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Les esprits compétents conviennent, en général, que l’objet d’une science de la matière, par exemple la Physique, est immédiatement connaissable suivant la précision d’un contexte expérimental. En effet, l’expérimentateur a le privilège de le disséquer, de l’observer sous divers angles et de l’étudier de telle manière qu’il en tire le savoir le plus exact possible.
Il en est tout autrement de l’objet des sciences humaines, telle que l’anthropologie, qui se donne à observer au chercheur tout en se voilant. La nature des difficultés de la recherche en ces matières réside justement dans la complexité de celle de l’Homme lui-même en ce qu’il est sujet libre et toujours en mutation, comme les sociétés qu’il a fondées. Les problèmes sont les mêmes, qu’il s’agisse de sociétés plus complexes ou moins complexes selon les catégories en cours dans les sciences humaines.
Ainsi, en Anthropologie africaniste, un fait, en l’occurrence, le conflit aîné/ cadet, a été perçu et pensé comme allant de soi dans les sociétés de l’Afrique sub-saharienne. Comme on avait affaire, jusque dans les années 1975-1980, à des recherches monographiques qui se voulaient exhaustives, on n’a pas eu le souci de préciser, dans les diverses figures de familles, le lieu où se situe le conflit en question. En d’autres termes, puisqu’il s’agit, dans la majeur partie des cas, de familles polygynes, on a passé sous silence l’analyse des rapports entre frères utérins et entre demi-frères.
Or, c’est précisément dans les relations entre ces derniers que réside le caractère aigu de ce conflit. Certes, celui-ci est plus souterrain, voire inapparent au regard rapide d’un observateur, en raison du silence qui a généralement cours dans ce genre de famille. Dès lors, c’est à éclairer un aspect de ce conflit, de cette guerre même entre demi-frères que vise l’étude présente.
La littérature de l’anthropologie africaniste a beaucoup insisté sur les rapports généralement conflictuels aînés/cadets. Cette opinion est tellement répandue parmi les illustres confrères qu’ils en ont fait une problématique majeure des liens entre les générations dans les familles de la zone sub-saharienne. Les phénomènes migrations en Afrique de l’Ouest sont même considérés comme la conséquence directe de ce genre de conflit. Pourtant, si l'on regarde de plus près le problème des migrations dans le contexte des peuples africains suivant cette perspective, on ne peut que s'accorder avec les nuances qu'apporte Jean-Loup Amselle (Bibliographie), concernant l'une des causes de ce phénomène, en l'occurrence, l'opposition aîné/cadet. De quoi s'agit-il ?
L’anthropologie africaniste, d’une façon générale, défend la thèse selon laquelle la figure conflictuelle aîné/cadet[i] est la genèse, l'expansion et la perpétuation des migrations en Afrique noire. Une telle conception pèche par son caractère universel et donc son mépris de situations singulières, des spécificités dans les multiples visages des mouvements migratoires. Il ne s'agit pas de nier qu'un tel fait, c'est-à-dire l'opposition aîné/cadet, n'existe pas dans les familles de l’Afrique sub-saharienne. Mais son existence ne peut justifier, à elle seule, tous les caractères ou toutes les causes des mouvements migratoires dans ce vaste continent. Au sujet de cette opposition aîné/cadet, Jean-Loup Amselle fait, à juste titre, les remarques suivantes : « Cette exigence historiciste s'applique également, selon nous, à une raison qui est souvent présentée comme étant à l'origine des migrations spontanées ou répulsives, c'est-à-dire l'opposition aîné/cadet [...]. La contrainte exercée par les aînés sur les cadets a en effet souvent pour résultat d'inciter ces derniers à quitter les groupes résidentiels et par là même à résoudre les conflits intervenant au sein des lignages [...]. En fait, à propos de ce type d'explication surgit une difficulté que l'on pourrait formuler de la façon suivante : les conflits aînés/cadets étant au principe même du fonctionnement de nombreuses sociétés africaines et à ce titre ayant une existence très ancienne, ils ne peuvent rendre compte du phénomène éminemment actuel que sont les migrations » [1976 : 15-16].
Dans un travail inédit[ii], nous avons étudié la question de l'émigration des Lyéla tant à Abidjan qu'à Bianouan, village de la Préfecture d'Aboisso, où ceux-ci sont plus nombreux que chaque groupe ethnique, y compris les autochtones, en l'occurrence, les Agni. Nous avons remarqué que cette nouvelle figure de l'émigration, essentiellement économique, n'est pas toujours conforme à la spéculation anthropologique relative à la conflictualité aîné/cadet. Bien au contraire, la proportion d'aînés que nous avons interrogés dans le cadre de notre enquête, tant à Abidjan qu'à Bianouan, est grande. Nous retiendrons juste deux facteurs qui expliquent ce phénomène. D'abord, au cours des années 1915 à 1950 environ, les aînés fuyaient les recrutements militaires obligatoires opérés par les Armées coloniales pour faire la guerre en Europe et, plus tard, les travaux forcés. Ils étaient souvent aidés par le collège des pères. En s'enracinant ailleurs (Ghana, Côte d'Ivoire), ils apportaient une contribution financière substantielle pour alimenter les familles et pour faire face aux diverses dépenses dont celles des funérailles. Ensuite, à partir des années 1955-1960, les aînés émigraient pour aller chercher l'argent nécessaire à leur propre mariage. Par la suite, ils s'enracinaient parce qu'ils devaient s'occuper de marier les petits frères ou les cadets en assurant l'ensemble des frais. Dès lors, nous avons remarqué que dans beaucoup de cas, les aînés restaient chefs de famille à l'étranger et déléguaient leur responsabilité aux cadets restés sur place au Burkina Faso. Ils ne rentraient définitivement chez eux que pour assumer la chefferie de clan selon la règle de l'âge, celle du Primus inter pares parmi les hommes les plus âgés de chaque clan. Ces observations permettent de considérer, sous un angle différent, les rapports entre aînés et cadets, du moins, chez les Lyéla.
