le mécanisme – empirique ou non – de l’engendrement de la maladie. L’agent est ce qui détient la force efficace qui la produit. L’origine est la conjoncture ou l’événement dont la constatation ou la reconstitution rendent intelligible l’irruption de la maladie dans la vie des individus »[1992 : 121]. En réalité, une telle interrogation complexe n’a pas lieu d’être, du moins, si le malade n’a pas toujours le loisir d’opérer cette analyse, on peut néanmoins admettre que ce dernier prend position par rapport à « l’identification de l’agent qui est responsable : qui ou quoi l’a produite ? ». Si le malade ne sait lui-même que confusément les raisons de son mal, la mission du devin qu’il va consulter consiste à l’aider dans cette quête. Il lui revient d’indiquer les sacrifices ou expiatoires ou propitiatoires en vue d’obtenir l’harmonie de sa situation par rapport aux forces surnaturelles qui concourent, avec la vigilance des ancêtres, aux conditions de vie et du mieux-vivre des individus.

Plusieurs autres motifs conduisent les pas du particulier chez le devin. Et nous retiendrons ici les plus ordinaires dans cet ensemble de contextes culturels. Le recours d’un individu aux services d’un prescient peut relever du désir d’obtenir un franc succès dans des examens ou concours, voire de l’efficacité dans son travail. Inversement, on peut faire appel à ses services pour trouver les moyens naturels et surnaturels de déstabiliser un adversaire, barrer la route à un concurrent dans le cas d’un objectif commun, voire l’éliminer physiquement. Il s’agit là de tentatives fort courantes. Mais, sans aller jusqu’à cet élan extrémiste, à ce désir mortifère, l’intense désir de procréation en cas d’infécondité de l’un ou de l’autre des conjoints, fait recourir à la science du devin qui indique les voies et moyens pour accéder à ce bonheur, ce qui, le plus souvent, passe par les rituels sacrificiels.

Dès lors, on comprend que Gaston A. M. Agbothon, en se fondant sur la réalités béninoises, en vienne à dresser un tableau général de l’essence des pratiques religieuses quotidiennes au Bénin. Mieux encore, il semble indiquer que l’attachement au cultuel religieux dit « animiste » est un fait socio-religieux ordinaire et universel en ce qu’il concerne toutes les catégories sociales et professionnelles. En tant tel, ce pan-cultuel ne doit pas donner lieu à un jugement de valeur de nature péjorative, comme le regard étranger a tendance à le faire, notamment le chrétien occidental. C’est en ce sens que cet auteur écrit : « L’on peut alors imaginer plus facilement pourquoi tous ces rites religieux et tout ce caractère « sacré » marquent chaque circonstance et chaque acte de la vie individuelle, familiale, tribale et même nationale moderne. L’ensemble de la population baigne dans cette atmosphère de sacré, depuis les vieilles tantes gardiennes… jusqu’aux hautes personnalités de l’Etat, le président de la République, ses ministres, ses députés. Tous vont consulter le bokonon (devin) et portent leurs amulettes, se conforment ainsi aux exigences et devoirs de « l’assurance -vie tranquille », expression humoristique bien trouvée par les jeunes intellectuels béninois, depuis 1960, pour expliquer cette nécessité de se « se protéger »… contre les contrariétés et ennuis de tous genres inhérents à leurs hautes fonctions et responsabilités. N’oublions tous les autres, depuis, par exemple, l’élève ou l’étudiant qui porte ses gris-gris et ingurgite ses poudres, pour mieux réussir à l’école, au lycée, à l’université…en passant par le bon chrétien qui, à côté de la messe, ne manquera pas d’aller en consultation chez le devin guérisseur… »[1997 : 62].

Les raisons sociales du sacrifice visent surtout, par le rituel, à consolider l’unité des membres de la communauté. Ainsi, chez les Lyéla, selon un de nos éminents instructeurs, les sacrifices annuels du Kwala ou autel du clan scellent l’unicité de la diversité que représentent tant les individus que les différentes grandes familles elles-mêmes. Parmi les analyses effectuées sur ce point, dans notre thèse de doctorat d’anthropologie, nous faisions remarquer que le sens et l'importance du sacrifice deviennent clairs. C'est du moins le point de vue de Joseph Bado de Sienkou : le sacrifice, fait-il remarquer, est quelque chose de meilleur que tout autre pour les raisons suivantes :

1°) Le sacrifice permet de connaître la pensée de Dieu (la volonté de Dieu à notre égard, celui du sujet humain, en général) ;

2°) Il est source de joie et procure le courage à quelqu'un dans son travail ;

3°) On peut faire un sacrifice pour demander la rémission de ses fautes à Dieu ou aux kila (esprits des ancêtres) ;

4°) Le sacrifice vise à remercier et à rendre grâce à Dieu, à le glorifier.

Pour souhaiter avoir quelque bien que ce soit, on fait des sacrifices sur l'autel du bois, c'est-à-dire au milieu de la brousse, de la colline, de l'eau. En ce sens, le sacrifice est un don de Dieu aux hommes. Il leur a enseigné à faire des sacrifices au cours des premiers âges de l'Humanité ; et, surtout à le faire en son nom, même si cela se fait par l'intermédiaire des puissances subalternes. Dès lors, par les sacrifices, on s'adresse moins à celles-ci qui sont des intermédiaires, qu'à Dieu lui-même, à la Terre, Mère génitrice, seule capable aussi de rendre surabondantes les récoltes, produits des cultures.

