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Histoire, filiation et imaginaire

Point de vue historique sur la place de l'imaginaire dans l'Histoire

Conscience de : Jacques Le Goff, bonjour. Dans un premier temps je souhaiterais que vous pr�sentiez votre recherche et vos fonctions universitaires pour que nos lecteurs vous situent mieux...

Jacques Le Goff : J'ai eu une carri�re � la fois lin�aire et particuli�re. Lin�aire parce que apr�s avoir �t� chercheur � l'Universit� d'Oxford pendant un an et membre de l'�cole Fran�aise de Rome, j'ai �t� assistant pendant cinq ans � ce qui �tait � ce moment-l� la Facult� des Lettres et Sciences Humaines de Lille. A partir de 1959, je suis entr� � ce qui �tait � l'�poque la sixi�me section de l'�cole des Hautes Etudes fond�e par Lucien Febvre en 1947, pr�sid�e alors par Fernand Braudel, et je continue d'y enseigner. J'ai �t� pendant cinq ans (de 1972 � 1977), quand Fernand Braudel a pris sa retraite, son successeur comme pr�sident de l'�cole. En 1975, sous ma pr�sidence, l'�cole a obtenu son autonomie et elle est devenue l'�cole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Par ailleurs, parmi mes diverses activit�s, il y en a une qui est directement li�e � mes recherches, c'est d'�tre depuis 1969 co-directeur de la revue Annales Economie Soci�t� et Civilisation, fond�e en 1929 par Lucien Febvre et par Marc Bloch. Elle a jou� un r�le tr�s important dans le renouvellement de la science historique dont nous avons f�t� cette ann�e les 60 ans et qui continue � �tre une revue importante dans ce domaine pour promouvoir et soutenir un certain nombre d'innovations et de recherches. En ce qui me concerne je me suis de plus en plus int�ress� � l'histoire religieuse et culturelle. J'ai essay� de d�fricher des territoires relativement nouveaux de l�Histoire, par exemple en utilisant des m�thodes des ethnologues et des anthropologues. J'ai souhait� qu'ici, un certain nombre d'enseignements et de recherches se placent sous l'�tiquette de l'anthropologie historique. Je me suis int�ress� � l'utilisation par l'historien de nouveaux documents tels que les documents oraux, les gestes. A l'heure actuelle mon principal s�minaire est consacr� au ph�nom�ne du rire au Moyen Age. Plus particuli�rement et plus g�n�ralement j'explore un territoire relativement nouveau chez les historiens qui est l'histoire de l'imaginaire.

Tr�s bien. Voici une pr�sentation tout � fait large qui montre votre impressionnant parcours. Le statut de l'histoire a-t-il chang� ? Peut-on encore parler d'une histoire ou s'agit-il plut�t des histoires en correspondance avec d autres disciplines ? Enfin quelle serait votre d�finition de l'histoire de l'imaginaire ?

J.L.G. : En ce qui concerne l'histoire, elle demeure fondamentalement une discipline qui est marqu�e par sa place dans l'enseignement et dans les �tudes universitaires. Elle appartient � une tradition tr�s lointaine du point de vue intellectuel, puisqu'on la fait traditionnellement, je crois � juste titre, remonter � H�rodote, c'est-�-dire � l'Antiquit� grecque, et d'autre part, sur le plan universitaire et scientifique, au XIXe si�cle, puisque c'est � partir du XIXe si�cle qu'il y a eu un enseignement de l'histoire. Je souhaite que l'histoire demeure d'une certaine fa�on une discipline, mais une discipline ouverte. C'est une discipline carrefour et qui s'efforce de pratiquer l'interdisciplinarit� avec les autres sciences humaines et sociales mais en gardant sa sp�cificit�. En particulier, du fait que c'est une science du changement, c'est une science de l'�volution des hommes en soci�t�. Si elle a, non pas un nouveau statut mais peut-�tre une nouvelle figure c' est aussi d� � ce que, � c�t� de ses fr�quentations si je puis dire, de ce dialogue avec les autres sciences humaines et sociales, elle s'efforce d'avoir de nouveaux objets, de nouveaux territoires, de nouvelles m�thodes. Et cela nous avons essay� avec Pierre Nora de le susciter dans un recueil d'articles qui ont �t� publi�s en trois ouvrages : Faire de l'Histoire.

