L'Homme et ses images intérieures

 La danse africaine

Germaine Acogny

Première parution in Conscience de N° 10 – Cosmogonies 2 – septembre 1988, éd. Lierre & Coudrier

 

 

Dès sa naissance, l'homme s'exprime avec son corps. Pour moi, la danse, est un prolongement naturel de la vie et des gestes quotidiens. La danse est le moyen d'expression de la pensée et des sentiments. C'est ce qu'elle est encore aujourd'hui en Afrique Noire. C'est pourquoi, dans les danses populaires, les anciens dansent souvent, parfois même encore plus que les jeunes. Les anciens ont  beaucoup à nous apprendre, à nous communiquer, à nous léguer afin que leur connaissance puisse survivre et enrichir les générations futures. La danse est un peu leur manière d'écrire, de marquer ainsi dans le temps et l'espace les mondes visibles et invisibles.

 

Depuis que l'homme est apparu sur la terre, il a utilisé la danse pour honorer son créateur ou de multiples divinités. C'est la raison pour laquelle, dans les premiers temps, toutes les danses avaient un caractère rituel et sacré. Tous les événements importants de la vie de nos ancêtres ont été exprimés par la danse. Loin d'être un divertissement, elle était une forme de prière : « Loin d'être la manifestation d'impulsions purement instinctives ou spontanées, de ces bamboulas dont la littérature coloniale abreuvait ses lecteurs, les danses et les cérémonies n'ont certainement pas pour finalité l'on ne sait quel défoulement collectif qu'on a bien voulu leur prêter; au contraire, elles obéissent aux règles strictes des codes, qui pour être différents de ceux auxquels sont soumises les chorégraphies occidentales, n'en sont pas moins précis et spécifiques. De plus, elles sont institutionnalisées, et n'ont lieu qu'à certaines occasions et à certaines époques, selon des objectifs bien déterminés ». (J. Laude, in Michel Huet, Danses d'Afrique)

 

Il y a ainsi les danses destinées à faire tomber la pluie ou les danses des récoltes, qui sont la manifestation de la joie collective, les danses du feu, de l'eau, les danses d'initiation... En Afrique plus qu'ailleurs, la danse est encore aujourd'hui l'expression de la vie.

 

Les hommes ont toujours considéré Dieu comme étant au dessus de tout, inaccessible à l'homme. Pour s'adresser à lui, ils ont utilisé les gestes, la danse et les chants. Chez les Yoruba, avant de commencer toute cérémonie, il fallait d'abord calmer LEGBA, le Dieu du sexe et de la frénésie, représenté par un homme doté d'une grosse verge de bois. On offre en sacrifice à cette divinité protectrice de la maison, de la ville, du pays, un coq symbole de la puissance de l'homme chargé de la procréation. On invoque ensuite FA, la divinité de la paix. Pour cette circonstance, deux sortes d'instruments de musique à percussion sont utilisés : l'un grand, l'autre petit. Le son de l'un est aigu, celui de l'autre est grave. Ces instruments ou Assans, sont constitués de calebasses dans lesquelles on a inséré des graines que l'on agite. Les rythmes ainsi créés et les chants composent une symphonie. Tous les batteurs et les danseurs initiés connaissent ces rythmes et ces chants. Chaque divinité, en effet, a son rythme propre et c'est elle qui conduit la danse. C'est au cours de la période d'initiation que les néophytes peuvent se familiariser avec les règles qui leur permettront d'acquérir la maîtrise du corps, le contrôle de soi, la force et le courage pour vaincre les difficultés et se dépasser.