Cependant, le monde humain s'organise autour de l'existence possible des ancêtres d'un kwala . Ainsi en est-il de la fête du kwala  ou kwala gy sè . Selon un certain nombre de sources, autrefois, à la fin de chaque cycle annuel des saisons marqué par l'activité agricole, les anciens du kwala se réunissaient pour décider du jour de cette célébration communautaire. A cet effet, ils autorisaient le sacrificateur à ordonner la préparation du dolo (bière de mil) nécessaire à cette fête. Celle-ci a pour but de demander aux ancêtres la rémission des fautes et, aux uns et aux autres, le pardon des maux causés par les membres du kwala . Ce jour-là tout le monde doit s'efforcer d'être transparent.

Lorsque l'assemblée du kwala a pris place en étant assis à même la terre, en silence, le sacrificateur puise un peu de dolo dans un canari avec une petite calebasse. A celle-ci on adjoint un poulet. Il prie longuement pour la réparation des fautes, des souillures en tous genres des membres du kwala  tout en versant le dolo sur le kwala -yi à l'intention des ancêtres. Puis, il y immole le poulet. Après s'être débattu au sol, si celui-ci meurt sur le dos, c'est le signe manifeste et évident que le sacrifice a été agréé. Dans ce cas, tout le monde se détend aussitôt, se remet à causer, à rire et à plaisanter. Suite à ce sacrifice propitiatoire, le sacrificateur du kwala  demande alors à tous ses membres de se serrer la main. A ceux qui refusent ce geste fraternel, il leur ordonne de se mettre de côté, et dans certains cas, de s'éloigner de l'assemblée. De nouveau, il fait rasseoir tout le monde et procède encore à une longue litanie de prières. Celles-ci sont adressées directement à l'esprit des ancêtres et elles contiennent des souhaits souvent : la protection de la vie de tous les membres du clan ; la prospérité dans la production agricole ; le bonheur, la paix, la santé de chacun ; l'acquisition de nouvelles femmes et la naissance de nombreux enfants. Après avoir fait le tour des bienfaits nécessaires à l'épanouissement des membres du kwala , le sacrificateur donne des conseils de bonne conduite à tous les membres du clan en citant, en exemples, ceux qui se comportent socialement bien ou, pour les défunts, ceux qui ont vécu ainsi pendant longtemps avant de quitter ce monde[8]. Enfin, avec un peu de dolo, il bénit l'autel du kwala, c'est-à-dire celui des ancêtres du clan afin de donner la permission à l'assemblée d'en boire à son tour. Il en envoie à tous les anciens du kwala  qui n'ont pu participer à la cérémonie, soit en raison de leur âge, soit pour des raisons de santé. Il les informe, du même coup, de l'agrément du sacrifice par l'esprit des ancêtres, c'est-à-dire de la rémission des fautes des membres du clan.

S’agissant des raisons sociales du rite sacrificiel, Albert de Surgy parle aussi de « l’achèvement du sacrifice ». en ce sens qu’il unit les réalités humaines et supra humaines dans l’espace actuel des cérémonies sacrificielles. Et l’on puisse comprend qu’il puisse écrire qu’ « accomplir un sacrifice ne se borne pas à immoler des animaux et à verser des liquides en remboursement du risque assumé par une entité invisible ayant osé modifier les dispositions déjà prises par le créateur pour émettre les phénomènes. Il ne serait pas complet…sans le dépôt de nourritures sacrificielles puis sans consommation par les participants de nourriture et de boisson, mais également sans distribution protocolaire de parts de viande crue que chacun emporte ou fait emporter chez eux »[1988 : 49].

Ainsi, le sacrifice rassemble dans le partage alimentaire à la fois les puissances surnaturelles et les êtres humains. Il participe de la suspension, certes, provisoire, mais essentielle et salutaire des dissensions inter-humaines, de la singularité des essences propres aux unes et aux autres. Grâce au sacrifice, sous sa dimension sociale, il y a un creuset dans lequel les différences s’absorbent.

Enfin, les raisons religieuses du sacrifice sont à la fois individuelles et collectives. En effet, comme l’a fait remarqué Albert de Surgy, même si le sacrifice est accompli pour des motifs personnels, il n’en demeure pas moins que le résultat de son acte finit par rejaillir sur la collectivité elle-même dont il fait partie. En ce sens, le sacrifice qui donne lieu à un rituel sur l’autel d’une théurgie est une occasion de sceller l’union du particulier et du collectif par et dans l’objet sacré que représente cet autel. Cet auteur écrit même que le sacrifice accompli à l’initiative d’un individu « redonne vie à son corps spirituel, le purifie, l’alimente et désankylose son enveloppe. Il fortifie son adhésion au corps mystique tenu à sa disposition, lui ouvrant le droit d’en disposer ultérieurement pour venir en aide à toute personne de son choix. Enfin surtout il l’intellectualise et le fait progresser vers une illumination intégrale de son âme par l’Etre divin »[1995 : 225].

