Retrouver toutes les chroniques

Le communautarisme dans tous ses états

A l’heure où l’on célèbre l’Euro et l’Europe, il nous est difficile de comprendre cette frilosité qui règne, en France, dans les esprits à propos de l’idée de communautarisme, présentée, par trop souvent, comme un repoussoir. Qu’a-t-on sérieusement – notamment dans la Presse – à lui reprocher en ces heures de conflit “intercommunautaire” latent ou pas/plus vraiment latent entre juifs et musulmans ?

Croit-on, en effet, que la situation serait pire si une structuration communautaire plus élaborée existait ? À moins que le mot communautarisme, pour certains, soit carrément synonyme de conflit entre communautés... Pour tuer son chien, on l’accuse de la rage.

Essayons de cerner les raisons d’une telle hostilité de la part de certains, les catastrophes que ces Cassandres nous annoncent si l’on se prenait à vouloir assumer enfin la réalité sur le terrain de l’existence de communautés bien différentes les unes des autres.

Communautarisme s’opposerait à laïcité, serait aux antipodes de l’idéal laïc à moins que cela ne soit de l’idéal national. Est-ce que, en effet, on n’en est pas arrivé à dire laïc pour national, parce que le mot national ferait un peu ringard ? On est habitué à ce genre de tour de passe-passe consistant à remplacer du particulier (le national) par de l’universel (le laïc). Et comme on est désormais pleinement dans l’Union Européenne, en effet, il est tellement plus commode de parler de laïque pour exprimer ce qu’on ne peut plus dire avec “national” à moins que “laïc” soit la traduction en langage de la gauche de “national” en langage de la droite. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il s’agirait bien de la peur de voir la France se dissoudre. Et plutôt que d’exprimer la crainte que la France puisse se dissoudre au sein de l’Europe – ce qui ne serait pas intellectuellement correct – on projette cette angoisse, faute de mieux, sur le péril d’une implosion, de l’intérieur, d’où la phobie du communautarisme.

Or, comment ne pas voir que l’Europe est, dans son principe, viscéralement communautariste et que s’en prendre au communautarisme, c’est en vouloir à l’Europe. Pourquoi ne pas s’inspirer du modèle européen pour réguler les clivages socio-religieux qui traversent la France ? Parce que ce modèle, précisément, inquiète.

Nous avons dit, dans notre précédent éditorial, à quel point certaines populations refusaient les frontières, quelles qu’elles soient. Or, la communauté est bel et bien une délimitation au sein même de l’espace français. Pour certains, il est plus facile de se déclarer solidaires d'Israël ou de la Palestine que membres d’une communauté en France. Et cela signifie, selon nous, que faute de pouvoir, du fait de ce Surmoi laïciste, affirmer clairement son appartenance communautaire en France, on l’affirme ainsi par un biais. Autrement dit, s’il y avait mise en place d’un vrai communautarisme et non d’un communautarisme larvé comme c’est le cas présentement, les dérives identitaires vers le Proche Orient n’auraient pas lieu d’être car il ne s’agit là que de l’instrumentalisation d’une situation en tant qu'exutoire d’une situation française bloquée. En fait, l’appartenance à une communauté religieuse serait comme un jardin secret et cela du fait même du diktat laïc.

Il y a d’autres raisons, encore, à l’anti-communautarisme, ce sont les tensions intra-communautaires. De même que l’on peut aisément imaginer que l’on peut recruter nombre de partisans de l’Europe parmi les anti-monarchistes, qui pensent que l’Europe est susceptible de mettre fin à la domination des élites dynastiques et nobiliaires, de même, le fait de poser la nation française face à sa communauté d’appartenance pourrait dissimuler certains règlements de compte au sein de celle-ci, face à l’establishment communautaire. Il faut pour suivre une telle analyse prendre la mesure de l’histoire des communautés religieuses, des rivalités entre les vagues successives d’immigration, issues de régions parfois fort différentes. Est-ce que, pour tel juif d’Afrique du Nord, refuser ou rejeter le communautarisme religieux, ce n’est pas finalement ne pas être disposé à se retrouver avec des juifs polonais voire pour un juif tunisien aux côtés d’un juif algérien ? C’est que le communautarisme, lui-même, est un dépassement d’un certain nombre de clivages internes. Au fond, son communautarisme, à lui, est beaucoup plus restreint, il est partage d’un dialecte, d’une alimentation qui n’est pas commune à tous les membres de la même communauté religieuse qui apparaît dès lors comme un espace trop vaste. Paradoxe, à nouveau, que de préférer en conséquence un espace qui l’est évidemment encore bien plus, celui de la laïcité française.

