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Du principe de plaisir au grotesque carnavalesque |
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� Andr�-Michel Berthoux � � Et m�me ne vois-tu pas comme les couples, encha�n�s par la mutuelle volupt�, sont souvent � la torture dans leurs cha�nes communes. Lucr�ce, De la nature, (Livre IV) � Je interprete (dist Pantagruel) avoir et n'avoir femme en ceste fa�on que femme avoir est l'avoir � usaige tel que nature la cr�a, qui est pour l'ayde, esbatement et soci�t� de l'home; n'avoir femme est ne soy apoiltronner au tour d'elle (c'est ne pas s'amollir � son contact), pour elle ne contaminer celle unicque et supreme affection que doibt l'homme � Dieu, ne laisser les offices qu'il doibt naturellement � sa patrie, � la Republique, � ses amys, ne mettre en non chaloir (laisser de c�t�) ses estudes et negoces, pour continuellement � sa femme complaire. Prenant en ceste matiere avoir et n'avoir femme, je ne voids repugnance ne contradiction �s termes (je ne vois pas d'opposition ni de contradiction dans les termes). Rabelais, Le Tiers-Livre (ch. 35) � Dans le dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut (USA � 1999), William Harford surnomm� Bill (Tom Cruise) rencontre dans les rues de Greenwich Village un groupe de jeunes qui l'injurient et le bousculent. Ils remettent imm�diatement en cause de fa�on grotesque sa sexualit� (les grossi�ret�s prof�r�es ainsi que la gestuelle qui les accompagne sont � connotations sexuelles et scatologiques). C'est le seul moment o� le vocabulaire de la place publique, le langage populaire, s'exprime v�ritablement sans artifice ni retenu. Cette sc�ne peut nous para�tre choquante, gratuite et hors de propos, mais elle fait suite � deux s�quences � forte intensit� dramatique : celle, �mouvante, durant laquelle Alice, sa femme (Nicole Kidman), lui avoue qu'elle a failli le quitter pour un officier de marine rencontr� lors de leurs derni�res vacances � Cap Cod et avec lequel elle n'a �chang� qu'un regard furtif, et celle qui lui succ�de o� Marion lui r�v�le son amour pour lui au chevet de son p�re qui vient de mourir. La probl�matique du film semble d�s lors pos�e. Kubrick a choisi pour son ultime opus d'opter pour le s�rieux et le drame. Bill d�sempar� et troubl� par ce qui lui arrive, prend soudain, une fois dehors, un air vengeur en frappant du poing la paume de sa main. C'est alors qu'il croise, en d�bouchant au coin d'une rue, la bande de jeunes. Il y a, � ce moment, d'un point de vue sc�naristique une rupture de ton comme si le metteur en sc�ne voulait interrompre brutalement la charge �motionnelle qui s'installait progressivement. � la fin de cette sc�ne, on entend l'un d'eux crier � Bill ��Retourne � San Francisco�!��. L'allusion � la Sodome am�ricaine est, dans ce contexte, �vidente. Cependant, on peut y voir en filigrane un autre sous-entendu, plus distanci�, un peu comme si cette invective ne s'adressait pas � Bill mais � quelqu'un d'autre, un personnage absent du film et qui pourtant en est le destinataire. ��Retourne � San Francisco�!��, renverrait ainsi le spectateur au lieu d'un autre drame, dont le caract�re grotesque ne serait pas �galement totalement absent. Le s�rieux ne peut d�terminer � lui seul la trame d'un film et Kubrick le sait. Il nous dit alors que l'histoire qu'il est en train de nous raconter a �t� �crite (il s'agit bien s�r de l'�criture filmique et non pas romanesque), comme un palimpseste, en en recouvrant une autre qui se d�roule � l'oppos� de New York et qui pourtant en constitue le mod�le, il s'agit bien s�r de Vertigo (Hitchcock, USA � 1958). � Hitchcock a tr�s souvent utilis� des images � forte connotation sexuelle