Une telle analyse conduit finalement à reconnaître que toutes les figures du sacrifice, chez les peuples subsahariens et, particulièrement, chez les Lyéla, concourent à maintenir le lien du champ humain à la transcendance. Cette transfiguration se fait par l’intermédiaire de toutes les entités qui saturent de leur présence, invisible aux yeux des sens ordinaires, tous les espaces, humain et surnaturel.

II – Les diverses figures du sacrifice

En réalité, les formes du sacrifice sont presque innombrables. En outre, elles varient suivant les zones cultuelles subsahariennes et les pratiques culturelles religieuses. Faute de pouvoir les nommer toutes dans l’économie d’une étude limitée comme celle-ci, nous nous en tiendrons aux formes les courantes.

            1 – Les éléments du sacrifice ordinaire

On peut classer les objets du sacrifices selon les catégories suivantes :

A – On trouve toute une série d’objets naturels qu’un devin peut recommander à son client de donner en offrande, soit à des nécessiteux comme les infirmes, les mendiants, soit à des personnes âgées aux cheveux blancs, soit à une mère de jumeaux ou de jumelles, voire à ces enfants eux-mêmes. Ce sont des vêtements, de façon générale. Lorsqu’il s’agit d’argent, c’est toujours de la petite monnaie.

B – La nourriture peut constituer un objet de sacrifice. Ce sont des galettes ou du tô (boule) de mil, du riz. Toutefois, ce qui est très courant, ce sont les noix de colas (rouges, ou blanches selon les nécessités du sacrifice).

C – L’une des formes, également courante du sacrifice, consiste en l’immolation d’espèces vivantes sur les autels des théurgies. Parmi celles-ci, on peut établir une catégorisation simple :

a) les volailles : poulets, coqs, poules, pintades, choisis suivant la couleur de leurs plumes rouges, noires, blanches, bigarrées, pailletées, cendrées etc. ;

b) les quadrupèdes : chèvres, boucs, brebis, mouton, béliers, et, exceptionnellement, en cas de péril de la mort d’un être humain, chiens ou chiennes (l’immolation du chien permet d’opérer une substitution de la vie humaine par celle de cet animal sur le plan de la réalité supra normale), chats ;

c) les bovins constituent un sacrifice extrême, gravissime qui nécessite la présence de la communauté du village. Ce genre d’acte sacrificiel est plutôt rare.

 

Chacun des éléments de ces sacrifices a une fonction bien précise qui varie aussi infiniment que les individus ou les motifs sacrificiels. Concernant le sacrifice du poulet d’élevage traditionnel[9], Albert de Surgy, qui a étudié l’usage qu’en font les peuples mwaba-gurma et évhé du Togo, donne l’analyse suivante concernant l’objet du sacrifice : « un véritable sacrifice est donc caractérisé par l’immolation d’un quadrupède (ou d’une volaille en tenant lieu), mais à ce quadrupède est toujours ajouté au minimum un poulet. L’immolation d’un seul poulet n’est prescrite qu’à titre d’offrande pour remercier d’une protection n’ayant pas nécessité de porter atteinte au monde de l’origine, pour honorer occasionnellement un ancêtre ou un cabl, ou pour calmer certains esprits.

La paire poulet-quadrupède, totalisant six pattes, est destinée à aller remplacer la puissance gardienne de la demeure divine qui a été délogé de son poste et par laquelle le nombre six est également mis en évidence.

Le poulet est de nature à célébrer l’accomplissement de l’acte du processus sacrificiel […]. Il n’est d’ailleurs pas désigné du nom vulgaire de poulet (kolk), mais est appelé pàtik (au pluriel) en tant qu’élément essentiel de l’opération (le pàti) »[1988 : 36].

            2 – Les raisons du sacrifice sanglant

Le sacrifice sur un autel quelconque est toujours sanglant. En effet, l’intervention des puissances surnaturelles exige comme compensation l’immolation d’une vie. Les sacrifices, outre les autels des théurgies, sont exécutés dans des lieux divers comme par exemple, la terre[10], les mares ou tous les genres d’étendues d’eau, les arbres, la colline du village, l’enclume, le bois etc. L’immolation d’un vivant, en l’occurrence, un animal, fait toujours appel à des causes métaphysiques. D’une part, dans son étude sur la religion des Bambaras du Mali, Germaine Dieterlen montre que ce genre de rituel sacrificiel oblige les forces spirituelles qu’une telle cérémonie est censée promouvoir. En d’autres termes, les sacrifices sanglants mettent en branle les mouvements des puissances surnaturelles qui sont elles-même des composantes invisibles, certes, mais réelles du monde. C’est en ce sens qu’on peut entendre ses remarques suivantes : « il y a sacrifice quand le sang de la victime coule sur une matière ou un objet contenant la force d’une puissance surnaturelle ou d’un ancêtre. Les paroles de la prière prononcée pendant la mise à mort consacrent la victime à la puissance qui vient, selon la croyance populaire se nourrir de sang. Dans le même temps, elles dirigent les forces de vie qui s’échappent du corps. L’âme[11], ni, est captée par l’autel et y sera conservée jusqu’à la résurrection. Son nyama… est également retenu par l’autel dont il augment les forces. La victime est ainsi entièrement vidée de ses principes spirituels car « tous les nyama sont dans le sang.

