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Cin�ma � Investigation |
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Article paru dans la revue ��Conscience de, Histoire, Filiation et Imaginaire��, juin 1990 Pour en savoir plus sur Alain Penso voir le site� L'Institut de la M�moire Audiovisuelle Juive Cin�ma et Monde juif�: http://www.imaj.be/images%20belges/films.htm � Sur la trace des Jud�o-espagnols L'identit� par l'image ou la transmission d'un pass� oubli� � Alain Penso � journaliste et chercheur en communication � � Le champ de ses recherches couvre le domaine du cin�ma et de l'histoire. Il a dirig� la revue Cin�ma des �v�nements � premi�re revue de cin�ma ouverte sur les autres arts ‑ et r�alis� deux films de recherche dans lesquels l'image participe au questionnement identitaire. Leur sujet a fait l'objet, en janvier 86, d'une importante communication, ��L'identit� par l'image��, dans le cadre d'un colloque d'anthropologie sur les pratiques langagi�res en situation interculturelle. � Ce texte se propose d'�tudier une m�thode d'investigation de la m�moire des communaut�s minoritaires en situation interculturelle en prenant pour moyen des films tout sp�cialement con�us � cet effet et constituant un r�v�lateur efficace. Ainsi par chocs r�p�t�s, par le biais de l'outil cin�matographique, obtient-on de l'enqu�t� quantit�s d'informations vou�es � l'oubli, si l'image n'�tait intervenue en tant qu'explorateur de l'inconscient. Cette technique � cin�matographique � peut �tre utilis�e dans tous les contextes culturels. Nous avons choisi ici, pour l'illustrer, la communaut� jud�o-espagnole dont le langage s'alt�re rapidement avec les ann�es et perd jusqu'� son identit� profonde au contact de la culture majoritaire du pays d'accueil. � Dans le cadre de la renaissance du jud�o-espagnol et des ateliers qui ont �t� cr��s depuis 1973, pour la favoriser, j'ai essay� de contribuer � celle-ci par l'utilisation de l'image. L'association � Vidas Largas � pour la d�fense et la promotion de la langue et de la culture jud�o-espagnoles a produit de nombreuses lettres et brochures pour mieux faire conna�tre cette culture d�autant plus minoritaire qu�elle est aussi minoritaire de la culture juive. � Les Jud�o‑Espagnols sont les descendants des Juifs expuls�s d'Espagne en 1492. Ils ont quitt� ce pays pour �viter la conversion et ont emport� la langue � commune aux Chr�tiens et aux Musulmans, tout une litt�rature orale � romances, proverbes, contes � ainsi que � le jud�o-espagnol calque �[1] ou ladino, langue liturgique et contrairement aux id�es re�ues, langue non-parl�e. Ces Juifs espagnols constitu�rent un v�ritable mus�e vivant de la langue espagnole. Un peu comme les Canadiens fran�ais constituent un v�ritable mus�e d'un ancien �tat de langue du fran�ais. Il va de soi que la langue de ces Juifs hispanophones, majoritaires dans les communaut�s juives de l'ex-Empire ottoman et du Maroc septentrional, allaient s'enrichir de nombreux emprunts aux langues des pays h�tes. C'est pr�cis�ment � la fois l'archa�cit� de cette langue et le grand nombre d'emprunts qui la feront qualifier par les autres de jud�o-espagnol. C'est approximativement vers 1620, l'espagnol p�ninsulaire poursuivant sa propre �volution, que ce jud�o-espagnol se sera d�finitivement distingu� de la langue p�ninsulaire. Bien s�r cette langue conna�tra encore diff�rents impacts, au point que l'on peut parler d'un jud�o-espagnol vernaculaire oriental ou djudeszmo et d'un autre occidental � Maroc � ou haketia. Vers 1860, ces vari�t�s de jud�o-espagnol vernaculaire conna�tront l'irruption de la