Pour ma part, avec l'aide de deux jeunes historiens amis, Roger Chartier et Jacques Revel, j�ai publi� un dictionnaire de la nouvelle histoire destin� � informer aussi bien les professionnels que le grand public sur ces nouvelles orientations de l'histoire. Je tiens � dire que l'histoire doit, je dirais m�me qu'elle doit de plus en plus, demeurer scientifique. L ' Histoire doit avoir un contact direct avec les documents et avoir des m�thodes propres pour traiter ces documents. Si je me r�jouis que gr�ce aux m�dias l'histoire a maintenant de nouveaux moyens de diffusion, il faut savoir distinguer ces historiens de profession qui sont des hommes de m�tier, des communicateurs si je peux dire, auxquels on donne parfois un titre d'historien avec un certain laxisme. D'autre part, ce que je tiens � dire c'est que si l'histoire s'est diversifi�e, si nous pensons qu'il y a diverses voies d'acc�s � un ph�nom�ne historique, en ce qui nous concerne je consid�re et je souhaite que la vis�e de l'historien soit dans la ligne justement des Annales de Lucien Febvre, de Marc Bloch, de Fernand Braudel, une histoire globale ou une histoire totale. On a parfois accus� l'�cole des Annales d'�tre devenue de l'histoire en miettes, ceci est parfaitement faux. On pourrait ais�ment le prouver et par ailleurs cela me para�t une orientation qui serait tr�s dommageable � l'histoire.

L'histoire de l'imaginaire r�pond pr�cis�ment � cette volont� d'�largir et d'enrichir le champ de l'histoire. Il faut qu'on fasse une distinction fondamentale entre imagination et imaginaire. Pour que les m�thodes de l'histoire soient rigoureuses, il faut notamment bien d�finir les termes et ne pas les employer les uns pour les autres. Il y a eu une tendance ces derni�res ann�es, � confondre par exemple imaginaire, symbolique et id�ologie. S'il y a des rapports entre ces orientations, ce sont des concepts diff�rents et j'ai essay� de les d�finir dans la pr�face d'un recueil d'articles paru il y a quelques ann�es chez Gallimard, L'imaginaire m�di�val. Nous savons � et l��cole des Annales je crois a �t� d�cisive sur ce point contre ce que nous appelons l'histoire positiviste de la fin du XIXe et du d�but du XXe si�cle � que les faits historiques ne sont pas donn�s tout faits par les documents. C'est l'historien qui les construit. Par cons�quent, l'historien a besoin d'un savoir professionnel, il a besoin d'une m�thode critique tr�s rigoureuse. Dans la mesure o� les faits n'existent pas donn�s, o� le but de l'histoire est d'expliquer et de faire comprendre le pass�, si l'historien a une certaine imagination, cela n'est pas mauvais. Mais cette imagination doit �tre, si je peux dire, une imagination disciplin�e. Elle ne doit pas �tre le porte-parole d'� priori, de subjectivit�, elle doit �tre simplement un pouvoir de se repr�senter le pass� et un pouvoir de combler d'une fa�on l�gitime les silences et les vides de l'histoire en �tant tr�s prudent. Il y a des vraisemblances pour combler ces vides, mais �videmment l'historien doit, dans les travaux qu'il publie, bien indiquer ce qui est acquis du savoir, car il y a de l'acquis du savoir en histoire, et ce qui demeure des hypoth�ses. Il est certain que l'imagination fait partie de l'�chafaudage des hypoth�ses. Ce faisant, l'historien n'est pas diff�rent des autres hommes de science. On a bien montr� que les scientifiques des sciences dites � dures �, qu'il s'agisse du math�maticien, du physicien ou du biologiste, ont �galement besoin d'imagination. Mais pas n'importe quelle imagination et il est vrai que l'on doit �tre tr�s prudent � cet �gard.

