Machines A Sous Gratis
� L'Homme et ses images int�rieures

Atelier � Exp�rimentation

Article paru dans la revue ��Pratiques Corporelles�� n�124

Actes du colloque Corps qui danse, corps qui pense (Association Transit � Bordeaux - Mars 99).

�

DANSE ET INT�RIORIT�

UN ESPACE DE LA PENS�E/IMAGE

�

H�l�ne Mass� � Chor�graphe, danseuse, psychomotricienne et anthropologue

Avec le regard pertinent et complice de Catherine Barb� et Il�L Baz

�

�

Certes, le ma�tre parle presque exclusivement par images, car il sait qu'alors l�Africain l'�coute sans lassitude tandis que les id�es abstraites lui semblent s�ches et fatigantes. Mais qu'on ne s'y trompe pas : chaque image ou presque rec�le, comme un pi�ge, un symbole ; et derri�re le symbole, une id�e souvent complexe.[1]

�

��Soir de spectacle... Je me prom�ne sur le plateau au milieu des danseurs, ou plut�t mon attention, diffuse, se porte au dessus d'eux, l'oreille plus ou moins� d�plac�e entre eux...

C'est ainsi que commence une curieuse exp�rience. Un mouvement se dessine en moi, minuscule, une onde en huit est n�e dans mon bas-ventre, sans que rien ne l'ait annonc� ! Elle y a pris vie et y grandit, tant et si bien qu'elle m'envahit jusque dans la poitrine. Je ne cherche pas � lutter ; c'est totalement en harmonie avec l'�nergie que je continue de percevoir, qui sillonne les corps des danseurs, qui les tend ou les lib�re, les tord dans des postures �tonnamment fluides malgr� les n�uds qui intriguent l'�il, les fait exploser ou ralentir dans une presque immobilit�.

Elle s'�tend au dehors... Ext�rieurement, mon corps est pris d'un m�me huit, quasiment imperceptible. L'onde, elle, occupe tout l'espace de la salle ; elle se meut sans se soucier de la foule, sans m'emp�cher d'enregistrer les changements de lumi�re, les d�placements et la composition chor�graphique. Pr�sence indiscutable, elle me relie directement aux danseurs, de leur int�rieur au mien, elle parle � mon �me�: je suis subjugu�e par les �manations d'un monde qui m'atteint de plein fouet, comme porteur d'un message.

Une vive �motion s'empare de moi, car l'onde m'embrase le c�ur, son dessin se mue en volume anim� et oscillant, presque chatoyant ; j'en suis d�concert�e et ravie...��[2]

�

Voici comment Hsiu-Wei Lin nous traduit une s�quence de sa vie cr�atrice. Plus tard cette chor�graphe Ta�wanaise nous en dit plus sur sa danse[3]. Elle cherche � �tre les �l�ments de la nature et du cosmos, non pas � les repr�senter, mais � les faire vivre � travers elle et ses danseurs. Elle cherche ��dans son r�ve int�rieur�� et est partie de la sensation ��du feu dans son ventre���!�

Nouvelle v�rification de mes intuitions sur l�existence d�une pens�e radicalement diff�rente de celle que l�on privil�gie g�n�ralement en Occident� une pens�e qui n'a pas besoin des mots, mais s'insinue et s'inscrit litt�ralement dans, ou � travers, le corps-�me. Une pens�e inaccessible � l'explication causale, difficile � retranscrire dans son enti�ret� avec notre langue habituelle ; impossible de prouver ce dont on est si intimement convaincu !

Pourtant... L'onde en huit du mouvement de la vie avait exist�, rep�rable, tel le ruban de M�bius repr�sentant ��l'�change dynamique permanent entre le moi - int�rieur - et le monde - ext�rieur -. Si je le parcours avec la main, sans changer de face, je passe de l'int�rieur � l'ext�rieur puis � nouveau � l'int�rieur... Il y a un point o� le ruban se tourne et o� l'int�rieur devient l'ext�rieur. � ce point pr�cis, il n'y a plus de diff�rence.��[4] Le propos de la chor�graphe me confirmait qu'il y avait un lien entre ce que la danse exprimait et ce que j'avais re�u comme message.