Aloopho ou l'héritage de ma grand-mère

Le nom d'Aloopho lui fut donné lors de son initiation. C'était une prêtresse du Dahomey (aujourd'hui la République populaire du Bénin), de la communauté religieuse des YAO ORISA ce qui, en langue Yoruba au Nigeria et au Dahomey, signifie « épouses de l'être tout-puissant et sacré de la divinité ». Les hommes et les femmes consacrés aux divinités yoruba portent le nom de YAO ORISA. Aloopho avait été choisie par ses coreligionnaires et sacrée IYA, c'est-à-dire mère. On l'appelait IYA ORISA, la mère du sacré, du tout-puissant et on lui vouait un respect total et un amour sans ombre jusqu'à sa mort. Sa divinité tutélaire était YEWA, déesse de l'eau douce, symbolisée par une colombe. Dans la tradition Yoruba, celui/celle qui est choisi(e) et consacré(e) sera à tout jamais un adepte des dieux, les ORISA ou « VODUN » comme on dit en Fon au Dahomey. Ce choix peut être confirmé à la naissance ou au cours d'une cérémonie où l'on établit l'horoscope du futur adepte dans le but de prédire les vicissitudes qui jalonneront la vie de l 'enfant de sa naissance jusqu'à sa mort. Cette cérémonie a lieu au sein même des familles Fon et Yoruba afin d' identifier l'âme ou l'esprit de l'ancêtre qui s'est réincarné dans le nouveau-né (Les Fons et les Nagots du Dahomey ou du Nigeria croient en la métempsycose, et notamment à la réincarnation des ancêtres défunts dans le corps de leurs descendants.).Tout en étant prêtresse, Aloopho menait une vie simple et était une mère de famille comme les autres. Elle n'avait qu'un seul fils, mais avait adopté et élevé les enfants de son mari qui était polygame.

 

Les danses étaient organisées sous l'Apatam : sorte d'abri au toit recouvert de branches de palmier. En tant que prêtresse, chef de la cérémonie, Aloopho ouvrait la danse, tenant dans sa main droite le couteau sacré. Tandis qu'une onde parcourait tout son corps et secouait ses épaules, elle remontait ses bras en anse de panier et elle les remuait d'avant en arrière avec une légère génuflexion, puis tournoyait et imposait la main sur la tête des spectateurs.

 

La musique, la danse enivraient les danseurs initiés qui tombaient en transes, possédés par un dieu que l'on pouvait identifier grâce aux gestes et à certains signes spécifiques qui caractérisent chacun d'eux. Si le danseur était possédé par le dieu de la chasse, l'homme s'identifiait au chasseur et tapait le sol de ses pieds pour invoquer les esprits de la terre. Aloopho nous raconta comment un garçon de huit ans, possédé par le dieu de la chasse quitta l'aire de la danse, entra dans la forêt et revint avec un écureuil entre les dents. S'il s'agissait de LEGBA, le dieu du sexe qui sème le désordre. le danseur ainsi possédé exécutait tous les mouvements de l'accouplement : rotation du bassin avec contraction pelviennes d'avant en arrière. Ceux qui étaient ainsi possédés étaient ensuite conduits au couvent pour y être traités, puis ils revenaient quelques temps après dans l'aire de danse. En général, la danse commençait dans l'après-midi et se terminait très tard dans la nuit à la lumière des torches ou des lampes à huiles.

 

Pour les danseurs représentant certaines divinités, le port du masque était obligatoire . Chez les GUELEDE à Kétu, le masque représentait un visage yoruba aux scarifications rituelles. La position et la forme indiquaient l'appartenance à telle ou telle famille. Les jumeaux étaient représentés par deux statuettes. SHANGO, le dieu de la foudre, était représenté par un homme portant sur la tête une hache en forme de croissant.

 

LISSA, la déesse par excellence, était représentée par un collier blanc. La couleur blanche était celle de la déesse. C'est pourquoi les premiers blancs qui sont arrivés chez les Fon ont été si bien reçus, mais n'ont pas toujours bien compris le sens de cet accueil. Chez les Yoruba, les divinités étaient aussi symbolisées par des pierres précieuses, des métaux comme l'or, l'argent, le cuivre. Chez les Fon, elles, étaient représentées par des mottes ; de terre et des troncs d'arbre sur lesquels on immolait moutons, bœufs, poulets. Aloopho tournait parfois en dérision la manière dont les divinités de son mari, d'ethnie Fon, étaient représentées.