Et puis il y a l'imaginaire. L'imaginaire, qu'est-ce que c'est�? Nous savons maintenant que la vie des hommes individuels et collectifs en soci�t�, ne se limite pas aux r�alit�s mat�rielles, tangibles. La vie de ces soci�t�s comprend et donc s'explique aussi par les repr�sentations qu'ils se sont faites de l'histoire, de leur propre place, du r�le de leur soci�t�. Cette imagination, plus exactement cet imaginaire, fait partie des repr�sentations. Et l'histoire de l'imaginaire est un territoire de l'histoire des repr�sentations.

Qu'est-ce que ce territoire a de particulier ? Il a de particulier qu'il s'exprime en grande partie par des images au contraire des autres repr�sentations qui peuvent s'exprimer tout simplement par des id�es et par des abstractions. Mais, ces images peuvent aussi �tre des images r�elles et c'est pour cela que les historiens actuels et moi-m�me nous nous int�ressons beaucoup � l'image comme document d'histoire. Mais en dehors de l'image objectiv�e, l'image dessin�e, l'image peinte, l'image sculpt�e, tout le grand territoire de l'image qui d�borde l'histoire de l'art proprement dite, il y a aussi des images mentales, des repr�senta�tions mentales sous leur forme imag�e. Sous leur forme abstraite elles appartiennent � l'histoire des repr�sentations en g�n�ral. Elles peuvent se tourner vers l'id�ologie, devenir de l'histoire des id�ologies, mais il y a tout un domaine d'images mentales qui fait partie de l'imaginaire.

Vous parliez tout � l'heure de l'histoire comme d'une science du changement. Par rapport � ce th�me des Cahiers conscience de portant �galement sur la transmission, envisagez-vous dans l'histoire une continuit� de certains �l�ments ou bien pensez-vous que l'histoire a �volu�, a chang� en fonction des diff�rentes civilisations, des diff�rentes religions, et que l'imaginaire par exemple du XVe si�cle et le n�tre actuellement n'ont plus rien � voir ?

J.L.G. : Selon l'esprit des Annales, ce qui est tr�s important en histoire, c'est ce qui change lentement en histoire. Ce que l'on appelle pr�cis�ment les structures, qui durent longtemps et qui changent lentement. Dans un article c�l�bre qui a eu beaucoup de retentissement et de retentissement efficace, Fernand Braudel en 1958 a d�fini justement la longue dur�e comme � la fois un objet et une m�thode pour les historiens. L'�tude des continuit�s et de l'existence des continuit�s me para�t tout � fait fondamentale pour l'historien, mais avec des pr�cisions : on est all� quelquefois jusqu'� parler pour cette histoire lente, d'histoire � immobile �. Il n'y a pas d'histoire immobile. L'histoire par d�finition �tudie des changements. Et les soci�t�s vivent et, comme tout �tre vivant, elles changent. Encore une fois, ce qui change lentement nous para�t tr�s important parce que c'est une sorte de substrat de la vie des soci�t�s, que ce soient des structures �conomiques, sociales, mentales justement, de l'imaginaire. Donc pas d'histoire immobile, et d'autre part le concept d'�ternel est un concept �tranger � l'histoire. Ceci ne signifie pas que nous nions que l'on puisse parler d'un certain nombre de choses qui seraient �ternelles, encore qu'il n'appartient pas � l'esprit humain de penser � l'�ternit�. Tout ce qu'il peut envisager c'est une longue dur�e si longue et si lente qu'elle peut �quivaloir � l'�ternit�. L'�ternit� est de l'ordre de la croyance. Elle n'est pas de l'ordre de la science. L'introduction du concept d'�ternit� en histoire est un concept destructeur de l'histoire. Il convient de rep�rer ce qui dure longtemps. Ceci dit, ce que l'historien saisit en g�n�ral, ce sont des modifications selon les milieux, selon les �poques, d'un certain nombre de structures que l'on peut dire fondamentales. Ces structures peuvent �tre des structures mat�rielles et corporelles. Un des nouveaux champs de recherche des historiens depuis disons quinze ou vingt ans, c'est le corps. Et pour l'historien, le corps n'est pas un donn� naturel, ni �ternel. Le corps change. Il change de deux fa�ons. D'une part il change en lui-m�me. Nous le savons tr�s bien et nous vivons � une �poque o� nous le voyons se modifier. Nous savons que des �l�ments aussi fondamentaux que la long�vit�, la dur�e de la vie, que la taille des �tres humains changent. Nous savons de plus, �t en ce moment vous savez l'importance de ces probl�mes, qu'une des fonctions essentielles du corps humain qui est la g�n�ration, change. Jusqu'� des formes extr�mes et �videmment tout � fait dangereuses que sont les manipulations g�n�tiques. Les hommes du Moyen �ge, par exemple, dans l'ensemble, �taient plus petits que les gens d'aujourd'hui. Il est s�r que ceci a de l'importance pour l'histoire. Et aussi et en m�me temps, et il ne faut pas s�parer l'un de l'autre, le corps change dans les conceptions que l'on a, dans les id�es que l'on a sur le corps. Pour le Moyen �ge, il est tout � fait essentiel de voir ce que le Christianisme, religion dominante, a apport� comme conception � l'�gard du corps. Il faut aussi �tudier rigoureusement, � l'aide de documents tout � fait existants, ce que les hommes du Moyen �ge ont pens� du corps. On a beaucoup insist�, et c'est vrai, sur le m�pris du corps que le christianisme a insuffl� aux chr�tiens. Le pape Gr�goire le Grand � la fin du VIe si�cle a d�fini le corps comme � cet abominable v�tement de l��me �. L ' asc�tisme, qui est une discipline rigoureuse et parfois agressive contre le corps, a eu beaucoup d'importance. Mais on oublie aussi que le Christianisme, � la diff�rence de beaucoup de religions, propose la croyance � une r�surrection des corps � la fin de l'histoire.

