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Point de vue historique sur la place de l'imaginaire dans l'Histoire Conscience de : Jacques Le Goff, bonjour. Dans un premier temps je souhaiterais que vous présentiez votre recherche et vos fonctions universitaires pour que nos lecteurs vous situent mieux... Jacques Le Goff : J'ai eu une carrière à la fois linéaire et particulière. Linéaire parce que après avoir été chercheur à l'Université d'Oxford pendant un an et membre de l'École Française de Rome, j'ai été assistant pendant cinq ans à ce qui était à ce moment-là la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Lille. A partir de 1959, je suis entré à ce qui était à l'époque la sixième section de l'École des Hautes Etudes fondée par Lucien Febvre en 1947, présidée alors par Fernand Braudel, et je continue d'y enseigner. J'ai été pendant cinq ans (de 1972 à 1977), quand Fernand Braudel a pris sa retraite, son successeur comme président de l'école. En 1975, sous ma présidence, l'école a obtenu son autonomie et elle est devenue l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Par ailleurs, parmi mes diverses activités, il y en a une qui est directement liée à mes recherches, c'est d'être depuis 1969 co-directeur de la revue Annales Economie Société et Civilisation, fondée en 1929 par Lucien Febvre et par Marc Bloch. Elle a joué un rôle très important dans le renouvellement de la science historique dont nous avons fêté cette année les 60 ans et qui continue à être une revue importante dans ce domaine pour promouvoir et soutenir un certain nombre d'innovations et de recherches. En ce qui me concerne je me suis de plus en plus intéressé à l'histoire religieuse et culturelle. J'ai essayé de défricher des territoires relativement nouveaux de l’Histoire, par exemple en utilisant des méthodes des ethnologues et des anthropologues. J'ai souhaité qu'ici, un certain nombre d'enseignements et de recherches se placent sous l'étiquette de l'anthropologie historique. Je me suis intéressé à l'utilisation par l'historien de nouveaux documents tels que les documents oraux, les gestes. A l'heure actuelle mon principal séminaire est consacré au phénomène du rire au Moyen Age. Plus particulièrement et plus généralement j'explore un territoire relativement nouveau chez les historiens qui est l'histoire de l'imaginaire. Très bien. Voici une présentation tout à fait large qui montre votre impressionnant parcours. Le statut de l'histoire a-t-il changé ? Peut-on encore parler d'une histoire ou s'agit-il plutôt des histoires en correspondance avec d autres disciplines ? Enfin quelle serait votre définition de l'histoire de l'imaginaire ? J.L.G. : En ce qui concerne l'histoire, elle demeure
fondamentalement une discipline qui est marquée par sa place dans
l'enseignement et dans les études universitaires. Elle appartient à une
tradition très lointaine du point de vue intellectuel, puisqu'on la fait
traditionnellement, je crois à juste titre,
remonter à Hérodote, c'est-à-dire à l'Antiquité grecque, et d'autre part, sur le plan universitaire et scientifique,
au XIXe siècle, puisque c'est à partir du XIXe siècle qu'il y a eu un enseignement de
l'histoire. Je souhaite que l'histoire demeure d'une certaine façon une
discipline, mais une discipline ouverte.