En effet, la modalité relationnelle entre aînés/cadets se fonde essentiellement sur le respect que le cadet doit témoigner à l'égard de son aîné. Toutefois, ce schéma général comporte des nuances ; en particulier, chez les Lyéla. En raison de leur tempérament propre, les aînés établissent des relations plutôt respectueuses avec leurs cadets dont l'orgueil, le sens de l'honneur personnels, s'ils sont blessés, peuvent les porter à une tentative d'humiliation publique des aînés, auteurs de telles maladresses. En revanche, le jour, ce sont bien les aînés, parmi la génération des pères, qui conduisent les affaires de la famille. Ce rôle, le jour, de chef de cour ne peut être renversé : le chef de cour (kélè kiébal) gère les biens de la famille, marie garçons et filles, veille sur la santé de tous les membres de la famille, prend soin de la prospérité de ses biens. Les cadets, voire les enfants n'ont pas de biens propres ; du moins, s’ils en ont, ceux-ci doivent être soumis au contrôle du chef de la famille. Cette réalité sociale qui s'impose avec évidence, est conforme aux Nia (paroles sacrées des Pères fondateurs des divers clans). Mais, elle cache une autre réalité, moins apparente et qui comporte un ordre différent du premier.
En effet, l'ordre de la nuit brise, en quelque sorte, ce premier système social apparent. Il est marqué par l'unique volonté de puissance sorcellaire dont toute l'essence consiste à porter des coups contre la vie de n'importe quel membre de sa famille pour des motifs divers : « jalousie tueuse » (bwè dur ), désir d'égalité dans le cas d'une anomalie dans la famille etc. En fait, dans le monde des gens de la nuit, les demi-frères cadets peuvent tenter d'éliminer les demi-frères aînés pour deux raisons : avoir accès à la gestion des biens de la famille, c'est-à-dire de la cour en en devenant soi-même son chef, d'une part, et de l'autre, épouser la ou les femmes de l'aîné qu'on a réussi à éliminer. L’instance jugeante du kwala[iii] (collège des kialè ) tolère une telle tentative en laissant faire. Elle ne donne pas un ordre expresse d'élimination, mais elle ne s'oppose pas vraiment à l'action nihilisante, dès lors qu'il s'agit de la sphère du droit privé. Elle ne s'oppose ou n'intervient que lorsqu'un dabi (frère de clan) du kwala tente d'opérer un rapt de l'âme d'un autre sans raison valable, c'est-à-dire objective. Or, les Lyéla le reconnaissent eux-mêmes, la vie d'un être humain n'est pas aisée à détruire en raison de la complexité du réseau relationnel des réalités visibles et invisibles qui concourt à la trame de sa destinée propre. En ce sens, une tentative crapuleuse peut échouer et se retourner contre son auteur qui devient une victime offerte à la manducation des autres. Mais, la pulsion sorcellaire qui meut la substance vitale de tels individus est si irrépressible, incontrôlable même qu'ils tentent le tout pour le tout, quitte à perdre leur vie dans une telle aventure. Tel est le schéma des relations qui existent ordinairement entre demi-frères dans les familles polygynes lyéla ; et qui ne peut se comprendre que par l’examen de l’enceinte familiale ou cour[iv].
Une réalité sociale, chez les Lyéla, ne peut se comprendre qu’à travers la manière dont chaque cour est organisée. D’une part, il faut prendre en compte l’occupation de l’espace. Celle-ci n'est jamais laissée au hasard. Comme l'écrit fort justement Rüdiger Schott à propos de cet ensemble de clans et de leur insertion dans l'espace villageois, « ce qui importe pour leur organisation sociale, ce ne sont pas les relations généalogiques entre des ancêtres fondateurs, mais c'est la relation culturelle entre des groupes claniques venus de divers coins du pays et arrivés dans un certain ordre temporel se traduisant dans un ordre de prérogatives et obligations sociales envers les autres clans du village » [1993 : 155]. Cet auteur explique, par la suite, les raisons du désir des clans qui réclament, les uns par rapport aux autres, le statut de premier arrivant dans l'occupation de l'espace territorial villageois. En effet, dans chaque village du Lyolo, les doyens des divers clans transmettent aux jeunes générations les motifs qui rendent compte de la primauté de clans dans la configuration du terroir villageois.
C’est ainsi qu’Henri Barral présente le village de Tiogo dont les principales caractéristiques se retrouvent dans tout village du Lyolo : « Le village léla présente l'aspect d'un semis de grosses fermes familiales, reliées entre elles par un réseau complexe de pistes et de sentiers à l'intérieur d'un vaste périmètre de terres cultivées... On peut distinguer des petites et moyennes concessions de 2 à 20 personnes [...]. Les grandes et très grandes concessions... étant les "concessions mères", les moyennes et les petites concessions, les "concessions satellites". Les petites et moyennes concessions disposées, lorsqu'elles sont nombreuses, en cercle autour de la concession mère, en sont distantes de 70 mètres en moyenne, cependant que l'espacement entre elles est d'environ 55 mètres. Ainsi le village léla est caractérisé par son ordre très lâche, et occupe par conséquent une surface considérable » [1968 : 22,23].
Cette organisation des kalsé[v] (enceintes familiales ou cours) dans l'espace n'est pas fortuite. En effet, au coeur de cette spatialisation de l'habitat humain se trouve le kié-k'ébal (chef ou maître de l'autel de terre) descendant direct du premier occupant du terroir villageois. Ainsi, lorsqu'un homme d'un autre clan (kwala) veut s'installer dans un village pour y fonder une famille, pour s'enraciner de façon définitive[vi], il passe par l'intermédiaire de quelqu'un du village. Mais, une telle personne n'est jamais totalement étrangère au clan dont elle sollicite l'intervention auprès du kié-k'ébal.
De même, la disposition interne à chaque cour obéit également à des normes strictes. Car la polygynie oblige l'homme à construire un gui (maison) pour chacune de ses épouses et leurs enfants afin d'éviter, en particulier, les querelles domestiques et quotidiennes qui rendent la cohabitation de deux concubines difficile, voire impossible. Quant au conjoint lui-même, s'il n'est pas encore Kélé k'ébal, ou chef de cour – ce qui oblige à avoir une maison à soi construite soit à côté de l'entré principale de l'enceinte familiale, soit en face pour surveiller le mouvement des membres de la cour –, il habite, en général, dans la maison de sa première épouse. Un célibataire en âge de se marier a aussi la sienne. Les adolescents habitent, ou bien chez leurs mères respectives, ou bien chez les veuves, ou bien encore dans le kélé k'ébal gui ou maison du chef de la cour.
L'encerclement de chaque enceinte est constitué essentiellement par les maisons des femmes mariées dont chacune comprend, dans l'habitat traditionnel, plusieurs pièces juxtaposées. Selon le volume des cours, chaque kélé (cour) comporte généralement entre une trentaine de maisons et une cinquantaine pour les plus grandes dont la population peut atteindre 100 individus. Chaque maison s'ouvre sur un espace bien entretenu, damé selon les mêmes techniques que celles employées pour obtenir l'étanchéité des terrasses des maisons. Une murette de terre de quelques centimètres de haut, de forme variée, protège cet espace privatif appelé véranda, de la cour commune. Selon l'accueil des femmes, cette véranda peut servir, le soir, de lieu de repos, de réunions, de causeries ; bref, elle est un univers de vie communautaire en toutes saisons. La véranda est toujours surélevée par rapport au sol de la maison qui est en contrebas.
