Une lecture nietzschéenne des récits de Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila
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Il existe
des personnes éprises de pureté ou de respect mais qui ne se départissent
pas d’un brin d'hypocrisie quant à tout ce qui touche à la religion. En
effet, pour ces personnes, la religion doit toujours demeurer dans un halo
d'inconscience et d'innocence. Elle devra garder sa pureté, son élévation,
voire ses mystères à la seule condition qu'une sorte d'enveloppe nébuleuse
fasse barrière à son voile d'illusions. En ce sens, parler de la sensualité
dans ce qu'il y a de plus divin, à savoir l'amour mystique, peut paraître étrange
et même scandaleux. Heureusement et, à l’inverse des premières, il existe
d’autres personnes qui ont du respect pour les choses religieuses et qui
pensent que toute religion est faite par les hommes.
Sans mettre
en cause l'existence de Dieu (ce qui n'a pas lieu d'être ici), elles jugent
qu'il y a encore beaucoup d'investissement humain dans tout ce qui peut être
considéré comme sacré, comme divin ou comme mystique. Peut-être ces lignes
trouveront-elles un écho favorable auprès de ces dernières.
Un
philosophe qu'on a voulu parfois qualifier de mystique, en raison de certains
de ses écrits, en l'occurrence, Nietzsche, dit : « La
spiritualisation de la sensualité s'appelle amour… »[1974 :
83]. Et dans La Volonté de puissance, tome I, il remarque qu’il y a
une réelle satisfaction sensible dans l’extase : « Cette
satisfaction même n’en est pas seulement une apparente : elle
s’effectue chez les extatiques de l’ « unio mystica » si indépendamment
que ce puisse être de leur vouloir et de leur « entendement » non
sans les symptômes physiologiques concomitants de la satisfaction sexuelle la
plus sensuelle et la plus conforme à la nature » [1976 : 130]
Qu'est-ce
donc que la mystique en dehors du sens nietzschéen ? Il y a dans toute expérience
mystique, l'union intime de l'homme avec Dieu. Et cette union passe par un
lien privilégié et profondément humain qui s'appelle amour. C'est même un
grand amour par son caractère entier. En effet, cette expérience se
manifeste parfois par un don de soi-même à Dieu, un don si total et même si
inconditionnel que le moi s'évanouit en Dieu par son haut degré de
communion. On devient une espèce de réceptacle où la présence divine
vient, en de rares instants et des moments exceptionnels, se recueillir. C'est
un peu comme une bouteille vide qui recueille une fumée qu'on y souffle.
Dans la pensée
hindoue, certaines philosophies mystiques utilisent le symbole de l'Océan et
des fleuves : Brahmâ est l'Océan, le réceptacle par excellence, les
yogin (ou yogi en Français) qui ont atteint une certaine perfection au point
de parvenir à la communion avec l'Absolu, sont comparés aux fleuves. Ils s'écoulent
éternellement en lui mais ils ne grossissent ni ne diminuent l'immensité de
ses eaux. Chaque eau émanant de ces fleuves divers et multiples, trouve une
place adéquate au sein de l'Océan. Différent de chacune d'elles, Brahmâ
contient en lui l'immensité et l'infinité des molécules qui constituent les
eaux des fleuves. On trouve de telles métaphores divines dans l’ouvrage
d’Olivier Lacombe, L’Absolu selon le Védânta.
L'expérience
mystique exige, en général, une suprême union avec Dieu qui ne peut résulter
que d'un amour qui aspire à dépasser tout égoïsme-du moins le voudrait- et
à une soumission à la volonté divine. Cette soumission doit être parfaite
au point que même les bonnes intentions, la recherche du mérite par de
bonnes oeuvres ne peuvent la perturber dans sa sublime indifférence. La cime
de cet amour est la perfection qui consiste en une contemplation si grande
qu'elle s'achève dans l'extase. C'est l'état indicible qui unit mystérieusement
l'âme (selon l'expression chrétienne) à Dieu. L'extase peut être le résultat
d'une grande dévotion telle que la prière ; ou d'une faveur particulière de
la divinité ; ou d'une investigation de l'illumination intérieure.
Le
cantique spirituel de
Saint Jean de la Croix, Docteur de l'Eglise, et certains aspects de la vie de
Sainte Thérèse d'Avila, montreront de manière patente, l'élément sensuel
indéniable de leur vocation mystique. Sainte Thérèse d'Avila et Saint Jean
de la Croix sont deux religieux espagnols du XVIe siècle qui ont marqué
l’histoire de l’Eglise catholique par leur mystique et qui ont servi de
modèles aux mystiques catholiques dans cette expérience de vie religieuse.
Ils ont été tous les deux des réformateurs du Carmel, une congrégation
religieuse dont la discipline et la règle de vie sont très dépouillées et
extrêmement sévères. Tous deux, grands mystiques, ont connu beaucoup
d'instants d'extase pendant leur vie. Il leur était même arrivé, au moins
une fois, de connaître ensemble un moment d'extase. C'est, du moins, ce qui
est rapporté dans la biographie de Sainte Thérèse d'Avila : « Le
guide spirituel du monastère, Saint Jean de la Croix, venait joindre
quelquefois ses ardeurs â celles de Thérèse. Un jour, fête de la Très
Sainte Trinité, ils s'entretenaient ensemble au parloir de ce grand mystère
vers lequel ils étaient portés par les mêmes attraits... Au milieu de leurs
discours, le ciel s'ouvre au-dessus de leurs têtes, et leurs deux âmes,
unies dans une sublime contemplation, s'élancent vers le Bien suprême qu'il
leur est donné d'entrevoir... Le Saint et la Sainte sont l'un et l'autre élevés
au-dessus du sol dans la situation qu'ils occupaient : Jean de la Croix assis
sur sa chaise qu'il a inutilement saisie de ses deux mains pour se
retenir à terre et qu'il a au contraire emportée avec lui -; Thérèse
toujours à genoux est soutenue en l'air » [1887 : 26].