C'est une discipline carrefour et qui s'efforce de pratiquer l'interdisciplinarité avec les autres
sciences humaines et sociales mais
en gardant sa spécificité. En particulier, du fait que c'est une science du
changement, c'est une science de l'évolution des hommes en société. Si elle a, non pas un nouveau statut mais
peut-être une nouvelle figure c' est aussi dû à ce que, à côté de ses
fréquentations si je puis dire, de ce dialogue avec les autres sciences humaines et sociales, elle s'efforce d'avoir de
nouveaux objets, de nouveaux
territoires, de nouvelles méthodes. Et cela nous avons essayé avec Pierre Nora de le susciter dans un recueil
d'articles qui ont été publiés en
trois ouvrages : Faire de l'Histoire. Pour ma part, avec l'aide de deux jeunes historiens amis, Roger Chartier et Jacques Revel, j’ai publié un dictionnaire de la nouvelle histoire destiné à informer aussi bien les professionnels que le grand public sur ces nouvelles orientations de l'histoire. Je tiens à dire que l'histoire doit, je dirais même qu'elle doit de plus en plus, demeurer scientifique. L ' Histoire doit avoir un contact direct avec les documents et avoir des méthodes propres pour traiter ces documents. Si je me réjouis que grâce aux médias l'histoire a maintenant de nouveaux moyens de diffusion, il faut savoir distinguer ces historiens de profession qui sont des hommes de métier, des communicateurs si je peux dire, auxquels on donne parfois un titre d'historien avec un certain laxisme. D'autre part, ce que je tiens à dire c'est que si l'histoire s'est diversifiée, si nous pensons qu'il y a diverses voies d'accès à un phénomène historique, en ce qui nous concerne je considère et je souhaite que la visée de l'historien soit dans la ligne justement des Annales de Lucien Febvre, de Marc Bloch, de Fernand Braudel, une histoire globale ou une histoire totale. On a parfois accusé l'École des Annales d'être devenue de l'histoire en miettes, ceci est parfaitement faux. On pourrait aisément le prouver et par ailleurs cela me paraît une orientation qui serait très dommageable à l'histoire. L'histoire de l'imaginaire répond précisément à cette volonté d'élargir et d'enrichir le champ de l'histoire. Il faut qu'on fasse une distinction fondamentale entre imagination et imaginaire. Pour que les méthodes de l'histoire soient rigoureuses, il faut notamment bien définir les termes et ne pas les employer les uns pour les autres. Il y a eu une tendance ces dernières années, à confondre par exemple imaginaire, symbolique et idéologie. S'il y a des rapports entre ces orientations, ce sont des concepts différents et j'ai essayé de les définir dans la préface d'un recueil d'articles paru il y a quelques années chez Gallimard, L'imaginaire médiéval. Nous savons – et l’École des Annales je crois a été décisive sur ce point contre ce que nous appelons l'histoire positiviste de la fin du XIXe et du début du XXe siècle – que les faits historiques ne sont pas donnés tout faits par les documents. C'est l'historien qui les construit. Par conséquent, l'historien a besoin d'un savoir professionnel, il a besoin d'une méthode critique très rigoureuse. Dans la mesure où les faits n'existent pas donnés, où le but de l'histoire est d'expliquer et de faire comprendre le passé, si l'historien a une certaine imagination, cela n'est pas mauvais. Mais cette imagination doit être, si je peux dire, une imagination disciplinée. Elle ne doit pas être le porte-parole d'à priori, de subjectivité, elle doit être simplement un pouvoir de se représenter le passé et un pouvoir de combler d'une façon légitime les silences et les vides de l'histoire en étant très prudent. Il y a des vraisemblances pour combler ces vides, mais évidemment l'historien doit, dans les travaux qu'il publie, bien indiquer ce qui est acquis du savoir, car il y a de l'acquis du savoir en histoire, et ce qui demeure des hypothèses. Il est certain que l'imagination fait partie de l'échafaudage des hypothèses. Ce faisant, l'historien n'est pas différent des autres hommes de science. On a bien montré que les scientifiques des sciences dites « dures », qu'il s'agisse du mathématicien, du physicien ou du biologiste, ont également besoin d'imagination. Mais pas n'importe quelle imagination et il est vrai que l'on doit être très prudent à cet égard. Et puis il y a l'imaginaire. L'imaginaire, qu'est-ce que c'est ? Nous savons maintenant que la vie des hommes individuels et collectifs en société, ne se limite pas aux réalités