�Une lecture nietzsch�enne des r�cits de Jean de la Croix et Sainte Th�r�se d'Avila
� |
Il existe
des personnes �prises de puret� ou de respect mais qui ne se d�partissent
pas d�un brin d'hypocrisie quant � tout ce qui touche � la religion. En
effet, pour ces personnes, la religion doit toujours demeurer dans un halo
d'inconscience et d'innocence. Elle devra garder sa puret�, son �l�vation,
voire ses myst�res � la seule condition qu'une sorte d'enveloppe n�buleuse
fasse barri�re � son voile d'illusions. En ce sens, parler de la sensualit�
dans ce qu'il y a de plus divin, � savoir l'amour mystique, peut para�tre �trange
et m�me scandaleux. Heureusement et, � l�inverse des premi�res, il existe
d�autres personnes qui ont du respect pour les choses religieuses et qui
pensent que toute religion est faite par les hommes.
Sans mettre
en cause l'existence de Dieu (ce qui n'a pas lieu d'�tre ici), elles jugent
qu'il y a encore beaucoup d'investissement humain dans tout ce qui peut �tre
consid�r� comme sacr�, comme divin ou comme mystique. Peut-�tre ces lignes
trouveront-elles un �cho favorable aupr�s de ces derni�res.
Un
philosophe qu'on a voulu parfois qualifier de mystique, en raison de certains
de ses �crits, en l'occurrence, Nietzsche, dit : ��La
spiritualisation de la sensualit� s'appelle amour���[1974�:
83]. Et dans La Volont� de puissance, tome I, il remarque qu�il y a
une r�elle satisfaction sensible dans l�extase�:���Cette
satisfaction m�me n�en est pas seulement une apparente�: elle
s�effectue chez les extatiques de l� ��unio mystica�� si ind�pendamment
que ce puisse �tre de leur vouloir et de leur ��entendement�� non
sans les sympt�mes physiologiques concomitants de la satisfaction sexuelle la
plus sensuelle et la plus conforme � la nature�� [1976�: 130]
Qu'est-ce
donc que la mystique en dehors du sens nietzsch�en ? Il y a dans toute exp�rience
mystique, l'union intime de l'homme avec Dieu. Et cette union passe par un
lien privil�gi� et profond�ment humain qui s'appelle amour. C'est m�me un
grand amour par son caract�re entier. En effet, cette exp�rience se
manifeste parfois par un don de soi-m�me � Dieu, un don si total et m�me si
inconditionnel que le moi s'�vanouit en Dieu par son haut degr� de
communion. On devient une esp�ce de r�ceptacle o� la pr�sence divine
vient, en de rares instants et des moments exceptionnels, se recueillir. C'est
un peu comme une bouteille vide qui recueille une fum�e qu'on y souffle.
Dans la pens�e
hindoue, certaines philosophies mystiques utilisent le symbole de l'Oc�an et
des fleuves�: Brahm� est l'Oc�an, le r�ceptacle par excellence, les
yogin (ou yogi en Fran�ais) qui ont atteint une certaine perfection au point
de parvenir � la communion avec l'Absolu, sont compar�s aux fleuves. Ils s'�coulent
�ternellement en lui mais ils ne grossissent ni ne diminuent l'immensit� de
ses eaux. Chaque eau �manant de ces fleuves divers et multiples, trouve une
place ad�quate au sein de l'Oc�an. Diff�rent de chacune d'elles, Brahm�
contient en lui l'immensit� et l'infinit� des mol�cules qui constituent les
eaux des fleuves. On trouve de telles m�taphores divines dans l�ouvrage
d�Olivier Lacombe, L�Absolu selon le V�d�nta.
L'exp�rience
mystique exige, en g�n�ral, une supr�me union avec Dieu qui ne peut r�sulter
que d'un amour qui aspire � d�passer tout �go�sme-du moins le voudrait- et
� une soumission � la volont� divine. Cette soumission doit �tre parfaite
au point que m�me les bonnes intentions, la recherche du m�rite par de
bonnes oeuvres ne peuvent la perturber dans sa sublime indiff�rence. La cime
de cet amour est la perfection qui consiste en une contemplation si grande
qu'elle s'ach�ve dans l'extase. C'est l'�tat indicible qui unit myst�rieusement
l'�me (selon l'expression chr�tienne) � Dieu. L'extase peut �tre le r�sultat
d'une grande d�votion telle que la pri�re ; ou d'une faveur particuli�re de
la divinit� ; ou d'une investigation de l'illumination int�rieure.
Le
cantique spirituel de
Saint Jean de la Croix, Docteur de l'Eglise, et certains aspects de la vie de
Sainte Th�r�se d'Avila, montreront de mani�re patente, l'�l�ment sensuel
ind�niable de leur vocation mystique. Sainte Th�r�se d'Avila et Saint Jean
de la Croix sont deux religieux espagnols du XVIe si�cle qui ont marqu�
l�histoire de l�Eglise catholique par leur mystique et qui ont servi de
mod�les aux mystiques catholiques dans cette exp�rience de vie religieuse.
Ils ont �t� tous les deux des r�formateurs du Carmel, une congr�gation
religieuse dont la discipline et la r�gle de vie sont tr�s d�pouill�es et
extr�mement s�v�res. Tous deux, grands mystiques, ont connu beaucoup
d'instants d'extase pendant leur vie. Il leur �tait m�me arriv�, au moins
une fois, de conna�tre ensemble un moment d'extase. C'est, du moins, ce qui
est rapport� dans la biographie de Sainte Th�r�se d'Avila : ��Le
guide spirituel du monast�re, Saint Jean de la Croix, venait joindre
quelquefois ses ardeurs � celles de Th�r�se. Un jour, f�te de la Tr�s
Sainte Trinit�, ils s'entretenaient ensemble au parloir de ce grand myst�re
vers lequel ils �taient port�s par les m�mes attraits... Au milieu de leurs
discours, le ciel s'ouvre au-dessus de leurs t�tes, et leurs deux �mes,
unies dans une sublime contemplation, s'�lancent vers le Bien supr�me qu'il
leur est donn� d'entrevoir... Le Saint et la Sainte sont l'un et l'autre �lev�s
au-dessus du sol dans la situation qu'ils occupaient : Jean de la Croix assis
sur sa chaise qu'il a inutilement saisie de ses deux mains pour se
retenir � terre et qu'il a au contraire emport�e avec lui -; Th�r�se
toujours � genoux est soutenue en l'air�� [1887�: 26].
