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Le but du jeu

Un extra-terrestre qui arriverait, par les temps qui courent, sur notre planète et qui lirait les manchettes des journaux pourrait avoir le sentiment que l’Humanité est victime de guerres innombrables, tant les affrontements tendent à se multiplier. Il mettrait probablement un certain temps avant de s’apercevoir qu’il est question d’expédier un ballon dans une cage mais il lui faudrait encore apprécier les implications réelles d’une telle pratique sur le destin des nations en présence.

Le football permettrait-il, serait amené à se demander notre Martien, de décider de l’hégémonie d’un peuple sur un autre pour les quatre années à venir. Comme, par ailleurs, il est question en France d’élections pour déterminer, au bout du compte, si l’on garde ou non le Premier Ministre actuel, il y aurait risque qu’il fasse le lien entre les difficultés de l’équipe de France face au Sénégal et à l’Uruguay, les inquiétudes face à l’affrontement avec le Danemark et le marasme politique dans le pays. D’ailleurs, on pourrait en effet s’interroger pour savoir si le mode d’élection en vigueur n’est pas aussi aléatoire qu’un match de foot, tant les Français semblent peu maîtriser les effets de leurs votes et se perdre dans leurs combinaisons et leurs calculs..

Au demeurant, dans les deux cas, ne s’agit-il pas de faire entrer un objet dans une boîte – les buts ou l’urne ? Tant de buts, tant de voix ! Dans les deux cas, d’ailleurs, la partie se joue en deux tours avec une mi-temps. Deux semaines pour l’élection présidentielle, une semaine seulement pour les élections législatives.

On observera en outre que si le match a lieu entre deux équipes, au sein de chaque équipe, il y a aussi une compétition pour savoir qui va jouer sur le terrain et qui va marquer, d’autant que parmi les protagonistes, il y a des exclus pour une période plus ou moins longue et des blessés plus ou moins prompts à se rétablir.

Il est probable cependant que de tels enjeux ne soient pas totalement étrangers à notre E. T. , bardé, on peut le supposer, d’un minimum de technologie pour être arrivé jusqu’à nous. Car faire entrer un objet quelque part est un acte essentiel à toute forme de progrès.

Est-ce qu’en effet la technologie ne relève pas, largement, d’une problématique d'emboîtement, c’est à dire qu’une pièce doit s’intriquer dans une autre ? Ainsi, le goal encaissé serait une expression parmi d’autres d’une exigence de pénétration. Comme une clef qui tourne dans la serrure, comme une carte de crédit dans la fente d’un appareil. La technologie est bel et bien une histoire de fentes !

En ce sens, nos cartes magnétiques – qui ne sont jamais que des clefs – ne seraient autres que des phallus face à une mécanique, une machinerie, féminine. Ce qu’il y a de génial dans le foot ball, c’est précisément cette fente que sont les buts. Cette cage avec ses filets, c’est la fin – dans tous les sens du terme – le but – dans tous les sens du terme également – de la course, c’est l’éjaculation à la fois comme tension et relâchement Et quelle frustration, pour le public-voyeur quand aucun but n’est marqué, encaissé ! Le but, c’est aussi le bouton sur lequel on appuie, que l’ on pousse, pour déclencher un processus...

Et de fait, ce mot but est riche sur le plan sémantique .On a tendance à l’oublier. Ne pas marquer de but, c’est bien ne pas avoir atteint son but. Mais ce but, il est situé chez l’autre, dans l’autre camp, il est donc l’expression par excellence de la dualité. Marquer un but, c’est trouver, percer, le code de la machine (un numéro de portable, un e mail etc), traverser sa ligne de défense, tromper le gardien (du seuil). Encore faut-il que la défense ne fasse pas n’importe quoi, sinon c’est le penalty, la punition qui débouche presque toujours sur ce but que l’on avait voulu justement éviter ou encore c’est le corner, qui sanctionne également une maladresse des défenseurs et qui n’est souvent qu’un sursis.

On aura remarqué le parallèle que nous esquissons entre la machine et la femme et d’ailleurs on ne peut s’empêcher de comparer ces joueurs qui tournent autour du but à des spermatozoïdes se disputant pour pénétrer l’ovule. Question : est-ce la machine qui a été créée à l’image de la femme ou y a-t-il un modèle sous jacent commun à la machine et à la femme ?

Le rapprochement est d’autant plus frappant que, comme on l’a vu, on ne peut pas marquer n’importe comment, en bousculant la défense – au risque d’un coup franc et autres pénalités ou en se servant de ses mains, ce qui est réservé au seul gardien. D’un côté les pieds, chez les attaquants, de l’autre les mains, pour le gardien. Il y a là tout un art de la conquête galante, bien codifié. Le but parfait est celui où le gardien ne touche même pas la balle et qui arrive directement dans les filets par un shoot suprême et imparable, dans la lucarne, sans jamais toucher les poteaux, c’est à dire les parois de la cage. La corrida n’est pas autre chose avec ses banderilles, puis cette épée qui s’enfonce dans le corps de la bête comme dans du beurre, faisant jaillir le sang. Et les applaudissements qui suivent sont le résultat de cet accomplissement.

En tout état de cause, disions-nous, le football n’obéirait pas à une autre logique que celle qui gère nos rapports à la machine, à la maison, à la voiture, dont on ouvre la porte, étroite.. Et, pour les hommes, en sus, à la femme.

