L'Imaginal, sources et perspectives

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Illel Kieser

 

Techniques de l'Imaginal – Les sources

De Avicenne à Henri Corbin.

Le terme Imaginal apparaît comme un mot de plus dans l'immense jargon de la psychologie moderne mais son histoire est déjà ancienne et appartient à l'étude des religions. Ce mot a été repris et réhabilité par P. Solié – voir bibliographie[1]. C'est là, à mon avis, le premier dépassement connu de la sempiternelle loi selon laquelle tout serait venu de Rome. Cette loi, au caractère quasi dogmatique a été reprise à son compte par la plupart des théories modernes des sciences humaines. Le terme vient de l'Islam grâce à Henri Corbin. Déjà, la notion d'Homme Total – Exemplaire – Universel – a été théorisée par les philosophes soufis ou Ismaéliens. Ils sont ma principale source d'inspiration. Le renouveau de la pensée islamique préfigure-t-il la réhabilitation de l'extraordinaire puissance de la philosophie islamique ? L'islam m'inspire depuis près de quarante ans et cet intérêt nouveau de certains psychologues occidentaux laisse augurer un futur encourageant malgré la lourde réputation de cette religion. Pour représenter cet immense champ d'exploration, j'ai choisi Avicenne comme figure emblématique. Son nom n'est pas tout à fait inconnu du grand public occidental et pour représenter le monde médiateur, sa prestigieuse figure s'imposait d'autorité. L'Islam a su actualiser la pensée sémitique qui puise ses sources dans la lointaine Babylone. Enfin, au travers de l'Islam, par l'intermédiaire de l'Iran ancien, s'occidentalisent des pratiques et des philosophies plus asiatiques. C'est ainsi que, associées à une théorisation sur l'Imaginal, nous allons également retrouver des pratiques destinées à activer cette source intérieure éclairante et créatrice. A la croisée de tant de chemins sont nés ces fameux exercices spirituels – méditation, prière, danse sacrée, oraison, invocation, calligraphie, technique des mandalas... – que seuls certains ordres religieux ou quelques confréries nous ont transmis. Leur isolement dans les monastères a fait croire aux modernes psychologues en une contamination perverse irrémissible. Les études qui leur ont été consacrées, mais également leurs pratiques assidues montrent combien ils peuvent être profitables pour entrer en communication avec l'inconscient[2]. En plus de 2000 ans, les vocabulaires ont changé mais l'étude attentive des documents historiques montrent que nos lointains prédécesseurs avaient une connaissance très différenciée de ce que nous appelons inconscient. Si l'on accepte la relecture de ce patrimoine, avec un regard neuf et rigoureux, on peut même être amené à penser que notre psychologie est décidément bien primitive en regard des connaissances psychologiques des anciens ascètes. La figure d'Avicenne est d'autant plus intéressante qu'il cumule les manifestations exemplaires. C'est un sage mais loin de correspondre à l'image que l'on s'en fait habituellement, Avicenne sera terriblement engagé dans le profane et le politique. Il mourra d'ailleurs d'avoir voulu trop faire pour son khalife. Nous pouvons puiser largement dans les écrits de Avicenne car il correspond bien à l'esprit de notre temps. Non le plagier mais s'inspirer de son souffle créateur en l'adaptant à notre monde. Nous pouvons entre autre relever chez ce grand penseur du Xe siècle une théorie particulière de l'imagination. D'après lui, l'imagination peut être entendue comme indépendante des sens corporels. En outre, cette sorte d'imagination se fait agente dans la mesure où elle communique avec les différentes strates de la psyché y compris avec la conscience.

Confirmons le parti à tirer de tels éléments d'une vision du monde, à une époque qui souffre de tant de matérialisme. D'autre part, la pensée de Ibn Sina – tel est le véritable nom de Avicenne – se trouve au centre de ce qui se nomme par ailleurs exercice spirituel : méditation, peinture de mandala, danse, prière...[3]

Avicenne

Mon propos n'est pas de faire une exploration complète de la pensée islamique ; je souhaite simplement mettre en exergue les points précis de cet univers philosophique que la psychologie moderne pourrait reprendre pour son compte.