L’extase apparaît ainsi comme une intime union entre un être humain et
Dieu. C’est un mode de dialogue privilégié où la limite entre le fini et
l’Infini s’estompe, s’efface même. On comprend, comme le Cantique
ci-dessus le révèle, que tous les mystiques recherchent, avec conviction, ce
lien qui symbolise l’achèvement de leur expérience religieuse.
Ce cantique
est un dialogue entre l'Epoux, Jésus Christ, et son Epouse, l'âme. A titre
d’exemple, les Strophes 31 à 39 montrent, de façon évidente, cette union
de l’un et de l’autre.
31 L'Epouse
: Oh ! nymphe de Judée,
tandis
que dans les fleurs et les rosiers
l'ambre
exhale son parfum,
restez
dans les faubourgs,
et ne
touchez pas à nos seuils.
32
Cache-toi, mon Bien-Aimé,
que ta
face contemple les montagnes,
mais n'en
dis rien ;
et
contemple encore les campagnes
de celle
qui va par les îles extraordinaires.
33 L'Epoux
: La blanche colombe
est entrée
dans l'arche avec son rameau ;
c'est
fait, la tourterelle
a trouvé
son cher compagnon
sur les
rives verdoyantes.
34 .Dans
la solitude elle vivait,
et dans
la solitude, elle a maintenu fixé
son nid,
et dans
la solitude la guide
tout seul
son Bien-Aimé,
lui
aussi, dans la solitude, blessé d'amour.
35 L'Epouse
: Réjouissons-nous, mon Bien-Aimé,
allons-nous
voir en ta beauté
sur la
montagne ou la colline
d'où s'écoule
l'eau pure ;
enfonçons-nous
dans l'épaisseur.
36 Aussitôt
nous aurons accès
aux
sublimes cavernes de la pierre
qui
demeurent bien cachées ;
et nous y
entrerons,
et nous
pourrons goûter la liqueur des
grenades.
37 Là Tu
me montreras
ce que
mon âme avait comme but ;
aussitôt
tu m'accorderais
là même,
Toi, 0 ma vie,
ce que tu
m'as accordé l'autre jour.
38 La
spiration du souffle,
le chant
de la douce philomèle;
le bocage
et ses charmes,
durant la
nuit sereine,
dans la
flamme qui consume et ne fait plus
de peine.
39 Nul
n'en était témoin,
Aminadab
ne se montrait pas davantage,
les assiégeants
se reposaient,
les
cavaliers aussi
a la vue
des eaux descendaient.
[1933 : 12]
Ces strophes
expriment la solitude de l'amour divin et de son exclusivité comme deux
personnes qui sont sous l'empire d'une grande passion. Sous l'influence de
l’amour divin, l'âme semble oublier le monde. Sa substance elle-même et
ses facultés ont tout délaissé pour qu'elle puisse être entièrement aux
soins exclusifs et au plaisir de son Bien-Aimé. Ce qui est tendre et
exceptionnel dans cet amour, c'est de voir comment l'Aimé apporte à l'âme
son cœur et ses secrets ; en retour, l'âme livre à l'Aimé absolument tout
ce qu'elle est. Elle dépense toutes ses forces pour Dieu. Son activité n'a
plus qu'un but : l'amour.
Le sens de
la solitude de l'âme par rapport au monde réside en ceci : en ignorant tout
le créé, elle peut ainsi collaborer avec le Bien-Aimé, en tressant à deux
les guirlandes que l'amour seul tient et retient ; cet amour est si pur
qu’il peut rendre Dieu lui-même prisonnier, synonyme du premier amour. En
ce sens, ce poème n'est plus rien d'autre que l'Esprit d'amour, l'âme
implorant l'Esprit Saint au nom même de l'Epoux dont il est l'intendant,
l'envoyé. Ainsi invoqué, L'Esprit Saint accorde la récompense de l'amour
divin qui est l'union transfiguratrice ou l'union du mariage spirituel de
laquelle découle une très vive intelligence des fruits du mystère de la
Croix. Celle-ci symbolise, à tout le moins chez les catholiques, la vie
divine et l'apaisement total de toutes les énergies douloureuses de l'âme.
L'Epouse goûte
alors la paix. La condition de la possession de l'Epoux a lieu dans le grand
silence. Comme elle le souhaite, l'Epoux accorde la possession désirée, mais
à condition qu’elle consente, comme il le lui demande, à se laisser
maintenir de plus en plus dans le secret. « Que nous nous possédions,
voici ce qui me fait plaisir », tel est l'acquiescement final de l'Epoux,
si l’âme ou l’épouse accepte la situation de sa solitude. Désormais,
ils jouiront l'un de l'autre, ils se verront mieux et se possèderont de façon
plénière.
Mais, ce que
ces passages du poème de Saint de la Croix semblent receler comme contenu
mystique, est le suivant : L'Esprit du Seigneur qui aide les
"faiblesses" humaines, demeure en celui qui a choisi de l'aimer en
lui faisant offrande de sa vie toute entière, de son corps et de ses biens.