matérielles, tangibles. La vie de ces sociétés comprend et donc s'explique aussi par les représentations qu'ils se sont faites de l'histoire, de leur propre place, du rôle de leur société. Cette imagination, plus exactement cet imaginaire, fait partie des représentations. Et l'histoire de l'imaginaire est un territoire de l'histoire des représentations. Qu'est-ce que ce territoire a de particulier ? Il a de particulier qu'il s'exprime en grande partie par des images au contraire des autres représentations qui peuvent s'exprimer tout simplement par des idées et par des abstractions. Mais, ces images peuvent aussi être des images réelles et c'est pour cela que les historiens actuels et moi-même nous nous intéressons beaucoup à l'image comme document d'histoire. Mais en dehors de l'image objectivée, l'image dessinée, l'image peinte, l'image sculptée, tout le grand territoire de l'image qui déborde l'histoire de l'art proprement dite, il y a aussi des images mentales, des représentations mentales sous leur forme imagée. Sous leur forme abstraite elles appartiennent à l'histoire des représentations en général. Elles peuvent se tourner vers l'idéologie, devenir de l'histoire des idéologies, mais il y a tout un domaine d'images mentales qui fait partie de l'imaginaire. Vous parliez tout à l'heure de l'histoire comme d'une science du changement. Par rapport à ce thème des Cahiers conscience de portant également sur la transmission, envisagez-vous dans l'histoire une continuité de certains éléments ou bien pensez-vous que l'histoire a évolué, a changé en fonction des différentes civilisations, des différentes religions, et que l'imaginaire par exemple du XVe siècle et le nôtre actuellement n'ont plus rien à voir ? J.L.G. : Selon l'esprit des Annales, ce qui est très
important en histoire, c'est ce qui
change lentement en histoire. Ce que l'on appelle précisément les structures, qui durent longtemps et qui
changent lentement. Dans un article célèbre qui a eu beaucoup de retentissement
et de retentissement efficace, Fernand Braudel en 1958 a défini justement la longue durée comme à la fois un objet et une méthode pour les
historiens. L'étude des continuités et de l'existence des continuités me
paraît tout à fait fondamentale pour l'historien, mais avec des précisions : on est allé quelquefois jusqu'à
parler pour cette histoire lente, d'histoire « immobile ». Il n'y a pas d'histoire immobile. L'histoire par
définition étudie des changements. Et
les sociétés vivent et, comme tout être vivant, elles changent. Encore une fois, ce qui change lentement nous paraît
très important parce que c'est une
sorte de substrat de la vie des sociétés, que ce soient des structures économiques, sociales, mentales justement, de l'imaginaire.
Donc pas d'histoire immobile, et d'autre part le concept d'éternel est un concept étranger à l'histoire.
Ceci ne signifie pas que nous nions
que l'on puisse parler d'un certain nombre de choses qui seraient éternelles, encore qu'il n'appartient pas à
l'esprit humain de penser à l'éternité.
Tout ce qu'il peut envisager c'est une longue durée si longue et si lente qu'elle peut équivaloir à l'éternité.
L'éternité est de l'ordre de la croyance.
Elle n'est pas de l'ordre de la science. L'introduction du concept d'éternité en histoire est un concept destructeur
de l'histoire. Il convient de repérer
ce qui dure longtemps. Ceci dit, ce que l'historien saisit en général, ce sont des modifications selon les
milieux, selon les époques, d'un certain nombre de structures que l'on peut
dire fondamentales. Ces structures peuvent être des structures matérielles et
corporelles. Un des nouveaux champs
de recherche des historiens depuis disons quinze ou vingt ans, c'est le corps.
Et pour l'historien, le corps n'est pas un donné naturel, ni éternel. Le corps change. Il change de deux façons. D'une
part il change en lui-même. Nous le
savons très bien et nous vivons à une époque
où nous le voyons se modifier. Nous savons que des éléments aussi fondamentaux que la longévité, la durée de la
vie, que la taille des êtres humains
changent. Nous savons de plus, «t en ce moment vous savez l'importance de ces problèmes, qu'une des
fonctions essentielles du corps humain
qui est la génération, change. Jusqu'à des formes extrêmes et évidemment tout à fait dangereuses que sont les
manipulations génétiques. Les hommes
du Moyen Âge, par exemple, dans l'ensemble, étaient plus petits que les gens d'aujourd'hui. Il est sûr que
ceci a de l'importance pour l'histoire.