On peut penser en images et les images peuvent �tre des pens�es. Il se produit un ph�nom�ne du m�me ordre quand nous prenons conscience du sens que rev�t une co�ncidence � un ph�nom�ne synchronistique[5] � ; non pas ��une simple acquisition d'information ou celle d'une connaissance, elle est plut�t une exp�rience v�cue qui touche le c�ur autant que l'esprit. Elle nous semble �tre une illumination d'une grande clart� en m�me temps que quelque chose d'ineffable - une fulguration pour employer l'expression de Leibniz ; (...). La pens�e discursive ne se r�v�le que tr�s peu dans cette r�alisation du sens, car le "sens", dans le contexte dans lequel l'emploie Jung, n'est pas du tout la m�me chose que l'ordre de la pens�e discursive qui se fonde sur un ordre math�matico-logique. La r�alisation du sens est un saut quantique dans la psych�.��[6]

Sorte de condens�, dans lequel tient une foule d'informations, cette pens�e agit avec puissance, m�me si ses effets ne sont pas rep�rables imm�diatement. Elle serpente au sein de r�seaux d'images inconscients, pour resurgir � la faveur d'�v�nements pr�cis, permettant de cr�er des liens entre diff�rents aspects de notre vie, d'�largir le champ de nos perceptions et celui de notre conscience.

La composition chor�graphique

Le fil conducteur ou narratif du chor�graphe est plus proche du sc�nario po�tique ou pictural, parfois cin�matographique, et para�t souvent de prime abord, incoh�rent ou en tout cas sans lin�arit� compr�hensible... Or le syst�me de pens�e qui lui est aff�rent proc�de plus par contigu�t�s, mises en parall�les, ruptures apparentes, ou superpositions, touches... que par raisonnements lin�aires. N'est-ce pas li� � l�essence de ��l'imagination du mouvement��[7] dans son d�roulement et dans ses processus d�expression ?

Lors de la construction d'une chor�graphie, des images s'impriment subitement et nous dictent une direction, ou une organisation : telle s�quence ne peut pas �tre plac�e apr�s telle autre, les qualit�s de l'ensemble sont de tel ordre et non de tel autre... La tapisserie prend soudain des reliefs en volume, comme si certains motifs devaient s'en extraire et se d�tacher du fond.

La saisie de cette globalit� ne peut s'expliquer au d�part. On dira : ���� ne peut pas �tre autrement��, ��je le vois��, ��je le sens��, ��c'est juste�� etc. Formules qu'un esprit trop cart�sien ne saurait valider...

Ce n'est que plus tard que le chor�graphe pourra �ventuellement d�fendre sa vision, selon les crit�res de l'analyse d�ductive, par un effort de transposition de son exp�rience. Ou simplement, en explicitant le d�roulement de sa d�marche. Le chor�graphe agit comme un �crivain, comme un peintre, un menuisier, un architecte ou un cin�aste... Et cela n'exclut nullement le raisonnement ou la construction plus lin�aire.

La r�f�rence du cin�ma

Tarkovski, le cin�aste,�aime op�rer par all�gories, m�taphores et comparaisons. ��J'aime confronter l'inconfrontable. La confrontation des choses qui semblent impossibles � rapprocher suscite une pens�e profonde et imag�e...��[8]. Et � propos du montage, Tarkovski poursuit : ��Monter un film correctement, sans fautes, trouver la variante id�ale du montage signifie ne pas emp�cher l'assemblage des sc�nes s�par�es, car tout se passe comme si elles se montaient � l'avance toutes seules. � l'int�rieur des sc�nes vit une loi qu'il faut ressentir pour effectuer, en s'y conformant, le collage et les coupes de tels ou tels plans (...)��

Selon lui, L�assemblage des parties d�pend de l'�tat int�rieur du mat�riau�; il faut saisir le sens, le principe de la vie int�rieure des morceaux film�s.