L�extase appara�t ainsi comme une intime union entre un �tre humain et
Dieu. C�est un mode de dialogue privil�gi� o� la limite entre le fini et
l�Infini s�estompe, s�efface m�me. On comprend, comme le Cantique
ci-dessus le r�v�le, que tous les mystiques recherchent, avec conviction, ce
lien qui symbolise l�ach�vement de leur exp�rience religieuse.
�
Ce cantique
est un dialogue entre l'Epoux, J�sus Christ, et son Epouse, l'�me. A titre
d�exemple, les Strophes 31 � 39 montrent, de fa�on �vidente, cette union
de l�un et de l�autre.
�
31 L'Epouse
: Oh ! nymphe de Jud�e,
tandis
que dans les fleurs et les rosiers
l'ambre
exhale son parfum,
restez
dans les faubourgs,
et ne
touchez pas � nos seuils.
�
32
Cache-toi, mon Bien-Aim�,
que ta
face contemple les montagnes,
mais n'en
dis rien ;
et
contemple encore les campagnes
de celle
qui va par les �les extraordinaires.
�
33 L'Epoux
: La blanche colombe
est entr�e
dans l'arche avec son rameau ;
c'est
fait, la tourterelle
a trouv�
son cher compagnon
sur les
rives verdoyantes.
�
34 .Dans
la solitude elle vivait,
et dans
la solitude, elle a maintenu fix�
son nid,
et dans
la solitude la guide
tout seul
son Bien-Aim�,
lui
aussi, dans la solitude, bless� d'amour.
�
35 L'Epouse
: R�jouissons-nous, mon Bien-Aim�,
allons-nous
voir en ta beaut�
sur la
montagne ou la colline
d'o� s'�coule
l'eau pure ;
enfon�ons-nous
dans l'�paisseur.
�
36 Aussit�t
nous aurons acc�s
aux
sublimes cavernes de la pierre
qui
demeurent bien cach�es ;
et nous y
entrerons,
et nous
pourrons go�ter la liqueur des
grenades.
�
37 L� Tu
me montreras
ce que
mon �me avait comme but ;
aussit�t
tu m'accorderais
l� m�me,
Toi, 0 ma vie,
ce que tu
m'as accord� l'autre jour.
�
38 La
spiration du souffle,
le chant
de la douce philom�le;
le bocage
et ses charmes,
durant la
nuit sereine,
dans la
flamme qui consume et ne fait plus
de peine.
�
39 Nul
n'en �tait t�moin,
Aminadab
ne se montrait pas davantage,
les assi�geants
se reposaient,
les
cavaliers aussi
a la vue
des eaux descendaient.
[1933�: 12]
�
Ces strophes
expriment la solitude de l'amour divin et de son exclusivit� comme deux
personnes qui sont sous l'empire d'une grande passion. Sous l'influence de
l�amour divin, l'�me semble oublier le monde. Sa substance elle-m�me et
ses facult�s ont tout d�laiss� pour qu'elle puisse �tre enti�rement aux
soins exclusifs et au plaisir de son Bien-Aim�. Ce qui est tendre et
exceptionnel dans cet amour, c'est de voir comment l'Aim� apporte � l'�me
son c�ur et ses secrets ; en retour, l'�me livre � l'Aim� absolument tout
ce qu'elle est. Elle d�pense toutes ses forces pour Dieu. Son activit� n'a
plus qu'un but : l'amour.
Le sens de
la solitude de l'�me par rapport au monde r�side en ceci : en ignorant tout
le cr��, elle peut ainsi collaborer avec le Bien-Aim�, en tressant � deux
les guirlandes que l'amour seul tient et retient ; cet amour est si pur
qu�il peut rendre Dieu lui-m�me prisonnier, synonyme du premier amour. En
ce sens, ce po�me n'est plus rien d'autre que l'Esprit d'amour, l'�me
implorant l'Esprit Saint au nom m�me de l'Epoux dont il est l'intendant,
l'envoy�. Ainsi invoqu�, L'Esprit Saint accorde la r�compense de l'amour
divin qui est l'union transfiguratrice ou l'union du mariage spirituel de
laquelle d�coule une tr�s vive intelligence des fruits du myst�re de la
Croix. Celle-ci symbolise, � tout le moins chez les catholiques, la vie
divine et l'apaisement total de toutes les �nergies douloureuses de l'�me.
L'Epouse go�te
alors la paix. La condition de la possession de l'Epoux a lieu dans le grand
silence. Comme elle le souhaite, l'Epoux accorde la possession d�sir�e, mais
� condition qu�elle consente, comme il le lui demande, � se laisser
maintenir de plus en plus dans le secret. ��Que nous nous poss�dions,
voici ce qui me fait plaisir��, tel est l'acquiescement final de l'Epoux,
si l��me ou l��pouse accepte la situation de sa solitude. D�sormais,
ils jouiront l'un de l'autre, ils se verront mieux et se poss�deront de fa�on
pl�ni�re.
�
Mais, ce que
ces passages du po�me de Saint de la Croix semblent receler comme contenu
mystique, est le suivant : L'Esprit du Seigneur qui aide les
"faiblesses" humaines, demeure en celui qui a choisi de l'aimer en
lui faisant offrande de sa vie toute enti�re, de son corps et de ses biens.
En des g�missements ineffables, il lui r�serve ce que l'on ne peut ni
entendre, ni comprendre assez pour le manifester. L'Esprit Saint, qui ne peut
traduire l'abondance de son sens par des termes autres que les termes
courants, parle � celui que Dieu aime et qui l'aime de la sorte avec un
langage mystique dont les figures et les symboles sont inou�s. La composition
de ce po�me est le r�sultat d'un amour riche par ses lumi�res mystiques. Et
puisque l'amour est la seule voie de la sagesse mystique, il n'a gu�re besoin
d'�tre entendu distinctement pour faire montre d'amour et d'affection dans l'�me.