L’œuvre freudienne pour certains, jungienne pour d'autres, sont regardées comme définitives et closes. Leur exégèse devient alors plus morale et casuistique que créatrice et visionnaire. Les psychanalystes ont peur du registre visionnaire qu'ils appellent hallucination comme les moralistes ont peur des poètes qu'ils méprisent. Or, la psychologie ismaélienne c'est la réhabilitation de l'espace visionnaire : c'est aussi la capacité potentielle de révéler l'importance de phénomènes que nous sommes incapables de prendre en considération. Cette psychologie de l'Imaginal décrit un espace médian qui est le lieu de toutes les épiphanies, où se rencontrent conscient et inconscient, sorte de puits, goulet étroit entre deux mondes. J'ai, pour ma part, exploité cette piste, source à laquelle peut se puiser l'inspiration pour créer ces fameux exercices, appelés par ailleurs du nom ronflant et sans poésie de « thérapies à médiation corporelle ». La légende affirme que ces exercices nous viennent des États-Unis... Libre à nous de croire à de telles sottises. Avicenne m'a servi de prétexte pour rappeler que la civilisation islamique peut être considérée comme médiatrice entre notre culture et ses lointaines voisines asiatique ou historique – Babylonienne, mazdéenne, etc. Cela m'amène donc à remonter au chamanisme.

Le monde du sorcier

P. Solié a introduit, il y a un certain temps déjà, l'idée d'une lignée chamanique à l'origine de la psychanalyse et de la psychosomatique (cf. bibliographie). L'histoire montre la continuité historique qui existe depuis le monde du chaman jusqu'aux exercices spirituels et à la psychologie moderne par l'entremise de la lignée jungienne. Néanmoins, l'opinion la plus courante veut que cette parenté soit considérée comme primitive au regard de nos édifices conceptuels contemporains. Ce qui est antérieur dans l’Histoire est forcément archaïque, primitif, etc. Tel n'est pas mon avis. D'une part la conscience blanche a développé le rationalisme et la volonté de domestiquer la Nature dans le plan du concret. C'est un aspect que nous oublions souvent de souligner. Il fallut pour cela fabriquer des outils adéquats. Ce fut le génie de la civilisation occidentale. Au regard d'une telle culture, les mondes du chaman appartiennent au lointain passé ou sont le fait d'ethnies cantonnées dans des forêts obscures ou dans les steppes asiatiques.

Ayant exploré le monde de la Raison dont elle a fait une valeur essentielle, universelle et incontournable, la Conscience Blanche ignore qu’il puisse y avoir d’autres voies d’exploration de la Nature. Malheureusement la Conscience et sa marraine l’Histoire ne fonctionne ni dans la durée ni dans le culte des ancêtres – en récupérant et intégrant les expériences des civilisations antérieures – mais dans la rupture et la domination. C’est pourquoi nos sociétés modernes ont tant besoin de se croire à l’achèvement de toute chose…

Mais cela ne veut pas dire qu'au regard d'une conscience autre, plus large, les univers délaissés par la science – ceux du chaman notamment – ne soient pas contemporains et d'un grand recours pour l'avenir. Peut-on reprendre sans transition aucune, les enseignement de ces cultures ? Psychologiquement, la chose est peu envisageable car entrer dans l'univers chamanique requiert une sorte de préparation à la "participation mystique" qui est à la base de la réussite des opérations du sorcier. Et ce n'est pas la simple répétition de certains gestes qui suffit à provoquer le résultat promis. Il faut une médiatisation pour que le monde du sorcier nous devienne accessible et nous amène à une certaine efficience thérapeutique.

L'Islam peut jouer ce rôle médiateur. Non pas l’Islam religion instituée, juridiquement établie, mais cet Islam qui porte des valeurs psychologiques particulières sur le chemin d’une civilisation. Les exercices de la voie soufi représentent une approche singulière que la psychologie ne peut ignorer.[4]

Mais il y a de part le monde d'autres voies à explorer, celles du Bouddhisme, du Tantrisme et du Taoïsme. De même, les mondes animistes africain et amazonien restent à re-découvrir – ni à explorer ni à piller. Tout ceci n'est donc qu'une initiation à « des problèmes qui vont se poser aux philosophes et psychologues, dans l'élaboration d'un humanisme qui soit enfin en rapport avec les redoutables angoisses du temps moderne ».[5]

Les exercices spirituels

J'ai relevé plus haut (cf. biographie « Avicenne » sur ce site) l'identité possible entre les anciens exercices spirituels et les nouvelles « thérapies à médiation corporelle »[6] qui seraient censées arriver tout droit de Californie[7]. La vieille Europe aime se projeter ainsi dans la culture américaine qu'elle affuble de vertus que celle-ci ne mérite pas forcément. C'est ainsi que les cultures dominées fonctionnent face aux nations dominatrices. C'est une facilité qu'une culture s'accorde pour faire l'économie des risques de la création. L'Amérique arrogante, ce faisant, nous renvoie l'image de notre propre coupure au passé.