C'est une recherche, et, comme l'exprime ce cin�aste dans la suite de l'entretien, elle peut �tre douloureuse et n�cessiter du temps... Lorsque le film semble ne pas tenir debout, ne poss�der aucune unit�, aucun lien int�rieur, aucune implication, aucune logique. ��Et soudain, un beau jour, quand nous avons trouv� la possibilit� de faire encore une, la derni�re, interversion d�sesp�r�e, le film est n�. Le mat�riau est devenu vivant, les parties du film ont commenc� � fonctionner en corr�lation, comme si elles �taient unies par le m�me syst�me sanguin ; (�)�[9]

C'est d'une pr�cision extraordinaire !

Le chor�graphe agit comme sur une table de montage

Ainsi en va-t-il de l'assemblage des s�quences dans�es, que l'on peut comparer aux plans du cin�ma, malgr� des diff�rences significatives, puisque l'�criture des mat�riaux, et leur ordonnance, se traitent dans une contigu�t� de temps, avec des remodelages possibles en permanence. Les s�quences ont une vie int�rieure dont on a per�u la justesse lors des improvisations, puis dans leur d�veloppement ; l'organisation finale de cette s�rie d'images se fait par l'interm�diaire d'une loi de corr�lation entre les mouvements int�rieurs de chaque partie, loi dont nous ne sommes, au bout du compte, que les t�moins... nous exprimant sur le m�me mode que la langue des images.

Le chor�graphe a besoin de r�aliser les images qui le hantent voire qui le malm�nent[10] en un mat�riau incarn�, accessible aux autres. La personne du danseur, �me et corps, est ce mat�riau. Encore faut-il qu'il y ait un ordre dans tout cela, clairement per�u par des tiers� La mise � distance � celle du spectateur face � une �uvre quelconque, que le chor�graphe devra mettre entre son �uvre et lui, m�me, surtout, s'il en est l'interpr�te � permettra d'y parvenir, d'�crire des formes.

La composition chor�graphique est comme ces rides mouvantes cr��es � la surface d'une mare par les mouvements des araign�es d'eau qui s'entrecroisent en dessinant d'infinies figures qui ravissent les sens.

Les mots ?

Il s�agit de resituer certains termes plut�t que d�en donner une d�finition in�vitablement partielle, en revenant � leur source �tymologique, en les juxtaposant, en les associant, et dans la perspective de ce que j�avance ici[11].

�me/Psych�

Ce concept m�rite un petit d�tour par la Gr�ce Antique, aux �poques pr�c�dant la version platonicienne, notre h�ritage, de l'�me prisonni�re du corps.

La psuch� repr�sente non pas l'�me au sens m�taphysique moderne, mais le souffle, la force vitale. Chez Hom�re notamment, le principe spirituel unique que nous appelons �ME n'est pas encore diff�renci�, ni formul�e la croyance en sa divinit�. Sch�matiquement, chez l'homme vivant, d�pourvu d'�me au sens moderne, les actes et le corps vivant sont mus tour � tour par les entrailles, le c�ur (comme si�ge des sentiments et des passions, des �motions, des pens�es), ou la poitrine pour les �tats d��me�

L'�me ainsi con�ue se promenait dans le corps, au gr� des humeurs du h�ros.

Chez les Chinois, le Qi, les souffles, est la force existentielle qui pr�side � toutes les mutations dans le corps humain, tant sur le plan macroscopique que sur le plan microscopique. Dans la forme ancienne de l�id�ogramme Qi, ce sont des vapeurs qui montent de la terre et vont former, dans le haut, la couche des nuages. Une forme plus moderne, plus compl�te, loge un grain de riz dans la volute des souffles. Ce sont alors les vapeurs qui s��l�vent du grain cuit chaud qui est l� pour tenir la place de l��tre essentiel.

Corps

Ce que l'on nomme commun�ment corps n'est pas r�ductible � l'enveloppe charnelle, la fronti�re entre corps et �me/psych� n'est pas imperm�able.

L'�volution des notions d'�me et de corps dans la civilisation grecque � ou du moins de ce que l'on en conna�t � et, par cons�quent le rapport entre l'�me et le corps, proc�de par agglom�rations successives, non par substitution : les anciennes conceptions coexistent avec les nouvelles � travers les diff�rentes p�riodes, de l'�ge hom�rique � la p�riode classique rationaliste. Cette relation entre l'�me et le corps est �troitement li�e au ph�nom�ne religieux et son �volution suit celle de la relation entre hommes et dieux chez les anciens grecs.