En des gémissements ineffables, il lui réserve ce que l'on ne peut ni
entendre, ni comprendre assez pour le manifester. L'Esprit Saint, qui ne peut
traduire l'abondance de son sens par des termes autres que les termes
courants, parle à celui que Dieu aime et qui l'aime de la sorte avec un
langage mystique dont les figures et les symboles sont inouïs. La composition
de ce poème est le résultat d'un amour riche par ses lumières mystiques. Et
puisque l'amour est la seule voie de la sagesse mystique, il n'a guère besoin
d'être entendu distinctement pour faire montre d'amour et d'affection dans l'âme.
Il réside dans la sagesse comme la foi qui fait aimer Dieu sans le faire
entendre.
Cependant,
cet amour spirituel n’élimine pas totalement la dimension trop humaine qui
semble en être le fondement même, voire la condition première. En effet, là
où l'élément humain, le corporel est évident dans l'amour mystique,
c’est justement la contemplation extatique. Celle-ci est le summum de cet
amour. Pour mieux saisir le sens de notre propos, il nous semble éclairant de
nous référer, encore une fois, à Nietzsche, qui voit d'une autre façon les
manifestations extatiques chez les mystiques, comme les expériences vivantes
de Saint Jean de la Croix et de Sainte Thérèse d'Avila le révèlent
manifestement.
Nietzsche écrit,
en effet, ceci : « Les grands érotiques de l'idéal, les saints de
la sensualité transfigurée et mésentendue, les apôtres de l'
"amour" (tels Jésus de Nazareth, Saint François d'Assise, Saint
François de Paule) : chez eux l'impulsion sexuelle se méprenant par
ignorance pour ainsi dire se fourvoie jusqu'à ce qu'enfin il lui faille se
satisfaire de fantômes : de "Dieu", de l' "homme", de la
"nature ». [1976 : 130].
L'extase,
forme suprême de l'amour mystique, considérée sous cet aspect, devient un
refuge délicieux dans la mesure où la nature peut émouvoir les sens et
l'imagination. Ayant le sensible comme fondement, elle relève du même phénomène
que celui de l'esthétique. Car, dans l'un et l'autre, les phénomènes se
passent de la manière suivante : les images de la vie sensuelle sont exaltées
et la force intra-humaine qui les exalte est, en elle-même, transfiguratrice[2].
Ainsi, une certaine plénitude est mise dans toutes les choses. Dès lors, la
beauté et le sentiment de plénitude ne sont rien d’autre qu’une
excitation de la sensualité qui fait jaillir l'ivresse ou l'extase : « La
sensualité et l'ivresse appartiennent à la félicité religieuse »
précise Nietzsche dans ce même passage. Ce qui est beau agit donc comme un
embrasement sur le sentiment du plaisir, tout comme l'amour dans la passion
contient en lui-même une force transfiguratrice. Ces dispositions signifient
une surabondance de forces chez les personnes qui connaissent aisément
l'extase.
En réalité,
les causes sensuelles de l'excitation qui conduisent à l'état d'extase comme
leur achèvement, sont multiples et diverses : la première et la plus
fondamentale est l'excitation sexuelle, selon Nietzsche. Mais, toutes les émotions
fortes et toutes les grandes convoitises de nature sensuelle expliquent également
cet état particulier du sujet aimant. En effet, l'extase ou l'ivresse
n'advient que lorsque la sensibilité est si excitée et si exacerbée qu'elle
décharge d'un seul coup et avec une certaine violence toute la tension et
l'intensité de l'énergie qu'elle a accumulées. Un tel phénomène se
manifeste concrètement par un pouvoir de représentation ou d'imagination qui
transfigure et métamorphose toutes choses. Toutefois, ces manifestations sont
habillées par un extraordinaire nom, en l’occurrence, l'amour. C’est en
ce sens que Nietzsche écrit : « L'amour est l'état où l'homme
voit le plus les choses comme elles ne sont pas,. C'est là que la faculté de
s'illusionner atteint des sommets ; mais également la faculté d'édulcorer,
de transfigure » [1974 : 181]. Néanmoins, cet amour sauve de
la vie, c'est-à-dire de la pire face des réalités de l’existence ou du
monde. Le "Nirvana" de Schopenhauer ne serait rien d’autre
que cet état extatique dont la force de transfiguration est telle que le moi
se dissout dans une sorte de sérénité et de quiétude absolues.
L'extase contient, comme élément intrinsèque, une autre réalité : la douleur ou les souffrances. En effet, l'extase naît ou d'une suprême force de l'imagination à la suite d'une grande intensité du désir (sensuel ou sexuel) ou d'une cuisante douleur. Dans le premier cas, on peut dire, en termes religieux, qu'il s'agit d'une sublime aspiration à la présence du Dieu aimé dans son absence même. Le deuxième cas relève de la dimension cruelle de l'homme. Selon Nietzsche, il s'agit d'un reste, d'un souvenir vivace des âges primordiaux de l'humanité. En ce sens, l'amour dissimule quelque chose de plus macabre : la soif de sang, l'ivresse des foules en délire. Dans le caractère tragique de la cruauté, on tire une jouissance personnelle qui est pleine de transports. Le cœur de l'homme se conduit comme s'il était assoiffé de volupté, mais d'une volupté dans la cruauté ; en d’autres termes, il est assoiffé de sensations extrêmement fortes.
Le fait de
vouloir la souffrance même la plus atroce comme doyen de purification, le
fait d'aspirer à se faire volontairement mal, relèvent d'un véritable
plaisir qu'engendre la douleur. Selon Nietzsche, en dépit de ce que ce
sentiment soit appelé amour de façon pudique, ou avec la volonté de
s'illusionner, il n'y a pas de doute que la réalité cachée et fondamentale
du grand amour mystique est la volupté, même sensuelle. Quand les grands
mystiques se mortifient dans l'intention de se purifier, de se rendre dignes
aux yeux de leur divinité aimée, c'est encore la volupté de ce qui est
douloureux comme il l’écrit à juste titre « Moi, je dis : la
volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal.