Il r�side dans la sagesse comme la foi qui fait aimer Dieu sans le faire
entendre.
Cependant,
cet amour spirituel n��limine pas totalement la dimension trop humaine qui
semble en �tre le fondement m�me, voire la condition premi�re. En effet, l�
o� l'�l�ment humain, le corporel est �vident dans l'amour mystique,
c�est justement la contemplation extatique. Celle-ci est le summum de cet
amour. Pour mieux saisir le sens de notre propos, il nous semble �clairant de
nous r�f�rer, encore une fois, � Nietzsche, qui voit d'une autre fa�on les
manifestations extatiques chez les mystiques, comme les exp�riences vivantes
de Saint Jean de la Croix et de Sainte Th�r�se d'Avila le r�v�lent
manifestement.
Nietzsche �crit,
en effet, ceci : ��Les grands �rotiques de l'id�al, les saints de
la sensualit� transfigur�e et m�sentendue, les ap�tres de l'
"amour" (tels J�sus de Nazareth, Saint Fran�ois d'Assise, Saint
Fran�ois de Paule) : chez eux l'impulsion sexuelle se m�prenant par
ignorance pour ainsi dire se fourvoie jusqu'� ce qu'enfin il lui faille se
satisfaire de fant�mes : de "Dieu", de l' "homme", de la
"nature��. [1976�: 130].
L'extase,
forme supr�me de l'amour mystique, consid�r�e sous cet aspect, devient un
refuge d�licieux dans la mesure o� la nature peut �mouvoir les sens et
l'imagination. Ayant le sensible comme fondement, elle rel�ve du m�me ph�nom�ne
que celui de l'esth�tique. Car, dans l'un et l'autre, les ph�nom�nes se
passent de la mani�re suivante : les images de la vie sensuelle sont exalt�es
et la force intra-humaine qui les exalte est, en elle-m�me, transfiguratrice[2].
Ainsi, une certaine pl�nitude est mise dans toutes les choses. D�s lors, la
beaut� et le sentiment de pl�nitude ne sont rien d�autre qu�une
excitation de la sensualit� qui fait jaillir l'ivresse ou l'extase : ��La
sensualit� et l'ivresse appartiennent � la f�licit� religieuse��
pr�cise Nietzsche dans ce m�me passage. Ce qui est beau agit donc comme un
embrasement sur le sentiment du plaisir, tout comme l'amour dans la passion
contient en lui-m�me une force transfiguratrice. Ces dispositions signifient
une surabondance de forces chez les personnes qui connaissent ais�ment
l'extase.
En r�alit�,
les causes sensuelles de l'excitation qui conduisent � l'�tat d'extase comme
leur ach�vement, sont multiples et diverses : la premi�re et la plus
fondamentale est l'excitation sexuelle, selon Nietzsche. Mais, toutes les �motions
fortes et toutes les grandes convoitises de nature sensuelle expliquent �galement
cet �tat particulier du sujet aimant. En effet, l'extase ou l'ivresse
n'advient que lorsque la sensibilit� est si excit�e et si exacerb�e qu'elle
d�charge d'un seul coup et avec une certaine violence toute la tension et
l'intensit� de l'�nergie qu'elle a accumul�es. Un tel ph�nom�ne se
manifeste concr�tement par un pouvoir de repr�sentation ou d'imagination qui
transfigure et m�tamorphose toutes choses. Toutefois, ces manifestations sont
habill�es par un extraordinaire nom, en l�occurrence, l'amour. C�est en
ce sens que Nietzsche �crit�: ��L'amour est l'�tat o� l'homme
voit le plus les choses comme elles ne sont pas,. C'est l� que la facult� de
s'illusionner atteint des sommets ; mais �galement la facult� d'�dulcorer,
de transfigure�� [1974�: 181]. N�anmoins, cet amour sauve de
la vie, c'est-�-dire de la pire face des r�alit�s de l�existence ou du
monde. Le "Nirvana" de Schopenhauer ne serait rien d�autre
que cet �tat extatique dont la force de transfiguration est telle que le moi
se dissout dans une sorte de s�r�nit� et de qui�tude absolues.
L'extase contient, comme �l�ment intrins�que, une autre r�alit� : la douleur ou les souffrances. En effet, l'extase na�t ou d'une supr�me force de l'imagination � la suite d'une grande intensit� du d�sir (sensuel ou sexuel) ou d'une cuisante douleur. Dans le premier cas, on peut dire, en termes religieux, qu'il s'agit d'une sublime aspiration � la pr�sence du Dieu aim� dans son absence m�me. Le deuxi�me cas rel�ve de la dimension cruelle de l'homme. Selon Nietzsche, il s'agit d'un reste, d'un souvenir vivace des �ges primordiaux de l'humanit�. En ce sens, l'amour dissimule quelque chose de plus macabre : la soif de sang, l'ivresse des foules en d�lire. Dans le caract�re tragique de la cruaut�, on tire une jouissance personnelle qui est pleine de transports. Le c�ur de l'homme se conduit comme s'il �tait assoiff� de volupt�, mais d'une volupt� dans la cruaut� ; en d�autres termes, il est assoiff� de sensations extr�mement fortes.
Le fait de
vouloir la souffrance m�me la plus atroce comme doyen de purification, le
fait d'aspirer � se faire volontairement mal, rel�vent d'un v�ritable
plaisir qu'engendre la douleur. Selon Nietzsche, en d�pit de ce que ce
sentiment soit appel� amour de fa�on pudique, ou avec la volont� de
s'illusionner, il n'y a pas de doute que la r�alit� cach�e et fondamentale
du grand amour mystique est la volupt�, m�me sensuelle. Quand les grands
mystiques se mortifient dans l'intention de se purifier, de se rendre dignes
aux yeux de leur divinit� aim�e, c'est encore la volupt� de ce qui est
douloureux comme il l��crit � juste titre ��Moi, je dis : la
volupt� unique et supr�me de l'amour g�t dans la certitude de faire le mal.