Les d�couvertes de l'arch�ologie semblent prouver qu'avant les temps hom�riques, yuch et swma �tant dans un rapport d'identification, entre psych� et s�ma ne r�side aucun antagonisme foncier : l'une n'est que le corr�latif de l'autre. Psuch� aussi bien que s�ma peuvent signifier ��vie��.

Image

Rapprochement avec eik�v :

� Image, ic�ne, d�o� �galement portrait - image r�fl�chie dans un miroir - simulacre, fant�me - image de l'esprit.

� Ressemblance, similitude.

Rapprochement avec Eidos, de eid�, voir, savoir (idole)�:

� forme � beaut� � id�e.

Mircea Eliade a montr� combien l�image appartient � la substance de l�humain � reli�e au mythe, au symbole et � la pens�e symbolique, pr�c�dant le langage et la pens�e discursive. Le symbole r�v�le les aspects de la r�alit� les plus profonds, les plus secr�tes modalit�s de l��tre, inconnaissables par d�autres voies que la sienne. C�est sa fonction de nous faire conna�tre l�envers d�une r�alit� qui se manifeste dans les r�ves mais aussi dans toute production de l�imaginaire.

Notre culture nous a sensibilis� � attendre essentiellement de l'image une expression visuelle. Or, l'image se servant de tous les organes des sens, mettra en jeu la totalit� de l'interface entre l'entit� humaine et l'ext�rieur. Une image peut fort bien ne pas avoir de forme mais une odeur, cette derni�re mettra alors en jeu un ensemble d'images qui auront avec elle un rapport de similitude.�Chacun peut se souvenir de telles exp�riences : marchant sur un trottoir, une odeur vient flatter mes narines et soudain m'emm�ne ailleurs, dans un souvenir, ou dans un paysage parfaitement �tranger... alors que ma conscience elle-m�me n�a peut-�tre pas identifi� le parfum� Mais cet ailleurs dans lequel nous plongeons par le biais d'un sens prend soudain corps associ� � d'autres sensations, � des sentiments voire � des pens�es.

Pens�e

La pens�e rationnelle a rel�gu� la pens�e mythique dans les marges de la Raison. Toutes les tentatives de th�orisation trop r�ductrices parviennent � diss�quer et � �tiqueter mais ne font qu�ass�cher une mati�re, en occultant l�essentielle dynamique.

� l�instar de Condillac, au lieu de distinguer et de s�parer les fonctions sensibles et les fonctions intellectuelles, nous pourrions faire d�river les fonctions d�entendement et de volont�, par la composition entre sensations d�origines diff�rentes. ��La vivacit� de la sensation est la racine de l�attention, dont nous pouvons faire d�couler toutes les facult�s intellectuelles���

Dans le syst�me cart�sien lui-m�me existe l�intuition du lien qui r�unit les deux p�les, physique et psychique.

��La pens�e africaine s'articule autour du rythme et de la danse. Ce que tu ne peux pas dire, chante-le. Ce que tu ne peux pas chanter, danse-le. � partir de l'�motion, la pens�e va �tre forte ou faible, profonde ou l�g�re. Selon le poids de la situation, le poids de l'�motion, tout ce qui s'articule autour, va se marier au poids de l'�motion.��[12]

Espace francophone

Mon propos se limite au domaine que je connais le mieux, celui de la danse contemporaine, dans l'espace culturel europ�en et plus particuli�rement francophone. D�autres milieux, ceux du Rap et du Hip Hop r�v�lent peut-�tre d�autres rapports au corps, au social, � l�environnement, mais je connais mal ces milieux.