dans ses films : le feu d'artifice dans ��La main au collet��, le train p�n�trant � grande vitesse dans un tunnel � la fin de ��La mort aux trousses��. De m�me pour Kubrick : le ballet �rotique des vaisseaux spatiaux dans ��2001, odyss�e de l'espace��, le major ��King Kong�� enfourchant la bombe atomique dans ��Dr Folamour��, pour ne pas parler de ��Orange m�canique�� ou de ��Full metal jacket�� bien s�r. Ces images prennent un caract�re humoristique dans les com�dies. Elles sont �galement pr�sentes dans les trag�dies mais de fa�on plus voil�es et ne pouvant �tre interpr�t�es par le spectateur que de mani�re s�rieuse comme si toute ambivalence �tait impossible. L'instinct de vie et l'instinct de mort sont exclusifs l'un de l'autre. Vertigo est consid�r� comme l��uvre la plus sombre de Hitchcock. Mais jetons-y un �il plus vigile. Scottie (James Stewart) souffre d'acrophobie, c'est-�-dire peur des hauteurs � acro signifie, en grec, extr�mit�. Cette phobie, dont l'origine est expliqu�e dans le pr�ambule du film, s'av�rera d�terminante dans la dramatisation du film, notamment lorsque, incapable de monter jusqu'en haut du clocher de l'�glise, il ne pourra sauver Madeleine (Kim Novak) du suicide. Se sentant coupable, il sombre alors dans une profonde m�lancolie. Arr�tons-nous un instant � cette premi�re partie du film. Scottie malgr� son amour passionnel pour Madeleine n'a pu surmonter son terrible handicap. Sa libido, m�me � son paroxysme, n'a pas emp�ch� le principe de r�alit� de s'exercer � son encontre. Le d�sir le plus bouillant n'a su le conduire � la satisfaction de son plaisir. Pourquoi ? Cette symbolique du clocher s'�tirant et s'amenuisant gr�ce au proc�d� utilis� par Hitchcock (zoom avant et travelling arri�re) m'a rappel� apr�s bien des p�r�grinations neuronales un passage de Gargantua. Rabelais fait dire � Fr�re Jean en r�ponse � l'un des p�lerins (pr�alablement aval�s puis d�nich�s � l'aide d'un cure-dent par Gargantua) qui n'avait pas peur d'�tre cocu en son absence compte tenu de la laideur de sa femme : ��C'est (dist le moine) bien rentr� de picques ! Elle pourroit estre aussi layde que Proserpine, elle aura par Dieu la saccade, puis qu'il y a moynes au tour. Car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en �uvre. Que j'aye la verolle, en cas que les trouviez engross�es � vostre retour, car seulement l'ombre du clochier d'une abbaye est feconde.�� (Gargantua, ch. 45). Ce passage n'a pas manqu� naturellement d'�tre analys� par Mikha�l Bakhtine dans son livre ��L��uvre de Fran�ois Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance��. Il reprend en fait ce passage cit� par un chercheur allemand Scheegans, auteur d'une ��Histoire de la satire burlesque��, pour critiquer l'analyse que fait ce dernier du comique grotesque chez Rabelais. ��Le clocher (la tour), nous dit Bakhtine est l'image grotesque courante servant � d�signer le phallus. Tout le contexte pr�parant la pr�sente image cr�e l'atmosph�re justifiant cette transformation grotesque��. On r�torquera, � juste titre, qu'un tel contexte n'existe pas dans le film de Hitchcock, donc, que l'image, aussi grotesque soit-elle, ne peut avoir l'effet comique qu'elle rev�t chez Rabelais. Il ne s'agit pas de faire un tel anachronisme, d�rive que d�nonce par ailleurs Bakhtine chez la plupart des commentateurs de Rabelais qu'il accuse de ne pas avoir vu le caract�re ambivalent de l'image grotesque, t�che qui constitue en l'occurrence la clef de vo�te de son ouvrage. Cependant, ne pas voir cet aspect-l� dans Vertigo, c'est confiner ce film � un univers exclusivement s�rieux. Le complexe de castration nous emp�che de saisir l'image comique de ce p�nis qui s'enfle et se r�tr�cit, rendant