Regard sur la Philosophie


 


Les modèles de la liberté

Leopoldo Zea

 

Entretien avec Leopoldo Zea réalisé à Paris à l’occasion de la parution de Discours d’outre barbarie, traduction sous la direction de Charles Minguet, éd. Lierre & Coudrier, 1991. (Parution originale, Discurso desde la marginación y la barbarie, Fondo di Cultura, Mexico, 1988.) Article revu et corrigé par l'auteur.

La philosophie a-t-elle sa place dans la réflexion historique contemporaine ? Incontestablement, répond le philosophe mexicain Leopoldo Zea, dont l’œuvre contribue à forger une philosophie de l’Histoire qui prend sa source en Amérique latine pour rejoindre les grands courants de la pensée universelle.

Hommes et Faits : Dans un monde où les changements se précipitent, y a-t-il encore une place pour la réflexion philosophique ?
Leopoldo Zea :
Le schéma historique qui s'était imposé à la fin de la Seconde Guerre mondiale s'est rompu en 1989. Les changements extraordinaires qu'a connus l'Europe ces derniers mois marquent la fin de l'après-guerre. Désormais, nous entrons dans une période d'immense réflexion, où l'Europe se réédifie et se cherche de nouvelles structures, mais où des régions comme l'Amérique latine, l'Asie, l'Afrique doivent envisager de nouvelles formes de rapports et d'intégration avec le reste du monde. Plus que jamais, la philosophie doit aider à penser ce monde unifié, qui émerge d'un monde divisé.

Beaucoup jugent la philosophie inutile, superflue, et vont même jusqu'à l’éliminer des programmes d'enseignement.
– La philosophie a toujours relevé le défi de la réalité. De Platon, qui cherchait à résoudre les problèmes de la cité grecque, à saint Augustin, qui réfléchissait aux relations entre chrétiens et païens, Kant qui méditait sur le sort de l'individu au sein de la modernité et Hegel qui écrivait l'Histoire à la lumière de la Révolution française, la philosophie a toujours répondu à la problématique d'une époque, d'un lieu donnés. Elle est une réponse possible aux interrogations de l'homme, sans lesquelles elle n'aurait pas de raison d'être.

N'y aurait il donc pas de philosophie universelle ?
L'essence de la réflexion philosophique repose sur le double principe du logos: la raison et la parole. Raisonner, c'est appréhender le monde extérieur pour le comprendre, tandis que la parole donne le pouvoir de communiquer aux autres ce qui a été perçu. Pouvoir de comprendre et de se faire comprendre par la communication. Communiquer pour que le dialogue s'élargisse et se répande. C'est à partir de ce mouvement que l'on peut parler d'universalité; car les vérités philosophiques ne sont pas d'emblée universelles. Elles ne le deviennent que dans la mesure où elles sont accessibles à d'autres. L'universalité de la philosophie dépend de la capacité des uns à communiquer et des autres à comprendre.

En 1986, au Congrès international de philosophie tenu à Montréal (Canada), on en vint à la conclusion que l'universalité de la philosophie dépendait de la capacité des hommes à faire de la raison un instrument de communication, de dialogue, d'échange d'expériences. Il fut également dit qu'il n'existait pas de philosophie universelle mais des philosophies concrètes, qui s'universalisent dans la mesure où elles sont comprises par d'autres et où, grâce à elles, il devient possible de comprendre les autres.

Si l'on parle maintenant d'une philosophie vraiment universelle, ce n'est pas parce que la nature de la philosophie a changé, mais parce que les problèmes, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, sont devenus universels. Etant donné que certains problèmes affectent de la même manière tous les êtres humains, par-delà leurs différences et leurs expériences propres, les réponses de la philosophie acquièrent une portée universelle. Mais il s'agit toujours d'une universalité concrète: celle qui part du réel pour résoudre les problèmes de l'homme en situation.

Quelles sont les priorités d'une telle réflexion universaliste concrète ?
Il s'agit d'abord de définir des modes de comportement et de participation dans un monde en gestation. L'ampleur planétaire des problèmes pose en priorité la question du comportement, non seulement des individus, mais des peuples et des nations. Nous refusons que d'autres - blocs, gouvernements, idéologies - décident à notre place; cela suppose que nous assumions une grande part de responsabilité dans l'action et que nous choisissions de nouvelles formes de participation. Aux rapports verticaux de domination, donc de dépendance, doivent se substituer des liens horizontaux de solidarité. D'où un désir croissant de participation de la part des individus, des minorités, d'entités culturelles diverses.