Dès lors, le communautarisme tel que nous le préconisons apparaît comme un juste milieu. Il exige un rapprochement entre les différentes cultures ou sous-cultures qui composent chaque entité religieuse. Bien entendu, il faut s’attendre à ce que l’on vienne mettre en avant le fait que tout le monde n’est pas pratiquant, croyant. Mais là encore, de tels arguments ne font que dissimuler – mal – un refus d’appartenance communautaire.. Le religieux, pour nous, n’est nullement réductible au cultuel, il est lié à une Histoire à la fois au niveau universel et au niveau national, dans le pays où la communauté s’affirme et dans le respect des différentes strates “temporelles” (cf. notre étude sur le dialogue judéo-arabe sur ce site). Nous avons, dans un autre texte (en réponse à la “nouvelle judéophobie” de P. A. Taguieff, sur ce site) développé le concept de CRF, de communauté religieuse (à la ) française.

On voit mal en quoi le fait que la société française s’articule autour des grands pôles religieux (avec tout ce que cela recouvre sur d’autres plans, linguistique, ethnique) serait une catastrophe pour une France insérée dans l’Union Européenne, comme c’est le cas. Qu’il faille reconnaître qu’il existe des minorités religieuses face à la majorité religieuse, catholique, celle qui notamment fixe la plupart des fêtes chômées que nous respectons tous, quelle que soit notre confession alors que les fêtes propres aux minorités ne s’imposent pas à tous, c’est là en effet une réalité à assumer. Mais avouons que nous préférons encore parler de catholiques face à des juifs ou à des musulmans que de “français” face à des juifs ou à des musulmans....

Rappelons quand même qu’au XIXe siècle, la laïcité posait bel et bien en arrière plan l’existence d’une forte communauté catholique. Dès lors, ce communautarisme que nous proposons n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît pour une majorité qui, de fait, plutôt que de se dire catholique n’hésite pas à se dire, tout simplement, française. Là encore, on joue avec les mots, on en emploie un pour un autre.

Oui, le communautarisme tel que nous le proposons mettrait fin à ce clivage entre français et immigrés pour le resituer sur le terrain inter religieux. Non pas que le problème de l’immigration doive être évacué mais il doit se poser au sein de chacune des communautés religieuses, non au niveau national.

Entendons par là que la question de l’immigration ne doit pas interférer avec le dialogue inter-communautaire et doit se cantonner au niveau intra-communautaire. Ce qui signifie une politique d’accueil de l’immigration à la charge des instances communautaires et non de l’Etat, une forme de décentralisation. Certes, nous l’avons dit, les tensions intracommunautaires ne manquent pas dès lors qu’au sein d’une même communauté, il y a une grande diversité des origines et des (non) pratiques..

Mais on ne peut pas à la fois refuser une certaine organisation interne des communautés et affirmer qu’on est juif français par exemple, assumant l’héritage séculaire du judaïsme français. On ne peut pas ignorer que, qu’on le veuille ou non, on ne peut pas demander aux membres d’autres communautés de faire la différence entre tel et tel juif, tel ou tel musulman. On sait très bien qu’il existe, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, des dynamiques communautaires qui n’entrent pas dans les détails ; il importe donc de gérer ce phénomène et non pas de le refouler.

Dans notre précédent éditorial – la perte des frontières- nous mettions en garde contre certains amalgames et notamment en ce qui concerne le rapport de certaines communautés religieuses françaises avec la situation au Proche Orient. L’intérêt de l’institutionalisation des communautés religieuses – pourquoi pas dans la Constitution de la Ve République ? – serait  en fait d’éviter de tels dérapages dont on a vu qu’ils étaient largement liés à une mauvaise gestion du communautarisme en France.