Dans tous les cas, le sacrifice institue un échange : celui qui sacrifie reçoit en retour une part des forces de celui qu’il prie. Le sang est porteur d’un élément actif, dangereux, qui est laissé sur l’autel »[1988 : 113-114].

D’autre part, cet échange que le sang de la victime permet entre hommes, les officiants et les postulants de l’acte sacrificiel, d’abord, et ensuite, entre ce champ de la réalité humaine et les théurgies, voire l’ensemble des puissances surnaturelles qui y collaborent ainsi, est confirmé par une autre source. En effet, Bernard Maupoil, dans son étude sur la géomancie au Bénin, remarque que le sacrifice sanglant fait appel à deux opérations différentes allant en sens inverse, mais essentiellement complémentaires. D’une part, ce genre de sacrifice permet l’expulsion du mal, en tant que rite de renvoi qui libère ainsi la communauté ou l’individu victime de ce mal. D’autre part, il rend possible l’établissement de rapports réciproques, de nature métaphysique, entre l’officiant et le divin. Sous ce dernier angle, le sacrifice sanglant apparaît comme un échange par le biais du sang de la victime. Maupoil précise même que les puissances surnaturelles qui ont besoin ainsi de se nourrir eux-mêmes vivent en fait de cet échange, voire dépendent des offrandes des hommes. C’est, du moins, suite à la question qu’il pose à son informateur sur ces besoins vitaux du divin, ce qu’il écrit dans son ouvrage : « pourquoi Fa et les vodu demandent-ils du sang ? Parce que le sang possède un ye, un principe immatériel, une force magique, que l’égorgement libère et achemine par des voies mystérieuses jusqu’à eux. Ye semble être ainsi la traduction du mot nago ace. Ce mot signifie également : ombre, incroyable, symbole et âme. On admet que Legba effectue le transport pour Fa…Le sang est ce qui a le plus de « force » dans l’ensemble de la création »[1943 : 334]. Si chez les Nago dont Maupoil a étudié les pratiques rituelles du sacrifice, « Fa aime le sang[12] » au point de constituer un phénomène évident qui rend toute interrogation inutile, on comprend que dans cette zone de l’Afrique subsaharienne ce genre de cérémonie revêt une importance si grande et si universelle. Car le sacrifice sanglant est omniprésent, voire incontournable quand il s’agit de cérémonie ayant une dimension sérieuse ou grave. En ce sens, les sacrifices banals et ordinaires, sous les figures du don, passent presque inaperçus malgré leur nombre considérable au quotidien.

III – Forme du don sacrificiel dans les pratiques musulmanes en zone sub-saharienne : enquête au Burkina Faso

Dans notre désir de pouvoir pénétrer les mystères des pratiques cultuelles de l’Afrique noire, le jeu de la psyché humaine avec les différentes sortes d’entités ou êtres supra naturels, nos séjours dans l’un des pays situés en zone sub-saharienne est toujours une occasion d’enquête et d’investigation en ce champ du savoir humain. Ainsi, au cours du mois de juillet 2002, nous avons effectué des recherches dans deux endroits différents du Burkina Faso : d’abord, à Aoréma près de Youba, dans le Yatenga ; puis à Bobo-Dioulasso.

A Aoréma, comme nous l’avons indiqué plus haut, on nous avait conseillé d’entrer en contact avec un jeune marabout, lui-même successeur d’un célèbre grand marabout, alors connu dans une large partie de ce pays pour son efficacité en tous genres de pratiques « maraboutiques » ou sorcellaires. Mais au moment de notre voyage en cette région , ce dernier venait de mourir. Au jeune marabout qui lui succédait, en l’occurrence, Monsieur Moussa Bagayo, nous avons posé la question sur l’utilité du sacrifice. Il se contenta de nous répondre que « les sacrifices sont bons, utiles et nécessaires ». Selon lui, ils réparent, voire conditionnent l’efficacité d’une action « maraboutique » d’un traitement thérapeutique et de l’action visant à la protection de l’âme, de la vie de ses clients ; de l’intégrité de leur corps contre des tentatives ennemies. Cette observation du marabout nous fit penser à des enquêtes similaires, objet d’un travail encore inédit. Dans les années 1988, nous écrivions alors : « Mais la question que je me suis toujours posée est de savoir comment le fait de parler sur des poulets ou d’autres animaux au nom de quelqu’un et de les offrir à des mendiants ou à quelques autres personnes malheureuses peut déclencher ce processus de positivité. Comme par enchantement, mon père sur le point de mourir, échappe aux dents et aux griffes des sorciers ; et ses propres esprits protecteurs (génies) gagnent un surcroît d’énergie pour le défendre du malheur et l’en tirer.

Certes, devant ma perplexité, Anoh Yapo Thomas avait osé cette explication « Les sacrifices sont des obstacles que l’on enlève du chemin de la vie d’un homme. La vie est parfois semblable à un homme face à une forêt dense. Cet homme, pour continuer sa route, doit se frayer une voie à travers les brousailles. A l’aide d’une machette, il coupe devant lui tout ce qui est susceptible de le gêner dans sa marche. Il me semble que les difficultés de notre vie, celles qui lui sont naturellement inhérentes et celles qui lui sont causées par l’action nocive des autres peuvent être ôtées, voire arrachées de cette manière. Les sacrifices que nous faisons sont comme des machettes qui coupent et enlèvent les obstacles. » Cet homme étant versé dans les sciences occultes, je me suis contenté de son explication, même si elle ne satisfaisait pas entièrement ma raison[13] ».