Le salut de l'humanit� doit se faire � travers le corps et par le corps aussi bien que par l��me, donc corps et �me. Et vous voyez, une telle histoire, qui est elle aussi une histoire de l'imaginaire, car l'imaginaire du corps est quelque chose de prodigieux. Il n'y a qu'� regarder l'iconographie, et je suis s�r que vous-m�me, vos cahiers, vous vous �tes beaucoup int�ress�s � cette imagination extraordinaire qui s'est d�velopp�e sur le corps, n'est-ce pas�? C'est tout � fait �tonnant ! Alors vous voyez qu'une histoire qui serait une histoire des hommes sans leur corps est une histoire extr�mement mutil�e. Les hommes existent avec leur corps. Il y a un domaine particuli�rement important qui est en train de se d�velopper avec quelques remarquables sp�cialistes, qui est aussi l'histoire des maladies. L'histoire des maladies est tr�s li�e � l'histoire du corps. Nous savons maintenant que les structures de la maladie vont avec les �poques et avec les soci�t�s. Je laisse de c�t�, un ph�nom�ne pourtant tr�s important aussi qui est celui des �pid�mies. Ce qui est le plus important je dirais, ce sont les end�mies. L� encore nous voyons des structures profondes, qui �voluent lentement. A savoir les risques de maladie, les virus qui existent � l'�tat latent pendant longtemps dans les soci�t�s et qui �mergent sous l'effet d'un certain nombre d'�v�nements, si l'on peut dire, et d'�v�nements biologiques que nous connaissons encore tr�s mal. Un historien des maladies qui n'enseigne pas chez nous d'ailleurs mais � la 4e section des Hautes �tudes, Monsieur Grmek, d'origine yougoslave, a propos� une hypoth�se extr�mement int�ressante. C'est l'existence dans les soci�t�s de certains �quilibres nosologiques, de structures qui se marquent par l'existence de maladies dominantes et de tout un syst�me autour de ces maladies dominantes. Ce que nous savons aussi, et c'est un objet d'�tudes important pour l'historien, c'est que les repr�sentations qu'on se fait des maladies ont une tr�s grande importance. Nous savons pour prendre l'histoire occidentale, qu'il y a eu des sortes de maladies qui justement par le relais de l'imaginaire ont pris une importance formidable, un retentissement extraordinaire, bien au del� des r�alit�s physiques et biologiques. Il y a eu la l�pre, il y a eu la peste, il y a eu la syphilis, il y a eu la tuberculose, et nous vivons l'�re du cancer et du SIDA, qui � cet �gard est un objet pour l'historien tout � fait exceptionnel. Je souligne d'ailleurs que Monsieur Grmek qui a donc publi� des ouvrages sur l'histoire des maladies dans l'Antiquit�, a �galement publi� un ouvrage tout � fait remarquable sur le SIDA. Ce que l'on peut envisager, et le professeur Tubiana me le confirmait r�cemment, c'est la fin de l'�re du cancer. Ce qui ne veut pas dire malheureusement qu'il n'y a pas encore beaucoup de gens qui en souffrent et beaucoup de gens qui en meurent. On peut envisager que le cancer est lentement en train d'�tre ma�tris�. On peut penser cependant que comme la tuberculose qui existe encore, il ne sera plus une maladie obs�dante, une maladie de premi�re ligne si je puis dire. L'id�e de Tubiana est que ce sont les maladies mentales qui vont devenir cela. Nous voyons d'ailleurs qu'un secteur se d�veloppe aussi dans l'histoire actuellement, qui est l'histoire de la folie et l� on ne peut pas ne pas rappeler le r�le pionnier de Michel Foucault.

