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Parution originale in « Psyché, Revue
Internationale de Psychanalyse et des Sciences de l’Homme », N° 8, juin
1947. Tous droits réservés
Maryse Choisy
Ce qui
« caractérise la psychanalyse en tant que science, c'est moins la matière
sur laquelle elle travaille que la technique dont elle se sert. On peut, sans
faire violence à sa nature, l'appliquer aussi bien à l'histoire de la
civilisation, à la science des religions et à la mythologie qu'à la théorie des
névroses. Son seul but et sa seule contribution consistent à découvrir
l'inconscient dans la vie psychique. »[1] Aujourd'hui nous tenterons
de suivre le fil secret des mythes. Et d'abord
qu'est-ce qu'un mythe ? D'où vient la chaleur qui s'en dégage ? Pour répondre à
ces questions essentielles il faudrait d'abord examiner les éléments du mythe :
les symboles. Quel psychanalyste n'a été frappé par la merveilleuse imbrication
des conflits infantiles dans les grands archétypes de l'histoire humaine ? Les
mêmes symboles qui troublent nos rêves dorment' quelque part dans la mémoire
cosmique. Ce langage imagé est le seul dont l'inconscient dispose. Qui sait s'il ne remonte
pas au-delà du pithécanthrope ? Les quelques expériences faites sur les
dons artistiques des chimpanzés le donneraient à supposer : « L'un des
singes voulant reproduire la chambre dans laquelle il était enfermé a dessiné à
grands traits la note dominante de cette pièce, c'est-à-dire la fenêtre. Un
autre voulant figurer son gardien, s'est borné | à tracer un œil vigilant moulé
sur une tige sans importance. »[2] Comment mieux expliquer
que la chambre, c'est d'abord la fenêtre par où l'on peut sauter, que le
gardien, c'est le regard gênant qui empêche de fuir ? Le symbole est une action
virtuelle ou un obstacle à cette action. Il porte en lui tout son sens
biologique et son dynamisme. Des milliers d'années le séparent du verbalisme actuel. Le symbolisme fait partie
de la vie psychique inconsciente. C'est la « langue fondamentale ».
Ce véritable espéranto est un legs phylogénique. « Contrairement aux
représentations des rêves qui, elles, sont variées, les interprétations des symboles sont on ne peut plus monotones »[3].
Et les condensations d'un Picasso sont plus proches du schéma dynamique
de cet œil sur un bâton, dessiné par les chimpanzés, que de la peinture artificielle et rationalisée. Freud, le premier,
déchiffra la réalité intérieure derrière les images du rêve. C'est là une de
ses plus intéressantes décou- vertes. Combien pourtant l'ont taxée de
« littérature » ! Combien ont crié à l'arbitraire pour n'avoir
pas su l'assimiler ! « Des critiques bienveillants nous assurent qu'ils
seraient prêts » à accepter nos thèses
si nous voulions bien renoncer à ce malheureux symbolisme. Hélas, il est
à la base de tout. Et il est si peu arbitraire qu'il est affaire de
constatation, je dirais presque de statistique. Le symbole est en effet un
autre nom de l'association que personne ne conteste. Il sous-entend simplement en plus
que des réactions affectives analogues se répètent à l'égard des objets associés. En d'autres termes, la théorie du symbole revient à
substituer à l'association des idées une association des tendances. En outre
elle ne se contente pas comme l'ancienne psychologie à tracer un cadre
théorique mais elle décrit déjà certains de ces groupes associatifs concrets,
particulièrement fixes. »[4] Le symbole repose donc sur
des associations. Tout se passe comme si les éléments liés dans un de ces
symboles collectifs et qui correspondent en tous points aux éléments d'une
association individuelle, avaient besoin pour s'éveiller dans la mémoire
cosmique de revivre dans l'expérience de chaque enfant. Le symbole éternel
renforce l'association particulière. L'association particulière le confirme. On songe au vieux dicton
hermétique : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. » Et
pourquoi après tout une réalité changerait-elle en s'incarnant dans un bébé,
puisque les causes qui l'ont engendrée
subsistent encore ? Mais la psychanalyse est
d'abord une science d'observation. Chaque
théorie doit se sustenter de faits concrets. Précisément les exemples
cliniques abondent dans ce domaine. Pfister[5]
cite le cas d'un petit garçon qui à deux ans rêve d'un ours. Il en a
terriblement peur. Une analyse montre clairement que cet ours n'est pas autre
chose que l'image du père. Le père est barbu, poilu. De plus il effraie
l'enfant avec un petit ours de bronze.