Comme Moussa Bagayo avait admis notre présence lors des séances de divination, après le départ de ses clients, il daigna nous expliquer quelques sacrifices qu’il avait recommandés à quelques-uns de faire. En voici des exemples :

« M. X souffre d’un mauvais sort qu’un de ses demi-frères, jaloux de ses succès scolaires, lui jeta depuis longtemps. Il noua toutes ses chances et lia sa destinée à l’insuccès dans une pratique « maraboutique » qu’il s’empressa d’enterrer dans une grande ville. Le temps passe, mais le sort colle à sa vie et lui cause beaucoup de désagréments. Pour le délier, je lui ai recommandé d’acheter un couteau neuf plus d’autres éléments complémentaires qu’il offrira à un mendiant aveugle le vendredi. Avant de les donner, il doit y prononcer les paroles de son cœur, c’est-à-dire y exprimer ses vœux afin de changer la nature de sa situation ».

« M. Y est en difficulté avec ses frères qui, grâce à des pratiques sorcellaires, veulent s’approprier l’amour de leur père à son détriment. N’étant pas lui-même sorcier, ni non plus son père, il ne peut s’en apercevoir. Il constate seulement des difficultés de communication avec son père. Pour annuler l’effet de la manipulation psychique dont il est victime et pour transformer la qualité de ses liens avec son père, je lui recommandai de faire le sacrifice suivant : il doit compter le nombre de ses frères et sœurs issus de mères différentes ; puis, acheter deux sortes de noix de colas, rouges et blanches, les premières correspondant au nombre des enfants de ses belles-mères[14], et les dernières à ses frères et sœurs utérins. Il offrira les rouges à un mendiant aveugle et les blanches à un mendiant aux cheveux blancs. Le sens de ce sacrifice consiste à fermer le cœur de son père envers ses demi-frères et sœurs qui l’avaient capturé par sorcellerie à leur avantage. Il va même convertir le cœur de leur père en l’ouvrant, avec une bonne disposition, à ses frères et sœurs utérins et à lui-même, voire les aider à vieillir au même titre que le mendiant en question. Si ce sacrifice est bien effectué, il suffit amplement par lui-même à arranger cette situation scabreuse pour cet homme. Mieux, le résultat sera immédiat. Beaucoup d’entre les marabouts s’en tiennent souvent à l’efficacité du sacrifice sans donc avoir besoin d’agir autrement pour arranger des situations. Ils voient ainsi les choses, mais ils n’ont pas envie d’en informer leurs clients auxquels ils exigent des compensations financières de travaux « maraboutiques » qu’ils ne feront pas, parce qu’il n’y a pas lieu de le faire ».

Il nous a semblé, en parcourant les pays de la zone sahélienne, que le recours courant aux rituels sacrificiels[15] a développé un système de mendicité qui devient lui-même une forme d’économie de survie. Plusieurs raisons rendent compte de son existence, voire de sa pérennité. Nous en retiendrons, ici, essentiellement deux. D’abord, en raison de la sécheresse qui frappe ces pays depuis au moins deux décennies, les efforts consommés à travailler sont souvent vains. Et comme les peuples de cette zone ne rejettent pas les infirmes, toutes sortes de handicapés en somme, on voit ces derniers affluer vers les villes. Ce sont surtout des handicapés physiques (estropiés, borgnes, aveugles etc.) qui, chaque jour parcourent les marchés, les établis, les lieux publics, même les bureaux de l’Administration, les commerces[16] de tous genres à la recherche de quelques pièces de CFA ou de quelque nourriture. Il en est de même des mères de jumeaux, triplés ou quintuplés etc. Les infirmes et les mendiants s’installent ainsi dans une sorte d’habitude, une forme de commodité de survie qui semble arranger les uns et les autres : ceux qui doivent effectuer des sacrifices suivant diverses figures de dons que nous avons examinées plus haut et ceux qui en sont les bénéficiaires. Un besoin, voire une dépendance mutuels s’installent. En principe, pour que le sacrifice ait un effet opératoire et atteigne ainsi son but assigné, l’objet offert (nourriture, vêtements, argent, toutes sortes de choses matérielles en somme) est destiné à un usage personnel du mendiant à celui de son entourage immédiat, les membres de sa famille, par exemple. En d’autres termes, aucun objet offert ne peut être échangé en vue de l’acquisition d’autres choses. Agir de la sorte revient à annuler l’effet escompté du sacrifice.

Ensuite, les écoles coraniques génèrent nécessairement la mendicité. En effet, les enfants et adolescents de ces institutions religieuses sont même appelés « mendiants » : ils doivent mendier pour survivre. Dans le cadre de leur formation aux principes de la religion musulmane, ou du moins, dans l’instruction coranique préparant certains d’entre eux à leur futur profession de marabouts, la mendicité est une étape obligée. Elle apparaît comme une ascèse, une école d’humilité devant Dieu, une formation humaine de qualité en ce qu’elle vise à combattre l’orgueil, le paraître, le narcissisme même.