Et l'homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute
volupt��� [1976�: 268].
�
Ainsi, dans
son exp�rience mystique, Saint Jean de la Croix conseille de suivre la voie
qui conduit � ce qu'il appelle "la nuit obscure des sens"
comme seul moyen de l'union de l'�me avec Dieu. Cependant, selon ce Saint,
cette expression symbolise, paradoxalement, l'�limination des app�tits
sensitifs ou, en d'autres termes, la purification des sens. La nuit obscure
appara�t comme une sorte d'univers neutre et aseptis� de toute souillure
dans lequel l'�me, attir�e par Dieu et toute embras�e de son seul amour,
est pure et priv�e de tous les app�tits sensitifs. Ceux-ci se r�sument dans
les attraits du monde, ext�rieurs � l��me, les concupiscences de la chair
et les volupt�s de toutes sortes. Saint Jean de la Croix �crit�: ��En
une nuit obscure,
Dans��������
l'ardeur d'un amour plein d'angoisse,
Oh !
l'heureuse destin�e !
Je me
suis �vad�e sans �tre vue,
De ma
maison o� r�gnait la paix��.
�
Avant
d�atteindre et de conna�tre cette paix, l'�me est, auparavant, d'autant
plus tourment�e que l'app�tit sensuel est intense. Et elle peut �tre
soumise � de grandes souffrances si ses app�tits sont nombreux. Car les d�sirs
autres que celui de l'amour exclusif de Dieu, rendent l'union mystique extr�mement
difficile�; et l�impossibilit� de cette union g�n�re �galement les
souffrances de l'�me.
C'est
pourquoi, pour aller � Dieu, elle doit se mortifier et, pour ainsi dire, se
purifier de tout ce qui n'est pas son Dieu. Car l'esp�rance mystique est en
proportion du d�pouillement le plus pur consid�r� comme la fronti�re qui
donne � la perfection, c�est-�-dire la possession de Dieu dans l'union
extatique. Lorsque cet �tat est atteint, toutes les oeuvres de l�aimant
deviennent non seulement bonnes mais m�me pures parce qu'elles sont r�alis�es
avec l�amour parfait de Dieu, autant q�un sujet puisse le vivre. Car,
celles-ci ne sont plus faites dans le but de chercher une complaisance
narcissique, ni une joie, ni un agr�ment, ni une consolation, ni m�me une
louange. La seule joie doit consister, pour l'�me amoureuse de Dieu qui agit
de la sorte, � servir ce dernier, parce qu'elle ne veut rien pour elle-m�me.
L'excellence des choses r�side dans leur jouissance d�sint�ress�e ; et l'�me
qui se tient dans l'obscurit� ou la discr�tion, conna�t le bonheur parce
qu'elle agit suivant la seule fin de glorifier et d�honorer uniquement Dieu.
Dieu parle
� l��me dans le silence �ternel ; et c'est dans le silence que celle-ci
entend le sens du verbe divin, son �poux. Par amour pour cet �poux, l'�me
consent librement, au prix de beaucoup de sacrifices, � se mettre en qu�te
d'une vie sup�rieure de grande aust�rit�, faite surtout de mis�re et de
souffrance absolues. C'est m�me dans la douleur la plus profonde qu'elle
conna�tra l'extase. Ainsi, selon Saint Jean de la Croix, l'�me ne peut
entrer en extase qu'en reniant sa propre volont�, qui consisterait, par
exemple, � refuser le dur chemin de l�asc�se, et en ne faisant que celle
de Dieu. ��L'extase n'est autre chose que l'acte par lequel l'�me
sort d'elle-m�me pour se jeter en Dieu��. D�s lors, en vue de cet
�tat d'union, l'�me doit ignorer toutes les op�rations naturelle inh�rentes
� la chair o� elle est prisonni�re. Mais un tel d�tachement, une telle abn�gation
ne peut se r�aliser, selon la parole du proph�te Os�e[3]
( II, 16), qu'au moment o�, suivant ses forces, l'�me se rend dans le d�sert
pour que Dieu lui parle au c�ur.
En ce sens,
il convient qu'elle mette toujours son bonheur en Dieu, son salut. De m�me
que dans les amours humaines, il est doux qu�elle puisse supporter n'importe
quelle souffrance qui la rende digne et pure aux yeux de son �poux. Car, si
les �mes, �prises de Dieu, connaissent le prix de la souffrance et de la
mortification dans la voie qui permet d'acc�der � l'acquisition des biens
d'ordre sup�rieur, elles ne chercheraient de consolation en aucune autre r�alit�.
Elles garderaient toujours dans leur c�ur de profonds sentiments pour pouvoir
se mortifier et accepter, avec abn�gation, tout ce qui leur arrive suivant la
volont� divine.
La joie de
la souffrance est plus s�re et m�me plus m�ritoire que celle de la
jouissance et de l'action. En effet, dans la souffrance, l'�me re�oit un
secours de la force divine qui lui renforce son pouvoir de r�sistance. A
l�inverse, dans la jouissance et l'action, l'�me semble �tre abandonn�e
� elle-m�me avec ses faiblesses et ses imperfections. En outre, dans la
souffrance, elle requiert, par une constante pratique des bonnes oeuvres, des
vertus qui la purifient en la rendant plus sage et plus prudente. L'Eccl�siastique
ne dit-il pas ��Celui qui n'a pas �t� �prouv�, que sait-il ?��(XXXIV,
9). C'est pourquoi, l'�me qui n'a jamais subi l'�preuve des tentations et
des souffrances, ne saurait �lever son sens spirituel au niveau de la vraie
sagesse, la divine. En d�autres termes, plus la souffrance est pure et plus
elle favorise et d�veloppe la pure intelligence du divin.
�
��Qui
n'a pas l'exp�rience des peines
En l'am�re
vall�e des douleurs,
n'a pas
l'exp�rience des bonnes choses
et n'a
pas go�t� � l'amour ;
les
peines sont la mise de ce qui aime��.