L'association paraît simple. Mais voici qui l'est
moins. C'est que précisément l'association ours = père appartient au fonds
collectif et se retrouve dans divers folklores. Coïncidence ? Allons donc !
Trop fréquentes, ces sortes de coïncidences ! Le hasard a bon dos. Pourquoi
rêver d'un ours plutôt que d'un martinet ? Lui aussi s'associe avec un père
sévère. Chez le sujet de Pfister le symbole universel s'est cristallisé à
l'occasion du petit ours de bronze. Baudouin[6]
montre également comment chez Victor Hugo, par exemple, les symboles collectifs : aigle = père et empereur = père
viennent renforcer son association particulière qui pose l'équivalence de son propre père, général de l'Empire, de
l'aigle impérial et de Napoléon. A chaque instant
l'imagination enfantine recrée les mythes ancestraux.
Comment ne pas invoquer ici cette fixation héréditaire de certaines
associations si chère déjà à Darwin ? Freud ne postule pas davantage lorsqu'il
replace le complexe d'Œdipe dans son atmosphère de totémisme. Mais la théorie jungienne
sur le mythe se rapproche davantage des
philosophies gestaltistes. La libre activité de la fantaisie telle qu'elle s'exerce dans les rêves, les
visions, les méditations, produit des formes qui apparaissent comme des
motifs caractéristiques. C.-G. Jung mentionne les régulateurs essentiels : le
multiple chaotique et l'ordre, la dualité, l'opposition du clair et du sombre,
du haut et du bas, de la droite et de la gauche, l'union des oppositions dans
un troisième terme, le quaternaire (carré, croix), la rotation (cercle, boulet)
et finalement la convergence, l'ordonnance réglée selon un système quaternaire.
Dans la mesure où l'évolution se laisse fixer sur des matériaux objectifs, il
semble bien que la convergence soit le sommet jamais dépassé jusqu'ici. D'après
l'expérience de Jung elle coïncide pratiquement avec l'effet thérapeutique le
plus puissant. Il estime que ces symboles
indiquent à la fois des abstractions extérieures et les expressions les
plus simples des principes formels (Gestaltungsprinzipien)
opératifs. La réalité concrète est infiniment plus variée et plus
intuitive. Elle dépasse le pouvoir des représentations. Dans toutes les
mythologies du monde il n'est pas de motif qui n'émerge à l'occasion de ces formes. D'autre part, Charles
Baudouin, par ses travaux pratiques sur
l'inconscient collectif, a confirmé ce qu'on a trop longtemps considéré
comme une vue de l'esprit. Ainsi il a proposé à des nombreux sujets en analyse
comme inducteur d'associations l'image bipolaire telle qu'elle est
concrétisée dans l'emblème chinois connu sous le nom de tai-ghi-tou (un
cercle divisé en deux parties égales, blanche et noire, séparées par une ligne
en S. Au cœur du renflement de la partie blanche figure un point noir et
symétriquement un point blanc marque le renflement de la partie noire).
Naturellement Baudouin s'est assuré d'abord que ses sujets ignoraient la
signification officielle de ce symbole du taoïsme. Ensuite il leur a demandé de
dire ce qu'ils y voyaient (comme on peut voir certaines figures dans les nuages
ou les taches d'encre de Rohrschach). À partir de là il les a priés de se laisser aller à une association d'idées libre. Il les
a écoutés pendant un quart d’heure sans intervenir. Le résultat de ses
observations est extrêmement troublant.[7]
A travers toutes ces réponses de sujets les plus variés courent les mêmes
thèmes, les mêmes réactions. Mais plus saisissante encore que la coïncidence de
ces associations spontanées entre elles est leur coïncidence avec la
signification que les maîtres du taoïsme
eux-mêmes ont inscrit et résumé dans le tai-ghi-tou. De tels faits montrent que
la fantaisie menée par ces régulateurs inconscients se retrouve en fin de
compte identique aux célèbres monuments de l'activité spirituelle transmis par
la tradition ou découverts par les ethnologues. Jusqu'à un certain point ces
symboles abstraits sont conscients. Qui ne peut compter quatre ? Qui donc
ignore ce qu'est un cercle ? Mais en tant que principes formatifs ils sont
inconscients comme est inconsciente leur signification psychologique. La main
qui conduit le crayon ou le pinceau, le pied qui esquisse le pas de danse, le
cerveau qui pense ne savent pas ce qui les inspire. Selon Jung un a priori inconscient
régit le devenir de la forme. On a le sentiment d'être livré à un hasard subjectif
sans limites et on ignore que chez le voisin l'inconscient conduit pour les mêmes raisons aux mêmes formes. Sur tout ce
processus semble planer je ne sais quelle obscure prémonition de la
forme et aussi de son sens. Mais pour Jung forme et sens sont ici identiques. A
mesure que la forme naît, le sens s'illumine. A vrai dire chaque forme
représente son propre sens. Jung assure que
pour guérir ses malades il peut se passer de la signification. Mais la connaissance a des exigences plus sévères.