La pens�e/image

�

�

"Ne faut-il pas induire que, dans son expression, la pens�e chinoise, d�s qu'elle s'�l�ve un peu plus haut, est de nature strictement po�tique et musicale�? (...) Aussi, dans les �coles o� a fleuri la pens�e la plus profonde, a-t-on pu se proposer comme id�al d'enseignement v�ritable et concret un enseignement sans paroles."[13]

�

Pens�e/image et pens�e orientale

Par pens�e/image, il faut entendre cette facult� de laisser les agencements se faire, selon un mode qui recoupe celui de la pens�e orientale... familier de deux artifices de la pens�e�: l'embrassement de l'analyse et la circularit� du d�veloppement, il proc�de du g�n�ral au particulier, d'une vision globale � l'examen attentif des d�tails.

Souvent, avant m�me d�entamer une chor�graphie, je vois certaines sc�nes se mettre litt�ralement en mouvement, comme un tableau anim�. Cette perception globale me transmet une atmosph�re, des espaces, des directions, des qualit�s d��nergie, mais nullement le d�tail des gestes. En p�n�trant dans l�improvisation tout en demeurant branch�e int�rieurement sur le tableau, les �l�ments du puzzle vont progressivement voir le jour et les paysages �tre d�frich�s. Il va falloir perdre un temps la vision premi�re, puis, plus tard, jouer sur un constant aller-retour entre l�image/intuition d�ensemble � qui �ventuellement se nuance et se diversifie - et les images/fragments qui la recomposent ou l��voquent dans la danse.

Cette pens�e n'est pas le propre d'une seule cat�gorie de gens. Nous sommes nombreux -�souvent m�me � notre insu - � vivre et � jouer sur le clavier des diff�rents niveaux de pens�e et de conscience.

�criture chor�graphique et calligraphie

La substance m�me de la danse, le mouvement, trait� comme une mati�re, fait en principe le propre de la danse contemporaine.

Indissociable de l�improvisation, cet aspect primordial permet de laisser le corps entrer dans des formes nouvelles. Tout � coup, le corps se met � �pouser, � habiter des formes qui paraissent avoir attendu ce moment pour se mat�rialiser, sans que notre volont� y puisse vraiment quelque chose si ce n'est d'accepter. Nous sommes acteurs mais cela nous d�passe, pareils � des plongeurs qui se confient au courant d�un fleuve[14]... Observer et m�moriser les �v�nements qui adviennent et qui servent l�intention premi�re.

C'est ��la valeur esth�tique de ces formes en elles-m�mes��[15] qui est reconnue (serait-ce l� ce qui nous fait d�raper lorsque les formes se d�tachent progressivement de leur dialogue avec l'int�rieur ?). L'improvisation nous fournit l'occasion d'aller explorer une ambiance, de rentrer dans un �tat, de l'amplifier, et de le porter vers un paroxysme. Le d�roulement de la danse n�est plus alors conditionn� par un agencement �raisonnable de codes mais par ce qui conduira le mouvement en des lieux inconnus...

Cette exploration de la mati�re fonctionne par embo�tements successifs, � la mani�re des poup�es russes. Dans la r�p�tition d'une s�quence de gestes, l�un d�entre eux nous captive, qui nous entra�ne dans une nouvelle direction�; nous d�veloppons une s�rie de gestes/mouvements ayant des qualit�s (spatiales, rythmiques, formelles�) similaires, etc. Ainsi s'�labore une arborescence de s�quences, rattach�es les unes aux autres et au point d�origine par des sauts ou des rebonds cons�cutifs.

� partir de l'improvisation sur un th�me ou une qualit� de mouvement, se cr�ent des rencontres, des modules, qui entrent en relation � distance dans une simultan�it� ou un d�calage. La conscience doit appr�hender en m�me temps ces diff�rents �v�nements et l'�il form� � l�esth�tique classique occidentale a souvent du mal � relier ces modules�; ils peuvent, de plus, �tre associ�s avec un temps musical qui ne colle pas � la danse, qui a son ind�pendance et ses propres modes de composition. Ainsi, la musique et la danse, le chor�graphe et le compositeur, entrent dans un dialogue gr�ce auquel ils d�terminent ensemble l'importance, les influences et les rapports qui fondent la composition finale.

Dans l��criture qui d�coule de ce travail sur la mati�re, la coh�rence n'est pas assur�e par un encha�nement de pas identiques pour tous, mais par un rapport de correspondances.