Ce po�me
est le chant des religieuses d'un couvent dont Saint Jean de la Croix �tait
le guide spirituel. Chant� avec un accent gracieux et convaincu, le Saint
sentit monter en lui l'extase, comme s�il y a comme un danger de toucher �
l'intimit� de l'union mystique dans la souffrance. Puisqu�il �tait oblig�
d'entendre ce chant douloureux, m�me s'il ne le souhaitait pas, pendant une
heure, le Saint fut saisi d'un transport si violent que son corps, accroch�
� la grille de deux mains, demeura soulev� de terre en pr�sence des
religieuses fort �merveill�es. Quand il revint � lui, il dit � la Prieure
(sup�rieure) et � ses filles de ne point s'�tonner, car ��Dieu,
durant ces derni�res �preuves[4],
lui avait accord� de telles lumi�res sur le prix des souffrances, qu'� leur
seul nom son �me entrait en oraison profonde��. Ces observations du
Saint montrent, � l��vidence, qu�i1 y a une intelligence pure dans le
caract�re dur et cuisant de la peine et de la douleur. A l'int�rieur de
celles-ci, les traits de l'Epoux se d�voilent peu � peu � l'�me qui prend,
pour ainsi dire, plaisir � l'amour divin pr�par� aux �lus, suivant cette
mani�re parfaite d'aimer. L'Esprit Saint qui produit la jubilation ou
l'extase, donne le vrai sens des choses, rend la contemplation plus ais�e et
allume au c�ur des feux d�licieux. Le summum de la douleur qui explose en
extase est comme l'absoluit�, l'intensit�, le paroxysme et la solitude du
cercle de l'orgasme. Ce cercle, c'est l'enti�ret� de sa pl�nitude.
En ce sens,
l'amour mystique, comme union pl�ni�re dans l'extase, est semblable aux
grandes amours chez les hommes o� l'on peut aussi mourir d'aimer passionn�ment.
A l�image
de la pr�c�dente, l'exp�rience mystique de Sainte Th�r�se d'Avila
illustre, mieux encore que celle de Saint Jean de la Croix, la dimension
humaine de cet amour divin particulier. Car la Sainte nous invite, par son exp�rience
personnelle, aux douleurs, aux d�lices, � la force de sa vie int�rieure
comme si elle voulait nous br�ler nous-m�mes de l'amour mystique qui la
consumait. D'embl�e, elle pose l'exclusivit� de son amour en affirmant : ��Mon
Bien-Aim� est � moi, et moi, je suis � lui...��. En g�n�ral,
dans l'amour humain, on invite les conjoints dans l'acte de mariage, � se
jurer fid�lit� qui est une forme, si ce n�est d�appartenance exclusive,
du moins, un attachement de l'un � l'autre. En ce sens, cette remarque de Th�r�se
peut convenir, de fa�on ad�quate, � un tel pacte humain de vie.
Dans la
biographie de la Sainte, on d�crit la mani�re dont elle avait instaur� une
certaine familiarit� avec son �poux, en l'occurrence, J�sus Christ. C'est
ainsi qu'un jour, alors qu'elle se laisse absorber par le recueillement de
l'oraison, J�sus lui appara�t ; il lui pr�sente ses mains adorables ; leur
�clat joint � leur �tat c�leste laisse la Sainte �blouie et ravie. Peu
apr�s, c'est le visage du Sauveur qui se d�voile, sur lequel Th�r�se
attache un long regard d'amour, comme une jeune fille innocente et amoureuse d�vore
du regard son bien-aim�.
Cette
apparition de l�Epoux se r�p�te le jour de la f�te de saint Paul. Elle
assiste � la messe et se dispose � aller prendre la communion quand J�sus
lui appara�t, dit-on ��dans toute sa tr�s sainte humanit���.
Th�r�se le regarde avec avidit� et lui parle avec beaucoup de douceur. Elle
�crira � la suite de ces saints transports ce chant magnifique et combien
sensuel ��0 mon divin Roi, devant votre grandeur, mon �me se consume
et ne sait o� se mettre... Que sera-ce donc au ciel, si, d�s cet exil, votre
vue nous inonde de telles d�lices�?... Jamais je n'aurais pu me figurer
une beaut� si ravissante, quand j'y aurais pass� des ann�es enti�res, tant
sa blancheur et son �clat surpassent tout ce que l'on peut imaginer ici-bas.
Mais, c'est un �clat qui n'�blouit point, c'est une blancheur suave, une
blancheur qui charme le regard, sans lui laisser la moindre fatigue, c'est une
clart� qui rend l'�me capable de voir cette beaut� divine, c'est une lumi�re
infiniment diff�rente de celle d'ici-bas, et, pr�s de ses rayons, ceux du
soleil ne sont plus rien��.[1887�: 148-149]. C'est v�ritablement
des accents d'exaltation d'un c�ur plein d'amour, d'une �me passionn�e qui
s�enthousiasme et s'enferme sur son amour aveugle. Ces accents sont si
passionn�s que la tension des sens est telle que l'imagination devient
prodigieuse[5]
et s'agrandit aux dimensions de l'univers entier. Elle produit des mots exquis
et bien choisis.
En m�me
temps que le contact quasi permanent de son �me avec Dieu, en elle et � son
insu, se d�veloppe ce que l'on appelle ��le caract�re distinctif de
sa saintet���, fond� sur l'amour. Celui-ci poss�de deux traits�:
d�une part, l'amour ardent, c�est-�-dire l'amour divin qui l'unit dans
l'extase � son Epoux ; d�autre part, l'amour de d�vouement et de z�le
pour les �mes, c'est-�-dire pour l'humanit�. Th�r�se explique que dans
son extase personnelle, son �me prend son envol vers Dieu pour s'�lever
au-dessus du cr�� et, en premier lieu, d'elle-m�me ; ce vol est suave, d�licieux
et il se fait sans aucun bruit�: ��C'est un d�tachement
extraordinaire que je n'ai point de termes pour d�finir ; on se sent vraiment
�tranger aux choses d'ici. L�, germent � l'envie, les promesses et les r�solutions
h�ro�ques, la vivacit� des d�sirs, une sinc�re horreur du monde, la vue
claire de son n�ant��[1887�: 114].