 

Chez les Yoruba et les Fon, on danse en balançant le tronc et les fesses au rythme de la musique. Lorsque celle-ci est inspirée par des événements heureux, la danse est rapide et enjouée. S'il s'agit d'un deuil, par exemple chez les Mahi, le son mélancolique est obtenu en renversant une calebasse au-dessus d'un bassin rempli d'eau que l'on frappe avec la base de la paume de la main : c'est le SIHOUN ou tamtam d'eau.

 

Comme grande prêtresse, Aloopho était chargée de l'intronisation des nouveaux adeptes. Elle avait le pouvoir de faire le bien comme le mal mais se devait d'être honnête et totalement disponible. La religion animiste est basée sur une loi d'équilibre (le bien est récompensé, le mal est puni). La religion chrétienne ne nous a donc rien apporté de nouveau sur le plan du rituel. Chez les Yoruba, le baptême avait lieu le huitième jour après la naissance. La mère et l'enfant devaient quitter la case et passer sous l'eau que l'on versait sur le toit de la case. Ensuite, on faisait goûter à l'enfant qui devait être baptisé du sel et du poisson fumé. Aloopho refusa de se convertir à la religion catholique, considérant que le baptême animiste était aussi valable que le baptême chrétien.

 

Elle était l'épouse d'un homme à qui elle devait le respect. Chaque matin, elle se levait, balayait la cour et allait chercher l'eau à la rivière. Elle était très habile pour la teinture à l'indigo considérée comme un métier sacré. Elle allait régulièrement au marché vendre du tabac et des allumettes, ainsi que des beignets de maïs de haricot qu'elle préparait. Son époux s'occupait des travaux des champs, mais c'est Aloopho qui gérait la maison. Régulièrement, à des dates très précises, elle se retirait pendant trois mois au couvent afin de préparer les futures initiations. Elle disait souvent que la bouche qui prie pour faire venir le bien ne peut pas prier pour le mal. Mais quand, dans la communauté, quelqu'un risquait de compromettre l'équilibre, c'est Aloopho qui était chargée de punir le coupable. Elle faisait appel à « héelou » pour que le mal descende sur celui qui avait profané. En cas de besoin, les gens du village venaient la chercher. C'est ainsi qu'une nuit les parents d'un enfant malade demandèrent son aide, et aussitôt qu'elle eut aspergé l'enfant avec de l'eau bénite, il se releva, guéri.

La femme, gardienne de la tradition

Aloopho nous raconta qu'un jour un chasseur trouva une biche à rayures sur le sommet d'un tertre. Chez nous, les termitières sont sacrées. Il est donc interdit de tuer un animal qui s'y trouverait. Se moquant de l 'interdiction, et confiant en ses gris-gris, le chasseur tua la biche et envoya son chien la chercher; mais voilà que la biche et le chien disparurent à l'intérieur du tertre. Avec l'aide de ses compagnons, et malgré leurs haches et leur force physique, notre chasseur ne parvint pas à sortir le produit de la chasse. Penaud, il raconta sa mésaventure à son épouse qui le traita de lâche et d'incapable. Cette dernière alla chercher ses compagnes et avec leurs ustensiles de cuisine (calebasses, canaris, chaudrons) elles se dirigèrent vers le tertre sacré tout en chantant et en dansant. Lorsqu'elles atteignirent le tertre, elles jetèrent tous leurs ustensiles dessus ; c'est alors qu'il s'ouvrit et laissa sortir la biche.