L'ordre dans la construction du kélé ou cour est conçu de la manière suivante : au milieu de la cour, dans l’alignement des maisons, se trouve la résidence du maître de l’enceinte familiale, qui peut être aussi celle de sa première épouse. Celle-ci fait directement face au bwéra ou entrée principale de manière à situer, du moins dans la majeur partie des cas, à droite, les maisons de son frère puîné et de son fils aîné ; et, à gauche, celles des cadets. Quant aux fils, les siens et ceux de ses frères cadets, avons-nous dit, ils vivent sous le toit de leur mère tant qu'ils ne sont pas mariés. Ils pourraient essaimer pour aller créer des cours « satellites » du domaine paternel, dans la même aire familiale, lorsque le kélé père atteint ses limites d'extension ; ou, ce qui est aussi fréquent, quand des raisons de mésentente entre frères ou fils de mères différentes obligent à la séparation. Dans ce cas, la création de nouvelles concessions se fait sur la base d'une fraternité utérine (enfants de la même mère). Les conflits entre demi-frères, dans le cas de la polygynie – ce qui est un fait fort répandu chez les Lyéla – étant nombreux et fréquents pour des raisons de jalousie essentiellement, la cohabitation de ces derniers est quasi impossible hors de la maison paternelle.
Le kélé kébal qui exerce son pouvoir-moral essentiellement-en vue de préserver l’ordre dans sa cour, tente toujours de régler les affaires qui éclatent chez lui. S'il ne s'agit pas d'une simple querelle "domestique", celle par exemple entre les frères ou les femmes, qu'il ne peut résoudre, il la porte auprès du chef de son clan ou chef de l’autel du kwala. Si l'affaire dépasse les compétences de ce dernier, tel le vol ou l'enlèvement d'une femme dans le même village par un membre de son clan, il s'en remet au chef de l’autel de terre ou Kiè kébal. Celui-ci essaye d'abord de la régler avec ses conseillers, en présence du kwala kébal du coupable lui-même, sans siéger sur l'autel de terre ou kiéku (littéralement “os de la terre”). En cas d’un nouvel échec, alors on a recours au jugement de la terre. En général, ce dernier acte judiciaire coûte la vie au coupable.
Dans cette organisation de la communauté familiale, l'accession à la chefferie de la famille passe par une condition. En effet, en raison du caractère patrilinéaire des clans lyéla, le chef de l'enceinte familiale ou kélé kébal apparaît comme la première figure de l'autorité la plus directe ou la plus concrète. C'est toujours l'aîné soit dans la génération des pères soit dans celle des frères soit, enfin dans la génération des fils aînés, qui est autorisé à être chef d'un enclos familial. En vertu de son statut de Primus inter pares il est seul habilité à faire des sacrifices aux ancêtres sur l'autel de ces derniers, le dayi ou sur celui des parents défunts immédiats. Sa responsabilité est d'autant plus grande et plus difficile que la famille est plus nombreuse. On la mesure de deux manières : d'une part, l'ampleur des bâtiments qui composent l'enceinte familiale, d'autre part, l'existence de plusieurs sorties secondaires que des tas d'immondices assez élevés signalent à proximité de chacune. Le kélé kébal dispose de l’ autorité sur les autres chefs de ménages, en l'occurrence, les frères plus jeunes, les fils, l'ensemble des jeunes gens célibataires et les enfants.
Dans cette organisation familiale, le chef de l'enclos familial est soumis à une pression constante qui risque, à tout moment, de mettre en cause l'équilibre de la famille. Les antagonismes entre demi-frères, dans le cas de la polygynie, laquelle est assez répandue chez les Lyéla, est l'une des raisons fondamentales du déséquilibre dans l'enceinte familiale. Ces conflits lèvent le voile sur le cercle vicieux de haine que ce type de foyer conjugal engendre entre les enfants d'un même père. On s’épie constamment pour savoir ce que les uns et les autres font de bien ou de mal pour éventuellement riposter avec les armes de guerre. On se méprise, on se déteste, on se jalouse et on souhaite secrètement à son adversaire, le demi-frère, une vie malheureuse et même la mort. Si l’on estime disposer de moyens occultes puissants, on n'hésitera pas à en faire usage pour précipiter dans l'abîme des malheurs les demi-frères que l'on hait. Il est plutôt rare que des frères nés de mères différentes parviennent à s'entendre et à s'aimer. En effet, les mères, par des paroles insidieuses, poussent les uns et les autres à la sédition, au désordre, à l'opposition systématique. La mésentente, la haine qu'elles nourrissent les unes à l'égard des autres se transmettent à leurs enfants respectifs. Elles sont généralement exécrables entre elles, essentiellement à cause du sexe de leur mari. Car elles ne sont jamais contentes des tours de rôle que celui-ci consacre à chacune d'elles. Souvent, elles jugent, par égoïsme et donc à tort, que l'époux a trop peu fait pour chacune ; elles se sentent lésées autant en biens matériels qu'en satisfaction sexuelle, par rapport à un hypothétique idéal de vie qui serait accordé à l'une d'elles. Ces rancœurs respectives se transfèrent aux enfants en suscitant entre eux des causes multiples de conflit dont nous retiendrons quelques-unes dans l’économie de cette étude.
L'héritage oppose farouchement les enfants de la polygynie, de même que le mérite qu'ils tentent d'avoir aux yeux de leur père. Sa préférence pour tel ou tel descendant est également cause de haine à son égard. On obéit, certes, à la hiérarchie des âges telle que la structure familiale et les traditions l'imposent ; mais c'est, en réalité, malgré soi. L'exemple suivant l'illustrera mieux : le fils préféré du père et de son épouse bien aimée, pris de vantardise, essaya de vaincre à la lutte son frère aîné, lors d'une de ces rixes ordinaires en ces foyers polygynes. Celui-ci, excédé par le mépris et la démesure de son jeune frère, le projeta avec hargne contre un bois qui lui brisa la jambe. Le cadet provocateur se releva boiteux de cette fracture. Honni par ce geste ayant généré une conséquence indélébile, il dut s'enfuir au Ghana pour ne plus jamais revenir. Même plus tard, quand il apprit la mort de ses parents, il ne manifesta aucun signe de vie. Bien au contraire, il alla se terrer dans les fins fonds de la forêt ghanéenne où, d'après les membres de sa famille, il se perdit.