Et aussi et en même temps, et il ne faut pas séparer l'un de l'autre, le corps change dans les conceptions que
l'on a, dans les idées que l'on a
sur le corps. Pour le Moyen Âge, il est tout à fait essentiel de voir ce que le Christianisme, religion dominante, a
apporté comme conception à l'égard
du corps. Il faut aussi étudier rigoureusement, à l'aide de documents tout à fait existants, ce que les hommes
du Moyen Âge ont pensé du corps. On a
beaucoup insisté, et c'est vrai, sur le mépris du corps que le christianisme a
insufflé aux chrétiens. Le pape Grégoire le Grand à la fin du VIe
siècle a défini le corps comme « cet abominable vêtement de l’âme ». L ' ascétisme, qui est une discipline
rigoureuse et parfois agressive contre
le corps, a eu beaucoup d'importance. Mais on oublie aussi que le Christianisme,
à la différence de beaucoup de religions, propose la croyance à une résurrection des corps à la fin de l'histoire. Le salut de l'humanité doit se faire à travers le corps et par le corps aussi bien que par l’âme, donc corps et âme. Et vous voyez, une telle histoire, qui est elle aussi une histoire de l'imaginaire, car l'imaginaire du corps est quelque chose de prodigieux. Il n'y a qu'à regarder l'iconographie, et je suis sûr que vous-même, vos cahiers, vous vous êtes beaucoup intéressés à cette imagination extraordinaire qui s'est développée sur le corps, n'est-ce pas ? C'est tout à fait étonnant ! Alors vous voyez qu'une histoire qui serait une histoire des hommes sans leur corps est une histoire extrêmement mutilée. Les hommes existent avec leur corps. Il y a un domaine particulièrement important qui est en train de se développer avec quelques remarquables spécialistes, qui est aussi l'histoire des maladies. L'histoire des maladies est très liée à l'histoire du corps. Nous savons maintenant que les structures de la maladie vont avec les époques et avec les sociétés. Je laisse de côté, un phénomène pourtant très important aussi qui est celui des épidémies. Ce qui est le plus important je dirais, ce sont les endémies. Là encore nous voyons des structures profondes, qui évoluent lentement. A savoir les risques de maladie, les virus qui existent à l'état latent pendant longtemps dans les sociétés et qui émergent sous l'effet d'un certain nombre d'événements, si l'on peut dire, et d'événements biologiques que nous connaissons encore très mal. Un historien des maladies qui n'enseigne pas chez nous d'ailleurs mais à la 4e section des Hautes études, Monsieur Grmek, d'origine yougoslave, a proposé une hypothèse extrêmement intéressante. C'est l'existence dans les sociétés de certains équilibres nosologiques, de structures qui se marquent par l'existence de maladies dominantes et de tout un système autour de ces maladies dominantes. Ce que nous savons aussi, et c'est un objet d'études important pour l'historien, c'est que les représentations qu'on se fait des maladies ont une très grande importance. Nous savons pour prendre l'histoire occidentale, qu'il y a eu des sortes de maladies qui justement par le relais de l'imaginaire ont pris une importance formidable, un retentissement extraordinaire, bien au delà des réalités physiques et biologiques. Il y a eu la lèpre, il y a eu la peste, il y a eu la syphilis, il y a eu la tuberculose, et nous vivons l'ère du cancer et du SIDA, qui à cet égard est un objet pour l'historien tout à fait exceptionnel. Je souligne d'ailleurs que Monsieur Grmek qui a donc publié des ouvrages sur l'histoire des maladies dans l'Antiquité, a également publié un ouvrage tout à fait remarquable sur le SIDA. Ce que l'on peut envisager, et le professeur Tubiana me le confirmait récemment, c'est la fin de l'ère du cancer. Ce qui ne veut pas dire malheureusement qu'il n'y a pas encore beaucoup de gens qui en souffrent et beaucoup de gens