Elle veut des notions valables pour tous et qui ne soient pas données a
priori. Pour cela il faut traduire le symbole éternel toujours
présent, toujours opératif, dans la langue scientifique de l'actualité momentanée. A partir de ces
expériences et de ces réflexions, C.-G. Jung a
reconnu qu'il y a certaines conditions collectives inconscientes toujours présentes qui agissent à la fois comme
régulateurs et comme stimulants de l’imagination créatrice. Elles
suscitent les formes correspondantes et utilisent le matériel conscient actuel.
Ces conditions, Jung les nomme archétypes. Dans la mesure où les archétypes
moteurs s'engrènent sur la formation des contenus inconscients, ils se
comportent comme des instincts. L'archétype
jungien est donc une image pulsionnelle, un pattern of behaviour et
en même temps une dynamique. La réalisation de la pulsion ne s'opère pas
par la descente dans la sphère instinctive, mais par l'assimilation de l'image
qui la symbolise. Contre cette descente au
contraire la conscience se révolte. Elle a peur d'être avalée par
l'inconscient de la sphère pulsionnelle. Cette peur est à la source du mythe du
héros. Plus on s'approche du monde des instincts, plus violent s'affirme le
besoin de fuir la nuit pulsionnelle. Mais l'archétype, forme primitive « incontemplable » en soi que nous ne connaissons qu'à travers les images archétypiques, est un
but spirituel, miroitant devant la nature humaine. Vers cette mer, tous
les fleuves se fraient une voie en
méandres. Pour lui le héros lutte contre le dragon. L'archétype a beaucoup de
points communs avec les idées-forces de Fouillée. A la lumière des
connaissances psychanalytiques, Fouillée
serre de plus près les vérités de la sociologie que ne le font Durkheim
ou Lévy-Bruhl, davantage ridés par le temps. Mais l'archétype rappelle aussi l'eidoz de Platon. Pourtant
Jung lui-même se défend contre l'interprétation métaphysique de ses
archétypes : « Certaines idées se rencontrent en tous lieux et à
toutes les époques. Elles peuvent même apparaître, en quelque sorte, par
génération spontanée, en dehors de toute immigration et de toute tradition...
Ceci n'est pas de la philosophie platonicienne, mais de la psychologie
empirique. »[8] Sur quoi Jung se base-t-il
donc pour affirmer que Platon ne faisait pas, lui aussi, de la
« psychologie empirique » ? Les traditions orphiques et
pythagoriciennes qui sous-tendent la doctrine
des eidoz ne sont pas des vues
intellectuelles comme nos philosophies contemporaines. Ce sont des expériences vécues. L'initiation antique est une prise de conscience
concrète d'une partie de l'inconscient collectif. Tout le malentendu vient
ici de l'interprétation anachronique de faits vécus par la psyché.
L'explication rationnelle n'explique pas le contenu affectif. Ainsi le xixe siècle s'est gargarisé
de mythes solaires. Mais que signifie le soleil pour l'inconscient collectif ?
Sûrement pas un phénomène astronomique. Il représente le man créateur de
Dieu le Père. Le ciel est à l'intérieur de chacun de nous. Par
la psychanalyse nous nous apercevons que ces astres qui vivent en nous, qui progressent sur notre zodiaque
intérieur, que ces archétypes ne sont pas seulement des figures décoratives
communes à tous les hommes, ni même les poteaux indicateurs d'une croissance psychique. Qu'un psychiatre comme
Strauss les dise « formes imagées données à une idée catathymique »[9]
ou que Baudouin les appelle des « nœuds d'énergie »[10],
il est certain que les symboles fournissent la vraie clef dynamique de la vie. Ces grandes forces qui dorment dans le fonds commun de l'humanité sont mises à la
disposition de chacun de nous. Mais alors ? Attention !