Je trouve passionnant ce que vous dites et je vous rejoins tout � fait. Pourrait-on dire pour notre public qui n'est pas forc�ment averti de toutes ces recherches, que pour l'humain quelle que soit l'�poque dans laquelle il vit, les rapports qu'il entretient avec son corps, les signes qu'il lit dans son corps, sont le reflet de la repr�sentation qu'il se fait du monde ?

J.L.G. : C'est plus compliqu� que �a. Vous savez, tout malheureusement est compliqu�. C 'est une banalit� que l'historien, comme tous les hommes de science, doit garder � l'esprit. Il faut aussi bien se rendre compte que les r�alit�s, y compris les r�alit�s psychiques, mentales, sont compliqu�es. En m�me temps le savoir en g�n�ral a surtout progress� � travers quelques id�es simples. Cela peut sembler paradoxal, mais je crois que ce sont les deux vis�es qui peuvent permettre un savoir efficace : complexit� du r�el, simplicit� de l'esprit scientifique. Le rapport entre microcosme et monde est un rapport qui a depuis l'Antiquit� hant� les soci�t�s. Toutes les conceptions de l'homme et en particulier du corps humain comme micro-organisme sur le mod�le du grand organisme de l'univers, est une id�e extr�mement importante dans la vie des soci�t�s. Elle anime en particulier les croyances astrologiques. D'apr�s elles, il y a � la fois une certaine correspondance entre l'ordre du monde et l'ordre de l'individu, dans son corps, et d'autre part une influence de cet univers notamment par l'interm�diaire des corps c�lestes sur les destins individuels et collectifs. Alors moi, je dis une chose, c'est que primo cette id�e n'est pas du tout prouv�e. Elle m'appara�t, et je ne suis pas le seul, comme tout � fait antiscientifique. Elle appartient au domaine des repr�sentations, il faut en tenir compte. On voit que les croyances dans les influences et correspondances que vous avez quitt�es sont probablement plus grandes que jamais. Dans nos soci�t�s d�velopp�es, ces croyances atteignent une intensit� qu'elles n'ont jamais eue dans les soci�t�s dites primitives. On croit beaucoup plus � l'astrologie en cette fin de XXe qu'on n'y croyait au XlVe ou au XVe. En m�me temps les savants sp�cialistes de l'univers, en particulier les astrophysiciens, croient de moins en moins � cette id�e qui est fondamentale dans ce type de repr�sentations : le reflet dans l'individu de l'organisation du cosmos, de l'organisation cosmique. En fait, ce qui s'est pass� c'est que les hommes obscur�ment ont, avec leur effort scientifique, projet� leur propre corps sur le monde. Il ne faut pas se tromper sur le m�canisme historique. Le m�canisme historique est l'inverse de celui que nous croyons. En ce moment, les sp�cialistes de l'organisation du monde croient de moins en moins � cette image anthropomorphe de l'univers. Nous nous �loignons, et � une tr�s grande vitesse, de l'image anthropomorphe de l'univers. On ne peut plus d�crire le monde sur le mod�le d'un organisme vivant, d'un organisme humain. C'est tout autre chose. Et donc nous vivons ce paradoxe qui est je crois un des aspects importants de nos soci�t�s contemporaines et assez inqui�tants. Il y a une sorte de schizophr�nie entre la science et une science qui se diffuse, qui se vulgarise, qui est re�ue. Il y a � la t�l�vision beaucoup d'excellentes �missions scientifiques et le grand public les re�oit, ce qui ne l'emp�che pas de croire de plus en plus aux vieilles th�ories que la science ne cesse de d�mentir.