qui en meurent. On peut envisager que le cancer est lentement en train d'être maîtrisé. On peut penser cependant que comme la tuberculose qui existe encore, il ne sera plus une maladie obsédante, une maladie de première ligne si je puis dire. L'idée de Tubiana est que ce sont les maladies mentales qui vont devenir cela. Nous voyons d'ailleurs qu'un secteur se développe aussi dans l'histoire actuellement, qui est l'histoire de la folie et là on ne peut pas ne pas rappeler le rôle pionnier de Michel Foucault. Je trouve passionnant ce que vous dites et je vous rejoins tout à fait. Pourrait-on dire pour notre public qui n'est pas forcément averti de toutes ces recherches, que pour l'humain quelle que soit l'époque dans laquelle il vit, les rapports qu'il entretient avec son corps, les signes qu'il lit dans son corps, sont le reflet de la représentation qu'il se fait du monde ? J.L.G. : C'est plus compliqué que ça. Vous savez, tout malheureusement est compliqué. C 'est une banalité que l'historien, comme tous les hommes de science, doit garder à l'esprit. Il faut aussi bien se rendre compte que les réalités, y compris les réalités psychiques, mentales, sont compliquées. En même temps le savoir en général a surtout progressé à travers quelques idées simples. Cela peut sembler paradoxal, mais je crois que ce sont les deux visées qui peuvent permettre un savoir efficace : complexité du réel, simplicité de l'esprit scientifique. Le rapport entre microcosme et monde est un rapport qui a depuis l'Antiquité hanté les sociétés. Toutes les conceptions de l'homme et en particulier du corps humain comme micro-organisme sur le modèle du grand organisme de l'univers, est une idée extrêmement importante dans la vie des sociétés. Elle anime en particulier les croyances astrologiques. D'après elles, il y a à la fois une certaine correspondance entre l'ordre du monde et l'ordre de l'individu, dans son corps, et d'autre part une influence de cet univers notamment par l'intermédiaire des corps célestes sur les destins individuels et collectifs. Alors moi, je dis une chose, c'est que primo cette idée n'est pas du tout prouvée. Elle m'apparaît, et je ne suis pas le seul, comme tout à fait antiscientifique. Elle appartient au domaine des représentations, il faut en tenir compte. On voit que les croyances dans les influences et correspondances que vous avez quittées sont probablement plus grandes que jamais. Dans nos sociétés développées, ces croyances atteignent une intensité qu'elles n'ont jamais eue dans les sociétés dites primitives. On croit beaucoup plus à l'astrologie en cette fin de XXe qu'on n'y croyait au XlVe ou au XVe. En même temps les savants spécialistes de l'univers, en particulier les astrophysiciens, croient de moins en moins à cette idée qui est fondamentale dans ce type de représentations : le reflet dans l'individu de l'organisation du cosmos, de l'organisation cosmique. En fait, ce qui s'est passé c'est que les hommes obscurément ont, avec leur effort scientifique, projeté leur propre corps sur le monde. Il ne faut pas se tromper sur le mécanisme historique. Le mécanisme historique est l'inverse de celui que nous croyons. En ce moment, les spécialistes de l'organisation du monde croient de moins en moins à cette image anthropomorphe de l'univers. Nous nous éloignons, et à une très grande vitesse, de l'image anthropomorphe de l'univers. On ne peut plus décrire le monde sur le modèle d'un organisme vivant, d'un organisme humain. C'est tout autre chose. Et donc nous vivons ce paradoxe qui est je crois un des aspects importants de nos sociétés contemporaines et assez inquiétants. Il y a une sorte de schizophrénie entre la science et une science qui se diffuse, qui se vulgarise, qui est reçue. Il y a à la télévision beaucoup d'excellentes émissions scientifiques