Il devient dangereux de jouer avec les symboles. On ne saurait brandir
impunément ni la gueule du dragon, ni la lance du héros, ni le croissant, ni le
triangle, ni la croix chrétienne, ni le svastika. J'ai conté ailleurs que la croix gammée – souvastika ou le svastika
aux potences inversées – avait appartenu à une dynastie des rois Jainas
auprès desquels les Borgias n'étaient que de la petite bière. Notre époque sait
le potentiel d'agressivité qu'elle charrie. Dans le même article j'avais noté
que la Russie soviétique et athée a beau
entasser après coup les explications, les dates, les documents,
« rationaliser » son emblème, croire que son choix était volontaire,
l'étoile à cinq branches lui a été imposée par son inconscient national. Il
n'est pas de symbole qui puisse mieux exprimer le « matérialisme
historique » de l'évolution humaine. Dans la mesure où ils
mettent en œuvre des grands archétypes, le rituel, le blason, le drapeau, le
talisman même sont efficaces. Il ne s'agit
pas ici de magie, mais de dynamique. Baudouin souligne « que l'interprétation magique
attribuant une force propre (mana) à des paroles ou à des gestes rituels
ne serait erronée que par son recours à un certain mode de transmission de la force. La force est là, mais elle
est d'ordre psychologique. Il n'y a certes pas lieu de penser que de la
parole ou du geste magique émane physiquement une action, mais ils évoquent
dans l'esprit une image chargée d'énergie et qui fait son œuvre[11].
Cela est peut-être fort humiliant pour le rationalisme superficiel de ces deux
derniers siècles, mais il nous avait dessiné de l'homme une image si
dangereusement anodine qu'il a peut-être mérité quelque pénitence. Aussi bien,
le moment est venu d'un rappel à l'humilité. »[12] Une autre conséquence
encore découle de la conception dynamique des grands symboles. S'ils possèdent
une part de fixité remarquable et une forte charge d'énergie, ils doivent, une
fois excités, déclencher une explosion dans un sens défini. Leur action
apparaît précise et jusqu'à un certain point prévisible. Baudouin nous a montré
dans l'analyse de ses sujets les associations régulières des archétypes.
« Tel symbole nous achemine vers tel autre, parce qu'il est la source d'un
courant d'énergie ainsi orienté. »[13]
Nous somme ici à l'origine énergétique du mythe. Nous pouvons même le définir
« drame formel d'une portée restreinte ou universelle, dans lequel les personnages sont des symboles ».[14] Parce qu'ils fournissent
aux symboles un médium pour leurs relations réciproques, leurs combinaisons,
leurs condensations, les mythes permettent d'orienter leur courant d'énergie,
de délivrer et de réaliser leur virtualité dynamique. A la science d'extraire
la vérité des mythes. La valeur de certains mythes, comme par exemple le mythe
du progrès, ne joue que pour un temps et un lieu donné. D'autres au contraire,
demeurent vrais pour tous les temps et pour toutes les races. Nés des
constantes du cœur humain, ils y trouvent toujours un écho. Même alors
pourtant leur histoire est faite d'une succession de verticales ascendantes et
d'horizontales ternes. Seule persiste à travers les âges leur armature
rationnelle. Aux moments où
l'inquiétude fait relâche, la science paraît s'écarter de ces condensateurs de
dynamisme. Aux moments de mue, les hommes cherchent à tâtons leurs mythes
oubliés, les savants eux-mêmes orientent leurs travaux vers l'azimut du ciel,
les philosophes essaient de combler le fossé entre les vues des croyants sur
l'univers et les théories matérialistes. La vie et la mort des
mythes semblent donc suivre non pas le rythme des idées pures, mais la présence
ou l'absence de certaines circonstances particulières qui créent des remous
affectifs et sociaux. Pour échapper à l'angoisse du doute, au désordre, à
l'anarchie, les groupes humains se tournent vers le dynamisme des mythes. Mais
ce dynamisme ne saurait jouer qu'à travers des représentations nouvelles et
dans de nouveaux états d'équilibre de la société. La vieille image du Roi est
dévitalisée comme le sont du reste le régime
monarchique ou l'administration tsariste, par exemple. Le mythe originel
reparaît quand le groupe reporte son amour sur Napoléon et non sur Louis XVI, sur Staline et non sur un Romanoff. Après la mort du Père, il
faut un autre Père. Mais le mythe du Père, même transféré d'un objet à l'autre,
demeure éternel. Cette formule maladroite, ce cliché politique et sociologique
: périodes alternées de révolution et de
réaction traduit en fin de
compte les époques de dépassement du père où le fils se révolte, en
proie à l'angoisse de la mue, et les périodes d'équilibre stable. Le mythe qui
possède le plus de dynamisme vaincra. Quand Hegel parle du meilleur idéal
représenté par les armées triomphantes, il ne dit pas autre chose que les
Freudiens. Certains mythes sont vrais
non seulement mythologiquement, mais aussi historiquement et ontologiquement.
