Rites et organisation sociale


Grimage, maquillage, tatouage sont loin d'obéir aux seules considérations esthétiques. préparation pour une séance de transe à Paris, 1994.
Codes sociaux et puissance du mystère
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Anne Rose — Les rites
Parution originale : Conscience de — Paris 1992

Préambule

Depuis que l'ethnologie et l'anthropologie se sont débarrassée des miasmes moraux ou religieux qui présidaient à leur création, l'on n'a trouvé aucune société, aucun groupe humain dont l'activité se bornerait à ne créer que des résultats utilitaires. Les membres de chaque société accomplissent toujours à un moment où à un autre des actes "codés" dont la finalité n'est pas immédiate ou manifeste (cf. H. Leroy-Gourhan in Les religions de la préhistoire).
Peut-être le rite se définit-il surtout pour l'Occidental en termes d'inutilité. Il serait plus juste d'affirmer que le rite est un acte dont l'efficacité ne s'épuise pas dans l'enchaînement empirique des causes et des effets. Le rite se repère surtout à son caractère répétitif et immuable. Il recouvre une série d'actions très précises, accomplies à un moment particulier et dans un ordre déterminé qui varie en fonction de critères eux-mêmes contrôlables. "On peut donc appeler rite un acte qui se répète et dont l'efficacité est, au moins en partie, d'ordre extra-empirique."
L'on a souvent fait remarquer que le rite est ce qui différencie l'être humain de l'animal : "Tandis que le comportement animal est en grande partie dicté par l'instinct (c'est-à-dire par des règles communes à l'espèce), au contraire l'homme doit se choisir lui-même ses règles la plupart du temps." Bergson a considéré ces règles comme une sorte de pseudo-instinct. D'autres écoles (psychologie moderne) insistent sur la nécessité des humains a établir des règles bridant leur individualité, de façon a apaiser l'angoisse que provoque la conscience.
L'humain tenterait d'imiter l'ordre immuable de la nature afin d'y trouver sa propre cohérence, " l'angoisse mesurant la distance entre la règle et l'instinct véritable, entre la nature et la culture. " Certains rites ont donc pu naître du désir de préserver la vie de toute atteinte de l'imprévu. Le sentiment de ce qui menace l'ordre c'est l'angoisse mais en même temps la perception d'un inconnu : c'est le sens du surnaturel, du numineux.
Le terme de numineux est une création de Rudolph Otto
1. Il englobe les notions de mana ou de sacré.
Le numineux correspond pour lui a un sentiment originaire et spécifique, il évoque une impression directe, une r‚action spontanée devant une puissance qui, après coup, pourra être jugée surnaturelle. Le premier caractère du numineux, selon Otto, c'est qu'il est mystérieux. Et il ajoute : " Or, le mysterium est à la fois tremendum et fascinans. " Il évoque pour l'être humain aussi bien le danger du chaos que la puissance du surnaturel.

Jean Cazeneuve, dans Sociologie du rite, prend en compte la psychanalyse dans sa capacité à comprendre, non le fait même de la réaction humaine face au numineux, mais pourquoi la collectivité a recours à telle action symbolique plutôt qu'à une autre. Autre problème soulevé par le point de vue psychanalytique : la difficulté à rendre compte de l'aspect social du rite, la psychanalyse s'étant bâtie sur l'observation de phénomènes individuels (les maladies mentales). Cela vaut pour l'école freudienne par pour la plupart des autres courants de la psychanalyse. " Or [...] la condition humaine ne peut être ritualisée que dans le cadre social. "
Durkheim considère que le groupe social — au moins à ses débuts — ne peut se maintenir qu'en se représentant à lui-même sous une forme symbolique dont le rite serait chargé de consolider l'efficacité. Cette théorie est cependant trop réductrice, elle assimile trop vite le sacré‚ au social. En fait, il s'agit là de la mise en évidence du rôle indispensable de la fonction symbolique, qui permet de créer une dialectique entre les différentes "couches" de la psyché.
J. C. en revient à son hypothèse de départ, qui est que le rite sert à cercler l'univers humain, à lui permettre d'établir un lien entre " l'univers de la règle et la puissance inquiétante du numineux. " " La fonction du rite est complexe, et même contradictoire. On pourrait dire qu'elle est dialectique. [...] Le rituel répond probablement à la fois au problème bergsonien de la rupture d'équilibre due aux insuffisances de l'instinct chez l'homme (donc aux conflits provoqués par l'humanité — "moitié ange et moitié bête" — de l'homme), au problème psychanalytique des conflits endo-psychiques ou, si l'on préfère, des contradictions inconscientes de la nature humaine, et au problème sociologique de l'intégration de l'individu dans le groupe [...] (le rite) permet à l'homme de se situer symboliquement entre les deux pôles du conditionné et de l'inconditionné ", c'est-à-dire de la condition humaine et du numineux. Le rite va donc remplir trois fonctions :
  • protéger l'homme du danger représenté par le numineux (qui peut déstructurer l'organisation humaine) ; [rites - tabou] ;
  • permettre à l'homme d'entrer en contact avec la puissance du numineux et donc d'acquérir cette puissance [rites magiques] ;
  • tenter d'établir une synthèse entre le monde profane et le monde sacré [rites religieux].
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Hypothèse sur le rite