De telles querelles, si fréquentes dans les familles polygynes, aboutissent parfois à la disparition de certains demi-frères ; on estime qu’ils ont été tués soit par empoisonnement, soit par sorcellerie, soit enfin par l'action des forces théurgiques[vii] nuisibles à la vie. La plus grande humiliation que l'on puisse infliger, c'est de rendre le demi-frère infirme ou malade mental.
Après la mort du père qui fait toujours, de son vivant, le lien entre tous, une autre conséquence de ce genre de conflit est la dislocation de la cour et le partage des biens. Les rejetons se séparent selon les mères : chacune[viii] regroupe autour d'elle ses enfants et s'installe avec eux, loin de ses autres compagnes et de leurs progénitures ; ce qui explique, dans le Lyolo (Province habitée par les Lyéla) notamment, l'occupation de l'espace par des cours construites sous forme d'enceinte avec une seule porte principale, éloignées les unes des autres, compte tenu de l'hostilité mutuelle des demi-frères.
Selon les traditions, le fils aîné doit assurer la continuité de la cour paternelle en tant qu'il est le gardien des autels des ancêtres, des dieux claniques et des pénates. Il est tenu de maintenir l’œuvre d'unité par-delà la division et la dispersion. A cet effet, on exige de lui un tempérament fort, un sens de l'équité, une solidité au niveau de ses génies protecteurs quand il n'est pas lui-même sorcier. Enfin, il faut qu'il ait une personnalité imposante, impressionnante même pour réprimer les querelles, briser les mésententes et rétablir l'équilibre toujours fragile.
Si le fils aîné de la famille manque de toutes ces vertus, s'il est faible, la cour paternelle ira à la dérive tôt ou tard. Il portera la responsabilité d'une oeuvre ancestrale commune brisée. D'où la délicatesse de sa situation. De même, il doit veiller au partage équitable des terres qui sont souvent la cause de véritables drames. Il advient que des demi-frères s'entretuent par sorcellerie ou par empoisonnement-faits établis de façon ordinaire- parce que le premier fils de la famille n'a pas su s'acquitter adéquatement de sa fonction de justicier. Dans ce cas, pour ramener le calme, le chef de terre est contraint quelquefois d'intervenir.
Dès lors, cette réalité, qui est toujours d’actualité chez les Lyéla -elle se reproduit même dans les villes à l’étranger, comme Abidjan en Côte D’Ivoire, quand les facteurs d’hostilité entre demi-frères sont réunis-, marque la ligne de fissure entre enfants de mères différentes. Au regard de l’étranger à la famille, les conflits entre ses membres ne sont jamais manifestes : la société lyel oblige à la réserve, au silence, à la volonté de cacher des tensions non résolues[ix]. Cette réalité violente signifie également l’échec de ce qu’on pourrait appeler un résidu du patriarcat. En effet, le pouvoir du père ne l’emporte jamais sur les intrigues souterraines de ses épouses qui travaillent dans le sens de la rupture, de la séparation, tôt ou tard ; d’autant que la puissance paternelle n’empêche nullement l’apparente sérénité de la famille d’être éclaboussée par la violence invisible, la seule qui compte, en vérité. Certes, de son vivant, le respect oblige à un semblant de vie communautaire. Mais, la paix qu’il obtient, qu’il impose est toujours précaire ; ce qui contraint, en cas d’exacerbation des conflits entre demi-frères, certains de ses enfants à demander l’autorisation de quitter la demeure paternelle avec leurs épouses et leurs propres enfants, rejoints après la mort du chef de famille par leurs mères respectives. Dans un tel cas de figure, dût son orgueil souffrir, il ne peut refuser au risque de maintenir les facteurs familiaux de troubles permanents ; ce qui est pour lui cause d’humiliation au regard de ses frères de clan. Mais, nous verrons un peu plus loin que ces ruptures visibles n’évitent pas la lutte nocturne, dans le monde invisible, celui de la sorcellerie, pour se nuire mutuellement, se venger ou pour assouvir la haine que l’on se voue.
A l’inverse, et en l’absence d’un enjeu majeur-les filles étant destinées à quitter la famille tôt ou tard-les rapports entre frères et sœurs (utérins ou non) aînés et cadets ressortent de l'esprit qui régit les relations générales entre individus : la réserve, la distance, la discrétion sont de mise dans l'expression des sentiments. Mais il y a des nuances selon qu'il s'agisse de frères et sœurs utérins ou de demi-frères et demi-sœurs. Ainsi, le fils aîné de la famille qui, par son rang de primogéniture, est appelé à gérer la famille, plus exactement à conduire la cour dans un esprit de recherche permanente de cohésion et de paix, ne peut témoigner quelque préférence pour qui que ce soit. Il est le grand frère de tous, le successeur potentiel du père et, à ce titre, comme l'exige l'esprit du groupe, en l'occurrence, l'éthique de l'enceinte familiale, il doit tâcher d'être égal vis-à-vis de tous ses frères et sœurs et, en apparence, des demi-frères. Il occupe, déjà, après son oncle paternel, immédiat successeur du père, une position d'arbitre.
Mais il n’en demeure pas moins que l’aîné reste plus proche de ses frères utérins. En effet, en raison de l'hostilité souterraine entre demi-frères, par l’intermédiaire des mères en famille polygyne, ceux-là sont ses alliés fidèles. Il est rare qu'ils aient des intérêts divergents. Toutefois, du fait de la proximité réelle entre lui et ses frères utérins, ils sont plus à même de le déstabiliser, d'anéantir sa substance vitale-en général imparable - en cas de faute grave entraînant mort d'homme. C'est donc une relation d'intimité, de proximité, de confiance à double tranchant qui s’enracine, par sa forme, dans les deux types de structures visible et invisible[x].
Hormis cette singularité dans le rapport de l'aîné avec l'ensemble des cadets, quelque chose de sévère structure ces relations entre frères. En général, l'aîné ne plaisante guère avec le cadet ; et la notion d'obéissance contribue à distancer les uns et les autres ; même si, à juste droit, l'aîné n'a pas intérêt à abuser de son pouvoir par l'exercice d'une autocratie mal placée ou celui de la violence gratuite sur les uns et les autres. Il serait tôt ou tard culpabilisé pour de tels agissements. En revanche, par rapport aux sœurs, les rapports sont simples et réservés : on protège les sœurs cadettes et l'on a quelque sentiment d'égalité avec les sœurs aînées. Mais, le frère aîné peut avoir une tendance à l'expression de sa supériorité, toujours morale, par rapport à ses sœurs aînées, en fonction de son statut.