Le gardien de but, en revanche, quand il dégage, ne vise pas le but adverse, il expulse la balle au loin dans un mouvement qui évoque, cette fois, l’enfant qui sort, qui s’extrait, du ventre de sa mère.

Entendons-nous bien, la machine n’est nullement chose nouvelle, liée à quelque révolution industrielle, l’homme a toujours disposé de machines, de prolongements de lui-même, lui épargnant l’effort ou en en démultipliant les effets. Que l’on songe au tir à l’arc ! Et l’acte de procréation n’est pas sans évoquer, on l’a dit, à plus d’un titre, celui qui nous permet de déclencher l’action d’une machine.

La machine est au départ, on le voit dans les fouilles préhistoriques, un contenant, un support, un récipient, une amphore, une boîte, qui exige un couvercle mais on a remplacé depuis longtemps le couvercle par la serrure, par la fente, à l’instar du corps de la femme. L’homme impuissant, c’est celui dont le sexe ne peut pas/plus fendre.

La main est une sorte de sexe, elle en a les mêmes facultés amplifiées, chaque doigt étant en quelque sorte un phallus et l’on sait quel rôle d’ailleurs les mains sont susceptibles de jouer dans les relations sexuelles, en particulier dans les rapports homosexuels entre les femmes, dépourvues de phallus.

C’est la main qui, de fait, gère nos rapports à la machine, le sexe n’ayant plus qu’une fonction limitée, spécialisée. On passe facilement des mains aux pieds et nos pied ne différent de nos mains que parce que nous sommes devenus plantigrades. On retrouve le football ! Le pied-phallus face à la cage–vagin. Un jeu, au demeurant, resté très masculin et en l'occurrence les acteurs de cette coupe du monde sont bel et bien tous des hommes. L’élément féminin y est cependant symbolisé par la cage dont le rôle est absolument central puisque seul compte, en définitive, le nombre de ballons qui y seront entrés.

Le ballon, lui-même, est une machine, qui vient prolonger le pied, lui-même démultiplication du phallus. Or, c’est le ballon, propulsé et non expulsé, qui entre dans les buts, non le joueur. Rencontre entre un ballon et une cage comme si les hommes étaient en trop ! Mais si le ballon est l’homme, la cage est la femme.

Ce qui frappe, dans le foot, c’est que finalement seuls comptent les buts, perception extrêmement réductrice. On ne comptabilise que les fois où le ballon est entré dans les buts alors qu’en 90 minutes, parfois, aucun but n’est marqué, comme ce fut le cas, ces derniers jours, entre la France et l’Uruguay, est-ce à dire que le jeu fut, dans tous les sens du terme, nul ?

Or, c’est cet appauvrissement, ce score, qui fait du football un sport universel comme si deux parties se concluant sur le même score appartenaient à la même catégorie. On attend les chercheurs qui nous démontreraient que ce critère est pertinent. Est-ce qu’un tel décalage n’est pas celui qui sépare, précisément, l’homme de la machine sinon l’homme de la femme ?

Le football apparaît comme un sport du quantifiable, du chiffre comme d’ailleurs le vote, qui implique des pourcentages, où l’on met un bulletin dans ce vase qu’est l’urne. Or, qu’est-ce que la démocratie, sinon ce culte de l’urne, de cette machine à fabriquer un vainqueur et à éliminer les autres ? On parle aussi de l’onction du suffrage universel alors que Christ, terme grec, signifie Messie, terme hébraïque, c’est à dire, en français, oint.

Or, force est de reconnaître que l’Humanité, en ce qu’elle a de plus noble, ne se réduit pas ainsi. Et dès lors on peut se demander si le foot ne relèverait pas d’une contre-culture, bafouant les valeurs d’une élite intellectuelle, artistique en lui opposant une logique quantitative qui a le mérite de la simplicité mais qui annonce la suprématie de la machine dans tous ses aspects et manifestations. Cette machine créature de l’homme mais qui pourrait bien le dépasser.

En ce sens, rien ne serait plus beau qu’un match nul, sans buts ; en ce sens qu’il ne passe pas les fourches Caudines du score, qu’il est insaisissable au regard des panneaux d’affichage. Un match gratuit, non identifiable. Un peu comme un rapport sexuel sans éjaculation peut apparaître comme l’expression la plus haute du coït.

En 1998, la France emporta la Coupe du monde de football – avec ce trois-zéro de légende contre le Brésil – et on parla d’une équipe black, blanc, beur, triomphe de la laïcité à la française. La France était alors, pour la troisième fois, en plein dans les délices de la cohabitation, résultat des urnes.

Tout se passe comme si notre humanité s’était résignée à parler le langage de la machine et ce n’est probablement pas par hasard que la révolution industrielle a commencé dans le pays qui pratiqua le premier un certain mode d’élection, l’Angleterre. Or, on voit bien que nous sommes là en présence d’une pseudo-rationnalité – au même titre que l’astrologie qui prétend mettre la personnalité en équation – au caractère éminemment aléatoire. C’est là toute l’opposition entre science et technique, cette dernière ne s’occupant pas du fond des choses.

Certes, il est probablement bon que de temps à autre l’Humanité se laisse aller à cette contre-culture, à ces saturnales qui font la part belle à la machine-esclave. Et ce d’autant que cela n’entraîne guère, à terme, de conséquences. Il en est en revanche autrement pour les élections à des postes de responsabilité, où le vote d’ailleurs passe encore parfois par le recours à des boules blanches ou noires (d’où l’expression blackboulé qui signifie rejeté à la suite d’un vote).

Jacques Halbronn le 09 juin 2002

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