Et l'homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute
volupté » [1976 : 268].
Ainsi, dans
son expérience mystique, Saint Jean de la Croix conseille de suivre la voie
qui conduit à ce qu'il appelle "la nuit obscure des sens"
comme seul moyen de l'union de l'âme avec Dieu. Cependant, selon ce Saint,
cette expression symbolise, paradoxalement, l'élimination des appétits
sensitifs ou, en d'autres termes, la purification des sens. La nuit obscure
apparaît comme une sorte d'univers neutre et aseptisé de toute souillure
dans lequel l'âme, attirée par Dieu et toute embrasée de son seul amour,
est pure et privée de tous les appétits sensitifs. Ceux-ci se résument dans
les attraits du monde, extérieurs à l’âme, les concupiscences de la chair
et les voluptés de toutes sortes. Saint Jean de la Croix écrit : « En
une nuit obscure,
Dans
l'ardeur d'un amour plein d'angoisse,
Oh !
l'heureuse destinée !
Je me
suis évadée sans être vue,
De ma
maison où régnait la paix ».
Avant
d’atteindre et de connaître cette paix, l'âme est, auparavant, d'autant
plus tourmentée que l'appétit sensuel est intense. Et elle peut être
soumise à de grandes souffrances si ses appétits sont nombreux. Car les désirs
autres que celui de l'amour exclusif de Dieu, rendent l'union mystique extrêmement
difficile ; et l’impossibilité de cette union génère également les
souffrances de l'âme.
C'est
pourquoi, pour aller à Dieu, elle doit se mortifier et, pour ainsi dire, se
purifier de tout ce qui n'est pas son Dieu. Car l'espérance mystique est en
proportion du dépouillement le plus pur considéré comme la frontière qui
donne à la perfection, c’est-à-dire la possession de Dieu dans l'union
extatique. Lorsque cet état est atteint, toutes les oeuvres de l’aimant
deviennent non seulement bonnes mais même pures parce qu'elles sont réalisées
avec l’amour parfait de Dieu, autant q’un sujet puisse le vivre. Car,
celles-ci ne sont plus faites dans le but de chercher une complaisance
narcissique, ni une joie, ni un agrément, ni une consolation, ni même une
louange. La seule joie doit consister, pour l'âme amoureuse de Dieu qui agit
de la sorte, à servir ce dernier, parce qu'elle ne veut rien pour elle-même.
L'excellence des choses réside dans leur jouissance désintéressée ; et l'âme
qui se tient dans l'obscurité ou la discrétion, connaît le bonheur parce
qu'elle agit suivant la seule fin de glorifier et d’honorer uniquement Dieu.
Dieu parle
à l’âme dans le silence éternel ; et c'est dans le silence que celle-ci
entend le sens du verbe divin, son époux. Par amour pour cet époux, l'âme
consent librement, au prix de beaucoup de sacrifices, à se mettre en quête
d'une vie supérieure de grande austérité, faite surtout de misère et de
souffrance absolues. C'est même dans la douleur la plus profonde qu'elle
connaîtra l'extase. Ainsi, selon Saint Jean de la Croix, l'âme ne peut
entrer en extase qu'en reniant sa propre volonté, qui consisterait, par
exemple, à refuser le dur chemin de l’ascèse, et en ne faisant que celle
de Dieu. « L'extase n'est autre chose que l'acte par lequel l'âme
sort d'elle-même pour se jeter en Dieu ». Dès lors, en vue de cet
état d'union, l'âme doit ignorer toutes les opérations naturelle inhérentes
à la chair où elle est prisonnière. Mais un tel détachement, une telle abnégation
ne peut se réaliser, selon la parole du prophète Osée[3]
( II, 16), qu'au moment où, suivant ses forces, l'âme se rend dans le désert
pour que Dieu lui parle au cœur.
En ce sens,
il convient qu'elle mette toujours son bonheur en Dieu, son salut. De même
que dans les amours humaines, il est doux qu’elle puisse supporter n'importe
quelle souffrance qui la rende digne et pure aux yeux de son époux. Car, si
les âmes, éprises de Dieu, connaissent le prix de la souffrance et de la
mortification dans la voie qui permet d'accéder à l'acquisition des biens
d'ordre supérieur, elles ne chercheraient de consolation en aucune autre réalité.
Elles garderaient toujours dans leur cœur de profonds sentiments pour pouvoir
se mortifier et accepter, avec abnégation, tout ce qui leur arrive suivant la
volonté divine.
La joie de
la souffrance est plus sûre et même plus méritoire que celle de la
jouissance et de l'action. En effet, dans la souffrance, l'âme reçoit un
secours de la force divine qui lui renforce son pouvoir de résistance. A
l’inverse, dans la jouissance et l'action, l'âme semble être abandonnée
à elle-même avec ses faiblesses et ses imperfections. En outre, dans la
souffrance, elle requiert, par une constante pratique des bonnes oeuvres, des
vertus qui la purifient en la rendant plus sage et plus prudente. L'Ecclésiastique
ne dit-il pas « Celui qui n'a pas été éprouvé, que sait-il ? »(XXXIV,
9). C'est pourquoi, l'âme qui n'a jamais subi l'épreuve des tentations et
des souffrances, ne saurait élever son sens spirituel au niveau de la vraie
sagesse, la divine. En d’autres termes, plus la souffrance est pure et plus
elle favorise et développe la pure intelligence du divin.
« Qui
n'a pas l'expérience des peines
En l'amère
vallée des douleurs,
n'a pas
l'expérience des bonnes choses
et n'a
pas goûté à l'amour ;
les
peines sont la mise de ce qui aime ».