et le grand public les reçoit, ce qui ne l'empêche pas de croire de plus en plus aux vieilles théories que la science ne cesse de démentir. Comment alors expliquez-vous ce paradoxe ? J.L.G. : Madame, il y a un moment où l'historien arrive au bout de ses capacités, de son métier, de son savoir. A ce moment-là ou bien il s'arrête, ou bien il passe la main à d'autres personnes comme les philosophes ou les théologiens. Je suis tout à fait hostile aux philosophies de l'histoire, je m'empresse de le dire, mais je suis tout à fait conscient de l'importance et de la nécessité de la philosophie pour la société humaine. J'insisterai une seconde là-dessus. Je tiens à dire que l'histoire telle que je la conçois, telle que je la souhaite, telle que je m'efforce modestement de la faire, est une histoire extrêmement ouverte. C'est une histoire qui s'efforce d'aller aussi loin et aussi profond que possible. En même temps je souhaite qu’elle soit extrêmement consciente de ses limites et qu'elle ne mélange pas, en particulier philosophie et histoire. Là je dois dire que c'est un trait de la tradition historique française. Nous nous trouvons à cet égard je ne dirai pas en conflit, mais en situation de différence avec beaucoup d'écoles historiques étrangères, en particulier les écoles germanique et anglo-saxonne. L'école anglo-saxonne, non seulement accorde beaucoup d'intérêt à la philosophie de l'histoire mais pense que ça fait partie de l'histoire. Pourriez-vous préciser rapidement ce qu'est la philosophie de l'histoire ? J.L.G. : La philosophie de l'histoire est la proposition d'une théorie qui explique l'évolution et les grands moments de l'histoire non pas par l'étude de documents comme nous le faisons mais par des idées générales. Exemple : les chrétiens utilisant beaucoup d’idées des Grecs et des Romains ont estimé qu'il y avait six âges de la vie sur le modèle précisément des âges de l'homme. Ils pensaient au Moyen Âge qu'on était arrivé à un dernier âge qui était celui du déclin. Nous entendons encore aujourd'hui sans cesse ressasser ce mot de déclin qui est absurde. On peut regretter que tel ou tel progrès, en particulier le progrès moral, ne soit guère perceptible. Mais il est bien évident que les changements qui ont eu lieu depuis le Moyen Âge ne peuvent pas être lus en termes de déclin mais en termes de progrès. Même si ce progrès a hélas des revers et s'il ne fait pas tout progresser. Le schéma pourtant plus raisonnable, si je peux dire, qui parle dans la succession des civilisations des périodes de jeunesse, de maturité et de déclin, ne correspond absolument pas à ce que nous voyons. Il est vrai qu'il y a une certaine période de civilisation, mais contrairement à ce que dit Paul Valéry, les civilisations ne meurent pas. Elles se retrouvent dans d'autres ensembles. Voyez le rôle que jouent dans nos société, non seulement la connaissance, mais encore l'imaginaire, tout le poids historique des sociétés antiques. Voyez l'importance pour nos contemporains de la civilisation grecque, de la civilisation égyptienne ! Il n 'y a jamais eu autant d'intérêt pour ces civilisations, et ces civilisations continuent de vivre dans l'esprit des gens. L'imaginaire est précisément un des moyens de bien montrer que le passé ne meurt pas. Et pensez-vous que ce passé ait une utilité pour le présent ? J.L.G. : Là, il faut distinguer plusieurs choses. Les croyances qui ont existé dans l'Antiquité, au Moyen Age ou même plus près de nous étaient, selon une expression des humanistes, maîtresse de vie. Nous n'y croyons plus, en tout cas, nous les historiens. Même s'il y a des continuités et des régularités en histoire, l'histoire ne se reproduit jamais telle quelle. Comme le disait Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Et à cet égard, si nous nous lançons dans la