D’abord, L'attribution des gwara (champs domestiques) est donc fonction de cette norme familiale et sociale, c'est-à-dire de l'ordre de cet habitat. Les parcelles individuelles sont cultivées par les hommes mariés. Chacun cultive le gwara situé derrière les maisons de ses épouses. Cette règle ne change pas quel que soit le nombre de femmes. Ceci montre, à l'évidence, qu'un homme marié qui n'a pas de maison personnelle, n'aurait pas, du même coup, de gwara à cultiver. Dans ce cas, le kélé k'ébal (chef de cour) peut résoudre le problème de la manière suivante : si la part de chacun apparaît comme fort peu importante pour justifier une possession individuelle, il la transforme en une part indivise plus grande pour tous les hommes mariés dans cette situation. Dans ce cas, la culture de la parcelle étant commune, on procède à un partage de la production en fonction du nombre des épouses et des enfants de chacun. Cependant, s'il tient à garder ses enfants auprès de lui, il peut décider de démolir une partie de la cour pour la reconstruire de manière à y intégrer la place des fils mariés. Dès lors, on réajuste la place de chacun dans un nouvel ensemble qui se constitue au détriment de l'étendue des champs domestiques, c’est-à-dire ceux qui sont cultivés dans l’espace extérieur de la cour.
Chaque parcelle cultivée est limitée nécessairement par
celle des voisins immédiats, partant de la muraille du kélé (cour) et s'étendant jusqu'aux bornes des gwara (champ domestique) des autres kélé. A propos de bornes et de leur reconnaissance concernant
l'exemple d'un village, en l'occurrence, celui de Tiogo, Henri Barral remarque
que « les limites entre les
parcelles individuelles, c'est-à-dire entre les différents gwara d'un même kélé
sont souvent matérialisées par des sentiers rayonnant à partir du kélé vers les
kélé voisins, mais aussi par d'autres signes moins évidents tels que des semis
d'oseille, ou quelques pieds de gros mil rouge (séparant par exemple deux
parcelles cultivées en coton), ou encore des pierres alignées.
Il arrive que des gwara soient entourés d'une clôture de chaume de mil. Il s'agit le plus souvent de parcelles attenantes à la muraille du kélé ; leurs clôtures peuvent alors former une véritable enceinte de paille autour de celui-ci ». [1968 : 29]
Ensuite, le travail agricole montre une permanence de l’activité comme s’il y avait intention implicite du groupe de réduire la place des loisirs de ses membres. Ceci pour deux raisons : d’une part, les Lyéla dépendent d’une météorologie toujours imprévisible et des nécessités naturelles comme l’essence des sols. D’autre part, ces conditions de vie difficiles génèrent des incidences qu’on peut qualifier, en apparence du moins, d’heureuses : elles obligent à des solidarités également ordinaires. En raison des outils du travail dont l’efficacité est grandement limitée, des besoins croissants de chaque famille, du nombre assez élevé des membres d’une cour, la société recourt forcément au principe de solidarité dans le travail qu’elle a érigé au rang d’une règle sociale nécessaire. Celle-ci permet de pallier les insuffisances de la rentabilité individuelle et, du même coup, de créer un tissu de cohésion sociale. En ce sens, il est indéniable que les équipes de travail renforcent et conservent les liens interindividuels même si elles n’évitent pas toujours les rivalités, voire des formes d’hostilité comme, entre autres, les tentatives d’empoisonnement des plus courageux d’entre eux.
Ces raisons objectives ont conduit, au cours de la dernière décennie 1990-2000 à la naissance de nouveaux problèmes. En effet, du fait de la pauvreté des sols et de l’insuffisance de la production agricole, les Lyéla ont accordé à la culture maraîchère une très grande importance. Mais, celle-ci n’est possible que sur des espaces fort limités comme les bas-fonds et surtout les gwara. Ces zones sont propices à la culture du tabac et des légumes exotiques (tomates, haricots verts, choux, carottes etc.), locaux (oseille, gombo, aubergine, haricot niébé etc.) ; mais aussi aux piments et aux patates douces. Avec l’introduction à Réo en 1926 de l’oignon par un catéchiste catholique très curieux du nom de Théotime Bado, la culture maraîchère est devenue une source considérable si ce n’est d’enrichissement, du moins un gain sérieux susceptible de résoudre financièrement quelques problèmes familiaux.
Cependant, la médiocrité de la pluviométrie, d’une part, et de l’autre, le difficile accès aux sources d’eau nécessaire à l’arrosage de ces cultures, ont engendré des conflits permanents et violents entre demi-frères. Et le modèle coutumier qui consiste à légitimer le fils aîné comme héritier du droit foncier qu’il doit gérer dans l’intérêt de tous les membres de la famille tend à voler en éclats. Les jeunes générations sont gagnées par le goût de l’appropriation individuelle, l’acquisition de biens personnels dans le cadre d’une famille de type cellulaire. Cette prétention se heurte au droit traditionnel et exacerbe la dialectique conflictuelle des demi-frères. Elle donne lieu à un combat qui se déplace du plan de la structure visible au niveau de l’univers des forces inapparentes ou structure invisible.
L’exemple suivant, parmi tant d’autres, illustrera cette réalité qui s’instaure dans le Lyolo de nos jours. Jean-Baptiste Bationo est fils aîné d’une nombreuse famille dans un village du nom de Koukoulkouala, à quelques kilomètres de Réo. Son père meurt dans les années 1990. Il devient héritier de la famille comme le veut la tradition. Or, durant sa vie, cet homme préférait un de ses enfants. Celui-ci engagea, au nom de cette préférence paternelle, des procédures auprès des tribunaux issus de la colonisation[xi] à Réo et à Koudougou visant à obtenir le partage non seulement des biens (ovins, caprins, bovins etc.) mais même celui des gwara. Comme il n’obtint que partiellement raison -ce qui est décidé, en effet, dans un tribunal n’est pas forcément exécuté par les autorités traditionnelles dès lors qu’une affaire implique leur propre compétence- nos informateurs nous ont assuré qu’ il décida d’engager la lutte sur le plan des forces de la nuit, fait qui n’est pas prohibé par les mœurs sociales. Puisque son pouvoir de sorcellerie dépasserait infiniment celui de son demi-frère aîné, la nuit, il s’emparerait de l’essence de la production des gwara de celui-ci en sa propre faveur rendant vains ses efforts et inutile son travail. Il semblerait que ce genre de pratiques sorcellaires se serait répandu dans tout le Lyolo en quelques années obligeant les uns et les autres à rechercher frénétiquement l’appui de prêtres théurgiques spécialisés contre ces phénomènes infrasensibles de nuisance.