Dans
l'extase, au-del� de la vivacit� des d�sirs, il y a le soleil de justice, J�sus
Christ, qui p�n�tre profond�ment l'�me. Il l'inonde d'une telle clart� et
d'une telle puret� qu'elle se voit comme elle est et se d�couvre tant
d'imperfections et de taches qu'elle en est effray�e. Cependant, l'�me qui
voit ainsi l'Epoux, sans cesse devant elle, s'enflamme peu � peu d'un tendre
amour pour lui. Comme on le ferait avec son bien-aim� chez les humains, elle
lui parle au cours de ces moments privil�gi�s. Elle l'implore si elle est
dans le besoin, se plaint � lui si elle est dans la peine ; et elle se r�jouit
avec lui si elle est dans l'all�gresse. Que de mots humains pour traduire un
fait surhumainement naturel�!
Dans l'exp�rience
extatique de Th�r�se, il y a une d�faillance de l'�me qui se traduit par
une joie tr�s vive et tr�s suave. Elle conna�t une sorte d'�vanouissement
o� ��elle est incapable de former une parole et de la prononcer, car
toutes les forces ext�rieures l'abandonnent et sentant par l� cro�tre les
siennes, elle peut mieux jouir de sa gloire et de son bonheur��. La
jouissance de la gloire de l'Epoux est au prix de la croissance de la force ou
de la puissance de ce dernier au d�triment de celles de l'Epouse[6].
Dans cette
sorte d�amour mystique, l��me qui conna�t l�extase s�ab�me
essentiellement en Dieu, comme Th�r�se le reconna�t explicitement :
��Ce n'est plus elle qui vit, c'est lui qui vit en elle. Ses
puissances, il est vrai, sont suspendues et perdent leur activit� naturelle.
Mais un sentiment d�licieux, ineffable remplace tous les autres et l'absorbe
tout enti�re ; c'est le sentiment de la pr�sence divine��[7].
Telle est la joie dominante de l'extase. Celle-ci inonde l'�me de plusieurs
mani�res dont la plus �vidente, celle des mystiques, est l'action directe de
Dieu : l'effusion de l�amour divin submerge en l�envahissant toute �me
ainsi privil�gi�e dans une all�gresse indicible, une jouissance profonde et
infiniment sublime.
Pour rendre
son extase plus ineffable, Th�r�se d�sire souffrir. Ce d�sir ardent du
souffrir dans sa forme sublime peut para�tre �trange aux yeux du monde, mais
pour les �tres humains qui t�moignent d�une telle force de foi, comme Th�r�se,
cette recherche est pleine de sens. Ainsi, dans son couvent, la Sainte
commence par se d�pouiller des moindres objets qui lui semblent superflus et
renonce � toutes commodit�s. Elle se rev�t d'un cilice et s'inflige de
rudes flagellations avec des disciplines de fer ou d'orties. Son corps si
fluet et si d�licat, � la vue de ces instruments de torture volontaire, fr�mit.
Mais un regard sur le crucifix l'aide � triompher de la d�faillance de la
nature. En ce sens, il n'y a rien de plus d�licieux, ni de plus all�chant
pour toutes les �mes �prises du d�sir de souffrir pour l'amour de Dieu que
de voir la croix, toute nue. D'ailleurs, le p�re de Padranos, le guide
spirituel de la Sainte, lui fait remarquer que Dieu lui envoie tant de
maladies[8], sans doute, pour suppl�er aux aust�rit�s qu'elle ne
pratiquait pas. Donc, elle n'a rien � craindre, puisque les mortifications ne
pourront lui nuire.
En sortant
de chacune de ses extases, Th�r�se est consum�e d'amour, transport�e hors
d'elle-m�me. Les effets extraordinaires que produit l'action de Dieu en elle,
se traduisant par le feu de son regard qui est lui-m�me l'expression de
l'incendie d'amour qui la br�le. Du fait des plaisirs et du bien-�tre
qu'elle tire de ses extases, comme dans un amour humain, la force de son amour
mystique devient telle qu' elle aspire d�sormais � s'�teindre en Dieu. La
mort appara�t alors comme la seule issue heureuse qui la d�livrerait ou de
ses souffrances cuisantes ou de la violence de ses extases. ��Je br�lais,
dit-elle, je me voyais mourir du d�sir de voir Dieu et je ne savais o�
trouver la vie si ce n'est dans la mort... Mon c�ur � chaque instant �tait
pr�s d'�clater et il me semblait que l'on m'arrachait l'�me[9]��.
Telle semble �tre r�ellement l'expression de l'ivresse divine, de la folie
de l'amour. Cette ivresse de l'�me entrevoit, par une gr�ce particuli�re,
du fond de l'exil terrestre, les splendeurs de l'Eternel. C'est la folie de
l��me qui succombe dans la joie d'aimer son Dieu sans mesure et d'en �tre
infiniment aim�e[10].
Une telle
exp�rience mystique montre, � l��vidence, que seules les �mes croyantes,
avides de Dieu peuvent go�ter des accents semblables � ceux exprim�s par Th�r�se[11].
Le d�sir de
Th�r�se de voir Dieu est tellement profond en son �me qu'il se transforme,
en r�alit�, en une tension vers la mort. Aussi, elle est si d�vor�e par ce
d�sir qu'elle ne se rend m�me plus compte des peines et des tortures qu'elle
inflige � son corps meurtri. Mais pour l'�me qui aime son Dieu, une
souffrance, une grande douleur n�e d'une extr�me mortification ne sont
jamais assez pour parvenir � une vie de contemplation et d'extase[12].On comprend, d�s lors, que dans sa vie de p�nitence
et de mortification, malgr� sa duret�, Th�r�se semble �tre en une f�te
continuelle. L'amour de J�sus dilate son coeur pour y verser des flots de
joie. Ainsi, un jour, elle invite une de ses filles � lui chanter une
chanson. Celle-ci choisit, sans le savoir, un chant qui traduit le martyr int�rieur
de sa M�re[13]. D'une voix m�lodieuse, elle chante "la peine
de vivre sans Dieu". Chaque refrain dit ceci�: ��Oui,
pour te servir, Beaut� supr�me,
��oh�!
fais-moi donc bient�t mourir��.