Tous veulent participer à la redéfinition du monde qui émerge – et où il ne suffira plus de parler, comme on le fait aujourd'hui, de maison commune européenne. Nous savons désormais que notre planète est une et, pour la première fois, réellement universelle. C'est désormais à la maison commune de l'humanité que nous devons penser.

Dans ce contexte universaliste, la philosophie, en tant que discipline, trouve-t-elle de nouvelles orientations ?
Dans de nombreux pays, on assiste au renversement du courant qui faisait de l'instrument de la philosophie – la logique – sa finalité même. Il est désormais admis que la logique n'est qu'un moyen de connaître en vue d'agir. Plus cette logique instrumentale s'affinera, mieux cela vaudra. Mais l'essentiel est de parvenir à connaître la réalité pour]a changer. Voilà toute la question. En aucun cas on ne doit penser que la logique est, en soi, le but de la philosophie.

On peut donc parler d'un retour aux préoccupations originelles de la philosophie : comment connaître le réel et agir sur lui. Les philosophes grecs ne se sont jamais souciés de savoir si leur philosophie était universelle. Et pourtant, elle l'était dans la mesure où elle apportait des réponses qui allaient se révéler valables pour d'autres, dans des circonstances analogues.

Ce nouveau réalisme  philosophique répond visiblement à des préoccupations d'ordre éthique. Comment peut-on concilier éthique et pragmatisme ?
Beaucoup de philosophes ont renoncé à l'analyse neutre du langage moral et se montrent insatisfaits des construc­tions abstraites vers lesquelles se sont orientés nombre de leurs contemporains. Ce qui importe désormais, je l'ai dit, ce sont les problèmes concrets des êtres humains. Les philosophes ont un rôle à jouer dans la critique des mythes de la société contemporaine, l'identification des problèmes éthiques, la définition des principes fondamentaux, la réactualisation des questions essentielles.

La réflexion éthique porte sur les problèmes de l'homme et de la société. Les philosophes s'investissent dans la déon­tologie médicale, la dissuasion nucléaire, la démocratie ou la justice économique. Dans une société démocratique, il faut que la réflexion morale soit partagée de la manière la plus large. Etant donné l'interdépendance croissante du monde actuel, il faut que s'établisse une sorte de consensus éthique entre tous les peuples contraints de partager un destin planétaire commun.

Dans cet ordre d'idées, peut-on parler d'un souci éthico-philosophique de l'environnement ?
Selon l'historien Arnold Toynbee, I'Occident a toujours considéré les hommes, au même titre que la flore et la faune, comme des objets d'exploitation. On retrouve ce schéma dans l'attitude des pays développés, qui veulent imposer leurs règles écologiques au tiers monde au mépris des intérêts de ceux qui y vivent. On prétend arrêter la destruction de la nature avec l'autorité qu'on mettait autrefois à encourager cette destruction - sans se préoccuper des hommes que l'on condamne ainsi au sous-développement au nom du sauvetage de l'environnement. Seul un consensus éthique peut permettre un réajustement qui ne voue pas certains peuples à une pauvreté sans remède. La philosophie peut contribuer à ce rééquilibrage universel et, par là, à ce qu'un accord intervienne sur la répartition de la richesse acquise.

Pourrait-on penser, comme pour la science, à une philosophie appliquée ?
– La philosophie est tournée vers l'action – Marx n'est pas le seul à l'avoir pressenti. Il s'agit de penser, mais aussi d'agir conformément à ce que l'on pense. Philosopher n'est pas un exercice d'abstraction qui s'arrête à la parole car, si j'ai un problème et j'y réfléchis, c'est bien en vue de le résoudre et, pour cela, il faut que j'agisse. Par ailleurs, le fait même de penser suppose que l'on a la capacité d'orienter l'action.

Il existe en Amérique latine une longue tradition philosophique qui s'adresse aux problèmes de la région. Déjà, en 1842, à Montevideo (Uruguay), l'Argentin Juan Bautista Alberdi envisageait d'engager une réflexion philosophique proprement américaine, à partir des nécessité du continent. Quels sont les problèmes que l'Amérique est appelée à se poser et à résoudre en ce moment ? se demandait-il. Ces problèmes n'étaient autres que la liberté, les droits fondamentaux, l'ordre social et politique. La philosophie devait donc être synthétique et organique dans sa méthode, positive et réaliste dans sa démarche, républicaine dans son esprit et sa finalité. Ce savoir pratique supposait un certain degré de participation du philosophe dans la vie sociale et politique. C'est, tranchait Alberdi, le devoir de tout homme de bien qui, de par son état ou sa capacité, peut exercer une quelconque influence, de s'occuper des affaires de son pays.