Si l’on peut comprendre cette forme d’éducation ou d’instruction religieuse dans son principe, dans les faits, on peut émettre quelques réserves. En effet, pendant toute leur formation coranique, ces enfants et ces jeunes gens sont au service exclusif de leur maître instructeur. Ils ne bénéficient guère de beaucoup de loisirs entre les cours coraniques, les travaux domestiques du maître (service de l’eau, entretien et propreté de la cour du maître pour les filles, garde des troupeaux, travaux dans les champs pour les garçons[17]) et la nécessité de mendier. Outre le fait qu’ils se nourrissent essentiellement par ce moyen, ils doivent rapporter quelque chose des dons qu’ils reçoivent au maître. Ce peut être de l’argent, de la volaille (poulets, coqs, pintades etc.), des vêtements, une certaine quantité de nourriture, des céréales, voire parfois des ovins. Nous l’avons nous-mêmes remarqué chez un marabout dans le Sud-Ouest du Burkina Faso, plus précisément, dans la région de Tougan. Ces divers dons contribuent sensiblement à l’enrichissement des maîtres des écoles coraniques. Même si, par ailleurs, cette richesse est toujours éphémère en raison des devoirs quotidiens qui inclinent le marabout à distribuer cette richesse, sous quelque forme que ce soit, il n‘en demeure pas moins qu’elle peut être considérable selon la notoriété des maîtres et, inversement, du nombre des élèves.

Dès lors, on comprend qu’aujourd’hui, dans les grandes vielle, en particulier, cette forme de rite sacrificiel donne lieu à une perversion. En effet, lors de notre périple dans le Sud-Ouest du Burkina Faso, grâce à la complicité d’un ami, Monsieur Vincent Benon, nous avons pu nous en rendre compte nous-mêmes au grand marché de Bobo-Dioulasso. Cet homme devait alors faire un sacrifice d’un genre de beignets locaux. Il les acheta aux vendeuses en bordure de la route principale de la ville, Abidjan-Ouagadougou. Il en acquit même d’autres à titre de preuve. Il fit alors appeler quelques jeunes mendiants pour les leur offrir conformément aux usages en cours. Nous fîmes  semblant de nous éloigner et de nous cacher de leur vue. Aussitôt, nous les aperçûmes qui tractaient le prix des beignets offerts avec quelques vendeuses en bordure de la route, avec les mêmes commerçantes qui venaient de les vendre à mon ami. Ainsi, nous pûmes nous rendre compte de visu du fait que les dons offerts en guise de sacrifices étaient recyclés dans une sorte de circuit commercial presque clos : les  officiants achètent aux vendeuses des éléments en vue d’un sacrifice destinés à les soulager d’une douleur, à préparer supra naturellement les conditions d’efficacité d’un traitement, d’un acte leur permettant d’atteindre quelque bonheur etc. Ces objets sont offerts à des mendiants jugés nécessiteux et honnêtes, lesquels s’empressent de les revendre aux mêmes commerçantes en échange d’argent. Ce faisant, ces jeunes adolescents spécialistes de la revente des dons sacrificiels dénaturent complètement l’esprit de cette institution religieuse. En enlevant à ce rite sa sacralité et son efficience, ils rendent vains et onéreux tous les actes qui s’inscrivent dans l’esprit religieux du sacrifice. Celui-ci devient, dès lors, une banale affaire de commerce et d’argent.

Comme Monsieur Vincent Benon sait reconnaître les mendiants mercantiles des vrais, c’est-à-dire ceux qui sont le besoin et font un usage personnel des dons, il en fit quérir auxquels il offrit ses beignets en sacrifice.

 

Finalement, certaines pratiques « hénothéistes » africaines sub-saharienne ne résistent pas, elles aussi, à l’empire et à l’attrait de l’argent. C’est presque une devise humaine universelle : l’argent corrompt tout en transformant le point culminant du sacré en un vulgaire élément de consommation. L’argent tue le spirituel par son pouvoir inhérent de transmuter l’esprit, voire la raison humaine en un valet à son service exclusif. Ce qui conférait aux religions africaines sub-sahariennes leur « dynamisme » selon le mot d’Ernest Dammann trouve une limite dans la mutation de l’esprit religieux en cours. Cet auteur entend signifier que ce terme « dynamisme », le fait qu’il « exprime mieux que tout autre l’idée de force et d’action, essence de la notion de puissance »[1964 : 19]. Cette « force » ou cette « puissance » ne sont pas matérielles mais uniquement psychique. Elles s’inscrivent dans le jeu de relations supranaturelles. Mais, ce dernier peut-il s’accorder aujourd’hui avec l’esprit matérialiste en cours de transmutation, à cause de la fascination de l’argent dans les pays sub-sahariens ? L’amour de l’argent tuera-t-il un jour toute religion ?

Bibliographie

– Achkenazi De Janov, Jacob Ben Isaac : Le Commentaire sur la Torah, Verdier, coll. « Les Dix Paroles », Lagrasse (1987)

– Agbothon, A.M. Gaston : Cultures des peuples du Bénin, Présence africaine, Paris

– Bamony Pierre : L’assaut du diable in Sorcellerie et violence en Afrique noire  (Inédit)

                              – (2001) : Structure apparente, structure invisible : l’ambivalence des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso (Thèse de doctorat, nouveau régime, sous la Direction de Madame Suzanne Lallement, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand)

– Biardeau Madeleine : Clefs pour la pensée hindoue, Seghers, Paris ; (1972)

– Colloque de Cotonou 16-22 août 1970 (1972) : Les religions africaines comme sources de valeurs de civilisation , Présence Africaine, coll "Culture et Religions", Paris.