métaphore, on peut parler du fleuve de l'histoire. Ceci dit il y a deux choses capitales et où, me semble-t-il, l'histoire en tant que savoir fait par les historiens est tout à fait nécessaire aux sociétés. La première, c'est qu'on ne peut pas faire n'importe quoi en histoire. Ceci est non seulement vrai pour la discipline, mais aussi vrai pour la société. Il faut que la volonté de construire de nouvelles sociétés, de changer la société, tienne compte du passé, pour le combattre, ou le changer, mais il faut en tenir compte et donc le connaître. Un certain nombre de réformes et de révolutions se sont, si vous me permettez l'expression, « cassé la gueule » pour ne pas en avoir tenu compte. A cet égard, c'est un des éléments de l'insuccès des régimes communistes. De même, d'une façon générale, je dirais que les régimes communistes réels sont allés contre l'histoire et ils se sont « cassé la gueule ». Puis il y a une seconde chose. Je ne pense pas que les sociétés humaines et que l'homme en tant que membre d'une société, que l'homme dans une collectivité soit sur certains points autre que dans son être individuel. Or, regardez dans la vie individuelle d'un homme ou d'une femme, une des situations les plus tragiques qui puisse exister, c'est l'amnésie. Un amnésique est véritablement une personne tragique. La perte de votre passé, de vos racines, vous met dans une situation de folie par rapport au monde. Je crois que l'ignorance du passé, rendrait les hommes collectivement amnésiques et rendrait les sociétés folles. Ce sont deux raisons pour être attentif à l'histoire, cette fois-ci en tant que discipline de savoir, et pour la faire – je m'excuse du mot que je vais employer, je ne l'aime pas beaucoup – sérieusement, c'est-à-dire aussi scientifiquement que possible. Si on se trompe je crois que les conséquences peuvent être graves. Or, l'histoire est facile à manipuler, on le voit tous les jours. Il faut que l'histoire de l'imaginaire apporte à l'histoire un surplus de vérité et non pas un surplus de manipulation. Par rapport à cette manipulation de l'histoire, je pensais à ces personnalités dont on dit qu'elles font l'histoire et qu'à certaines périodes on appelle visionnaires. Qu'en pensez-vous ? J. L.G. : L'histoire de l'imaginaire nous permet de comprendre beaucoup mieux ces personnalités. Quand nous prenions ces personnalités dans le cadre de l'histoire positiviste, le plus souvent on était déçu. On s'apercevait qu'on avait au fond obéi à des nécessités économiques, sociales, politiques. L'histoire positiviste devait aboutir à faire fondre en quelque sorte l'importance des personnalités. On ne leur donnait même pas l'intelligence, parce que très souvent la grande personnalité, le grand homme si je peux dire, agit instinctivement, non pas volontairement, lucidement, etc. Et on aboutissait à une situation qui n'était pas satisfaisante parce que d'une part l'historien ne peut pas ne pas noter l'importance des grands hommes. Il ne peut pas ne pas le faire. Mais en même temps les méthodes traditionnelles ne lui permettent guère de l'expliquer. Ces méthodes traditionnelles lui montrent essentiellement les limites de l'action des grands hommes. En particulier cette histoire des continuités fait fondre les grands hommes. Mais si nous introduisons à l'histoire, l'histoire de l'imaginaire, nous nous apercevons que les grands hommes ont été essentiellement des personnages qui ont eu ce que Max Weber appelait un charisme. A ce moment-là c'est l'imaginaire qui se construit sur les grands hommes qui a eu un rôle important dans l'histoire. Les grands hommes sont des personnages qui ont su catalyser l'imaginaire. Entretien réalisé par Illel Kieser 'l Baz en novembre 1990 pour les cahiers « Conscience de », N° 17. |
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