�

La langue chinoise[16], ph�nom�nologique, connue pour son expressionnisme, rend avec une pr�cision concr�te et g�n�ralisable les aspects de la r�alit� int�rieure d�une personne. Mat�riellement un texte se pr�sente comme une suite de signes ind�chiffrables qui font surgir une foule d'images. Les id�ogrammes sont des interm�diaires privil�gi�s entre l'id�e et l'image. Chacun, en effet, dou� d'un pouvoir embl�matique propre, trouve une sorte de limitation de sa signification par la simple association avec un autre id�ogramme. Ces couples s'encha�nent les uns les autres. A la fin d'une �nonciation, on parvient � cerner un ph�nom�ne, un th�me, un sujet, un peu de la m�me mani�re qu'un cin�aste de talent, en concevant des plans et en les encha�nant parvient � exprimer avec une rigueur imag�e ce qu'il voulait nous dire.

��Or la pens�e et la langue chinoise s'efforcent de faire comprendre des instantan�s de la r�alit� qu'on vise � d�crire. L'important, c'est le mouvement qui lie ces instantan�s entre eux. Ainsi dans une phrase chinoise l'essentiel est ce qui relie les caract�res entre eux ; c'est donc ce qui ne sera pas dit ou �crit. Dans la m�me perspective, on a pu dire que dans la musique ce qui est important ce sont les silences.

Les id�ogrammes sugg�rent le mouvement de la r�alit�, mais ne peuvent pas en �tre, malgr� les images concr�tes qui les composent, une repr�sentation parfaite et exhaustive.

Les ma�tres chinois le savent si bien qu'ils usent avec la plus grande libert� du langage. C'est comme un moyen de transport que l'on abandonne quand on est parvenu � destination. Pr�tendre atteindre je ne sais quel fond de la r�alit� par le langage, c'est vouloir continuer � tra�ner sa barque apr�s avoir franchi la rivi�re et que le sentier continue sur la terre ferme.��[17]

Po�sie et imaginaire

Le po�te ne fait rien d�autre, qui s'appuie imm�diatement sur les images, leurs d�ploiements et leur exploration. Bachelard dans son ��enqu�te sur les songes et les po�mes�� d�signe l'imagination comme ��une activit� directe, imm�diate, unitaire. C'est la facult� o� l'�tre psychique a le plus d'unit� et surtout o� il tient vraiment le principe de son unit頔.[18] Chaque po�te en nous proposant son invitation au voyage met en marche une r�verie dynamique, ��une vie imaginaire qui aura de v�ritables lois d'images successives, un v�ritable sens vital. Les images mises en s�ries par l'invitation au voyage prendront dans leur ordre bien choisi, un mouvement de l'imagination.�[19]

Ce mouvement ne sera pas une simple m�taphore. Nous �prouvons effectivement en nous-m�mes la mobilit� et la vie int�rieure des images, le plus souvent comme un all�gement, comme une exaltation � poursuivre le r�ve enchanteur.

Image � mouvement et imaginaire

��Phil�mon, ainsi que d�autres personnages de mon imagination, m�apport�rent la connaissance d�cisive qu�il existe dans l��me des choses qui ne sont pas faites par le moi, mais qui se font d�elles-m�mes et qui ont leur vie propre. Phil�mon repr�sentait une force que je n��tais pas. En imagination, j�eus avec lui des conversations et il dit des choses que je n�aurais pas pens�es consciemment. Je per�us tr�s exactement que c��tait lui qui parlait et non pas moi. Il m�expliqua que je proc�dais avec les pens�es comme si je les avais cr��es moi-m�me, alors qu�� son avis elles poss�daient une vie propre, tels des animaux dans le for�t, des hommes dans une pi�ce, ou des oiseaux dans les airs�: �Si tu vois des hommes dans une pi�ce, tu ne pr�tendrais pas que tu les as faits ou que tu es responsable d�eux�, m�enseigna-t-il. C�est de la sorte qu�il m�apprit petit � petit l�objectivit� psychique, �la r�alit� de l��me�.��[20]

�

Parlant d�image il n�est pas seulement question de l�image visuelle � laquelle notre culture occidentale fait le plus souvent r�f�rence. Il s�agit de l�image telle que C. G. Jung l�a d�finie puis d�velopp�e dans la notion d�Imagination active, et dont certains auteurs � G.�Bachelard, B.�Tesseydre, I.�Kieser Elbaz � ont poursuivi l�exploration.

