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On pouvait
croire, après Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss, que tout avait été dit
de l'aventure de l'ethnologie, de l'exil volontaire, du mimétisme appris et de
la lucidité des retours. Mais Soustelle n'est pas Lévi-Strauss et c'est
le sens de sa propre vie que chacun de ces
expérimentateurs met un peu dans sa recherche. On s'aperçoit en lisant le livre de Jacques Soustelle à quel point l'aventure personnelle, l'itinéraire en quelque sorte spirituel de l'ethnologie nous importe et pas seulement les résultats de la recherche. Indissociable d'une nouvelle façon de penser, s'impose une nouvelle façon de sentir. En même temps que surgissent de leur obscurité première les sens fondamentaux d'une culture, l'ethnologue, après l'effervescence de sa découverte, lorsqu'il se retourne, aperçoit avec stupeur, méconnaissables à l'horizon — ou, pour la première fois connaissables — les formes du monde qu'il a quitté. Aux questions qu'il était venu résoudre, il ne trouve peut-être pas de réponses. Mais déjà s'y sont substituées de nouvelles questions. Des primitifs? Non, des décadentsMontrez à un
Lacandon les glyphes complexes que ses ancêtres
ont tracés sur la pierre des temples
et des palais. Bien qu'il parle le langage ou une variante du langage que ces signes exprimaient il y
a plus de mille ans, non seulement il ne peut pas en lire un seul (alors que
nous en déchiffrons une partie), mais il ne
sait même pas que ces figures sont des symboles, qu'elles notent des
idées, des chiffres, des mots... Mais les
pâtres de la Rome médiévale
savaient-ils lire les inscriptions
latines ? Au Ve siècle de notre ère, le pays maya s'étendait
comme une écharpe jetée d'un océan à l'autre
depuis le Yucatan jusqu'à la côte du Pacifique, ponctué de villes
blanches, hérissé de pyramides, étalant la prospérité des champs de maïs sur
des terres largement défrichées. Treize cents ans plus tard, sur ce même sol, depuis longtemps reconquis par
l'arbre et la laine, une poignée d'Indiens subsiste à grand-peine,
parlant maya et brûlant de l'encens pour
les anciens dieux... « Pour qui
a admiré les monuments de Palenque, ce contraste poignant pose des
problèmes cruciaux: Si ce sont là les
descendants des bâtisseurs, alors
une conclusion s'impose. Ils ne sont pas primitifs mais décadents. Leur histoire nous présente un cas exemplaire de ces processus de régression
dont nos esprits ne tiennent pas compte, obsédés qu'ils sont par le mythe du
progrès uniforme et continu. » Cette illusion née de notre civilisation industrielle qui, confondant la continuité relative des techniques et la
discontinuité des civilisations, se représente «l'histoire culturelle comme une ligne unique en ascension dont nous
nous trouverions être l'extrémité marchante et l'avant-garde », cette
illusion aboutit à nous pénétrer d'une certitude implicite et sécurisante:
celle selon laquelle notre civilisation est
la civilisation et qu'elle ne subira pas le
sort des civilisations qui l'ont précédée. Ce sort hantait la pensée des
anciens Mexicains qui le voyaient imminent
et qui les plongeait dans la crainte de
voir la réalité qui les entoure se déchirer « comme un voile fragile, libérant ainsi les monstres du crépuscule et du déclin». Aussi est-ce à eux que
Soustelle emprunte la formule qui
donne son titre à son livre : « Notre soleil est le cinquième d'une série. Quatre soleils l'ont précédé,
et nul n'oublie à aucun moment que le cinquième est destiné à disparaître comme les quatre premiers... Et la fin est peut-être pour demain...» La fin de notre civilisation est-elle pour demain? L'ethnologie redécouverteL'ethnologie peut-elle répondre à cette question? Et tout d'abord qu'est-ce que l'ethnologie? Que peut l'ethnologie? En quoi est-elle privilégiée? Par sa forme même, le livre de Soustelle répond à certaines de ces questions. Il n'y a rien ici de dogmatique. Il ne s'agit pas d'inventer des vérités définitives. D'une certaine façon ce livre se présente comme un «apprendre à voir». Animé d'une interrogation incessante, formulant la question avec une naïveté voulue, ce livre est en fait une redécouverte de l'ethnologie, un itinéraire qui n'implique de la part du lecteur que la perte de ses préjugés. L'observateur appartient à la même espèce que l’observé et ne comprendrait rien à ce qu'il étudie, s'il n'était capable de ressentir et d'expérimenter en lui-même, les processus mentaux d'étrangers qui sont aussi ses semblables. Soustelle n'attend donc de nous que notre expérimentalité et notre sympathie. Rien n'est supposé connu. Au fur et à mesure que nous avançons en pays mexicain et que jaillissent sous nos pas des problèmes, l'auteur suggère des interprétations, introduit des notions qui pourraient à ce moment être utiles. Mais il les met à l'épreuve des faits et les adopte ou les rejette devant nous. Nous voici au stade le plus passionnant de la pensée, celui de la pensée en train de se faire, le moment où brusquement l'observation débouche sur la signification. C'est ainsi que, lorsque Soustelle définit toute culture comme la mise en forme systématique d'éléments