Est-ce à dire que la philosophie est appelée à être plus opérationnelle dans les pays en développement ?
– Nos peuples ont d'énormes problèmes à résoudre - problèmes d'identité, de dépendance. La philosophie est un outil unique pour les affronter et tenter de leur trouver une solution. Mais ces problèmes ne peuvent pas être cernés à partir de nos seuls repères. C'est pourquoi nous devons être ouverts au reste du monde.

En ce sens, le dialogue entre le Nord et le Sud doit être maintenu pour définir ce que nous appelons l'éthique du développement. Le traitement des questions éthiques que soulève le développement est devenu indispensable.

Est-ce dans cet esprit que dans un livre récent (Discurso desde la marginación y la barbarie, « Discours de la marginalité et de la barbarie », vous proposez une réflexion philosophique sur l'histoire universelle ?
Une meilleure connaissance des autres régions du monde peut nous aider à prendre conscience de la dépendance dans laquelle nous vivons, à comprendre ce qui fait notre originalité, ainsi que notre situation par rapport aux autres. Si nous avons commencé par imiter des modèles étrangers, c'est pour instrumentaliser la philosophie européenne et la mettre au service de nos besoins. Et nous l'avons fait délibérément: il aurait été absurde de nier que la culture occidentale a créé des outils conceptuels applicables à notre réalité. De la sorte, nous avons assimilé le passé dans sa dimension dialectique, assumant ce que l'histoire avait de bon et de mauvais, pour en conserver ce que nous estimions valable et modifier ce qui, à nos yeux, ne l'était pas. Telle est, me semble-t-il, l'une des responsabilités des philosophes de la région: traduire et adapter à notre propre réalité ce qui nous vient d'ailleurs et peut néanmoins nous être utile.

Cependant, l'Amérique latine s'est obstinée à fermer les yeux sur sa propre réalité, allant même jusqu'à exclure son passé indigène ou ibérique, affectant de l'ignorer parce que elle le jugeait impropre et étranger à elle. Mais ignorer son histoire, c'est se priver d'une expérience sans laquelle on ne peut atteindre à la maturité, à la responsabilité.

Cela dit, la pensée latino-américaine ne s'est pas arrêtée aux problèmes de la région; elle a contribué à une philosophie proprement américaine, à une perception de la réalité et des problèmes du monde d'un point de vue américain. Discurso desde la marginacion y la barbarie se veut un livre sur la philosophie de l'histoire, écrit dans une perspective qui ne serait pas européenne, eurocentriste.

Pourquoi, en effet, la philosophie ne se donnerait‑elle pas un autre centre de conscience que l'Europe ? C'est ce que j'ai fait, pour interpréter, non la seule histoire de l'Amérique, mais celle des peuples non-américains. J'ai délibérément choisi des peuples européens en marge de l'histoire, des barbares selon la notion classique, comme le sont l'Espagne et le Portugal à l'extrême ouest et, à l'autre bout de l'Europe, la Russie. Il est intéressant de voir, à présent, ces peuples historiquement marginaux jouer un rôle important dans la recomposition du monde.

Dans ce monde unifié et interdépendant on assiste aussi au réveil des particularismes, à la revendication d'identités nationales asservies, à la multiplication des rivalités ethniques.
Il est évident que la conquête de la liberté comporte des risques, et doit être soumise au doute méthodique: jusqu'où la liberté peut-elle aller ? Le monde doit éviter l'atomisation, la tribalisation où les nationalismes, voire les régionalismes exacerbés peuvent l'entraîner. Si l'on suscite des comportements et des modes de participation fondés sur le respect d'autrui, dans la mesure même ou autrui nous res­pecte, on peut imaginer l'avènement d'une sorte de fédération mondiale où les rapports seraient solidaires et horizontaux, où l'on rechercherait ensemble la solution aux problèmes communs. Si je comprends mon prochain en ce qui le distingue de moi et s'il me comprend de la même façon, nous pouvons dialoguer, collaborer, nous mettre d'accord sans perdre une identité à laquelle nous ne saurions renoncer, bâtir cette maison commune de l'homme où nous sommes condamnés à vivre ensemble.