 

Dans la société africaine traditionnelle, les femmes ont une force, une certaine primauté notamment chez les Fon et les Yoruba. Il semblerait donc que grâce aux chants et à la danse, elles soient entrées en contact avec les divinités de la terre, de l'air et du feu. En harmonie avec le cosmos, elles sont alors parvenues à un niveau de puissance spirituelle qu'il est impossible d'expliquer en termes rationnels. Lorsque nous dansons, il s'établit petit à petit une concordance entre la respiration, les battements du cœur et le mouvement des bras et des jambes qui fait qu'à un certain moment il se produit un dédoublement de notre personnalité, nous atteignons un état second. Des recherches poussées pourraient peut-être permettre de trouver une explication scientifique à ce phénomène. D'où la nécessité d'une étroite coopération entre les générations anciennes, imprégnées de traditions, et les nouvelles formées à l'esprit rationalistes des écoles occidentales. On pourrait envisager un programme de recherches à l'intention de ceux qui s'intéressent de près au lien entre la tradition et le modernisme en Afrique Noire, notamment dans le  domaine des chants et de la danse.

Mon histoire

Lorsque je naquis, le jour de la Pentecôte 1944, une colombe vint se poser sur la fenêtre de ma chambre – selon le récit de mon père –, et y revint chaque jour jusqu'à ce que j'eusse un an, puis elle disparut. On me surnomma IYA TOUNDE, ce qui, en langue yoruba, signifie : « la mère est revenue ». Ma grand mère Aloopho était morte depuis quatre ans et la colombe symbolisait sa divinité tutélaire. J'étais donc sa réincarnation, et on s'attendait à ce que je révèle, du moins en partie, certains de ses traits de caractère.

 

A l'âge de dix ans, je fus placée chez les religieuses, les sœurs de Saint Joseph de Cluny à Médina, Dakar, mes camarades m'avaient surnommée DOFF BI (la folle) parce que je faisais sans cesse le clown et dansais tout le temps. Plus tard, au collège des jeunes filles, je me désintéressais de tous les cours, au grand désespoir de mes parents. Ma directrice d'école avait cependant remarqué mes aptitudes pour l'éducation physique et en avait informé mon père, en mars 1961, en même temps qu'elle m'excluait en tant que demi-pensionnaire : « Toutefois, je dois vous faire part de quelque chose qui va peut-être vous faire plaisir. Le professeur d'éducation physique m'a signalé que Germaine était exceptionnellement douée dans cette matière. En outre, elle se montre docile et disciplinée à ce cours-là. Mais Germaine devrait bien considérer qu'un diplôme d'éducation physique comporte par ailleurs une grande part d'enseignement général (Baccalauréat ou son équivalent) et si elle veut le préparer, elle pourrait envisager le professorat d'éducation physique dans les lycées et collèges. »

 

En 1962, à l'école Simon Siégel à Paris, je découvris la danse rythmique, tout en préparant mon professorat d'éducation physique. Trois années d'études sous la direction de Mademoiselle Marguerite Lamotte, qui m'enseigna la discipline, l'amour du travail bien fait et la pédagogie. Lors du recrutement, elle me fit remarquer que j'avais les pieds plats. Seule Africaine, je regardais la cambrure des pieds de mes compagnes, il fallait donc travailler cette partie du corps et tenter d'être comme les autres. Je m'aperçus très vite que j'étais incapable de les imiter. Je fus contrainte d'inventer des mouvements correspondant à ma nature.

 

En 1965,de retour au Sénégal, nantie de mon diplôme de gymnastique harmonique, je pensais soulever des montagnes ! C'est alors que je rencontrai Katherine Dunham, une grande danseuse américaine qui essayait de monter une école au Sénégal. Il y avait plusieurs cours de danse amateurs à Dakar, dirigés par des Européennes, avec une prédominance pour la danse classique. Dès notre arrivée, mon mari fut affecté en Casamance où je le suivis. C'est là que je découvris la danse africaine, j'assistais à toutes les fêtes du village, dansant avec les villageois; ce fut une véritable révélation.

 

Parmi les danses qui m'ont séduite dès mon arrivée en Casamance et que je me mis à étudier tout particulièrement, figure le KOSONDE. Pour commencer, les danseurs marchent en cadence en suivant le rythme du chant, puis ils accélèrent le mouvement et finissent par créer d'autres rythmes avec leurs pieds tout en faisant des figures géométriques avec torsions du tronc à droite et à gauche.