Non content de le réduire ainsi à la souffrance, tout autant que sa famille, il le plongerait dans une grave maladie par un empoisonnement, au cours du mois d’Août 2000, qui fut la cause apparente de sa mort en Janvier 2001. Mais la raison souterraine était tout autre. En effet, le fils aîné de cet homme, Lazare Bationo, tout autant que son beau-père, Barthélémy Beyon Négalo, qui était aussi son conseiller intime, lors de notre dernière enquête en Juillet 2002, nous expliquèrent ainsi ce fait familial : « le demi-cadet de Jean-Baptiste Bationo s’employa, pendant plusieurs années, à l’humilier publiquement par des injures. Il réussit ainsi à le contraindre à la faute vis-à-vis des traditions de son clan. Et il parvint à ses fins de la manière suivante : comme les autels des pères sont édifiés à l’entrée de la maison de la mère du demi-cadet en question, il contraignit un jour son demi-frère aîné à suspendre le sacrifice d’un caprin sur l’autel des ancêtres. Excédé par tant d’insolences et d’impolitesses, Jean-Baptiste Bationo décida de se décharger de cette tâche qui lui incombait en déléguant à son ennemi ce pouvoir héréditaire. Comme ce dernier ne pouvait le faire au risque de sa propre vie, on négligea l’affaire et l’animal destiné au sacrifice s’égara. Dès lors, la non exécution de cet acte sacrificiel étant considéré comme un manquement aux devoirs envers les ancêtres-ceci les prive, en effet, de leur nourriture-, les sorciers gardiens de l’autel de leur Kwala étaient alors autorisés à appréhender son âme et à l’annihiler suivant les procédés sorcellaires de la privation d’une vie humaine.
Ce faisant, non seulement il accède à ses épouses qui viennent augmenter le nombre des siennes, mais même il devient le père de ses enfants. C’est vis-à-vis de lui désormais qu’ils doivent montrer tous les devoirs qui leur incombent dont, entre autres, accomplir les commissions demandées, faire des cadeaux sous forme d’argent ou de biens matériels etc. Cet exemple montre aussi que la structure invisible change de physionomie et de terrain au fur et à mesure que la réalité sociale apparente subit des mutations du fait des influences extérieures.
Cette violence interne aux familles polygynes n’est pas spécifique, semble-t-il, à la seule société Lyel. Elle caractérise, en général, les modalités relationnelles dans les sociétés de l’Afrique sub-saharienne. Mais, de telles violences ne sont pas perceptibles à première vue, comme nous l’avons déjà reconnu. Par-delà les paisibles rapports entre les individus au quotidien le jour, il existe un univers souterrain où se trament les véritables réalités propres à ces sociétés. Et pour les déceler, les lire et les comprendre, il faut beaucoup de temps et de patience, comme on le verra à travers l’exemple d’un Dominicain en Mission au Cameroun. Effet, au terme de plusieurs années de recherches en ce pays, et de plusieurs tentatives d’initiation à la vision sorcellaire bénigne, Eric de Rosny dans Les yeux de ma chèvre, tire plusieurs conclusions de ses travaux qui confirment bien l’idée que l’intelligibilité des peuples sub-sahariens réside dans la nécessité de lever le voile sur cette double structure ambivalente physico-psychique.
D’abord, l’initiation à la vision d’une forme de sorcellerie plutôt légère et/ou innocente lui permet de mieux comprendre, d’une part, la réalité sous-jacente à ce monde qui échappe totalement à la saisie de nos sens ordinaires ; et de l’autre, de mieux appréhender le sens de la dichotomie entre yeux voyants et non voyants des réalités supra ou infrasensibles, comme il l’écrit à juste titre : « Il me fallut attendre ce 24 août, à quelques jours de mon départ, pour que tout d’un coup, je comprenne le sens de mon initiation, et la raison qui m’avait empêché de le saisir plutôt. L’initiation à la fonction de nganga[xii]consiste à ouvrir les yeux du candidat sur les actes de violence qui se commettent autour de lui. Din me l’avait rabâché depuis des années. C’était l’évidence pour tous ceux, clairvoyants ou non, qui abordaient le sujet. Moi, je cherchais ailleurs. Il ne me venait pas à l’esprit qu’il faille une initiation pour oser regarder la violence en face. J’en étais empêché par un vice de culture, par l’incroyable peine que l’on trouve à entrer dans les vues des autres.. »[1981 : 360]
Ensuite, l’auteur insiste sur le fait qu’on n’entend rien à la psychologie sociale, voire aux modes de fonctionnement général de ces peuples, si l’on ne se donne pas la peine d’accéder à l’univers parallèle où se joue le destin du monde visible et structuré par les sens ordinaires. Mais, si ceci est vrai pour un étranger aux cultures des populations en question, il l’est tout aussi pour leurs membres dénués de la puissance sorcellaire, ce qui les fragilise fondamentalement par rapport aux individus doués de cette singulière puissance qui savent mieux se défendre sur le plan de la structure invisible. Dès lors que rien n’est vu, même si tout, sur cette violence souterraine, inapparente se dit constamment, se sait, on a beaucoup de peine à comprendre quelque chose dans l’articulation du visible et de l’invisible. On est comme enclin à croire à la puissance extraordinaire de l’invisible qui donne des sueurs froides sur ces pratiques mortifères. Cette tendance à la croyance des non voyants – le sorcier qui participe à la manipulation des destinées singulières s’inscrit d’emblée dans l’ordre du savoir ; il n’a donc pas besoin de croire aux maux qu’il cause avec ses congénères – n’est pas dénuée de sens profond : s’ils ne savent rien de ce qui se passe, tant pour eux-mêmes que pour les autres, dans la structure invisible et qui a cependant des répercutions immédiates sur la réalité visible, ils sont quotidiennement témoins des résultats de cette violence inapparente. Il en est ainsi des maladies, des accidents, des morts qui sont dus à des pratiques sorcellaires ; et quelquefois, la confession de certains d’entre les sorciers qui dénoncent leurs congénères auteurs de tels ou tels cas de maladies, de morts etc.