Au théologien d'en faire la distinction. Le
psychologue, lui, n'examine que la vérité mythologique, c'est-à-dire la
capacité dynamique du mythe pour l'intégration ou la désintégration de la psyché humaine, pour son achèvement final
dans le Centre des centres, pour l'établissement de la paix entre
peuples et collectivités. Toutefois une psychologie solide liée à une théologie
solide me paraît utile. Tous les mythes sont
vrais. Rien n'est plus vrai qu'un mythe. La projection d'une collectivité ne
fait qu'actualiser un phénomène intérieur. Karl Marx aurait pu ne pas exister,
ou être un monsieur quelconque. Un farceur
qui aurait composé le Capital en le signant Karl Marx aurait
obtenu exactement le même effet. Peu m'importe de savoir si Œdipe et Jocaste
sont issus de l'imagination populaire ou sophoclienne, ou s'ils ont bu et mangé
comme vous et moi. Par cette résonance qu'ils trouvent en nous, ils ont plus de
réalité universelle que Monsieur et Madame Dupont en chair et en os que je peux
toucher du doigt tous les jours. L'existence est une
surdétermination, dans l'acception freudienne du mot. Par les analyses
cliniques nous savons que plus un symbole du rêve est important, plus il est
surdéterminé à la fois dans les souvenirs refoulés de l'enfance, dans
l'inconscient archaïque et dans les événements actuels. De même plus un mythe
est vrai, plus il a de significations. Et toutes ses significations sont
exactes. Par exemple François Berge donne plus loin comme ancêtre du carnaval,
le char naval, le char-bateau promené en souvenir du Déluge à la pleine
lune du mois d'Anthestérion (au début du printemps) pour la fête des fleurs de
Dionysos. Mais la « kabbale française » des ésotéristes fait dériver carnaval de carne vale, l'adieu
à la chair au début du carême. Rationnellement et grammaticalement, les
deux étymologies ne sauraient être vraies en même temps. Pour la logique
affective les deux sens ont leur sens et se rejoignent dans l'inconscient
collectif. De même, l'ogive des cathédrales symbolise-t-elle la voûte des
arbres ou les mains qui prient ? Dans cet esprit, nous
publions, à titre de curiosité, à côté de la tradition freudienne sur le
complexe d'Œdipe, trop connue mais mal comprise parfois, l'interprétation
religieuse de ce grand helléniste, Mario Meunier (en qui nous saluons le
nouveau lauréat de l'Académie)[15],
l'interprétation adlérienne de Mme Sofie Lazarsfeld et l'interprétation
jungienne de Bachofen commentée par Raoul Hausmann. Loin d'être diminuée à
travers toutes ces variantes, la valeur orthodoxe du complexe d'Œdipe se trouve
à mon avis enrichie au contraire par une si parfaite correspondance entre le
collectif et l'individuel. Toutes les références à la
linguistique, aux cycles solaires, à la météorologie, aux rites de fertilisation
de la terre, au contenu sexuel, aux lois
cosmiques, sont vraies en elles-mêmes. Elles deviennent puériles dès
qu'elles se prétendent arguments contre l'historicité. Elles ne la prouvent ni
ne la détruisent. Nouvelle sur
détermination, l'historicité obéit à d'autres règles. Ainsi il paraît
absurde de nier la vie d'un saint sous prétexte que sa date de naissance
« colle » trop bien avec une réalité d'ordre astronomique. Du moment
qu'un mythe est surdéterminé en raison
directe de sa valeur on conçoit que le surnaturel se donne les gants de
réunir un maximum de réalités. Tout est possible à l'Omnipuissance, même