Comment alors expliquez-vous ce paradoxe ?

J.L.G. : Madame, il y a un moment o� l'historien arrive au bout de ses capacit�s, de son m�tier, de son savoir. A ce moment-l� ou bien il s'arr�te, ou bien il passe la main � d'autres personnes comme les philosophes ou les th�ologiens. Je suis tout � fait hostile aux philosophies de l'histoire, je m'empresse de le dire, mais je suis tout � fait conscient de l'importance et de la n�cessit� de la philosophie pour la soci�t� humaine. J'insisterai une seconde l�-dessus. Je tiens � dire que l'histoire telle que je la con�ois, telle que je la souhaite, telle que je m'efforce modestement de la faire, est une histoire extr�mement ouverte. C'est une histoire qui s'efforce d'aller aussi loin et aussi profond que possible. En m�me temps je souhaite qu�elle soit extr�mement consciente de ses limites et qu'elle ne m�lange pas, en particulier philosophie et histoire. L� je dois dire que c'est un trait de la tradition historique fran�aise. Nous nous trouvons � cet �gard je ne dirai pas en conflit, mais en situation de diff�rence avec beaucoup d'�coles historiques �trang�res, en particulier les �coles germanique et anglo-saxonne. L'�cole anglo-saxonne, non seulement accorde beaucoup d'int�r�t � la philosophie de l'histoire mais pense que �a fait partie de l'histoire.

Pourriez-vous pr�ciser rapidement ce qu'est la philosophie de l'histoire ?

J.L.G. : La philosophie de l'histoire est la proposition d'une th�orie qui explique l'�volution et les grands moments de l'histoire non pas par l'�tude de documents comme nous le faisons mais par des id�es g�n�rales.

Exemple�: les chr�tiens utilisant beaucoup d�id�es des Grecs et des Romains ont estim� qu'il y avait six �ges de la vie sur le mod�le pr�cis�ment des �ges de l'homme. Ils pensaient au Moyen �ge qu'on �tait arriv� � un dernier �ge qui �tait celui du d�clin. Nous entendons encore aujourd'hui sans cesse ressasser ce mot de d�clin qui est absurde. On peut regretter que tel ou tel progr�s, en particulier le progr�s moral, ne soit gu�re perceptible. Mais il est bien �vident que les changements qui ont eu lieu depuis le Moyen �ge ne peuvent pas �tre lus en termes de d�clin mais en termes de progr�s. M�me si ce progr�s a h�las des revers et s'il ne fait pas tout progresser. Le sch�ma pourtant plus raisonnable, si je peux dire, qui parle dans la succession des civilisations des p�riodes de jeunesse, de maturit� et de d�clin, ne correspond absolument pas � ce que nous voyons. Il est vrai qu'il y a une certaine p�riode de civilisation, mais contrairement � ce que dit Paul Val�ry, les civilisations ne meurent pas. Elles se retrouvent dans d'autres ensembles. Voyez le r�le que jouent dans nos soci�t�, non seulement la connaissance, mais encore l'imaginaire, tout le poids historique des soci�t�s antiques. Voyez l'importance pour nos contemporains de la civilisation grecque, de la civilisation �gyptienne ! Il n 'y a jamais eu autant d'int�r�t pour ces civilisations, et ces civilisations continuent de vivre dans l'esprit des gens. L'imaginaire est pr�cis�ment un des moyens de bien montrer que le pass� ne meurt pas.

Et pensez-vous que ce pass� ait une utilit� pour le pr�sent ?