Cette incapacité de l’étranger et du non sorcier, qui apparaît lui-même comme un étranger au milieu de sa famille, voire dans sa propre société dès lors qu’il n’a pas accès à la science ou vision des réalités essentielles, est cause de beaucoup de souffrances. L’intelligence de cette réalité profonde des peuples sub-sahariens conduit Eric de Rosny à faire les remarques suivantes : « Pitié pour l’étranger ! L’étranger doit compenser par une démarche intellectuelle sa cécité, son inaptitude à sentir et à réagir au diapason de ses hôtes. Il lui faut reconstruire ce que les autres possèdent par héritage. Je n’avais pas compris, jusqu’à l’intervention finale de Din, pourquoi il fallait la longue patience de l’initiation, ses peines et ses privilèges, pour accéder au spectacle de la violence. J’étais comme un élève obtus. Pourquoi une initiation, quand la violence s’offre quotidiennement et publiquement au plus commun des mortels ? Je ne savais pas qu’une pièce de l’édifice culturel des nganga me manquait pour en embrasser la vue. » [p. 360]
Enfin, l’auteur montre comment les sociétés sub-sahariennes, à travers l’exemple du groupe qu’il a étudié au Cameroun et au milieu duquel il vit encore depuis de longues années, s’emploient à capter et à digérer la violence sur le plan de la structure visible. La violence n’est pas manifeste, comme Eric de Rosny le souligne dans les sociétés occidentales : « Les sociétés européennes ont sans doute autant de raisons de craindre la violence que toutes les autres. Les gouvernements disposent de garde-fous de toutes sortes pour s’en protéger… La société moderne qui autorise des manifestations de violence, se privent des services de l’imaginaire et rend inutile l’initiation. »[p. 362]. Contrairement à de telles organisations sociales, les peuples sub-sahariens s’emploient à voiler la violence comme s’il fallait la cacher aux yeux de la structure apparente pour empêcher une éventuelle rébellion des individualités susceptibles de la faire éclater. Pour son auto-conservation, cette dernière structure craint les débordements. Dès lors, ces sociétés qui portent en elles-mêmes l’empreinte d’une violence essentiellement mortifère, malgré l’apparence visible harmonieuse mais trompeuse et dissimulatrice, sont fécondes dans la recherche des moyens efficaces pour la cacher. D’où l’existence d’un nombre impressionnant d’institutions occultes, comme les cultes théurgiques, les mœurs vigilantes sur le respect des autres, sur l’obéissance ; ou telle l’inclination de la croyance au Divin ou à l’intervention constante dans les affaires humaines du suprasensible, des puissances surnaturelles, voire des habitudes acquises, dès la tendre enfance, pour encaisser et voiler la violence familiale ou clanique, chez les Lyéla entre autres, sur le plan de la structure apparente.
Selon Eric de Rosny, la sorcellerie comme genre efficient de violence mortifère apparaît comme le fondement de ce mode d’être culturel. Elle est le pouvoir sous-jacent, l’édifice solide sur lequel repose, en dernier ressort, la paix civile. Cette colonne vertébrale de ces sociétés tient par en-dessous tous les piliers institutionnels observables sur le plan de la réalité visible. Mieux, la sorcellerie comme pouvoir ambivalent agissant efficacement sur les deux plans – structure apparente et structure invisible – explique essentiellement l’équilibre social de ces sociétés. On comprend, dès lors, le sens de ces remarques suivantes, après s’être éveillé par l’initiation aux réalités invisibles et, du même coup, compris la place centrale de la sorcellerie chez ces peuples : « Il m’a fallu du temps pour accepter ce paradoxe : la sorcellerie qui passe pour déchaîner les pires fureurs, peut être la complice de l’ordre établi et de la paix sociale ! Je ne suis pourtant pas le seul à l’avoir constaté : là où elle règne, les mœurs sont apparemment plus pacifiques, les enfants plus calmes, les bagarres à main armée, les suicides et les assassinats statistiquement moins nombreux. Ce n’est pas un hasard. La sorcellerie porte en elle-même ses propres antidotes : les antisorciers – devins, exorcistes et nganga. Le secret de sa réussite tient dans ses relations avec l’invisible, et le savoir de quelques hommes visibles, les initiés. Si le paroxysme de la violence n’est pas à la portée des yeux ordinaires, si les vrais conflits se jouent, et que les comptes se règlent dans les champs de bataille de l’invisible, il devient inutile de se livrer à des luttes aux yeux de tous. Autant de gagné pour l’ordre public » [p. 361].
La violence, au quotidien, doit être assumée même si l’on sait qui en est la cause. En face du mal, on impose de rester muet. Car ce qui est dit est lui-même facteur de violence : l’accès à la pleine lumière du secret d’actes violents ou mortifères peut être générateur de violence effective sur le plan de la réalité sociale visible. Non pas que la société nie la violence : elle l’assume parfaitement, elle en joue même au détriment des non sorciers ou des plus faibles parmi les membres des familles. L’assomption du silence sur la violence sorcellaire, la réserve sur ce que l’on sait au niveau de la structure invisible, l’art du secret ou du discret sont des vertus cultivées très tôt chez les enfants et rendues nécessaires pour permettre la coexistence pacifique dans le champ de la structure apparente. C’est ce que remarque aussi Eric de Rosny quand il écrit : « Je revois encore ces deux hommes, assis sur le même banc et se passant goulûment la même bouteille. Je savais, comme tous les autres convives, qu’une inimitié mortelle les séparait, car l’un était, en sorcellerie, le meurtrier présumé du fils de l’autre. A les voir ainsi ensemble, qui aurait pu le deviner ? Voici la violence amortie, camouflée, détournée, sauf aux yeux des initiés, qui ont pour fonction de la regarder en face et d’agir sur elle, pour la sauvegarde de la société. Mais à quel prix ? » [P. 361] Il est possible de répondre à cette question, comme chez les Lyéla : l’équilibre social à l’intérieur des familles et des clans, la paix civile entre les divers kwala doit se maintenir coûte que coûte, au prix même du sacrifice des singularités lorsqu’elles sont mises en accusation par les kialé (sorciers gardiens du Kwala), au niveau de la structure invisible, pour des motifs réels ou supposés de délinquance sur le plan de la structure visible.
