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La double nature de l'État d'Israël

 

Si l’État Hébreu a un destin aussi difficile, cela tient probablement à ce que sa nature est complexe et par certains côtés hybride.

Pour développer notre analyse, il importe préalablement de préciser certaines notions relevant de la science politique, à commencer par la notion d’État, si chère à Herzl.

Car de deux choses l’une : ou bien l’on crée un État ou bien l’on s’appuie sur une sorte de continuum qui se situe à un niveau transétatique..

 

Qu’est-ce qu’un État ? C’est un cadre juridique contraignant qui, a priori, ne tient pas compte des origines de ses citoyens. C’est notamment une telle idée de l’État qui prévalait lors de la Révolution Française. On débouche d’ailleurs sur l’État Laïc, pour lequel toutes sortes de différences, religieuses, linguistiques et autres seraient non pertinentes. Ce qui permet à l’État de gérer des questions de minorités de tous ordres.

A l’opposé, nous avons dialectiquement un refus face à cet arbitraire de l’État et l’affirmation du primat de la race, de la langue, de la religion, autant de notions "objectives". Cela débouche sur le pangermanisme, le panarabisme etc. L’appartenance à un tel ensemble n’est plus celle, plus ou moins volontaire, du citoyen mais elle ne se "décrète" pas, elle est en quelque sorte donnée au départ.

Or, pour revenir à l’État d’Israël, il semble bien qu’il relève tout autant de ces deux logiques. Car le Foyer/État Juif, voulu par la Société des Nations puis par l’ONU se voulait à la fois État constitué par la décision d’une Assemblée et à la fois se présentait comme en quelque sorte panjudaique.

En tant qu’État, Israël n’a pas en effet à se justifier par autre chose que par la décision, nécessairement arbitraire, qui l’avait fait venir au monde. Mais à partir du moment où le dit État s’accorde un droit d’inventaire sur les composantes de sa population – volonté de maintenir un gouvernement majoritairement juif – il entre dans une autre logique de type ethnique.

A ce jeu là, Israël a été en butte à un certain nombre de déboires. En s’affirmant comme une État Juif, pour les Juifs, il induisait par là même la création d’un État arabe, sur le sol de Palestine. Panjudaïsme et panarabisme allaient ainsi se disputer ce petit État.

Nous avons donc affaire à un syncrétisme herzlien entre deux options peu ou prou complémentaires : Herzl, en effet, prône la création d’un État moderne....fondé sur une certaine homogénéité ethnico-religieuse (cf. notre ouvrage, Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Ed Ramkat, 2002). Mais très vite, sous le mandat britannique, va se poser la question de la "minorité" arabe, le mot devant être pris d’abord dans le sens d’un statut "mineur" au sein de ce Foyer Juif, vu que les arabes sont d’abord majoritaires, au sein de cet ensemble.

Le terme même de "Foyer Juif" (Jewish Home, dans la Déclaration Balfour de 1917) caractérise bien un tel projet en ce sens qu’il ne vise pas tant à gérer une situation de fait sur place telle qu’elle se présente mais entend gérer un problème qui se pose à l’échelle de l’Europe et de ses colonies et qui est celui de la diaspora juive. En ce sens, en effet, le Foyer Juif serait l’expression d’un panjudaïsme. Les Juifs désormais pourront rejoindre leurs frères déjà installés en Palestine, puisque c’est alors le nom que porte le futur État d’ Israël. On parle ainsi d’une "Agence Juive pour la Palestine." chargée de l’émigration.

Le passage du "Foyer Juif" de 1917/1920 à l’"État Juif" de 1947/1948 exprime une certaine dualité. Avec la création d’un État Juif, certes réduit à la portion congrue, et dont l’espace est considérablement réduit par rapport à la Palestine du mandat (cf. notre étude sur le Partage de la Palestine), on allait avoir affaire à un ensemble comprenant essentiellement des juifs et des musulmans, sauf à transférer ces derniers dans l’État arabe de Palestine voulu par l’ONU. D’où l’existence d’"arabes israéliens", citoyens de l’État d’Israël, le nom même d'Israël" choisi en 1948, lors de la Déclaration d’Indépendance – c’est à dire peuple juif – n’étant d’ailleurs guère compatible avec un projet proprement étatique.