A ces
paroles, Th�r�se joint instinctivement les mains et, p�le, les joues inond�es
de larmes, elle se sent ��ravie hors d'elle m�me�� par
��l'exc�s de la peine��. Sans pouvoir les retenir, on
entend s'�chapper de ses l�vres des cris et de douloureux g�missements.
Presque inanim�e, elle est soulev�e et port�e par ses filles sur sa pauvre
couche o� elle demeure couch�e jusqu'au lendemain dans "sa divine
agonie de souffrance et d'amour�� (Opus cit.). Le lendemain,
lorsqu�elle revient � elle, l'hymne si connu jaillit spontan�ment du fond
de son �me bris�e, transperc�e parla douleur et la violence de l'extase. Il
s'agit d'un tr�s beau po�me spirituel qui traduit le cri plaintif de l'�me
en exil, les accents de l'esp�rance de retrouver l'Epoux Bien-Aim� et o�
les ardeurs du d�sir m�lent leurs harmonies�: ��Je me meurs de
ne pas mourir ! Je vis sans vivre en moi�!��[14]
Mais, les souffrances de Th�r�se sont devenues atroces. Sa douleur et sa peine sont telles qu'elle sent son �me transperc�e de part et d'autre�; comme elle le reconna�t elle-m�me�: ��Je comprends mieux le martyr qu'endura Notre-Dame, s'exclame-t-elle. Aujourd'hui, oui, je sais ce qu'est un transpercement��. Souffrir, c'est vaincre dans les petites choses qui emp�chent l'union totale avec l'Aim�. Cette victoire est aussi celle qu'on obtient dans les grandes choses qui ouvrent la voie � cette union. C'est en ce sens que se con�oivent la douleur et les mortifications de Th�r�se. M�me � son dernier instant sur la terre, elle fera �clater d'une voix vibrante cet amour mystique qui la transfigurait : ��0 mon Seigneur et mon Epoux bien aim�, elle est donc venue l'heure tant d�sir�e ! Il est temps de nous voir. 0 mon Seigneur et mon unique amour, il est temps de partir, il est temps que je sorte de cette vie. Qu'elle soit mille fois b�nie cette heure bienheureuse et que votre volont� s'accomplisse. Que mon �me s'en aille vers vous, qu'elle s'unisse � vous apr�s avoir si longtemps attendu[15]��.
�
L'exp�rience
mystique, que ce soit celle de Saint Jean de la Croix ou de Sainte Th�r�se
d'Avila, montre un certain parall�le avec l'amour humain[16]. Il aveugle et gr�ce � son imagination prodigieuse,
il prom�ne ou jette un regard de beaut� sur toutes choses. Sa puissance
sensuelle est telle qu'il transfigure. La mystique telle que Th�r�se l'a v�cue
a m�me une ressemblance manifeste avec les amours �ternelles de Tristan et
Yseult, de Rom�o et Juliette. Car, la mort appara�t comme le lieu o� leur
union est non seulement possible, mais o� elle s�ach�ve d�finitivement.
La mort en est l'accomplissement. Cependant, ce qui nous semble important dans
une telle exp�rience est ceci : quelle que soit la couleur de l'amour, c'est-�-dire
la mani�re dont il se manifeste, quelle que soit �galement la po�sie qui
l�exprime, l�exulte et l'habille, il demeure fondamentalement humain. Et
ses racines sont comme profond�ment ancr�es dans la puissance sensuelle du
corps humain. A ce titre, Nietzsche �crit justement : ��Cette
preuve, c'est l'"amour", ce que l'on nomme amour dans toutes les
langues, dans tous les mutismes du monde. L'ivresse vient ici � bout de la r�alit�,
au point que l'on dirait, dans la conscience de l'amoureux, la cause premi�re
est estomp�e et que l'on trouve autre chose � la place -un fr�missement, un
scintillement de tous les miroirs magiques de Circ�... L'amour, et m�me
l'amour de Dieu, le saint amour des "�mes d�livr�es" reste
fondamentalement une seule et m�me chose : comme une fi�vre qui a des
raisons de se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir sur son propre
compte... En tout cas, on ment bien quand on aime, on se ment, et l'on ment
sur son compte�: on s'imagine transfigur�, plus fort, plus riche, plus
parfait, on est plus parfait��[1977�: 89-90].
�
�
Toutefois,
il demeure que cette premi�re lecture de l'exp�rience mystique n'enl�ve
rien � sa profondeur spirituelle. Dieu parle au c�ur des hommes, nous dit la
Bible. Et pour se faire comprendre d'eux, il utilise un langage. La mystique d�code
ce langage divin humanis� en proc�dant � une deuxi�me lecture. Celle-ci r�v�le
le lieu o� Dieu se fait pr�sence afin que soit possible l'union intime avec
lui. C'est ainsi que l'exp�rience mystique, partant des choses humaines,
acquiert tout son sens spirituel. Trouver Dieu au-del� du langage humain
reste pour tous les mystiques, le plus important.
�
Pierre
Bamony, Janvier 2003-01-06
�
� Bible (La Sainte), par Louis Second, La Maison de la Bible, Gen�ve. (1959)
� Cantique (Le) spirituel de saint de la Croix, Docteur de l�Eglise, (1933) Descl�e de Brouwer et Cie, Paris.
� Deleuze, Gilles�: Nietzsche et la philosophie, (1997) P.UF / ��Quadrige��, Paris.
� Freud, Sigmund�: Trois essais sur la
th�orie de la sexualit�, (1962)
Id�es/Gallimard, Paris.