 

Pour la deuxième position, les danseurs se plient sur eux-mêmes en gardant les bras le long du corps, ceux-ci suivent les mouvements du tronc. Parfois le danseur saute d'un pied sur l'autre avec un temps de ressort sur chaque pied. Tout ceci peut être accompagné de mouvements acrobatiques au sol.

 

Je vous livre ici la description de cette danse ainsi que d'autres qui seront citées plus loin, relevées dans les Archives Culturelles : « Le KOSONDE est une danse exécutée chez les Balante, un des nombreux groupes ethniques de Casamance. Très peu connu au Sénégal, ce groupe ethnique possède un vaste répertoire de danses dont le Kosonde, particulièrement riche en rythmes et en gestes. C'est une danse de pré-initiation qui a lieu après les récoltes dans le but de permettre aux jeunes qui seront initiés d'exercer leurs talents de danseurs avant d'entrer dans le bois sacré. Elle est organisée par les aînés à l'intention des jeunes, les jeunes filles vierges ont la possibilité d'y participer, alors que les adultes des deux sexes en assurent l'animation torses nus, ceints d'une sorte de mini jupe en fibres végétales, les pieds nus ornés de sonnailles, les danseurs évoluent dans un mouvement circulaire uniforme, rythmé par le bruit sourd et lourd des chants accompagnés du battement des tamtam et du son des trompes en cornes. »

 

De retour à Dakar, je fus nommée professeur d'éducation physique au lycée Kennedy. Dans le même temps, je poursuivais mes recherches sur la danse africaine, à Dakar même, où les danses ouolof sont les plus populaires : ainsi le CEEBU JEEN et le JAXAAY MA LAAN. Le CEEBU JEEN (ou « riz au poisson » – le plat national) : commence par un échauffement. Il s'agit d'une petite course effectuée en sautillant d'un pied sur l'autre, le tronc penché en avant, pendant qu'un bras exécute des moulinets alors que l’autre est posé sur le nombril ou tient le pagne. Puis la danseuse lève une jambe comme si elle pédalait et exécute un mouvement de moulinet à partir de la hanche en même temps que le pied pend ts d'une manière souple à hauteur de la r cheville de l'autre pied. Pendant ce temps, l'une des mains repose sur la hanche et l'autre s'élève jusqu’à la nuque. Selon certaines sources, le CEEBU JEEN était déjà à la mode vers 1928, elle était exécutée par les femmes et émanerait des centres urbains. Cette danse était organisée pour les cérémonies de baptême ou de mariage. Les enfants, les jeunes filles et les hommes entre vingt et trente ans y assistent en tant que spectateurs. Les enfants s'assoient sur le sol près des griots et des batteurs, généralement devant les femmes qui sont assises ou debout. Les jeunes filles se tiennent derrière les femmes et les hommes derrière les jeunes filles. Les femmes d'âge mûr – ménagères, femmes de paysans et d'ouvriers, femmes de caste inférieure – forment le noyau du public. La séance commence vers dix-sept heures et se termine au crépuscule. Il faut noter que cette danse n'est pas exécutée à un moment spécifique de l'année, bien que la saison sèche soit plus propice. le CEEBU JEEN peut aussi se danser lors de cérémonies rituelles telles que le LAABAAN (cérémonie de danses et de chants au lendemain de la nuit de noces) ou celle du tatouage des lèvres qui se fait toujours le matin de bonne heure. Le rythme de cette danse est créé par un ensemble de membraphones (de trois à cinq) accompagnés de battements de mains. C'est une danse qui reste très populaire.

 

En 1968, divorcée avec deux enfants, j'ouvris une école de danse africaine dans le fond de la cour de ma villa, au 58 Rue Raffenel à Dakar : «Danses africaines avec tam‑tam, kora et balafon ».