L'on pourrait s'amuser à remplacer le terme de numineux par celui d'inconscient. Il serait alors possible, par un jeu de rebond, de remplacer le terme de "rite", qui permet d'établir une synthèse entre ces deux mondes (ou de protéger l'homme, ou de lui permettre d'y pénétrer) par .., la psychanalyse ! ... Ce qui reviendrait, selon la thèse défendue par Jean Cazeneuve, à considérer la psychanalyse comme une religion moderne.., et les différents courants psychanalytiques comme des façons différentes d'aborder l'inconscient : la théorie freudienne semble plus orientée du côté d'une vision tremendum du numineux, puisque Freud parle du sentiment "d'inquiétante étrangeté", et qu'il a bâti sa théorie sur le tabou de l'inceste.
Jung, au contraire, — qui considère l'action thérapeutique comme le retour d'un dialogue avec les forces inconscientes — se situe plus du côté fascinans du numineux.
L'on conçoit alors pourquoi ces deux hommes ont eu du mal à s'entendre...
Mais, plus loin qu'un débat entre deux hommes, théoriciens de la psychanalyse, ce sont deux visions, deux représentations du monde qui s'affrontent à travers ces deux pionniers. Et cet affrontement se prolonge à travers les écoles et les courants de pensées que chacun a fait naître.
Le numineux n'est-il pas tremendum et fascinans ? Cette conjonction de R. Otto, collaborateur de Freud, est lourde de conséquences au plan conceptuel. L'Inconscient, dans son immense ambivalence, ne pourrait-il pas être autant menaçant que transcendant ? Partageant l'Homme entre deux élans : peur et fascination.
Or la pratique nous amène à concevoir que la peur est indissolublement lié à une fonction transcendante.
2 Il nous faut alors accueillir la peur comme une compagne chargée de significations bien plus importantes que celles que l'on a coutume de lui attribuer.
D'après Bersgon,"
3 les croyances et pratiques religieuses ou magiques ont une fonction essentielle : remplacer l'instinct qui fait défaut chez l'homme. Mais pour Bergson, c'est pour arrêter les ravages de l'intelligence que la nature, ou plus exactement l'élan vital, suscite des habitudes qui tiennent lieu d'instinct.