l'existence. Un dieu' doit être une réalité dynamique, une réalité intérieure,
une réalité psychologique en même temps qu'une réalité météorologique,
physique, cosmique. Il peut souffrir en nous et – pourquoi pas ? – souffrir
sous Ponce Pilate, bien qu'à mon avis l'historicité ne soit pas la part
essentielle. Il peut aussi être préfiguré, pressenti en d'autres mythes,
d'autres noms, d'autres lieux, d'autres temps. Que
le symbolisme ne s'oppose pas à l'existence – comme le soutiennent ceux qui craignent les coïncidences –
trouve une illustration amusante dans l'histoire de la psychanalyse elle-même. Supposons que la civilisation actuelle soit
annihilée par une bombe atomique. Dans plusieurs siècles, les savants
matérialistes de la terre neuve se pencheront sur cette curieuse religion que
fut la psychanalyse. Ils concluront que les trois demi-dieux qui
fondèrent le dogme 'étaient des personnages mythiques. Leur
raisonnement sera impeccable. En effet, démontreront-ils, comment accepter que Freud, Adler, Jung soient
des noms d'état-civil à la manière des Dupont, Millier, Smith ou Popoff. De toute évidence ce sont là des sobriquets symboliques
donnés en vertu de la doctrine qu'ils représentaient. Freud a
soutenu que le principe de plaisir régissait
toute notre vie affective. Freud signifie
joie en allemand. Adler a imposé sa théorie de la volonté de
puissance. Qui ignore qu’Adler est la traduction d’aigle ? Le symbole est
transparent. Et Jung ? Il s'est spécialisé dans les archaïsmes de
l'inconscient collectif. Jung veut dire jeune. Il a retrouvé la
jeunesse de l'humanité. Et vous voulez me faire croire que ces trois types-là
ont vécu ? La coïncidente a la part trop
belle. Il y aura peut-être à
cette époque quelques esprits irrationnels qui parleront de l'influence des
noms, du logos, de l'omniscience de l'inconscient et autres sottises
littéraires. Mais la science officielle les aura vite réduits au silence.
Encore une fois, même dans cet exemple absurde, à la limite, l'historicité est
d'une importance secondaire. Pour nous, psychologues, un mythe est vrai s'il
dégage une certaine quantité de dynamisme. Notre époque n'a-t-elle
pas inventé des mythes nouveaux ? A chaque instant elle en propose. Mais nous
les appelons par d'autres noms. La foi moderne exige une théorie scientifique
pour oser s'affirmer. Nos mythes ne portent plus les syllabes harmonieuses d'Oidipous
ou lokastis. Ils se camouflent sous la
désinence plus 1947 de isme « What’s in a name ? »... La rose de
la Juliette shakespearienne sent aussi bon sous un autre nom. L'essentiel n'est
pas dans les lettres qui précèdent un isme, mais dans le dynamisme qu'elles
charrient. Chaque fois qu'un mythe
naît, nous courons vers lui avec tout notre enthousiasme. Nous espérons qu'il
accordera aux hommes le libre épanouissement. En effet un certain
épanouissement a lieu. Mais le soir, à l'heure des comptes, il nous apparaît toujours trop chèrement acheté, avec tant de
sacrifices, tant de destructions. Et chaque fois nous nous demandons si
le jeu paie la chandelle. Nous
oublions que les mythes valent ce que valent les hommes qui les nourrissent. Nous oublions que le mythe est
une projection extérieure du conflit entre les instincts de vie et les
instincts de mort, du conflit amour-haine, au plus secret des âmes. Voilà
pourquoi tous les mythes cultivent l'amour pour certains êtres et la haine pour
les autres. Il leur faut des alliés et des ennemis.