 

Ma première chorégraphie eut pour thème « Femme Noire » sur un poème de Léopold Sédar-Senghor. Les vers récités et accompagnés à la kora (djimbassin) étaient mimés par la danseuse dont le mouvement des mains et des doigts accentuait la mélodie du chant et de la kara. Une danse joala, le BUGEREB assurait la transition entre les vers. Cette danse s'exécute en frappant alternativement les pieds sur le sol; au troisième temps, les deux pieds ensemble (6éme position classique) repoussent le sol en trois temps. Les bras montent à l'oblique en avant ou en arrière en suivant le mouvement des pieds. Cette première chorégraphie fut un succès si l'on en juge par les réactions du public lors de sa représentation au Théâtre National Daniel Sorano en juin 1972.

 

La même année, je fus nommée Chef de la section de danse à l'Institut National des Arts. Cette nouvelle situation me permit d'aller plus loin dans mes recherches sur la danse africaine.

Quelques danses importantes

Le BUGEREB ou JIBOMAJ JATI FONI est la danse la plus populaire chez les Joola. Comme son nom l'indique, elle est originaire du Foni, mais au fil des âges elle s'est perpétuée dans tous les sous-groupes joala.

 

Il serait très difficile de dater la première apparition de cette danse, mais on peut dire avec certitude que c'est la danse la plus connue du sous-groupe Foni. La musique provient d'un ensemble de plusieurs membraphones (jusqu'à six) de forme cylindrique d'environ 50 à 60 cm de haut appelés UGER, frappés par les mains d'un batteur dont les poignets sont munis de sonnailles. Au rythme de base, s'ajoutent les chants et les battements des mains, ces derniers étant de plus en plus souvent remplacés par le frottement l'un sur l'autre de deux morceaux secs de pétioles de rônier. Tous ceux qui sont en mesure de fournir la force physique, l'habileté et la grâce que requièrent l'exécution de cette danse y participent. Le BUGEREB se danse à l'occasion de fêtes de toutes sortes, mais aussi à l'occasion de grandes manifestations à caractère religieux.

 

C'est à la fois une danse de divertissement et une danse rituelle. Elle peut être exécutée lors du décès d'une personne âgée et les chants qui l'accompagnent alors évoquent la vie et les qualités du défunt. En règle générale, cette danse a lieu pendant la saison sèche mais il arrive qu'elle soit organisée à d'autres périodes de l'année s'il y a décès d'une personne âgée. Les participants forment un cercle à partir de l'endroit où se trouve le joueur de UGER. Les hommes et les femmes se placent respectivement à sa droite et à sa gauche et, parmi eux, les jeunes en cours d'apprentissage. Les couplets et le refrain des chants sont alternativement repris par les hommes et les femmes. C'est une occasion pour tous de prouver leurs talents de danseurs éminents.

Le BARA, ou danse des boubous est une danse malinké. Je l'ai choisie parmi d'autres car elle me semble contenir toutes les caractéristiques et les mouvements de base des danses malinkés : mouvements brusques ou lents de la tête d'avant en arrière, ou d'un côté à l'autre, mouvements vifs ou ondulatoires de la colonne vertébrale faisant penser à un chat qui fait le gros dos ou s'étire en le creusant. Les pieds sont en 6ème position en dedans à plat, puis demi-pointe avec torsion du tronc à droite ou à gauche, mouvements des poignets et des mains en moulinet, pose de pied demi-pointe, puis à plat. Cette danse s'exécute lentement avec beaucoup de grâce et de finesse.

 

Le PITAM est une danse sérère similaire au BUGEREB : le pied, la jambe et le bras du même côté évoluent à l'unisson et alternativement sur le temps et le contretemps. Le tronc peut rester droit ou légèrement penché en avant.