culture fran�aise par l'interm�diaire des �coles de l'Alliance isra�lite universelle et se verront prises d'une v�ritable gallomanie galopante[2] qui donnera naissance � un nouvel �tat de la langue. C'est dire que les langues jud�o-espagnoles sont r�v�latrices de l'histoire m�me de leurs locuteurs, les Jud�o-espagnols. � Ces Jud�o-espagnols se sont r�pandus dans l'ensemble du monde � la suite de diverses �migrations ducs aux �v�nements dont furent le si�ge l'ex-Empire ottoman et le Maroc septentrional. Les descendants de ces immigr�s, particuli�rement en France et en Isra�l, reprennent aujourd'hui eux-m�mes leur destin�e pour un retour aux sources. C'est ici que j'interviens par mes films: � Le ciel de Jean soul�ve en fait le probl�me de la g�n�ration qui n'a pas re�u directement la culture du fait de la guerre qui a d�cim� la g�n�ration des grands-parents, ce qui en a fait des orphelins de parents et de culture. � Salonique ville du souvenir, ville de l'oubli fait remonter encore plus dans le temps, puisqu'il met essentiellement en sc�ne notre grand-p�re � tous, Enrique Saporta Y Beja auteur du dernier roman jud�o-espagnol, � El torno de la torre blanka �, d�c�d� le 4 d�cembre 1984. � Depuis longtemps j'avais commenc� de filmer Enrique Saporta en vue de ce film, mais son d�c�s nous a oblig� � recourir � d'autres moyens et particuli�rement � son in�galable collection de cartes postales de Salonique utilis�e tout au long de ce film. Le probl�me de la transmission de la cultureLe ciel de Jean est un film n�, dans une situation interculturelle, d'une irr�pressible envie d'exprimer un sentiment, une impression grandissante que je n'arrivais r�ellement ni � exprimer de fa�on satisfaisante, ni � localiser dans les centres d'int�r�ts qui m'animent, I'histoire et le cin�ma. Dans mes sentiments, mes paroles, je sentais un manque que je ne m'expliquais pas. Des mots �tranges de temps � autre se portaient � mes pens�es Que podemos azer agora � que pouvons-nous faire maintenant�? Un cri d'alarme dans une autre langue que ma langue maternelle, le fran�ais�: el djudio, la lingua de mi nona i de mi papou � la langue de ma grand�m�re et de mon grands-p�re. J'entendais cette langue dont je ne connaissais que tr�s approximativement l'origine... Cette impr�cision a longtemps entretenu des doutes, des troubles qui auraient pu m'amener par des chemins plus tortueux vers une compr�hension de mes origines. Seul un miroir pouvait me faire identifier mon trouble en renvoyant une image que je ne faisais jusque l� que me projeter dans un circuit ferrm�, �touffant, sans avenir pour une quelconque ��autocritique �. Le premier miroir a �t� une nouvelle publi�e dans la revue � Cin�ma des �v�nements �[3], Le ciel de Jean. Si l'�criture �tait symbolique et descriptive, il y manquait des personnages qu'on puisse saisir et que seul le cin�ma permettait de montrer, c'est ce qui a motiv� la r�alisation du Ciel de Jean dont le contenu s'est modifi� notablement au plan de l'identit�. Dans l'histoire de base, Jean n'est pas nomm�ment un � Jud�o-espagnol �, mais dans ses attitudes, dans son expression, il a gard� bien malgr� lui les traces, riches et ind�l�biles, de ses origines�: Jean entre dans un caf� et dit: � Je voudrais un caf�, un caf� avec un peu de lait �. Le gar�on est �tonn� et r�pond: � Un cr�me, quoi... � En jud�o-espagnol un cr�me ne peut pas se traduire, cela se dit � oune caf� kone oune poko de letche �. En effet Jean demande: � Je voudrais un caf� avec un peu de lait�,ce qui est la traduction de son � jud�o-espagnol �. Il faut souligner que ces constatations n'ont �t� possibles