[...] Ce que la vie ferait surgir dans l'homme pour lutter contre la force dissolvante de l'intelligence, ce seraient d'abord les représentations hallucinatoires, de sorte que la fonction envisagée est d'abord celle de la fabulation.
[...] Selon Bergson, les rites religieux ont pour fonction de remplacer la nature instinctive défaillante, minée par l'intellect, et d'instituer des habitudes sociales qu'on ne discute pas, afin de donner à l'homme la confiance dans ses entreprises. "
On a reproché parfois à cette théorie de séparer la fonction fabulatrice de l'intelligence et même de créer entre elles une opposition radicale. En outre, force est de constater que les rites brident les instinct plus souvent qu'ils ne se substituent à eux. D'autre part, pourquoi les rites sont-ils plus exigeants dans les sociétés les moins évoluées ?
Sans adhérer à l'une de ces deux théories extrêmes, l'on peut retenir leur point de départ, " à savoir que la fonction du rituel pourrait correspondre à certains besoins nés du fait même que l'humanité dépasse l'animalité. " La solution se trouverait donc dans la présence de conflits instinctuels liés à la condition humaine. Comme les psychanalystes, l'on pourrait alors parler de maladie de l'instinct.
Pour Freud, la naissance du rite coïncide avec l'émergence de la culture. Il considère les pratiques magiques comme " une utilisation erronée de l'association des idées ". La magie se réduit pour lui au principe de la " toute-puissance " des idées. Il s'interroge surtout sur les rites dits négatifs (les tabous). " La prohibition qu'implique ce genre de rite porte soit directement, soit le plus souvent par déplacement, sur un acte qui correspond dans l'inconscient à un désir. Les primitifs ont donc à l'égard de leurs interdits rituels une "attitude ambivalente " ; "Leur inconscient serait heureux d'enfreindre ces prohibitions, mais ils craignent de le faire, et ils le craignent parce qu'ils voudraient le faire et la crainte est plus forte que le désir "
4 . Cette ambivalence, qui se retrouve dans le tabou comme dans la névrose obsessionnelle que Freud a étudiée, est liée à un état d'angoisse : c'est la libido des désirs refoulés qui se transforme en angoisse. La religion devient donc pour Freud une sorte de " névrose universelle de l'humanité ". Mais il faut se rappeler que pour Freud la névrose est un moindre mal puisqu'elle permet à l'homme de conserver une certaine cohérence en attendant la résolution des conflits internes.

Dans le mythe d'origine élaboré par Freud, les fils se sont révoltés contre le père et l'ont tué, puis dévoré, pour ensuite conserver les lois qu'il avait instituées. Pour Freud, l'ambivalence est la clé du problème : le tabou devient alors symbole de la tendance répressive, le repas totémique réalisant au contraire symboliquement la tendance réprimée. Le rituel comporterait alors deux sens opposés : " prohiber ce qui entraîne la culpabilité angoissante, ou, au contraire, s'y adonner dans certaines conditions. Et ces deux sens auraient la même fonction : permettre à l'humanité de supporter le conflit entre les forces répressives et les impulsions, qui est à l'origine de son propre avènement. "
L'un des problèmes soulevés par cette théorie est qu'elle postule l'hérédité des caractères acquis, alors que cela est loin d'être prouvé par la biologie.
D'autre part, Freud semble faire émerger la culture d'une situation qui est déjà culturelle. Et Malinovski affirme que la situation œdipienne n'existe pas dans les sociétés matriarcales; elle serait donc la conséquence et non la cause d'un système social.
" Il est facile de voir qu'après avoir doué la horde primitive de tous les défauts, de tous les travers, de toutes les inadaptations qui caractérisent une famille européenne des classes moyennes, Freud l'a lancée dans la jungle préhistorique où il la laisse déchaîner ses passions. "
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Levi-Strauss amène un point fort intéressant sur la théorie freudienne. Selon lui, les cérémonies commémoratives du parricide et le repas totémique ne seraient pas des commémorations d'actes ayant eu lieu, mais au contraire une manière de réaliser un désir qui n'aurait jamais été réalisé. Il parle de " l'expression permanente d'un désir de désordre, ou plutôt de contre-ordre ".
Il est vrai que le point d'achoppement de la théorie freudienne se trouve évidemment dans le fait qu'elle base le fondement de tous les rites dans un événement historique.
Geza Roheim, lui, tout en gardant sienne la théorie œdipienne, la considère sous un tout autre angle. Selon lui, le complexe œdipien fait partie de l'évolution naturelle de la psyché qui passe par des phases nécessaires au cours de son développement. Contrairement à ce que soutient Malinovski, la forme sociale de la famille ne modifie pas la situation en question. Le fondement du complexe est d'ordre biologique. Cette théorie rejoint celle de Lacan. Toutes deux reposent sur l'idée décrite par Bolk de " processus de fœtalisation ", qui fait intervenir le décalage qui existe entre " le soma et le germen ".
L'enfant posséderait un désir sexuel à un âge où il n'est pas biologiquement capable de se satisfaire. "... les êtres humains ont un complexe d'Œdipe, simplement parce que nous voulons être adultes quand nous sommes errants. "
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Place du rite