 

« Nous avons remarqué l'influence des danses mandingues sur les danses sérères. En mandingue, les Sérères s'appellent « Cacin cô », c'est-à-dire « les habitants de Cacine ». Selon la légende, un groupe de Mandingue aurait quitté le village de Cacine en Guinée Bissau pour s'établir dans la région du Sine au Sénégal où ils seraient devenus les Sérères que nous connaissons aujourd'hui. »

 

Le WANNGO se danse jambe tendue avec le pied en flexion. Le pied, la jambe et le bras d'un même côté se déplacent à I'unisson, puis intervient l'autre côté pendant que l'on tape dans des mains et que les pieds frappent le sol. Le WANNGO est une danse récente. Selon certaines sources, cette danse populaire aurait été inventée par un Maure nommé Sidi Koyel, de la communauté des Haal Pulaar. Il vivait à Boghe en République islamique de Mauritanie et on dit qu'il était fou. Le WANNGO est une danse de divertissement qui réunit toute la communauté villageoise sur la place du village ou dans un quartier urbain, le soir après dîner, même en saison des pluies.

 

Jeunes gens et jeunes filles entrent dans le cercle, un par un ou en couple, et dansent au son du TAMA (tambour d'aisselle) encouragés parles chants et les battements de mains. Certaines jeunes filles dédient ces danses à leur « petit ami » dont elles souhaitent ainsi faire l'éloge. Les adultes ‑ hommes ou femmes ‑ ne dansent pas le WANNGO, qui est principalement une danse pour les jeunes.

 

En 1974, rencontre avec un autre pays du Sahel, la Haute Volta où je fus invitée par le Centre Culturel Français. La nouvelle danse africaine commençait à prendre forme, puisque les Voltaïques l'avaient appréciée en tant que telle. En 1975, New York enfin, et pour la première fois, le contact avec le jazz et la danse moderne. Après avoir vu le travail d'Alvin Ailey, qui s'inspire des danses négro-africaines, j'étais plus que jamais convaincue d'être sur la bonne voie.

 

Étant moi-même Yoruba et Fon, je connais particulièrement bien les danses des régions forestières. Ayant vécu dans un pays du Sahel ( le Cap Vert ) et dans une région boisée (la Casamance), j'ai profondément perçu que la synthèse entre les danses du Sahel, axées sur les jambes et celles des régions forestières, axées sur les épaules et le bassin, me permettrait de concevoir un nouveau langage de la danse africaine. Bien que chaque région de l'Afrique privilégie la spécificité de ses danses et de ses coutumes, nous devons plutôt chercher ce qui les relie, en ce sens que chaque danse est l'expression d'un événement particulier de la vie.

 

Dans ce livre1, toutes les descriptions de danses donnent les mouvements de base qui caractérisent chacune d'elle, donnant naissance à des variantes et des enchaînements. Les danseurs sont libres d'improviser à partir de ces mouvements de base, selon leur talent et leur agilité. Toutes les danses démarrent par une introduction, un mouvement lent suivi d'un mouvement rapide et un blocage qui permet de reprendre la figure.

L'évolution est un phénomène naturel

« Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire de l'Humanité, ou même notre propre activité mentale, nous sommes immédiatement confrontés à un enchevêtrement infini de relations, actions et réactions, où rien ne demeure ce qu'il était, où chaque chose se transforme, devient autre et passe.»

(Friedrich Engels, Anti-Dühring, Introduction).

 

La danse africaine, elle aussi, évolue. Au moment où certains parlent de retour aux sources, ils crieront au scandale et me reprocheront de vouloir introduire des éléments étrangers dans la danse africaine. L'enquête sociologique de Christian Volbert : « L'avenir des danses traditionnelles en Côte d'Ivoire » (Arts d'Afrique Noire n° 29) me paraît importante, car elle est significative de l'effritement de la culture traditionnelle, au profit de la culture occidentale, phénomène qui affecte particulièrement les sociétés africaines. L'influence est là; les éléments étrangers s'insèrent que nous le voulions ou non. Un nombre de mesures doivent être prises pour contrecarrer cette tendance. Au lieu de laisser l'évolution se faire au hasard, nous, Africains pourrions la diriger et créer une danse africaine moderne. Ceci nous amènerait à reconsidérer la danse africaine traditionnelle dans un contexte urbain.