« Dans les ennemis ils rangent tous ceux qui s'opposent à la
convention mythique, soit par leurs actes, soit par leur existence même, soit
parce qu'ils ont le malheur de prouver que le système auquel on a besoin de
croire, ne s'impose pas rationnellement à toutes les intelligences. »[16] Les mêmes mécanismes qui
jouent pour les individus jouent aussi pour les groupes. La psychanalyse a
montré comment les conflits intérieurs se
balancent entre la perversion et la névrose. « Une
névrose est le négatif d'une perversion. » Pendant la période de
perversion, l'être donne libre cours à ses pulsions instinctives, brutes,
infantiles, anarchiques. Mais il se heurte aux réactions violentes de la
famille et de la société. Alors, effrayé devant le scandale, le désordre, les
conséquences imprévues où ses actes l'entraînent il se réfugie dans la névrose,
c'est-à-dire dans une inhibition exagérée. Il n'ose plus rien faire. Il se
méfie de ses meilleurs dons. Il s'interdit la moindre expression non censurée.
Il cherche un père. Il se souvient que son premier compromis avec le monde
extérieur fut acquis grâce à cette première autorité acceptée. Il fera donc un
transfert de père sur le chef qui passera à portée de son angoisse. Les peuples aussi ont
leurs époques de décharges affectives où vole un « souffle
révolutionnaire ». Mais les excès mêmes de l'agressivité créent la
panique. Et (si paradoxal que cela paraisse) les plus épris de liberté se
tournent alors vers le dictateur – souvent paranoïaque – sur lequel se
condensera leur angoisse. Puis vient le moment où ce dictateur lui-même aura
fini sa mission. Comme l'a montré Laforgue, à son tour il sera sacrifié. Son
rôle ultime consistera à jouer le bouc émissaire. Il n'est pas défendu
d'espérer qu'un jour l'âme collective atteindra le stade où ce dynamisme
instinctif s'exprimera en créations harmonieuses et non plus en gestes
destructeurs. C'est la question même que
pose Paul Valéry : « II s'agit de savoir si ce monde prodigieusement
transformé, mais terriblement bouleversé par tant de puissance appliquée avec
tant d'imprudence, peut enfin recevoir un statut rationnel, peut revenir
rapidement, ou plutôt peut arriver rapidement à un état d'équilibre supportable
? En d'autres termes, l'esprit peut-il nous tirer de l'état où il nous a
mis ? Notez que le mot « rationnel » que je viens
d'employer est, au fond, l'équivalent du mot « rapidement », car
il est certain que l'équilibre renaîtra fatalement, comme l'équilibre s'est
rétabli après la ruine de l'empire romain, mais il ne s'est rétabli qu'au bout
de plusieurs siècles. Il s'est rétabli par les faits, tandis que la
question que je pose est celle de savoir si l'esprit, agissant directement et immédiatement, pourra rétablir rationnellement,
c'est-à-dire rapidement, un certain équilibre en quelques
années. »[17] C'est que précisément je
ne crois pas que « le mot rationnel soit tout à fait l'équivalent
du mot rapidement ». Je me méfie des lenteurs de l'intelligence
pure. Pour « arriver rapidement à un état d'équilibre
supportable » il faut un élan dynamique que le « rationnel »
à lui seul paraît incapable de fournir. Le « rationnel »
demeure néanmoins indispensable pour l'arrangement systématique de la matière
dynamique. Sans la prise de conscience, les éléments de l'inconscient sont
stériles. Ainsi j'ai vu ce mois deux
pièces que l'irremplaçable Jouvet a réunies
(avec astuce ou par hasard ?) sur le même programme. Henriette Brunot
vous en parlera longuement plus loin. Les bonnes de M. Genêt avaient
trop de défauts littéraires, esthétiques et autres pour les énumérer dans cet
espace restreint. Une telle agressivité se dégageait de cette œuvre que j'en
arrivais à ressentir une sorte de malaise, comme si un agent physique m'atteignait directement. C'était barbare,
affreux, régressif, infantile, stupide, haineux, atroce, fou... mais
dynamique. L'Apollon de Marsac, au contraire, apportait cette douceur de vivre, ce
charme giralducien, fruit d'une civilisation millénaire, dont toute mon
adolescence était baignée. La mélancolie des choses finissantes donnait à cette
bluette, toute en sourires, la beauté immatérielle des héroïnes tragiques, la
grâce émouvante des automnes dorés. Ce rêve avait une odeur de cendres.