Ce poème
est le chant des religieuses d'un couvent dont Saint Jean de la Croix était
le guide spirituel. Chanté avec un accent gracieux et convaincu, le Saint
sentit monter en lui l'extase, comme s’il y a comme un danger de toucher à
l'intimité de l'union mystique dans la souffrance. Puisqu’il était obligé
d'entendre ce chant douloureux, même s'il ne le souhaitait pas, pendant une
heure, le Saint fut saisi d'un transport si violent que son corps, accroché
à la grille de deux mains, demeura soulevé de terre en présence des
religieuses fort émerveillées. Quand il revint à lui, il dit à la Prieure
(supérieure) et à ses filles de ne point s'étonner, car « Dieu,
durant ces dernières épreuves[4],
lui avait accordé de telles lumières sur le prix des souffrances, qu'à leur
seul nom son âme entrait en oraison profonde ». Ces observations du
Saint montrent, à l’évidence, qu’i1 y a une intelligence pure dans le
caractère dur et cuisant de la peine et de la douleur. A l'intérieur de
celles-ci, les traits de l'Epoux se dévoilent peu à peu à l'âme qui prend,
pour ainsi dire, plaisir à l'amour divin préparé aux élus, suivant cette
manière parfaite d'aimer. L'Esprit Saint qui produit la jubilation ou
l'extase, donne le vrai sens des choses, rend la contemplation plus aisée et
allume au cœur des feux délicieux. Le summum de la douleur qui explose en
extase est comme l'absoluité, l'intensité, le paroxysme et la solitude du
cercle de l'orgasme. Ce cercle, c'est l'entièreté de sa plénitude.
En ce sens,
l'amour mystique, comme union plénière dans l'extase, est semblable aux
grandes amours chez les hommes où l'on peut aussi mourir d'aimer passionnément.
A l’image
de la précédente, l'expérience mystique de Sainte Thérèse d'Avila
illustre, mieux encore que celle de Saint Jean de la Croix, la dimension
humaine de cet amour divin particulier. Car la Sainte nous invite, par son expérience
personnelle, aux douleurs, aux délices, à la force de sa vie intérieure
comme si elle voulait nous brûler nous-mêmes de l'amour mystique qui la
consumait. D'emblée, elle pose l'exclusivité de son amour en affirmant : « Mon
Bien-Aimé est à moi, et moi, je suis à lui... ». En général,
dans l'amour humain, on invite les conjoints dans l'acte de mariage, à se
jurer fidélité qui est une forme, si ce n’est d’appartenance exclusive,
du moins, un attachement de l'un à l'autre. En ce sens, cette remarque de Thérèse
peut convenir, de façon adéquate, à un tel pacte humain de vie.
Dans la
biographie de la Sainte, on décrit la manière dont elle avait instauré une
certaine familiarité avec son époux, en l'occurrence, Jésus Christ. C'est
ainsi qu'un jour, alors qu'elle se laisse absorber par le recueillement de
l'oraison, Jésus lui apparaît ; il lui présente ses mains adorables ; leur
éclat joint à leur état céleste laisse la Sainte éblouie et ravie. Peu
après, c'est le visage du Sauveur qui se dévoile, sur lequel Thérèse
attache un long regard d'amour, comme une jeune fille innocente et amoureuse dévore
du regard son bien-aimé.
Cette
apparition de l’Epoux se répète le jour de la fête de saint Paul. Elle
assiste à la messe et se dispose à aller prendre la communion quand Jésus
lui apparaît, dit-on « dans toute sa très sainte humanité ».
Thérèse le regarde avec avidité et lui parle avec beaucoup de douceur. Elle
écrira à la suite de ces saints transports ce chant magnifique et combien
sensuel « 0 mon divin Roi, devant votre grandeur, mon âme se consume
et ne sait où se mettre... Que sera-ce donc au ciel, si, dès cet exil, votre
vue nous inonde de telles délices ?... Jamais je n'aurais pu me figurer
une beauté si ravissante, quand j'y aurais passé des années entières, tant
sa blancheur et son éclat surpassent tout ce que l'on peut imaginer ici-bas.
Mais, c'est un éclat qui n'éblouit point, c'est une blancheur suave, une
blancheur qui charme le regard, sans lui laisser la moindre fatigue, c'est une
clarté qui rend l'âme capable de voir cette beauté divine, c'est une lumière
infiniment différente de celle d'ici-bas, et, près de ses rayons, ceux du
soleil ne sont plus rien ».[1887 : 148-149]. C'est véritablement
des accents d'exaltation d'un cœur plein d'amour, d'une âme passionnée qui
s’enthousiasme et s'enferme sur son amour aveugle. Ces accents sont si
passionnés que la tension des sens est telle que l'imagination devient
prodigieuse[5]
et s'agrandit aux dimensions de l'univers entier. Elle produit des mots exquis
et bien choisis.
En même
temps que le contact quasi permanent de son âme avec Dieu, en elle et à son
insu, se développe ce que l'on appelle « le caractère distinctif de
sa sainteté », fondé sur l'amour. Celui-ci possède deux traits :
d’une part, l'amour ardent, c’est-à-dire l'amour divin qui l'unit dans
l'extase à son Epoux ; d’autre part, l'amour de dévouement et de zèle
pour les âmes, c'est-à-dire pour l'humanité. Thérèse explique que dans
son extase personnelle, son âme prend son envol vers Dieu pour s'élever
au-dessus du créé et, en premier lieu, d'elle-même ; ce vol est suave, délicieux
et il se fait sans aucun bruit : « C'est un détachement
extraordinaire que je n'ai point de termes pour définir ; on se sent vraiment
étranger aux choses d'ici. Là, germent à l'envie, les promesses et les résolutions
héroïques, la vivacité des désirs, une sincère horreur du monde, la vue
claire de son néant »[1887 : 114].