C. G. Jung pensait ��que le r�ve se poursuivait continuellement dans l�inconscient, mais que le sommeil et la cessation compl�te de l�attention aux choses ext�rieures �taient n�cessaires pour que le conscient puisse l�enregistrer. C�est pourquoi le premier pas, en imagination active, est d�apprendre � voir ou � entendre le r�ve � l��tat de veille.��[21]

Contenu charg� de sens, qui se superpose � la r�alit�, lui donnant une coh�rence et un ordre,� l�image est directement reli�e aux sensations, et l�on ne peut parler de v�ritable image tant que celle-ci n�est pas reli�e � un affect[22]. ��...C'est un produit qui a en soi une unit�, avec son sens particulier. L'image est une expression concentr�e de la situation psychique globale, (...) Cette constellation r�pond, d'une part, � la cr�ativit� propre de l'inconscient et, d'autre part, � l'influence de l'�tat momentan� de la conscience..��[23]

� partir des informations capt�es par les sens, commence l�aventure de l�image... L�odorat, le toucher, la vue, l�ou�e et le go�t sont les officiants-guides qui nous permettent d�entrer en contact avec le monde environnant et avec les zones inconnues de notre monde int�rieur. La ��r�alit� physique objective��[24] laisse place � l�ailleurs d�une autre dimension, celle de la ��r�alit� psychique objective��[25].

Les images int�rieures ��sont fond�es, pour la plupart, sur l'�coute attentive des �lans et des sensations int�rieures qui s'organisent pour donner naissance � des mondes � ce sont les images � lesquels cherchent une �chapp�e vers la lumi�re de la Conscience, le plus souvent gr�ce � un m�diateur sans lequel leur mise en sc�ne serait difficile. C'est pourquoi la notion de repr�sentation est ici � prendre au sens large, comme m�taphore mais aussi comme mise en spectacle. Nous pouvons aller jusqu'au bout en cr�ant de v�ritables repr�sentations th��trales de nos univers intimes. Nous pourrions au moins les �crire sous forme de sc�nario. Ce serait une forme de c�r�monie, un retour moderne aux c�r�monies animistes. (�)Nos images ont besoin de se repr�senter. C'est pour l'�tre humain une n�cessit�imp�rieuse.��[26]

Le propre de l�image est d��tre vivante et agissante, c�est dire que sa puissance a un impact dynamique sur notre mani�re de percevoir la r�alit� et d�y �voluer. Lorsque l�image agit, le mouvement na�t, rep�rable au travers du remugle des �motions. L'image suit son chemin hors de la dimension du temps.

L�image a un but et une finalit� que la conscience n�appr�hende pas nettement. Sa confrontation avec les images lui ouvre le r�seau des forces int�rieures et inconscientes pour l�enrichir.

� propos ! �

D�o� nous vient cette n�cessit� d�expliciter une telle �vidence�: un corps qui danse est un corps qui pense�? Il y a peu encore la fuite des danseurs ou praticiens du corps devant les th�oriciens, penseurs, et autres critiques a permis tous les discours� Au bout du compte, il est facile de nous laisser d�finir/circonscrire par les autres en restant dans la tour d�ivoire de nos pratiques et de nos sensations�: � quoi bon parler, � quoi bon de gloser, � quoi bon th�oriser�? Rien ne vaut la pratique, la danse elle-m�me ne serait que pratique� ? Circule un vieil adage qui veut que le cr�ateur (!�) ne peut pas r�ellement parler de sa cr�ation, qu�il doit laisser ce discours aux autres/spectateurs et ou critiques/analystes� Certes�! Mais�

Ce Mais, cette insatisfaction sous-jacente, me mobilise actuellement[27]. L�institution Culture elle-m�me nous maintient dans notre enfermement � coup de dualismes divers et vari�s� �tiquet�s artiste cr�ateur ou p�dagogue, amateur ou professionnel� � laisser dire sur nous et de nous, le discours est rarement la repr�sentation de ce que nous vivons�!