� Histoire
de Sainte Th�r�se,
tome II, d�apr�s les Bollandistes, ses divers historiens, est ses �uvres
compl�tes, (1887), R�taux-Bray, Libraire � Editeur, Paris.
� Lacombe,
Olivier�: L�absolu selon le V�d�nda � Les notions de Brahman et
d�Atman dans les syst�mes de Cankara et R�m�noudja, (1966) Librairie
orientaliste Paul Geuthner, Paris.
� Nietzsche,
Friedrich�: �uvres Compl�tes, (1974)� Gallimard, Paris.
� Nietzsche,
Friedrich�: La Volont� de Puissance, in Fragments Posthumes-Automne
1887- Mars 1888, Tome I, (1976) Gallimard, coll. ���uvres Compl�tes��,
Paris.
� Nietzsche,
Friedrich�: La Volont� de Puissance, in Fragments Posthumes � D�but
1888 � D�but Janvier 1889, Tome II, (1977) Gallimard, coll. ���uvres
Compl�tes��, Paris.
�
[1] � F. Nietzsche (1844-1900) est le philosophe le plus critique, d�un point de vue radical, de tous les philosophes occidentaux. Il se propose de philosopher � coups de marteau, c�est-�-dire de briser toutes les valeurs sacr�es jud�o-chr�tiennes en les soumettant � une critique sans r�serve ni respect pour leur dimension sacralis�e. La cr�ation d�une nouvelle table des valeurs n�est possible que par la transmutation de toutes les valeurs existantes.
[2] � Gilles Deleuze, un des grands sp�cialistes de la philosophie de Nietzsche, � propos du corps, fait les remarques suivantes�: ��Spinoza ouvrait aux sciences et � la philosophie une voie nouvelle�: nous ne savons m�me pas ce que peut un corps, disait-il�; nous parlons de la conscience et de l�esprit�mais nous ne savons pas de quoi un corps est capable, quelles forces sont les siennes ni ce qu�elles pr�parent[�]Qu�est-ce qu�un corps�? �Il est une champ de forces, un milieu nourricier que se dispute une pluralit� de forces��[1997�: 44-45]. Dans cette perspective, les forces du corps sont toujours en situation de cr�ation, soit dans le sens de l�affirmation, soit dans celui de la r�action pour ce qui est des forces faibles.
[3] � Dans ce po�me du proph�te, Isra�l est consid�r� comme une �pouse avec laquelle Dieu, son Epoux, veut sceller une alliance, un amour durable�: ��C�est pourquoi voici, je veux l�attirer et la conduire au d�sert, et je parlerai � son c�ur./En ce jour-l�, dit l�Eternel, tu m�appelleras�: Mon mari�! et tu ne m�appelleras plus�: Mon ma�tre./ Je serai ton fianc� pour toujours���[ 16 � 21]
[4] � En effet, ce Saint avait �t� fait prisonnier durant quelques ann�es au cours desquelles il connut de v�ritables supplices, de douloureux traitements de la part des autorit�s de sa prison. Ces tortures, grav�es de mani�re ind�l�biles sur son c�ur, �taient aussi, nous semble-t-il du moins, la cause de son extase.
[5] � Nietzsche parle de personnalit�s fortes chez lesquelles l��nergie de toutes les forces du corps sont si d�bordantes qu�elles veulent toutes s�exprimer. Dans cet �tat, l�auteur dit qu�un individu ��donne involontairement aux choses un de la pl�nitude qu�il incarne et ressent, les voit plus pleines, plus puissantes, plus riches d�avenir��.[1977�: 52].
[6] � Le conjoint humain, reconna�t-on, en g�n�ral, se conduit presque identiquement dans l'acte de l'amour. Sa conjointe d�sire qu'il soit fort et puissant sensuellement pour lui faire conna�tre un plus grand bonheur qui est l'ivresse de l'orgasme.
[7] � Opus cit. p.113.
[8] � En effet, sa sant� est faible et pr�caire.
[9] � Opus cit. p.156.
[10] � La force de cet amour faisait dire aussi � Saint Augustin : ��Donnez-moi un c�ur qui aime, donnez-moi un c�ur affam�, alt�r� de Dieu...��
[11] � Ce ph�nom�ne singulier est reconnu comme sp�cifique, de fa�on la plus saillante, la plus �vidente de la vie mystique des Saints qui ont connu les heureux instants d'extase.
[12] � Dans les grandes amours humaines aussi, on est pr�t � tous les sacrifices, on est pr�t � d�fier toutes les lois humaines ou c�lestes pour parvenir � l'accomplissement de celles-ci.
[13] � C�est ainsi qu�on appelait les femmes responsables de couvent.
[14] � Bossuet, qui a �t� un grand admirateur de Th�r�se, �crit au sujet de ses extases : ��oh 1 transports inconnus, mais que Dieu fait conna�tre aux Saints avec des douceurs massas ravissantes Th�r�se n'est plus sur la terre : elle vit avec les anges, elle vit avec Dieu��.[ 1994�: 10].
[15] � Opus cit. p.355.
[16] � Dans ses Trois essais sur la th�orie de la sexualit�, Freud, apr�s Nietzsche, montre qu�au fondement de tous nos d�sirs, il y a forc�ment l�effet de la libido. Dans le cas des mystiques, elle n�est pas consum�e suivant son but initial mais transform�e sous forme de sublimation. Celle-ci n�est rien d�autre qu�un processus de production d�activit� sup�rieure comme les fonctions morales intellectuelles ou mystiques�; c�est-�-dire les grandes vocations religieuses. Ce processus est apparemment indiff�rent � une dynamique et � une �conomie sexuelles de nature inconsciente. Cependant, la sublimation qui g�n�re de telles �uvres, trouve sa source, sa force et ses modes de fonctionnement dans l��nergie sexuelle.
Premi�re parution : 06 janvier 2003 sur Hommes et faits.
>http://www.faculte-anthropologie.fr/anthropsy/Pb_Amour_Mystique.html<
Droits de reproduction et de diffusion r�serv�s � � Lierre et Coudrier �diteur 2002 � copie et impression � usage strictement personnel.