impossible la satisfaction du d�sir sexuel �prouv� par Scottie. L'ombre du clocher est f�conde � la condition que celui-ci reste bien raide. Le corps de Madeleine tombant du haut de la tour ne serait-elle pas alors l'image de la semence �jacul�e trop t�t�? Scottie aurait aim� �tre aussi ferme que ce soutien gorge qui tient tout seul selon le principe des ponts autoporteurs. S'il ne parvient pas � accomplir l'acte sexuel jusqu'au bout c'est que le haut symbolis� par le clocher de l'�glise, l'amour sublim� qu'il voue � Madeleine ne peut s'associer, s'unir avec le bas mat�riel, le corps, le sexe, la satisfaction des pulsions sexuelles. Pour y parvenir il faudra qu'il reconstitue, d'une fa�on � la limite du carnavalesque, le double de Madeleine � l'aide de Judy. Cette entreprise morbide devient diabolique lorsqu'il finit par se rendre compte qu'il a �t� victime d'une supercherie. Mais la mort tragique de Judy s'accompagne de la renaissance de Scottie, de sa puissance sexuelle enfin affirm�e. Cette fois il a pu grimper jusqu'au sommet de la tour en amenant de force l'objet de son d�sir non plus amoureux mais sexuel. La tendance � la r�p�tition cesse et se termine triomphalement avec la b�n�diction de la religieuse qui annonce au monde la gu�rison de Scottie en faisant tinter les cloches de l'�glise. De bouffon, de sot, de dindon de la farce il devient le diable qui m�ne la f�te sans se soucier de la fin tragique qu'elle laisse pr�sager. L'acte est enfin accompli. Le haut a c�d� sa place au bas mat�riel, l'ombre du clocher est bien f�conde comme nous l'avait dit Fr�re Jean. Tous les �l�ments du grotesque sont r�unis, mais l'effet comique est totalement absent. Hitchcock nous montre alors toute la perversit� de notre soci�t� devenue s�rieuse. Durant la liesse populaire du carnaval, le bouffon est immol� symboliquement. Toutes les images s�rieuses sont tourn�es en ridicule. Le rire de la foule est la catharsis la plus puissante contre l'imagerie officielle qui veut donner du monde une apparence s�rieuse. Le cin�aste adresse au monde moderne et � la psychanalyse la plus terrible des critiques. En perdant le sens du comique tout concourt � la r�surgence de cet instinct de mort. Ne pas voir que la mort est annonciatrice du renouveau, mais penser au contraire que la vie est un acheminement vers la mort, c'est faire �uvre de destruction, de pessimisme envers l'Homme et la soci�t�, chose dont tout �uvre d'art est d�pourvue. C'est le m�me constat que fait Kubrick dans son dernier film. La f�te � ou plut�t ce simulacre de f�te � est devenue s�rieuse. L'image la plus grotesque a perdu d�finitivement tout aspect comique (je pense au � nez � �norme du masque que porte l'un des participants � la soir�e et qui am�ne la superbe cr�ature ��salvatrice�� de Bill, l� o� Bill ne peut la conduire tout comme Scottie n'a pu le faire avec Madeleine, au moment m�me o� le ma�tre de c�r�monie le somme de se d�shabiller � et de montrer � la foule la raison de son tourment, c'est-�-dire la longueur de son ��nez�� � , simulacre de jugement qui fait �cho � celui de Scottie apr�s le suicide de Madeleine). Conscient de cela Kubrick nous met en garde. Il ne se veut pourtant pas pessimiste puisqu'il nous livre comme ultime devise le mot ��fuck�� avant de se taire d�finitivement. C'est le s�rieux qui conduit � fin du monde. C'est pourquoi il faut rire m�me si ce monde doit p�rir par un objet de mort que seul l'homme peut inventer. Quelle plus belle image alors pouvait-il nous offrir que cette tombe fleurie dans laquelle il repose pr�s de son arbre pr�f�r� ? Andr�-Michel BERTHOUX Premi�re parution�: From: "Andr�-Michel
BERTHOUX" |
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