Finalement, dans notre manuscrit précité, nos observations des rapports conflictuels entre demi-frères nous ont conduit à écrire des pages plutôt sombres sur ce genre de société, comme celle des Lyéla. Nous remarquions qu’en raison de l’inimitié permanente entre demi-frères, voire entre les membres d’un même clan, « l'individu non sorcier épuise l'essentiel de son énergie spirituelle et physique, ses biens matériels à tâcher de parer aux forces nuisibles de la sorcellerie qui trament des pièges invisibles contre lui et le traquent sans arrêt. La dynamique fondamentale de la société elle-même réside dans le culte théurgique anti-sorciers “mangeurs d'âmes” : lutter toujours et constamment contre une force nihilisante et destructrice, perçue comme une zone d'ombre dans et à la périphérie de la société. Dans ce contexte, occupé à tenter de sauvegarder son existence psychique et physique, l'individu n'a ni le loisir, ni l'énergie nécessaire pour s'adonner aux travaux qui permettent une vie plus confortable, plus épanouie pour soi-même et pour le groupe social. Il en est de même des activités qui élèvent l'esprit au-dessus des nécessités vitales et matérielles et facilitent le bonheur personnel ; celui-ci apparaît même comme une injure au regard des problèmes ou des malheurs quotidiens des autres. Ce pan de la réalité de nos sociétés nous plonge encore dans une sorte “d'état de nature” où la crainte prédomine sur tout le reste parce que l'on demeure constamment sur le qui-vive, parce que chacun voit dans l'autre son ennemi potentiel.
Dans ce type de société communautaire, même si l’individu est tout amour, même s’il n'en veut à personne, il y aura toujours des gens pour lui causer des ennuis. En outre, l'épicurisme africain aidant, tout homme aspire au bien-être matériel et au succès social. Pour y parvenir, on a recours aux faiseurs de bonheur, aux puissances redoutables du monde infra-sensible ; on est prêt à éliminer un concurrent soit en le rendant malade, soit en le tuant. Pour peu que l'on veuille jouer à l’ange, au bon chrétien dans ce contexte d’hostilité généralisée, on tombe dans des pièges ».
Amselle, Jean-Loup (Sous la direction de) 1976 : Les migrations africaines, Paris, François Maspero.
Barral, Henri 1968 : Tiogo- Etude d’un terroir léla (Haute Volta), Pais in O.R.S.T.O.M., La Haye, mouton et Co.
Görög-Karady, Véronica 1979 : Contes bambara du Mali,
-2vols, Paris, Karthala.
Nicolas, François-Joseph (Père) 1953 : Glossaire L’ELE-Français, Dakar, IFAN.
Rosny (de), Eric 1981 : Les Yeux de ma chèvre, Paris, Plon, Coll. « Terre Humaine »
Schott, Rüdiger 1987 : « Serments et Vœux chez les ethnies voltaïques (Lyéla, Bulsa, Tallensi) en Afrique occidentale », Pais, in Droit et Culture, Revue d’anthropologie et Histoire, Vol. 14.
[i] – Même dans certains contes des habitants des pays du Sahel, tel que le Mali, on trouve des traces de ce conflit. Ainsi, selon Véronica Görög-Karady, dans ses Contes bambara du Mali, ce genre de littérature orale met en scène ou traite « des problèmes d’importance vitale pour la survie collective : hiérarchie entre relations de sang et d’alliance, tension créée à l’intérieur de la famille par la polygamie, conflits plus ou déguisés entre les générations aînés/cadets ». [ 1979 : 9]. Elle montre ainsi le transfert, sur le plan de l’imaginaire, des réalités quotidiennes comme le conflit aigu aînés/cadets.
[ii] – Ceci une partie de recherches qui s'étendent sur plus de 20 ans. Nous en avons extrait les éléments qui traitent de notre propre expérience qui est une plongée dans le phénomène de la sorcellerie. Notre Mémoire de D.E.A. d'Anthropologie à l'E.H.E.S.S. de Paris porte également sur l'immigration des Lyéla à Bianouan.
[iii] – Il s’agit d’une autorité judiciaire d’un genre particulier en ce qu’elle règle les problèmes ultimes des membres de la communauté au cours de réunions nocturnes et auxquelles les membres sorciers du clan ont accès. C’est lors de ces dernières que l’on décide ou non de la mise à mort de quelqu’un, quand celui-ci a commis une faute grave, comme l’adultère avec une femme du même clan.
[iv] – Cour ou concession sont équivalents suivant les termes de l’anthropologie africaniste.
[v]
– L’orthographe des deux termes ( kèlè, champ et kélé, enceinte familiale)
désignant des réalités différentes est semblable dans le Glossaire
L’Elé-Français du Père François-Joseh Nicolas que nous avons adopté dans
ces recherches. La nuance se situe seulement au niveau de l’accentuation orale.
[vi] – Nous l'avons vu précédemment : les Lyéla ont horreur de l'émigration définitive, à la manière des Moosé, en raison de leur attachement aux autels des pères ou cultes des ancêtres
[vii] Nous appelons ainsi le terme « fétiche » à connotation péjorative consacré par l’anthropologie africaniste.
[viii] – Ceci montre, à l'évidence, que ces sociétés patrilinéaires sont, aussi, structurées sur la base de lignes maternelles. La place de la mère est prépondérante chez les Lyéla. L'influence du père ne demeure aussi sensible et majeuredurant sa vie. Nous le verrons, les liens entre frères et soeurs d'une même mère sont plus forts en raison de la suspicion qui règne entre des demi-frères ou des demi-soeurs potentiellement ennemis.
[ix] – C’est cette tendance au silence, à la discrétion qui rend difficile, comme nous le montrerons ultérieurement à travers l’expérience d’un Père Dominicain au Cameroun, qui rend difficile la perception claire ou la lisibilité des conflits internes à celles-ci ; et qui, du même coup, conduit aux erreurs d’interprétaion sur leur nature réelle.
[x] – Chez les Lyéla et, sans doute, chez d’autres peuples de l’Afrique de l’Ouest, il faut toujours considérer les phénomènes humains sous une double dimension : il y a d’abord, la forme apparente des réalités sociales, des figures de pouvoir, ensuite, sous-jacente à celles-ci, des puissances souterrraines qui les commandent, les régulent, les font fonctionner suivant un vouloir non arbitaire. C’est cette dualité des réalités sociales chez les Lyéla que nous avons appelé l’ambivalence des pouvoirs, visibles et invisibles, dans l’économie de notre thèse d’anthropolgie sociale et d’ehnologie.
[xi] – Ce jeune homme s’abstient de porter une telle affaire devant les autorités traditionnelles en raison du risque encouru pour sa propre vie. Car la question de la terre relève de la seule compétence du chef de l’autel de terre. Contester une portion du sol dont une famille n’a que la jouissance et non l’appropriation juridique au sens occidental du terme, c’est remettre en cause la légitimité presque sacrée du chef de terre. Une telle provocation a un prix élevé : l’annihilation par les sorciers du clan du fautif de sa biopsychè selon les méthodes sorcellaires de la négation de le vie physique.
[xii] – Voyant et médecin traditionnel au Caméroun.
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