qu'avec du recul et surtout la cr�ation d'un autre film, tourn� lui, non avec de la pellicule cellulo�d, mais avec des pens�es, des opinions, des r�actions dont les ma�tres d��uvre sont et demeurent les spectateurs eux-m�mes. � Le film peut avoir une propri�t� autre que servir de support � une histoire �crite au pr�alable par des sc�naristes, vite achet�e, vite consomm�e par des spectateurs avides d'imaginaire. Il peut, et l'exp�rience avec Le ciel de Jean l'a prouv�, servir de r�v�lateur ou d'�lectrochoc pour faire surgir des t�moins de l'histoire, leurs souvenirs souvent trop profond�ment enfouis. En outre, la symbolisation de l'histoire, inconsciente, et heureusement �crite par l'auteur du film, favorise, de la part du spectateur, les r�ponses � des questions qui n'�taient pas ouvertement pos�es du fait de la perte presque irr�m�diable d'un pan de culture trop sp�cialis� pour faire l'objet de publications, trop encombrant pour permettre l'ultime assimilation � une sorte de Fran�ais moyen. Il n'est m�me plus possible pour certains de poser des questions sur leur propre culture, car ils ne poss�dent aucun �l�ment d'elle. Le questionnement suppose une connaissance minimum, si celle-ci, au si infime soit-elle, a disparu , la situation est dramatique. Mais il reste un espoir�: le film, qui intervient plus � l'int�rieur des �tres qu'� l'ext�rieur. La forme du film, normalement solidaire du fond, va faire jouer toute son autorit� pour tenter d'extraire de la m�moire du spectateur son souvenir, la conscience de son identit� oubli�e. Ces parcelles de culture vont s'ajouter, se multiplier pour donner naissance � un puzzle qui, petit � petit, se � reconstituera � jusqu'� ce qu'il ne manque plus de pi�ces n�cessaires � l'�laboration de questions. Le ciel de Jean[4], m'a amen� plusieurs r�ponses � des questions dont je ne soup�onnais pas l'existence. La symbolique interne du film m'a renseign� sur ce qui m'avait �t�, plus ou moins bien, transmis. En m�me temps elle a sond� les spectateurs de la m�me culture que la mienne qui ont r�agi en expliquant des images que je n'avais, jusque-l�, pas su expliquer. � L'analyse n'est pas pour le cin�aste la meilleure d�marche pour faire des films. I1 doit, et c'est fondamental pour les g�n�rations � venir, laisser une part de myst�re dans les intentions cr�atives qui constituent son cin�ma. Les membres des communaut�s � d�sidentifi�s � doivent faire eux-m�mes le film qui les interpelle, car m�me s'ils ont perdu leur culture, ils rec�lent une part non n�gligeable de cette culture dans leur inconscient. C'est la richesse de cet inconscient qui permettra � la communaut� enti�re de se r�v�ler et pourquoi pas, de se retrouver. Le ciel de Jean est un film de quinze minutes, c'est ce qui lui donne sa force. Il peut �tre projet� dans n'importe quelle circonstance et laisse place � l'expression orale dans son acception la plus humaine dans le sens � je sens que ... �, une note personnelle que chacun aura le d�sir d'ext�rioriser. La diffusion de ce film de courte dur�e est simple. Un long-m�trage, cela se comprend ais�ment, n'aurait pas cette souplesse. La culture retrouv�eSalonique ville du souvenir, ville de l'oubli a �t� tourn� en Vid�o 3/4 de pouce. La r�alisation en a �t� tr�s complexe, le � H�ros � de ce film �tant d�c�d� pendant l e tournage . Il a pos� en r�sum� des probl�mes historiques et moraux, deux mots qui ne cohabitent pas toujours tr�s bien, il fallait � la fois respecter une m�moire et l'histoire, ce qui n'est pas � priori facile. Je suis donc intervenu � titre personnel, le moins possible. La vision du film termin�e, je