En effet, il nous apparaît que ce qui fonde la légitimité d’un État, aussi arbitrairement constitué soit-il, c’est sa dimension laïque. Dès lors même qu’il se veut contrôler des populations diverses, il doit se situer au delà de ce qui les différencie. Et il est probable qu’Israël aurait mieux jugulé le nationalisme arabe environnant s’il avait mieux assumé son rôle d’État laïc comportant une population arabe, étant entendu, par ailleurs, qu’un tel État devait rester contrôlé, d’une manière ou d’une autre, par les Juifs puisque telle était sa raison d’être initiale, selon les termes mêmes de la résolution de l’ONU de novembre 1947.

La Guerre des Six Jours de juin 1967 allait évidemment compliquer encore plus les choses en plaçant sous autorité israélienne toute la Palestine du mandat. D’un certain point de vue, Israël avait quelque légitimité à réinvestir la Cisjordanie, du moins aux termes du Traité de Sèvres de 1920 qui attribuait au Foyer Juif toute la Palestine, tant à l’Ouest qu’à l’Est du Jourdain. Mais la façon dont l’État hébreu géra les "territoires occupés" fut assez déconcertante : d’une part unification de Jérusalem "reconquise", de l’autre une nouvelle population arabe que l’on ne chercha pas à intégrer et que l’on maintint dans un statut qui devait aboutir à la révolte de l’Intifada, au milieu des années Quatre-vingt.

Or, si Israël avait été un État laïc, il aurait pu "digérer" ce nouvel apport démographique assez inattendu et qui faisait pendant à l’apport du à l’Alya en provenance de diaspora. Il eut fallu probablement pour ce faire adopter une structure fédérale, ce qui est la meilleure formule pour annexer des territoires. Le problème, c’est qu'Israël est marqué par un jacobinisme exacerbé, caractérisé notamment par le scrutin proportionnel, sans circonscription et qui, au demeurant, aura conféré aux petites listes un poids disproportionné dans la vie politique du pays, un tel scrutin ne parvenant pas à creuser l’écart entre les grands partis en présence. .Or, ces petites listes étaient le plus souvent religieuses, ce qui allait d’autant compromettre le maintien ou le passage vers la laïcisation.

Que l’on comprenne bien notre pensée politique : il fallait choisir entre deux voies : celle de l’État laïc, pluri-ethnique, pluri-linguistique, pluri-religieux ou celle de l’État marqué par une homogénéité ethnico-religieuse qui impliquait soit le transfert de population soit la sécession des régions dont la population majoritaire n’était pas conforme avec la dite homogénéité et dans ce cas la prise de contrôle en 1967 de la Cisjordanie jordanienne ne pouvait qu’aboutir à des accusations d’apartheid. C’est alors qu'Israël aurait du basculer vers un État laïc, tout en affirmant que la Cisjordanie faisait bel et bien partie du territoire qui lui avait été octroyé par le Traité de Sèvres de 1920 et dont la Jordanie (la Transjordanie) avait déjà été détachée, à l’initiative des Britanniques. La victoire et la (re) conquête de 1967 aurait du conduire à une révision structurelle majeure qui n’a pas eu lieu et qui, au demeurant, constituait un dilemme du point de vue des idéaux herzliens considérant que les Juifs, en raison des vicissitudes de leur situation, ne seraient pas en paix dans un État qui ne serait pas le leur. On se serait alors acheminé vers une libanisation d’Israël, les Juifs jouant le rôle des Chrétiens. L’imagination politique n’était en tout cas pas au rendez-vous !

On ne saurait donc, dans ce cas là, être surpris que l’on aboutisse au retour à la sudétisation de 1947, voulue par l’ONU, dans un esprit qui rappelle étrangement celui des Accords de Munich, à peine dix ans plus tôt, accordant aux arabes, en sus de la Transjordanie déjà cédée, un nouvel État arabe, selon un plan de partage qui réduisait l’État Juif à peu de chose et qui maintenait même au sein du dit État Juif une présence arabe non négligeable.

Car, à bien y penser, le vrai scandale a bien eu lieu en 1947 et le vote de l’Assemblée Générale des Nations Unies nous paraît, rétrospectivement, inacceptable et en contradiction formelle avec l’esprit et la lettre du Traité de Sèvres de 1920. La solution proposée en 1947 mais déjà dans l’air depuis la fin des années Trente, est décidément marquée par l’esprit munichois.