Par ailleurs, en Amérique, nous possédons une expérience que nous pouvons offrir au monde : l'aptitude au métissage. Les Espagnols nous ont légué un sens extraordinaire de la convivialité entre les peuples, les religions, les cultures, mais c'est l'Amérique elle-même qui a été le grand creuset du métissage. C’est la cause pour laquelle plaidait l'écrivain mexicain José Vasconoelos apporte un message d'intégration et de donner à réfléchir aux xénophobes et aux nationalistes de toutes origines. La philosophie a une tâche claire et précise à remplir, pour éviter que ne se créent dans les nouveaux espaces de liberté des blocs imperméables, autosuffisants et auto-satisfaits.

Si un mur est tombé – le mur qui empêchait les uns de sortir, le mur de Berlin, évitons que ne se dressent de nouveaux murs pour empêcher les autres d'entrer – les barrières douanières que les pays développés élèvent en défense de leur bien-être.

 

Dans un monde qui devrait tendre vers le consensus éthique que vous préconisez, comment intégrer la résurgence du sentiment religieux ? 
Le sentiment religieux, dans la mesure où il m'aide à com­prendre l'autre, et l'autre à me comprendre, peut donner une dimension spirituelle importante à la tâche philosophique. Ce qu'il faut rejeter, c'est la religion qui vous enferme dans le monde clos d'une certaine foi, sans concession ni tolérance à l'égard d'autres croyances, une foi qui mène aux conflits religieux, à ces guerres saintes dont l'histoire de I'humanité semble vouloir se délivrer. De même que la philosophie tourne parfois à l'idéologie et devient un frein pour la pensée, il faut éviter l'obstacle que peut constituer l'intransigeance religieuse. Le maître mot est la tolérance: il faut respecter l'autre dans sa différence, pour que l'autre respecte la mienne.

Dans un monde qui tend à devenir unique, et où les problèmes sont globaux, il est important de pouvoir réaffirmer nos différences, ce qui nous singularise, nous distingue les uns des autres, mais dans le respect de ce qui n'est pas pareil, et qui est pourtant égal à nous. Sans oublier que l'égalité, pour ne pas dire l'égalitarisme, peut devenir aussi un moyen de domination. Aujourd'hui, l'important c'est de pouvoir être différents dans l'égalité, de pouvoir être tous égaux devant la différence, si je puis me permettre ce jeu de mots.

 

Comment situer, ici, la liberté ?
La liberté est une valeur qui ne peut se rapporter qu'à des individus physiques. Sinon, elle devient une abstraction et, il est bon de le rappeler, la liberté abstraite n'existe pas. On ne saurait défendre l'idée de liberté dans l'absolu, c'est-à-dire, au fond, une liberté irresponsable, mais, au contraire, une liberté responsable, consciente.
L'homme libre doit être responsable. L'homme n'a pas le droit mais le devoir d'être libre : c'est cela, être responsable. L'exercice de la liberté implique une responsabilité. Responsabilité qui se situe sur le plan du devoir être, dans le domaine moral. La liberté est un engagement; je suis libre, mais j'ai aussi un engagement vis-à-vis de la liberté d'autrui.

Ce rapport complexe entre situation d'engagement, responsabilité et liberté, que met en évidence toute votre œuvre philosophique, est fondé sur les relations réciproques de l’homme et de la société. La tentation de proposer des modèles de liberté pour réglementer ces relations n'est-elle pas grande ?
– On ne saurait en aucun cas parler de modèles à suivre dans le domaine de la liberté, car, pour la liberté, il ne peut y avoir de modèles ni d'archétypes. Ce sont les modèles qui finissent par imposer de nouvelles subordinations. Accepter un modèle, c'est déjà accepter une contrainte.

Leopoldo Zea, entretien avec Hommes et Faits, directeur de la publication : Illel Kieser Ibn 'l Baz, le 20/10/1991

 

Autres ouvrages de Leopoldo Zea en français : L’Amérique latine face à l’histoire, traduction de A. Mazoyer et Jean Martin, revue et corrigée par Jacqueline Ferreras et Charles Minguet, préface de Charles Minguet, Lierre & Coudrier éditeur et Archives, Paris, 1991.
Bibliographie complète du philosophe sur le site Proyecto Ensayo Hispánico
Son dernier ouvrage que nous prévoyons de publier :
Filosofar a la altura del hombre. Discrepar para comprender.

Les sites qui renvoient à Leopoldo Zea sont très nombreux. Il suffit de lancer une recherche sur le nom : Leopoldo Zea.

Discours d'outre barbarie sera entièrement publié sur ce site dans les semaines à venir.

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