J.L.G. : L�, il faut distinguer plusieurs choses. Les croyances qui ont exist� dans l'Antiquit�, au Moyen Age ou m�me plus pr�s de nous �taient, selon une expression des humanistes, ma�tresse de vie. Nous n'y croyons plus, en tout cas, nous les historiens. M�me s'il y a des continuit�s et des r�gularit�s en histoire, l'histoire ne se reproduit jamais telle quelle. Comme le disait H�raclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le m�me fleuve. Et � cet �gard, si nous nous lan�ons dans la m�taphore, on peut parler du fleuve de l'histoire. Ceci dit il y a deux choses capitales et o�, me semble-t-il, l'histoire en tant que savoir fait par les historiens est tout � fait n�cessaire aux soci�t�s. La premi�re, c'est qu'on ne peut pas faire n'importe quoi en histoire. Ceci est non seulement vrai pour la discipline, mais aussi vrai pour la soci�t�. Il faut que la volont� de construire de nouvelles soci�t�s, de changer la soci�t�, tienne compte du pass�, pour le combattre, ou le changer, mais il faut en tenir compte et donc le conna�tre. Un certain nombre de r�formes et de r�volutions se sont, si vous me permettez l'expression, � cass� la gueule � pour ne pas en avoir tenu compte. A cet �gard, c'est un des �l�ments de l'insucc�s des r�gimes communistes. De m�me, d'une fa�on g�n�rale, je dirais que les r�gimes communistes r�els sont all�s contre l'histoire et ils se sont ��cass� la gueule��. Puis il y a une seconde chose. Je ne pense pas que les soci�t�s humaines et que l'homme en tant que membre d'une soci�t�, que l'homme dans une collectivit� soit sur certains points autre que dans son �tre individuel. Or, regardez dans la vie individuelle d'un homme ou d'une femme, une des situations les plus tragiques qui puisse exister, c'est l'amn�sie. Un amn�sique est v�ritablement une personne tragique. La perte de votre pass�, de vos racines, vous met dans une situation de folie par rapport au monde. Je crois que l'ignorance du pass�, rendrait les hommes collective�ment amn�siques et rendrait les soci�t�s folles. Ce sont deux raisons pour �tre attentif � l'histoire, cette fois-ci en tant que discipline de savoir, et pour la faire � je m'excuse du mot que je vais employer, je ne l'aime pas beaucoup � s�rieusement, c'est-�-dire aussi scientifiquement que possible. Si on se trompe je crois que les cons�quences peuvent �tre graves. Or, l'histoire est facile � manipuler, on le voit tous les jours. Il faut que l'histoire de l'imaginaire apporte � l'histoire un surplus de v�rit� et non pas un surplus de manipulation.

Par rapport � cette manipulation de l'histoire, je pensais � ces personnalit�s dont on dit qu'elles font l'histoire et qu'� certaines p�riodes on appelle visionnaires. Qu'en pensez-vous ?

J. L.G. : L'histoire de l'imaginaire nous permet de comprendre beaucoup mieux ces personnalit�s. Quand nous prenions ces personnalit�s dans le cadre de l'histoire positiviste, le plus souvent on �tait d��u. On s'apercevait qu'on avait au fond ob�i � des n�cessit�s �conomiques, sociales, politiques. L'histoire positiviste devait aboutir � faire fondre en quelque sorte l'importance des personnalit�s. On ne leur donnait m�me pas l'intelligence, parce que tr�s souvent la grande personnalit�, le grand homme si je peux dire, agit instinctivement, non pas volontairement, lucidement, etc. Et on aboutissait � une situation qui n'�tait pas satisfaisante parce que d'une part l'historien ne peut pas ne pas noter l'importance des grands hommes. Il ne peut pas ne pas le faire. Mais en m�me temps les m�thodes traditionnelles ne lui permettent gu�re de l'expliquer. Ces m�thodes traditionnelles lui montrent essentiellement les limites de l'action des grands hommes. En particulier cette histoire des continuit�s fait fondre les grands hommes. Mais si nous introduisons � l'histoire, l'histoire de l'imaginaire, nous nous apercevons que les grands hommes ont �t� essentiellement des personnages qui ont eu ce que Max Weber appelait un charisme. A ce moment-l� c'est l'imaginaire qui se construit sur les grands hommes qui a eu un r�le important dans l'histoire. Les grands hommes sont des personnages qui ont su catalyser l'imaginaire.



Entretien r�alis� par Illel Kieser 'l Baz en novembre 1990 pour les cahiers � Conscience de �, N� 17.

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