Car ce qui rapproche ces communautés les unes des autres, c’est précisément la France. Plus ces communautés affirmeront leur identité, dans un processus que l’on pourrait, si l’on veut, qualifier de centrifuge, plus la conscience d’une communion à l’échelle de la France – processus centripète – ira de soi et cela en raison même d’une culturalité de fait, qui ne relève pas du fantasme mais du brassage permanent entre ces communautés, dans la vie de la Cité car n’oublions pas que le communautarisme religieux n’obéit à aucun clivage géographique, il ne s’agit pas d’installer les juifs dans telle région et les musulmans dans une autre et de réserver Paris aux catholiques. Le communautarisme religieux n’est nullement incompatible avec l’idée de communauté nationale, il ne fait que la réguler et l’organiser en prenant en compte un certain nombre de pesanteurs sociologiques et historiques incontournables. Parler de ghettoïsation à propos du communautarisme religieux est parfaitement inacceptable !

En tout état de cause, ce communautarisme religieux existe bel et bien, il se manifeste qu’on le veuille ou non, actuellement. Mais c’est là un communautarisme sauvage. Et il est étrange que d’aucuns préfèrent cette espèce de furie incontrôlée, d’ubris pour parler grec, d’ébriété à une approche raisonnée. Il n’y a là rien d’étonnant, ce qui est refoulé ne pouvant souvent se manifester que dans des situations extrêmes qui font sauter les noeuds névrotiques. Les récents événements témoignent de la prégnance du communautarisme et il serait donc mal venu qu’au moment même où nous en subissons les effets de plein fouet, on vienne nous dire que le communautarisme n’a pas lieu d’être comme si au paroxysme des contradictions et des écartèlements, il fallait affirmer, en raison d’un sentiment de culpabilité face à une laïcité ainsi bafouée – ou que l’on croit telle – leur non existence.

Il n’est pas question, pour nous, de prôner un communautarisme des seules minorités religieuses mais de souhaiter un communautarisme intégral qui engage chaque citoyen français par rapport à son Histoire à la fois collective et spécifique. Il n’est pas question d’affirmer que chaque communauté pèse du même poids au sein de la maison France, qu’elle participe à la bonne gestion de la Cité. La communauté religieuse, c’est en fait la mise en oeuvre d’une Fraternité, qui fasse pendant aux valeurs d’égalité et de liberté.

Il est temps de repenser ce triptyque révolutionnaire : égalité de droits au niveau individuel, liberté pour la nation de se donner le régime qu’elle souhaite, fraternité au sein de la communauté religieuse  et qui d’ailleurs, au demeurant, nous relie avec nos frères, partout dans le monde mais aussi dans l’hexagone, invités certes à nous rejoindre s’ils le veulent individuellement, à émigrer vers la France, tant juifs que musulmans ou chrétiens. Mais en sachant qu’en tant que communauté religieuse de France, nous ne saurions collectivement nous associer au destin de ressortissants d’une autre nation et qu’en aucun cas les conflits se situant à l’étranger ne sauraient compromettre la qualité des relations intercommunautaires en France. Il serait bon , d’ailleurs, qu’en Israël, on apprenne aussi à régler la cohabitation entre communautés religieuses, chrétienne, juive, musulmane. C’est l’échec de cette gestion- et ce déjà sous le mandat britannique, dans l’Entre deux guerres et pendant la Seconde Guerre Mondiale – qui a pourri la situation en Palestine/Israël. On ne saurait oublier en effet que les Britanniques ne semblent avoir été capables de gérer cette diversité religieuse, que l’on songe à la partition de l’Inde, qui donna naissance au Pakistan musulman, au moment même où l’on parlait de la partition de la Palestine entre un État arabe et un État juif, avec tout ce que cela impliquait de transferts de population.

Il est peut-être encore temps – pourquoi pas ? – de repenser la situation, dans l’ex Palestine du mandat, à une solution fondée sur la cohabitation de communautés religieuses, sans que cela mette en péril la spécificité d’un État voué à accorder aux juifs une position majoritaire dont ils ne jouissent nulle part ailleurs, ce qui n’est le cas ni des musulmans ni des catholiques, des protestants ou des orthodoxes dont nombre de communautés dans le monde sont majoritaires dans les pays où elles se trouvent. Encore que pour notre part, nous pensions que les juifs n’ont pas vraiment besoin de cela ( voir notre étude sur ce site, les Juifs bâtisseurs du temps). Rappelons les revendications des Hébreux s’adressant à Samuel : “donne-nous un roi comme en ont les autres nations”..

Jacques Halbronn – 9 Avril 2002

Lierre & Coudrier Éditeur

© Paris 1997

La Paguère
31230 Mauvezin de l'Isle
France
[email protected]