– Dacher Michèle (avec la collaboration de Suzanne Lallemand) : Prix des épouses, valeurs des sœurs, suivi de Représentation de la maladie. L’Harmattan, coll. « Connaissance des Hommes », Paris

– Dammann Ernest : Les Religions de l’Afrique, traduit par L. Jospin, Payot, Paris ; (1964)

– Dieterlen Germaine : Essai sur la religion Bambara, Institut de Sociologie et anthropologie sociale, Edition de l’Université de Bruxelles (1988)

Encyclopédie de la philosophie, (2002) La Pochothèque Garzanti, Librairie générale française, Paris

– Froelich J.C. : Animismes – Les religions païennes de l'Afrique de l'Ouest, Orante, Paris (1964)

– Griaule Marcel : Dieu D’eau, Entretiens avec Ogotemmêli, Fayard, Paris ; (1966)

– Kerhao J. et Bosquet A.: Sorciers, féticheurs et guérisseurs de la Côte d'Ivoire-Haute Volta ; Vigot Frères, Paris

– Maupoil Bernard : La géomancie à l’ancienne Côte des Esclaves, Institut d’ Ethnologie, Paris ; (1943)

– Rivière Claude : Introduction à l’anthropologie, Hachette, Paris ; (1995)

                              – (1997) : Socio-anthropologie des relgions, Armand Colin, Paris

– Surgy (de) Albert : De l’universalité d’une forme africaine du sacrifice,  CNRS, Paris ; (1988)

                              – (1995) : La voie des fétiches – Essai sur le fondement théorique et la perspective mystique des pratiques des féticheurs,è L’Harmattan, coll. « Connaissance des Hommes », Paris.

– Tauxier Louis : Le Noir du Soudan-Pays Mossi et gourounsi, Larose, Paris ; (1912).



[1] Cette conception du sacrifice n’est pas seulement valable pour les populations sahéliennes comme celles du Burkina Faso. Celles de la zone frestière la partagent également. Dans les années 1990, un prêtre des religions traditionnelles avait reconnu que le sacrifice est indispensable dans la résolution de problèmes liés à la destinée d’un individu. Ils servent à corriger les désordres, à réparer, à obtenir des arrangements.

[2] Ahura Mazdâ, le dieu omniscient. Cette religion véhicule une conception dualiste qui oppose le Asha,(la vérité, l’ordre rituel cosmique et social) à la dmg (le mensonge, l’ignorance des causes réelles, le désordre cosmique et social). Chaque sujet humain est condamné à choisir sa destinée en pensées, paroles et actes entre le asha et le dmg, la vérité ou le mensonge.

[3] On peut faire remarquer que cette métamorphose de la personnalité (psychique) humaine ne peut être qu’un acte de croyance pour autrui, lorsque celui est, en particulier, athée. En effet, il nous est impossible d’avoir accès en elle pour participer et pour pouvoir témoigner, du dehors, d’une telle transformation. Ce phénomène ne peut être que de l’ordre de l’expérience originale dont la beauté, telle qu’elle est vécue de l’intérieur, reste inaccessible. Dès lors, elle peut donner lieu à de l’incrédulité (hors soi) et à de la souffrance (en soi-même) par l’impuissance à se faire comprendre d’autrui.

[4] Nous verrons plus loin que les peuples subsahariens ont une conception assez semblable à celle-ci.

[5] Sur le plan politique, on retrouve le même souci d’agir supra-naturellement pour éviter les formes de désordre qui sont permanents autant dans le champ social et politique que dans celui de l’ordre de la Nature. C’est en ce sens que Claude Rivière, dans son Introduction à l’anthropologie, remarque ceci : « comme l’entropie guette l’ordre, de nombreux rituels ont pour but de lutter contre l’usure, par exemple en jouant le désordre pour établir l’ordre […] ou d’expulser du royaume la maladie et les catastrophes naturelles (rituels de purification),ou de ré-infuser dans la communauté le pouvoir mystique qu’elle tient du monde des ancêtres (rituels de prière et de sacrifices), ou d’intégrer davantage la communauté par un lien transcendants les intérêts et les conflits (rituels de commémoration) » [1995 : 102]. Ceci donne lieu, chez ces peuples, à une vie marquée en permanence par l’accomplissement des rituels. Mais ces derniers sont dominés par les rites sacrificiels.

[6] En réalité, et contrairement à l’idée fort répandue en Occident, y compris dans les milieux dits de la culture savante, un tel phénomène n’est pas propre aux seules sociétés à structure communautaire. La thèse défendue par beaucoup de sociologues et d’anthropologues selon laquelle il y aurait une évolution humaine, du point de vue de la psychologie sociale et individuelle, du communautaire à l’individuel, n’est pas universellement valable. Du moins, elle ne discrimine pas suffisamment les faits humains, en se contentant de taxinomie trop générale, comme celle-ci : sociétés dites évoluées et sociétés dites primitives. Cette classification sommaire traduit plutôt une complaisance en soi comme la conscience individuelle aime à s’enfermer dans l’auto admiration. Il faut dire que dans les grands ensembles humains (sociétés africaines, européennes, asiatiques, orientales etc.), on trouve diverses figures de composantes humaines, individualistes et/ ou communautaires. En chacune de celles-ci, il existe toujours la conjonction de ces deux formes, comme par exemple, en Italie contemporaine, en Espagne, en Grèce, en Israël, en France (réunion des familles).