Dans
l'extase, au-delà de la vivacité des désirs, il y a le soleil de justice, Jésus
Christ, qui pénètre profondément l'âme. Il l'inonde d'une telle clarté et
d'une telle pureté qu'elle se voit comme elle est et se découvre tant
d'imperfections et de taches qu'elle en est effrayée. Cependant, l'âme qui
voit ainsi l'Epoux, sans cesse devant elle, s'enflamme peu à peu d'un tendre
amour pour lui. Comme on le ferait avec son bien-aimé chez les humains, elle
lui parle au cours de ces moments privilégiés. Elle l'implore si elle est
dans le besoin, se plaint à lui si elle est dans la peine ; et elle se réjouit
avec lui si elle est dans l'allégresse. Que de mots humains pour traduire un
fait surhumainement naturel !
Dans l'expérience
extatique de Thérèse, il y a une défaillance de l'âme qui se traduit par
une joie très vive et très suave. Elle connaît une sorte d'évanouissement
où « elle est incapable de former une parole et de la prononcer, car
toutes les forces extérieures l'abandonnent et sentant par là croître les
siennes, elle peut mieux jouir de sa gloire et de son bonheur ». La
jouissance de la gloire de l'Epoux est au prix de la croissance de la force ou
de la puissance de ce dernier au détriment de celles de l'Epouse[6].
Dans cette
sorte d’amour mystique, l’âme qui connaît l’extase s’abîme
essentiellement en Dieu, comme Thérèse le reconnaît explicitement :
« Ce n'est plus elle qui vit, c'est lui qui vit en elle. Ses
puissances, il est vrai, sont suspendues et perdent leur activité naturelle.
Mais un sentiment délicieux, ineffable remplace tous les autres et l'absorbe
tout entière ; c'est le sentiment de la présence divine »[7].
Telle est la joie dominante de l'extase. Celle-ci inonde l'âme de plusieurs
manières dont la plus évidente, celle des mystiques, est l'action directe de
Dieu : l'effusion de l’amour divin submerge en l’envahissant toute âme
ainsi privilégiée dans une allégresse indicible, une jouissance profonde et
infiniment sublime.
Pour rendre
son extase plus ineffable, Thérèse désire souffrir. Ce désir ardent du
souffrir dans sa forme sublime peut paraître étrange aux yeux du monde, mais
pour les êtres humains qui témoignent d’une telle force de foi, comme Thérèse,
cette recherche est pleine de sens. Ainsi, dans son couvent, la Sainte
commence par se dépouiller des moindres objets qui lui semblent superflus et
renonce à toutes commodités. Elle se revêt d'un cilice et s'inflige de
rudes flagellations avec des disciplines de fer ou d'orties. Son corps si
fluet et si délicat, à la vue de ces instruments de torture volontaire, frémit.
Mais un regard sur le crucifix l'aide à triompher de la défaillance de la
nature. En ce sens, il n'y a rien de plus délicieux, ni de plus alléchant
pour toutes les âmes éprises du désir de souffrir pour l'amour de Dieu que
de voir la croix, toute nue. D'ailleurs, le père de Padranos, le guide
spirituel de la Sainte, lui fait remarquer que Dieu lui envoie tant de
maladies[8], sans doute, pour suppléer aux austérités qu'elle ne
pratiquait pas. Donc, elle n'a rien à craindre, puisque les mortifications ne
pourront lui nuire.
En sortant
de chacune de ses extases, Thérèse est consumée d'amour, transportée hors
d'elle-même. Les effets extraordinaires que produit l'action de Dieu en elle,
se traduisant par le feu de son regard qui est lui-même l'expression de
l'incendie d'amour qui la brûle. Du fait des plaisirs et du bien-être
qu'elle tire de ses extases, comme dans un amour humain, la force de son amour
mystique devient telle qu' elle aspire désormais à s'éteindre en Dieu. La
mort apparaît alors comme la seule issue heureuse qui la délivrerait ou de
ses souffrances cuisantes ou de la violence de ses extases. « Je brûlais,
dit-elle, je me voyais mourir du désir de voir Dieu et je ne savais où
trouver la vie si ce n'est dans la mort... Mon cœur à chaque instant était
près d'éclater et il me semblait que l'on m'arrachait l'âme[9] ».
Telle semble être réellement l'expression de l'ivresse divine, de la folie
de l'amour. Cette ivresse de l'âme entrevoit, par une grâce particulière,
du fond de l'exil terrestre, les splendeurs de l'Eternel. C'est la folie de
l’âme qui succombe dans la joie d'aimer son Dieu sans mesure et d'en être
infiniment aimée[10].
Une telle
expérience mystique montre, à l’évidence, que seules les âmes croyantes,
avides de Dieu peuvent goûter des accents semblables à ceux exprimés par Thérèse[11].
Le désir de
Thérèse de voir Dieu est tellement profond en son âme qu'il se transforme,
en réalité, en une tension vers la mort. Aussi, elle est si dévorée par ce
désir qu'elle ne se rend même plus compte des peines et des tortures qu'elle
inflige à son corps meurtri. Mais pour l'âme qui aime son Dieu, une
souffrance, une grande douleur née d'une extrême mortification ne sont
jamais assez pour parvenir à une vie de contemplation et d'extase[12].On comprend, dès lors, que dans sa vie de pénitence
et de mortification, malgré sa dureté, Thérèse semble être en une fête
continuelle. L'amour de Jésus dilate son coeur pour y verser des flots de
joie. Ainsi, un jour, elle invite une de ses filles à lui chanter une
chanson. Celle-ci choisit, sans le savoir, un chant qui traduit le martyr intérieur
de sa Mère[13]. D'une voix mélodieuse, elle chante "la peine
de vivre sans Dieu". Chaque refrain dit ceci : « Oui,
pour te servir, Beauté suprême,
« oh !
fais-moi donc bientôt mourir ».