premiers dus à l'arbitraire ou au hasard, lorsqu'il explique qu'une civilisation est à elle-même sa propre géométrie qui peut admettre, mais en la pliant à ses lois, les traits culturels venus d'autres civilisations, il en donne un exemple difficile à oublier. « Les missionnaires espagnols agirent conformément à leur logique quand ils se mirent en devoir de détruire systématiquement tout ce qui se référait à la religion autochtone. » Cependant l'influence chrétienne ne joua qu'en surface, des traits chrétiens isolés furent intégrés à un ensemble autochtone et c'est ainsi que, dûment christianisés, réapparurent les sacrifices humains: « Convaincus que les Espagnols avaient dans l'antiquité choisi l'un d'eux pour le clouer sur une croix et l'appeler «Notre Seigneur», en 1868, les Chamulas de Chiapra décidèrent d'en faire autant. Ils choisirent à cette fin un garçon de 10 à 11 ans appelé Diego Gomez Chechelo, et, l'ayant conduit au lieu dit Tzezal Hemel, le clouèrent sur une croix par les pieds et les mains. » Questions sans réponsesSoustelle nous donne ici d'éclatants aperçus de ce qu'est l'ethnologie, des vérités qu'elle peut atteindre, des mécanismes qu'elle révèle. Il est toutefois profondément conscient des erreurs auxquelles elle peut mener, de celles aussi auxquelles elle peut être menée à partir du moment où, cessant d'être observation, elle se lie à un principe, à partir du moment où elle devient philosophie, ou philosophie de l'histoire. L'observation montre que, résistant aux philosophies et à leurs exigences clarificatrices, les problèmes subsistent. Pourquoi la civilisation maya est-elle née, non pas dans la zone des montagnes et des hauts plateaux du Guatemala avec» Petén et sur un plateau calcaire torride et couvert de brousse ? Pourquoi le passage de la culture à la civilisation (urbanisation au sens premier) se fait-il dans certains cas seulement ? Comment les Indiens Pueblo aux bourgades magnifiquement organisées, à la vie sociale intense ont-ils pu ne jamais franchir le pas ? A tous ces pourquoi, pas de réponses. Ou des réponses partielles. Certes, il est exact que le mode de production des subsistances détermine un mode de vie qui, à son tour, donne leurs formes aux structures sociales et politiques. Il est assez aisé d'expliquer la mort du bouddhisme dans son pays d'origine et son énorme retentissement ailleurs, ou le choix fait par les Mayas de leur type si particulier de calendrier. L'introduction de l'agriculture, le passage à la cité sont les conditions sans lesquelles les civilisations mexicaines n'auraient pas vu le jour. Mais une condition n'est pas une cause. Conçus dans un contexte semblable, les thèmes cosmologiques et théologiques des tribus pré-musulmanes et de celle d'Abraham n'en sont pas moins, dit Soustelle, différentes. La chaotique histoireQue reste-t-il, sinon l'échec de la philosophie liant l'évolution des cultures à celle des techniques, quand il s'agit d'expliquer leur lien. Si l'on s'en tient à la stricte observation des faits, si l'on revient donc à l'ethnologie, « loin de pouvoir être décrite comme une ligne continue et ascendante, l'histoire humaine, qui n'est pas l'histoire des techniques que l'homme emploie, apparaît à l'œil non prévenu comme un océan chaotique où des vagues montent, déferlent, retombant indéfiniment. Progrès ici, régression là. Révolution et involution. Essor et décadence. Tout est le contraire de tout... Chefs-d'œuvre de notre espèce, des civilisations éclairent de loin en loin, comme des feux dispersés dans la campagne, la pénombre confuse où se débat l'humanité. Et c'est pour s'éteindre chacune à son tour, tantôt par un épuisement de leurs ressources matérielles ou spirituelles, tantôt par l'irruption brutale d'une poignée de barbares ignorants, tantôt dans un combat acharné avec d'autres civilisations...». Ce voyage au berceau d'une civilisation aujourd'hui disparue qu'on aurait pu voir comme un pèlerinage aux sources de la vie, se révèle pour Soustelle un voyage au bout de la nuit. Rejetant méthodiquement les interprétations charitables — humaines, au sens de Nietzsche, qui jettent un pont entre notre soif de savoir et l'absurdité (peut-être) provisoire de l'histoire —, Soustelle ne voit aucune raison d'espérer que notre civilisation échappera au destin des cultures: « Notre civilisation forme un ensemble de Vladivostok jusqu'à San Francisco. Mais la variante
occidentale anglo-saxonne et la variante slave sont très nettement
divergentes et on ne peut écarter l'hypothèse d'une rupture profonde qui
pourrait avoir pour conséquence, soit la
naissance d'une ou de plusieurs civilisations
nouvelles, soit l'effondrement de la
totalité... » Cependant « l'ethnologie est comparable à ce que sont
pour le corps humain l'anatomie et la physiologie. Il n'est pas inimaginable
que s'appuient sur cette science, si elle atteint un degré suffisant de
solidité, des techniques analogues à la médecine». Peut être alors pourrons-nous sauver notre cinquième soleil. Daniel Dayan. Première parution, revue Planète, N° 38, janvier/février 1968. Tous droits réservés. |
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