 

La tendance actuelle des ballets, qui ne sont en fait qu'une simple transplantation de « la brousse » sur scène, doit être abandonnée parce que la danse traditionnelle n'a de sens réel que dans son contexte socio‑culturel.

 

On dit souvent que les Africains sont spontanément et naturellement doués pour la danse, qu'il leur suffit de donner libre cours à leurs instincts. Et pourtant, depuis les temps les plus reculés, les jeunes gens se rendaient dans la forêt sacrée au cours de l'initiation précisément pour y apprendre les danses traditionnelles. Il est donc nécessaire de cultiver les tendances naturelles par un processus d'étude et un travail acharné.

 

De la synthèse des danses africaines (danse sahélienne – danse de la forêt) dépend l'intégration des différentes danses dans le monde : la danse afro-américaine, la danse européenne, dite classique, la danse hindoue. Cette synthèse trouve sa place dans une école de danse à vocation internationale que je dirige depuis sa création en 1977, c'est Mudra Afrique la Forêt sacrée des temps modernes.

 

La danse classique européenne présente un aspect double : d'abord un entraînement physique complet qui permet ensuite d'aborder des styles différents. De plus, « la danse classique comprend une quarantaine de pas, mais aussi, ce qui est plus important, une technique, c'est-à-dire un ensemble d'exercices dont le but est de rendre le danseur maître de son corps, comme le pianiste ou l'organiste, l'est de ses doigts et de ses pieds. » (Léopold Sédar-Senghor, brochure Mudra Afrique).

 

Une autre source d'inspiration est venue de la danse hindoue que les Africains ont appréhendée à travers le cinéma indien, de ses films d'amour et d'aventures toujours ponctués de scènes de danses traditionnelles. Les jeunes spectateurs sénégalais ont ainsi noté les pas, retenu les mélodies et les paroles, acheté les disques et les cassettes. Dans la seule région du Cap Vert, trois clubs sont spécialisés dans cette danse et l'on y voit des Sénégalaises, portant le sari, adapter des postures de star indienne.

 

Ce qui fascine les Africains, ce sont les gestes ondulés, qu'ils soient lents ou rapides, la mise en valeur de la beauté des mains et des pieds, les mouvements gracieux de la tête et du cou. Ils aiment cette musique où dominent flûtes et violons, ces airs mélodieux et rythmés, à la fois langoureux et vigoureux, érotiques et superficiels.

 

Mais les jeunes danseurs de Dakar et de Pikine n'ont pas étudié ce style uniquement pour imiter les Hindous, ils y ont trouvé une manière de danser à la fois exotique et familière, proche du style local. Si les gestes, la musique, le costume sont différents, il n'en demeure pas moins que l'élan, la vigueur, le plaisir sensuel sont africains.

Danse africaine et tradition

Le mouvement artistique dans lequel j'inscris mon propre travail, même s'il est profondément inspiré des traditions populaires, n'est pas un retour aux sources. Au contraire, le chemin que nous poursuivons est bien différent et volontairement tourné vers la vie citadine afin de tenir compte du contexte dans lequel nombre d'Africains vivent et se déplacent aujourd'hui : l'Afrique des buildings, l'Afrique des alliances internationales, des grandes contradictions… Nous ne voulons pas voir la danse noire assujettie, nous voulons qu'elle prospère librement comme un ferment vivant de la civilisation moderne. Nous voulons seulement qu'elle prenne la place qu'elle mérite. Ainsi, elle pourra jouer son véritable rôle de stimulation et de contradiction.


1 – Cet article est extrait de Danse africaine, Les nouvelles éditions africaines; Sénégal, 1984, et reproduit avec l'aimable autorisation de l’auteur.

Votez pour nous