Qu'est-ce qui mourait sous mes yeux que je ne reverrais plus, jamais plus, ô Poë ? Quel Ave Caesar, morituri
? Tout ce
que j'avais aimé, tout ce que j'étais capable d'aimer, se trouvait soudain
enterré. Le présent devenait passé. On ne pouvait pas recommencer Giraudoux.
C'était déjà de l'histoire, avec tout ce que l'histoire comporte d’unique. Au
soleil de midi la nuit est un mythe. Mais peut-être pouvait-on
prendre le contenu instinctif de Genêt
et le civiliser à la Giraudoux ? Alors
j'ai songé au mot célèbre de ce pape – de ce très grand pape – des premiers siècles. Il avait tout fait
pour sauver ce qui restait de souffle latin. Mais Rome était finie. Sans appel
finie. L'Église ne devait pas lier sa fraîche vie à la mort. Et le plus
civilisé des papes dit simplement : – Passons aux Barbares ! Aux
époques de mue, il faut savoir passer au camp des Barbares. Mais il faut être sûr, d'abord, que c'est
bien le camp de la plus grande vie. Allons
toujours à la plus grande vie. La vie est le vrai critère. L'amour du
neuf n'est pas un signe. Les vieillards blasés aussi ont l'amour du neuf. Tant
de choses neuves contiennent à leur naissance un germe de mort. Tant d'enfants
s'éteignent quand les centenaires restent. Il est aussi des mythes mort-nés. L'humanité est encore
jeune. Qu'est-ce qu'une bagatelle de mille ou deux mille siècles qui nous
sépare du sinanthrope ? Les forces expansives qui permettent le
développement de l'âme collective et de cette unification finale où chaque
individu garde ses vertus propres n'ont pas encore vaincu les forces
destructrices qui tendent à nous ramener au néant, ce néant auquel nous venons
à peine d'échapper. Nous
sommes ce champ de bataille perpétuel où les instincts de vie triomphent pour quelques années seulement
des instincts de mort qui nous reprennent à l'heure de l'agonie. Pour sortir de cette duperie individuelle, pour monter sur le
plan de l'éternel, nous devons d'abord dépasser ce qui en nous est voué
à la destruction finale. Seul l'amour oblatif – l'expression supérieure des
instincts de vie – peut nous faire accéder au Tout et nous rendre indépendants
du temps, de l'espace, de la désintégration. Quel mythe nous donnera rapidement
ce plus grand amour, pour vaincre la guerre et la destruction ? On cherche un mythe moderne... On cherche... Et s'il
était déjà trouvé? Maryse Choisy In « Psyché, Revue
Internationale de Psychanalyse et des Sciences de l’Homme », N° 8, juin
1947. Tous droits réservés [1] – S. Freud, Introduction à la psychanalyse,
Payot, p. 416. [2] – Dr Fernand MERY : Bêtes et gens devant
l'amour, p. 95. Cf. aussi sur les dessins des singes, les expériences de
Hachet-Souplet et mon propre livre : Quand les
bêtes sont amoureuses. [3] –Dr. Sigmund Freud, Introduction à la
psychanalyse, Payot, Paris, 1945. [4] – Charles Baudoin, L’âme enfantine et la
psychanalyse, p. 49. [5] – Pfister, Die behandluny'schtuerarzichharer und
abnormer Kinder. [6] – Charles Baudouin, Victor Hugo. [7] – Charles Baudouin, Les symboles fixes, centres
d'énergie, in Revue de Psychologie des
Peuples, n° 3, nov. 1946, p. 211. [8] – C.-G. Jung, Psychologie et religion, chap.
I. [9] – Catathymique est un mot employé par
Kretschmer pour désigner la conception magique de la pensée : idée = action. [10] – Cf. Baudouin, Mobilisation de l'énergie. [11] – C'est en somme une action comparable à celle
qu'exerce à un étage plus humble, le signal
extérieur déclenchant un réflexe conditionnel. [12] – Ch. Baudouin, Les symboles fixes, centres
d'énergie, in Revue de Psychologie des Peuples, n° 3, nov. 1946, p.
224. [13] – Loc. cit.,
p. 223. [14] – Dr. E.-B. Strauss, Quo vadimus ?, in
Psyché, n° 3, p. 20. [15] – L’article est publié ici en son intégralité,
NDLR. [16] – Cf. Dr H. Arthus, La genèse des Mythes,
Entretiens de Pontigny, oct. 1938. [17] – Paul Valéry, Variété III, p. 278. |
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