[7] Il s’agit de maux causés par les maléfices du sorcier, du jeteur de mauvais sort, du marabout officiant dans le sens du mal, du prêtre théurgique. Michèle Dacher montre ainsi que « les Goins distinguent les maladies naturelles provoquées par une simples cause mécaniques, de celles dues à un agent identifiable par le devin et que l’on pourrait qualifier de maladie à étiologie socio-religieuse » [1992 : 123].

[8]Ces cérémonies ont tendance à disparaître des zones du Lyolo fortement influencées par la civilisation judéo-chrétienne. Quand elles subsistent encore, elles sont réduites au rang de manifestations symboliques, vidées de toute leur essence unitive sociale. Il faut aller assez loin de la zone de Réo pour en voir dans les petits villages encore réfractaires aux mutations culturelles contemporaines.

[9] Ces peuples n’utilisent jamais les poulets de production industrielle. Ils les considèrent généralement comme des poulets de Blancs destinés à la seule consommation ordinaire et donc impropres au rang des éléments sacrificiels sacrés.

[10] Dans son ethnographie générale, Lous Tauxier, sur Le Noir du Soudan, Mossi et Gourounsi, observe que chez les Nounoumas de l’ancienne Haute Volta, le sacrifice sanglant aux génies de la terre relève d’une raison essentielle. Selon lui, un tel « sacrifice est offert à la terre et à la brousse pour avoir une bonne récolte » [1912 : 190]

[11] Jacob Ben Isaac Achkenazi de Janov, dans son Commentaire sur la torah, parle aussi de l’âme des animaux. Et c’est la raison qui explique que Dieu interdise leur consommation à l’Homme : « L’homme ne doit pas manger de viande d’aucune créature, car les bêtes et le bétail ont une âme ; bien qu’elle soit différente de celle de l’homme, elle n’en est pas moins digne et respectable »[1987 : 44-45].

[12] Ogotemmêli, dans Dieu d’eau de Marcel Griaule insiste sur le fait que le sacrifice de sang permet au Lebe, c’est-à-dire au premier homme mort et ressuscité de venir s’abreuver de cette composante de la vie de l’animal. Aussi, dit-il « lorsqu’on égorge une victime sur l’autel de tête, c’est la force du crâne du premier homme et du Lebe qui remonte le sang et pénètre dans le foie »[1966 : 156]. Cette remarque explique la nécessité pour le mandant tout autant que pour le sacrifiant de consommer le foie de la victime. Ainsi, il se nourrit lui-même de la puissance surnaturelle qui y réside. Dès lors, reconnaît Ogotemmêli, « le foie plein de vertu revient au bénéficiaire du rite, au sacrifiant dont le propre foie se gonfle d’un flux revigorant. Par cette consommation, celui-ci assimile une part de la force des Nommo, fermant ainsi le circuit ouvert par la parole, laquelle provient justement de son foie » (p.125).

[13] L’assaut du diable, in Sorcellerie et violence en Afrique noire (1988, p.4-5)

[14] Elle sont appelées marâtres en raison de la dureté des traitements infligés aux enfants de leurs rivales quand elles en ont l’occasion.

[15] On trouve dans l’hindouisme une telle nécessité du sacrifice répandue à tous les niveaux de la vie. Le rite sacrificiel préside à toutes les entreprises individuelles, voire après la réalisation de celles-ci. Madeleine Biardeau y voit la raison essentielle dans la soumission de l’hindou en la croyance au malheur ou à la douleur liée au principe de la réincarnation. En effet, dans ses Clefs pour la pensée hindoue, elle écrit ceci : « l’homme est toujours mû par quelque désir, agit pour le réaliser. L’acte-karman-, et spécialement l’acte rituel-encore karman-,aboutit toujours à un résultat, et c’est le lien de l’acte et de son « fruit » qui constitue le tissu d’une vie individuelle… C’est ainsi que l’agir, et spécialement l’acte rituel, condamne l’homme( et les autre êtres vivants) à renaître et à re-mourir indéfiniment. La seule façon d’échapper à ce flux perpétuel – samsara – est de sortir de l’engrenage du karman… »[1972 : 34-35]. Soit l’on s’isole de la communauté des hommes où l’agir est permanent-telle est la voie choisie par les religieux dans le renoncement, l’ascèse- soit de devoir faire des cérémonies, des actes rituels sur les autels des dieux pour effacer l’effet de l’agir. Ainsi, l’hindou est condamné, pendant toute sa vie, à faire des sacrifices.

[16] La croyance veut qu’il est bon d’offrir quelque chose à un mendiant avant de commencer la journée. Cet acte peut être facteur de chance dans la vente.

[17] Comme l’accès à ces écoles est gratuit, les services exigés aux élèves est une manière pour le maître de se rétribuer.

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