Il existe alors deux sortes de rites, " ceux qui protègent l'individu contre le contact au numineux, et ceux qui tentent de capter ou de manier la force du numineux. " " En définitive, ou bien l'on veut fixer la condition humaine dans un système stable en l'entourant de règles, et alors on a recours à des rites pour écarter de ce système tout ce qui symbolise son imperfection ; ou bien on se place symboliquement dans le monde de la puissance absolue, irréductible à la règle, et alors il n'y a plus à proprement parler de "condition " humaine. " " Cependant, la condition humaine fixée par les règles reste une création artificielle, elle ne repose en fin de compte que sur l'homme lui-même. " Ce qui échappe à la règle, ce qui se manifeste comme exceptionnel est donc plus réel et se suffit à soi-même. " Il est donc naturel qu'on ait éprouvé le besoin de résoudre l'opposition entre [...] l'ordre et la puissance, par une synthèse qui, elle aussi, ne pouvait se réaliser que symboliquement. Il fallait pour cela recourir à des rites qui donnassent à la condition humaine un autre fondement qu'elle-même, la fissent participer à une réalité transcendante. C'était s'engager sur la voie de la religion. " J. Cazeneuve définit donc la religion comme une tentative pour relier deux mondes. Et, certes, le terme religion vient du latin religare qui signifie relier. Il propose trois "solutions" laissées à l'humain face à l'angoisse de son humanité : " Dans la première solution, le numineux devait être écarté comme une impureté ; dans la deuxième, il devait être manié comme un principe de puissance magique, et dans la troisième enfin, il se présentait avec le caractère supra-humain de ce qui est sacré, de ce qui est au cœur des religions. " Les rites pourraient alors être (re)définis comme " les réactions possibles de l'humanité en face de son propre mystère. "
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Quelques aperçus théoriques

Selon Malinowski, la raison primordiale des rites est " une sorte de réplique de l'instinct, une des créations de l'intelligence pour suppléer les règles instinctives qui lui font défaut. " Cette théorie, qui est applicable pour les tabou, est cependant discutable. D'après J. Cazeneuve, Malinovsky semble avoir élaboré sa théorie en opposition à celle de Freud. Là où Freud parlait d'une action de la libido sur les habitudes sociales, Malinovsky a opposé celle de l'intelligence. Mais comment interpréter alors les rites orgiaques, par exemple ?
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Bibliographie provisoire

  • BASTIDE R. Les religions africaines au Brésil, PUF, 1960.
  • COMMENGE B. La danse de Nietzsche, L'infini, Gallimard, 1988.
  • DE CERTEAU M. La possession de Loudun, Julliard, 1970.
  • DE MARTINO E. La terre du remords, Gallimard, 1966.
  • Ladakh, de la transe à l'extase, Peuples du Monde, 1988.
  • LEVY-BRUHL L. La mentalité primitive, Alcan, 1925.
  • METRAUX A. Le vaudou haitien, Gallimard, 1957.
  • OTTIN M. et BENSA A. Le sacré à Java et Bali, R.Laffont, 1 969 .
  • SCHOTT-BILLMANN F. Possession, danse et thérapie, Sand, 1985.
    Danse, mystique et psychanalyse, Chiron, 1987.
    Le primitivisme en danse, Chiron, 1989.
Anne Rose, Paris 1992


Notes :
1 - R. Otto, Le sacré, Petite Bibliothèque Payot, p. 22.
2 - Ce terme a été forgé par C. G. Jung pour représenter cette puissance qui, en l'Homme, le pousse, quelque soient les circonstances, à se hisser au-dessus de la gangue noirâtre des bas-fonds inconscients pour atteindre la lumière de la Conscience.
3 - Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Alcan, Paris, 1930.
4 - Sigmund Freud, Totem et tabou, Payot, Paris, 1947.
5 - Malinovski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Payot, Paris, 1932.
6 - Geza Roheim, The Oedipus complex, magic and culture, (in Psychoanalysis and the social sciences), International Universities Press, New-York, 1950.

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