me suis aper�u que non seulement le film fonctionnait l� aussi en tant que r�v�lateur, mais qu'en plus, il r�pondait au premier film Le ciel de Jean sur les probl�mes de la transmission, en amenant des r�ponses que j'avais obtenues par des acteurs et protagonistes d'une histoire oubli�e qui avaient accept� de faire partie de ma famille le temps d'un film. � Le ciel de Jean[5] commence ainsi en voix off: � Lorsque j'�tais petit mes parents me parlaient espagnol et souvent je leur disais mais pourquoi ne me parlez-vous pas fran�ais ? Je ne connaissais pas l'origine de la langue de mon enfance. Je ne savais pas qu'elle venait de si loin... � La premi�re citation �crite sur l'�cran au commencement de Salonique ville du souvenir, ville de l'oubli[6] est un �l�ment de r�ponse � l'inqui�tude du premier film, sur le probl�me crucial de la transmission: � Jean r�vait des histoires de son grand-p�re sur sa ville. Lorsqu'il se r�veilla elle avait disparu et il ne restait plus d'elle qu'un vieux proverbe�: En este mundo sufrimos porke semos djidios, en el otro sufriremos porke no fuimos djidios�� � Dans ce monde nous souffrons parce que nous sommes juifs, dans l'autre, nous souffrirons parce que nous ne 1'avons pas �t� assez. � Le film est un document unique dont l'efficacit� en mati�re d'introspection historique est irrempla�able au moment o� il faut vite trouver quelles questions poser aux derniers survivants des communaut�s d�j� presque disparues. Le film trouve les mots parles images. Il permet d'aller plus loin parfois que les id�es �crites, il participe au questionnement direct de nos t�moins qui ont pris part � l'histoire de nos origines. � FILMOGRAPHIE � Le ciel de Jean (1982) Format: 16mm, Dur�e: 15 minutes avec: Henri Gruvman (Jean), Claude Merlin (le gar�on de caf�), Simon Penso (le marchand forain), Suzanne Penso (la m�re de Jean). Technique : Photo � Jacques Garfunkel, Montage � Carole Lef�bvre, Production � Didier Collin, R�alisation � Alain Penso. R�sum� : Jean d�couvre la voie de ses origines enfouies sous son ignorance. � Salonique ville du souvenir, ville de l�oubli (1985) Format : Vid�o 3/4 de pouce, Dur�e : 45 minutes. Avec : Enrique Saporta y Beja, Haim Sephiha, Estrella Aelion, Nick Saporta. Technique : Production � Vidas Largas/Action Cin�ma et Arts. R�alisation � Alain Penso R�sum� : Un pass� reconstitu� � l'aide de t�moignages et de cartes postales d'une ville ��d'autrefois � qui fut le refuge de juifs expuls� d�Espagne en 1492 par Isabelle la Catholique. � Estrella Aelion, son histoire (1984) Format : vid�o VHS, Dur�e : 5 heures. Avec : Estrella Aelion, Ha�m Sephiha, Irma Frances. Technique : Production � Vidas Largas, R�alisation � Alain Penso R�sum� : Estrella Aelion, 104 ans, dernier t�moin d'une culture perdue. � [1] � Le Ladino Tome I et 2 par HV Sephiha, �d. Hispanique, Paris 1973. [2] � Le jud�o-espagnol: Un si�cle de Gallomanie, Colloque de Montpellier, d�c. 1981, pp. 165 � 180. [3] � Revue Cin�ma des Ev�nements, n�3, mai 1981. [4] � Un film consacr� aux Jud�o-Espagnols par Haim Sephiha. Combat pour la diaspora n�13, 3e trimestre 1983. [5] � Par les langues de France 2, Centre de Cr�ation Industrielle ‑ Centre Georges Pompidou: r�f�rence � Le ciel de Jean et de Salonique ville du souvenir, ville de l'oubli, p. 51, Paris, nov. 1985. [6] � Voir l'excellent livret accompagnant la cassette du film �dit�e par Vidas Largas et Action Cin�ma et Art. Des textes critiques de Pierre Corcas, Valerie Fert et Line Rinaldi et de Haim Sephina permettent d'enrichir la pens�e sur le sujet. |
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