La blessure de l'histoire existe bel et bien en Europe du moins en ce qui concerne les Sciences Humaines. Nous avons vu plus haut combien la psychanalyse avait contribué à la mise en place et à la théorisation de cette coupure du passé. Alors, le mythe de l'avant-garde et du superlatif que l'Amérique exporte gratifie l'orgueil de la conscience blanche d'une gloire que celle-ci ne mérite pas au plan scientifique. Ainsi, croyons-nous découvrir et créer là où d'autres sont installés depuis longtemps, où l'histoire regorge de ressources. C'est ainsi que nous – les peuples européens – manifestons notre coupure d'avec notre mère l'Histoire. là où nous nous pensons affranchis, nous ne sommes qu'esclaves soumis à un maître sans scrupules : la surconscience dont les Etats-Unis d'Amérique sont l'emblème pâlissant. Si cette domination est évidente au plan économique, il faut bien se dire sans complaisance que l'économie est l'expression des tendances collectives qui fondent une culture. Apporter de la religiosité à une société qui nous apparaît trop profane ne pourrait résoudre le problème si important de la crise du monde moderne alors que nous ne savons pas accorder à l'Histoire les mérites qui lui reviennent. Comment pourrions-nous honorer des dieux sans redouter la répétition de Shoah ?

Nous disons souvent que les peuples antiques demeuraient dans une indétermination qui les empêchaient d'accéder à l'outil tel que nous le maîtrisons. Or, ne s'agit-il pas plutôt de la projection sur le passé de notre propre difficulté à nous différencier ? Dès lors, comment discerner dans les registres de la sagesse antique ce que nous ne pouvons même pas reconnaître maintenant ? C'est à cause de cet aveuglement que nous ne pouvons éviter la colonisation culturelle des Etats-Unis d'Amérique. Leurs importations nous cueillent au ras de nos préoccupations immédiates, les plus grossières et les plus matérialistes. L'invasion du champ de la psychothérapie par les thérapies à médiation corporelle et les mouvements humanistes est un signe révèlateur d'une tendance intérieure au renouvellement, même celle-ci s'exprime de façon primaire ou naïve dans notre culture.

Sur quels slogans s'appuient des courants modernes de thérapie ? Il s'agit de retrouver une dimension globale, voire planétaire, de nos problématiques personnelles et collectives. Il est question de transformer notre vision du monde pour élever notre regard jusqu'aux sommets qu'un nouvel humanisme laisserait entrevoir. Enfin, ces courants de pensée entendent renouer avec le sens du sacré et rétablir l'harmonie entre l'âme et le corps  – sans qu'il soit donné trop de précision sur ces notions. N'est ce pas un rappel moderne des utopies nées à Athènes il y plus de 25 siècles ? Déjà Socrate avait systématisé ces questions que l'homme moderne se pose encore. Avons nous vraiment évolué au point de négliger ces interrogations antiques ou bien s’agit-il d’un retour cyclique de questions éternelles ? Rien pour l'instant ne permet de trancher.

Illel Kieser, Mauvezin, 17/11/01

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[1] – Le bibliographie se trouve sur le site. Elle n’a pas été mise à jour depuis 1994, néanmoins la plupart des références demeurent actuelles.

[2] – Voir plus loin.

[4] – Dans Amour – Instinct – Violence, je donne un exemple de cette voie « médiane » que propose l’Islam psychologique.

[5] – Ainsi s'exprimait en 1955 Jean-Louis Bernard, un apôtre de la rencontre des cultures.

[6] – L'essentiel de ce chapitre est dû à la rencontre de trois pensées, celles conjointes de Mircea Eliade, de Pierre Hadot et enfin de Michel Foucault. Le premier a consacré sa vie à l'étude des exercices spirituels des religions de l'Inde pour en arriver à une théorie fondamentale sur leur insertion dans les religions. Je m'appuie donc sur l'aspect de son œuvre consacrée à l'extase. Le second, moins connu des psychologues est un historien qui a remis à jour les techniques spirituelles de l'Occident. Je lui dois le point de départ de ma réflexion sur la richesse de l'Occident en cette matière. Enfin, plus connu, les dernières méditations de Michel Foucault me permettent de poser la question centrale de la fonction du rituel dans la cure psychanalytique. En ce qui concerne les thérapies à médiation corporelle, il conviendrait d'étudier plus finement l'ensemble de ces courants. Force nous est de constater que, tant qu'une telle étude n'est pas entreprise, ces thérapies appartiennent au mythe.

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