Or, si en 1967, l’État d’Israël existait, ce n’était pas vraiment le cas vingt ans plus tôt et c’est donc les Britanniques qui imposèrent et firent accepter cette "solution" munichoise, et ce dans un contexte qui était celui des lendemains immédiats de la Shoah ! Des Britanniques qui, à la même époque, acceptaient la création d’un Pakistan, regroupant toute une partie de la population musulmane de l’Inde.

Sur ces entrefaites, en 1948, l’armée jordanienne prit possession de la Cisjordanie tout comme l’armée allemande avait pris possession des Sudétes, avec la bénédiction de la communauté internationale, ce qui conduisait, ipso facto, à une extension de l’espace vital de l’ensemble arabo-musulman environnant.

La chronologie est intéressante :

1917 – Déclaration Balfour

1920 – Texte entériné par le Traité de Sèvres et par la Société des Nations, prévoyant la mise en place d’un Foyer Juif sur la partie occidentale de la Palestine.

1921 – Emirat hachémite sur la Transjordanie (partie orientale de la Palestine du mandat) restant officiellement sous contrôle du Haut Commissaire en Palestine.

1938 – Accords de Munich et annexion des Sudétes

1947 – Plan de partage de la Palestine occidentale, adopté par l’ONU

1948 – Déclaration d’Indépendance de l’État d’Israël

1949 – Création du Royaume de Jordanie par la réunion de l’émirat hachémite et de la Cisjordanie.

1967 – Guerre des Six Jours. La Cisjordanie passe sous contrôle israélien

1993 – Accords d’Oslo prévoyant la création d’une Cisjordanie autonome, sous contrôle arabe. Cela sera suivi par la mise en place de l’Autorité palestinienne.

On voit ainsi les diverses oscillations qui se sont succédé tout au long du XXe siècle et qui ont abouti étrangement à ce que le mot même de Palestine qui désignait le lieu d’installation du Foyer Juif, dans les termes du Traité de Sèvres, soit désormais récupéré par le monde arabe..

Concluons : face au panarabisme que l’Angleterre ne cessa d’encourager dans sa lutte contre l’empire ottoman, au cours de la Première Guerre Mondiale, seul un État d’Israël laïc peut s’affirmer, dans le respect du Traité de Sèvres de 1920 et sur la base de la réalité politique générée par la Guerre des Six Jours en 1967. Quelles autres alternatives, en effet ? Un transfert massif de la population arabo-musulmane hors de la Palestine occidentale, c’est à dire de l’autre côté du Jourdain, dans cette Transjordanie dont la vocation initiale était précisément de constituer un pôle arabe en Palestine ? Un tel transfert semble désormais inconcevable, même s’il fut une réussite lors des accords gréco-turcs des années 1920. La création d’un État arabe palestinien en Cisjordanie ? Cela ne résoudrait pas pour autant la question des "arabes israéliens", quitte à "sudétiser", dans une prochaine étape, la Galilée ! Rappelons qu’en juin 1967 les armées arabes se préparaient à attaquer Israël alors que la Cisjordanie était sous contrôle.... jordanien. En tout état de cause, la décision de l’ONU de 1947 nous apparaît désormais comme inacceptable et "munichoise", l’idée d’un plan de partage de la Palestine Occidentale (du Jourdain à la Méditerranée) nous semble bien relever d’un esprit qui n’est plus admissible et qui en fait était marqué par un rejet des Traités qui avaient conclu la Première Guerre Mondiale, avec notamment la création de la Tchécoslovaquie (dont les Sudétes font partie), sur les ruines de l’Empire austro-hongrois et de la Palestine-Foyer Juif, sur celle de l’Empire Ottoman. Le Liban a échappé à une telle remise en question mais au prix d’une terrible guerre civile et d’une hégémonie syrienne, sans parler de la longue présence israélienne au Sud. Il est peut être encore temps de faire de même en Israël et de (re)penser les relations judéo-arabes en son sein, au lendemain de ce qu’il faudrait également appeler une guerre civile plutôt que de s’acheminer vers la partition.

JH – 11.09.02