A ces
paroles, Thérèse joint instinctivement les mains et, pâle, les joues inondées
de larmes, elle se sent « ravie hors d'elle même » par
« l'excès de la peine ». Sans pouvoir les retenir, on
entend s'échapper de ses lèvres des cris et de douloureux gémissements.
Presque inanimée, elle est soulevée et portée par ses filles sur sa pauvre
couche où elle demeure couchée jusqu'au lendemain dans "sa divine
agonie de souffrance et d'amour » (Opus cit.). Le lendemain,
lorsqu’elle revient à elle, l'hymne si connu jaillit spontanément du fond
de son âme brisée, transpercée parla douleur et la violence de l'extase. Il
s'agit d'un très beau poème spirituel qui traduit le cri plaintif de l'âme
en exil, les accents de l'espérance de retrouver l'Epoux Bien-Aimé et où
les ardeurs du désir mêlent leurs harmonies : « Je me meurs de
ne pas mourir ! Je vis sans vivre en moi ! »[14]
Mais, les souffrances de Thérèse sont devenues atroces. Sa douleur et sa peine sont telles qu'elle sent son âme transpercée de part et d'autre ; comme elle le reconnaît elle-même : « Je comprends mieux le martyr qu'endura Notre-Dame, s'exclame-t-elle. Aujourd'hui, oui, je sais ce qu'est un transpercement ». Souffrir, c'est vaincre dans les petites choses qui empêchent l'union totale avec l'Aimé. Cette victoire est aussi celle qu'on obtient dans les grandes choses qui ouvrent la voie à cette union. C'est en ce sens que se conçoivent la douleur et les mortifications de Thérèse. Même à son dernier instant sur la terre, elle fera éclater d'une voix vibrante cet amour mystique qui la transfigurait : « 0 mon Seigneur et mon Epoux bien aimé, elle est donc venue l'heure tant désirée ! Il est temps de nous voir. 0 mon Seigneur et mon unique amour, il est temps de partir, il est temps que je sorte de cette vie. Qu'elle soit mille fois bénie cette heure bienheureuse et que votre volonté s'accomplisse. Que mon âme s'en aille vers vous, qu'elle s'unisse à vous après avoir si longtemps attendu[15] ».
L'expérience
mystique, que ce soit celle de Saint Jean de la Croix ou de Sainte Thérèse
d'Avila, montre un certain parallèle avec l'amour humain[16]. Il aveugle et grâce à son imagination prodigieuse,
il promène ou jette un regard de beauté sur toutes choses. Sa puissance
sensuelle est telle qu'il transfigure. La mystique telle que Thérèse l'a vécue
a même une ressemblance manifeste avec les amours éternelles de Tristan et
Yseult, de Roméo et Juliette. Car, la mort apparaît comme le lieu où leur
union est non seulement possible, mais où elle s’achève définitivement.
La mort en est l'accomplissement. Cependant, ce qui nous semble important dans
une telle expérience est ceci : quelle que soit la couleur de l'amour, c'est-à-dire
la manière dont il se manifeste, quelle que soit également la poésie qui
l’exprime, l’exulte et l'habille, il demeure fondamentalement humain. Et
ses racines sont comme profondément ancrées dans la puissance sensuelle du
corps humain. A ce titre, Nietzsche écrit justement : « Cette
preuve, c'est l'"amour", ce que l'on nomme amour dans toutes les
langues, dans tous les mutismes du monde. L'ivresse vient ici à bout de la réalité,
au point que l'on dirait, dans la conscience de l'amoureux, la cause première
est estompée et que l'on trouve autre chose à la place -un frémissement, un
scintillement de tous les miroirs magiques de Circé... L'amour, et même
l'amour de Dieu, le saint amour des "âmes délivrées" reste
fondamentalement une seule et même chose : comme une fièvre qui a des
raisons de se transfigurer, une ivresse qui fait bien de mentir sur son propre
compte... En tout cas, on ment bien quand on aime, on se ment, et l'on ment
sur son compte : on s'imagine transfiguré, plus fort, plus riche, plus
parfait, on est plus parfait »[1977 : 89-90].
Toutefois,
il demeure que cette première lecture de l'expérience mystique n'enlève
rien à sa profondeur spirituelle. Dieu parle au cœur des hommes, nous dit la
Bible. Et pour se faire comprendre d'eux, il utilise un langage. La mystique décode
ce langage divin humanisé en procédant à une deuxième lecture. Celle-ci révèle
le lieu où Dieu se fait présence afin que soit possible l'union intime avec
lui. C'est ainsi que l'expérience mystique, partant des choses humaines,
acquiert tout son sens spirituel. Trouver Dieu au-delà du langage humain
reste pour tous les mystiques, le plus important.
Pierre
Bamony, Janvier 2003-01-06
– Bible (La Sainte), par Louis Second, La Maison de la Bible, Genève. (1959)
– Cantique (Le) spirituel de saint de la Croix, Docteur de l’Eglise, (1933) Desclée de Brouwer et Cie, Paris.
– Deleuze, Gilles : Nietzsche et la philosophie, (1997) P.UF / « Quadrige », Paris.
– Freud, Sigmund : Trois essais sur la
théorie de la sexualité, (1962)
Idées/Gallimard, Paris.
– Histoire
de Sainte Thérèse,
tome II, d’après les Bollandistes, ses divers historiens, est ses œuvres
complètes, (1887), Rétaux-Bray, Libraire – Editeur, Paris.
– Lacombe,
Olivier : L’absolu selon le Védânda – Les notions de Brahman et
d’Atman dans les systèmes de Cankara et Râmânoudja, (1966) Librairie
orientaliste Paul Geuthner, Paris.
– Nietzsche,
Friedrich : Œuvres Complètes, (1974) Gallimard, Paris.
– Nietzsche,
Friedrich : La Volonté de Puissance, in Fragments Posthumes-Automne
1887- Mars 1888, Tome I, (1976) Gallimard, coll. « Œuvres Complètes »,
Paris.
– Nietzsche,
Friedrich : La Volonté de Puissance, in Fragments Posthumes – Début
1888 – Début Janvier 1889, Tome II, (1977) Gallimard, coll. « Œuvres
Complètes », Paris.
[1] – F. Nietzsche (1844-1900) est le philosophe le plus critique, d’un point de vue radical, de tous les philosophes occidentaux. Il se propose de philosopher à coups de marteau, c’est-à-dire de briser toutes les valeurs sacrées judéo-chrétiennes en les soumettant à une critique sans réserve ni respect pour leur dimension sacralisée. La création d’une nouvelle table des valeurs n’est possible que par la transmutation de toutes les valeurs existantes.
[2] – Gilles Deleuze, un des grands spécialistes de la philosophie de Nietzsche, à propos du corps, fait les remarques suivantes : « Spinoza ouvrait aux sciences et à la philosophie une voie nouvelle : nous ne savons même pas ce que peut un corps, disait-il ; nous parlons de la conscience et de l’esprit…mais nous ne savons pas de quoi un corps est capable, quelles forces sont les siennes ni ce qu’elles préparent[…]Qu’est-ce qu’un corps ? …Il est une champ de forces, un milieu nourricier que se dispute une pluralité de forces »[1997 : 44-45]. Dans cette perspective, les forces du corps sont toujours en situation de création, soit dans le sens de l’affirmation, soit dans celui de la réaction pour ce qui est des forces faibles.
[3] – Dans ce poème du prophète, Israël est considéré comme une épouse avec laquelle Dieu, son Epoux, veut sceller une alliance, un amour durable : « C’est pourquoi voici, je veux l’attirer et la conduire au désert, et je parlerai à son cœur./En ce jour-là, dit l’Eternel, tu m’appelleras : Mon mari ! et tu ne m’appelleras plus : Mon maître./ Je serai ton fiancé pour toujours… »[ 16 à 21]
[4] – En effet, ce Saint avait été fait prisonnier durant quelques années au cours desquelles il connut de véritables supplices, de douloureux traitements de la part des autorités de sa prison. Ces tortures, gravées de manière indélébiles sur son cœur, étaient aussi, nous semble-t-il du moins, la cause de son extase.
[5] – Nietzsche parle de personnalités fortes chez lesquelles l’énergie de toutes les forces du corps sont si débordantes qu’elles veulent toutes s’exprimer. Dans cet état, l’auteur dit qu’un individu « donne involontairement aux choses un de la plénitude qu’il incarne et ressent, les voit plus pleines, plus puissantes, plus riches d’avenir ».[1977 : 52].
[6] – Le conjoint humain, reconnaît-on, en général, se conduit presque identiquement dans l'acte de l'amour. Sa conjointe désire qu'il soit fort et puissant sensuellement pour lui faire connaître un plus grand bonheur qui est l'ivresse de l'orgasme.
[7] – Opus cit. p.113.
[8] – En effet, sa santé est faible et précaire.
[9] – Opus cit. p.156.
[10] – La force de cet amour faisait dire aussi à Saint Augustin : « Donnez-moi un cœur qui aime, donnez-moi un cœur affamé, altéré de Dieu... »
[11] – Ce phénomène singulier est reconnu comme spécifique, de façon la plus saillante, la plus évidente de la vie mystique des Saints qui ont connu les heureux instants d'extase.
[12] – Dans les grandes amours humaines aussi, on est prêt à tous les sacrifices, on est prêt à défier toutes les lois humaines ou célestes pour parvenir à l'accomplissement de celles-ci.
[13] – C’est ainsi qu’on appelait les femmes responsables de couvent.
[14] – Bossuet, qui a été un grand admirateur de Thérèse, écrit au sujet de ses extases : « oh 1 transports inconnus, mais que Dieu fait connaître aux Saints avec des douceurs massas ravissantes Thérèse n'est plus sur la terre : elle vit avec les anges, elle vit avec Dieu ».[ 1994 : 10].
[15] – Opus cit. p.355.
[16] – Dans ses Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud, après Nietzsche, montre qu’au fondement de tous nos désirs, il y a forcément l’effet de la libido. Dans le cas des mystiques, elle n’est pas consumée suivant son but initial mais transformée sous forme de sublimation. Celle-ci n’est rien d’autre qu’un processus de production d’activité supérieure comme les fonctions morales intellectuelles ou mystiques ; c’est-à-dire les grandes vocations religieuses. Ce processus est apparemment indifférent à une dynamique et à une économie sexuelles de nature inconsciente. Cependant, la sublimation qui génère de telles œuvres, trouve sa source, sa force et ses modes de fonctionnement dans l’énergie sexuelle.
Première parution : 06 janvier 2003 sur Hommes et faits.
>http://www.faculte-anthropologie.fr/anthropsy/Pb_Amour_Mystique.html<
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