Nous avons � t�moigner de nos processus de mise en mouvement et d��criture, nous avons � oser notre identit�.

Je parlais d��vidence et de corps/�me. C'est � dessein que j'emploie les deux mots. Pr�tendre d�battre avec pertinence sur l��tre psychique tout en �tant chor�graphe, par exemple, est suspect pour l�establishment Danse autant que pour celui de la Psychologie. Il faut croire que cela d�note un manque de professionnalisme - voire, un manque de talent� Le cloisonnement qui persiste entre les diff�rents milieux et disciplines semble un des reflets de ce contre quoi nous nous �levons tous�: la dualit� raisonnante corps/esprit.

Je suis convaincue quant � moi qu�il existe une continuit� �tonnante entre les mots du corps et ceux de la psych�; il s'agit ��d'�tats diff�rents d'une m�me mati�re, des exp�riences vivantes qui se r�alisent � des niveaux diff�rents � [28].�On songe aux diff�rents �tats de l�eau�: liquide, solide, gazeuse.

Cette continuit� ne s'obtient pas gr�ce � un habile arrangement de concepts mais par l'�coute et la prise en compte totales du t�moignage d'une personne de ce qu'elle vit dans tous les espaces qu'elle occupe.

�

La danse nous appara�t souvent comme ��un �boulis de mots, d�pourvus de sens pour l��il non exerc�.��[29]�

Pourtant elle est comme la po�sie et la musique, ��la concentration intense de ces multiples oscillations int�rieures qui tendront � se joindre pour se cristalliser, afin que naisse et se d�veloppe la forme. Et ce qui se situe "entre les lignes" est non moins significatif de la forme que ce qui est clairement exprim�.��[30]

Le mouvement de la danse est une calligraphie, une �criture prenant racine dans le corps et se d�ployant dans l�espace.

�



[1] � Introduction � Ka�dara, r�cit initiatique Peul, rapport� par A. Hamp�t� B�,� Unesco et Association des Classiques Africains, 1968

[2] � J�assistais au spectacle The Back of Beyond (L�envers de l�au-del�) de Hsiu-Wei Lin, pr�sent� � Poitiers en mai 1992.

[3] � 16 mai 92, �Rencontre exceptionnelle�, lors de Passages au M�ridien, organis�e par Oui, Avec Plaisir, Poiters. Avec G�rard Gourdot, Lucia Latour, Hsiu-Wei Lin, Margaretha Asberg, Susan Buirge et Laurence Louppe.

[4] � KIRYUHO (art martial japonais), document de pr�sentation, 1987.

[5] � "Le concept fut utilis� par C. G. Jung afin de d�signer la co�ncidence porteuse de sens ou encore une correspondance entre deux ou plusieurs �v�nements. Il peut s'agir de la co�ncidence entre un �v�nement physique et un autre psychique non reli�s entre eux par une relation causale, ou encore d'�v�nements se manifestant sous forme similaire en des endroits diff�rents."

M. L. Von Franz, R�ves d'hier et d'aujourd'hui, Albin Michel, 1992, p 197.

Cf �galement sur cette notion :

Il'L Baz, Notion de synchronicit�, Facult� Libre d�Anthropologie de Paris (FaLAP), 1994.

H. Reeves, M. Cazenave, P. Soli�, K. Pribram, H.-F. Etter, M.-L. Von Franz, La synchronicit�, l'�me et la science, Albin Michel, 1995.

[6] � M. L. Von Franz, in La synchronicit�, l'�me et la science, opus cit�, p 175.

[7] � Emprunt � G. Bachelard�!

[8] � B. Amengual, Tarkovski le rebelle : non-conformisme ou restauration ?, in Positif � Revue de cin�ma, n� 247, octobre 1981.

[9] � A. Tarkovski, De la figure cin�matographique, Positif � Revue de cin�ma, n� 249, d�cembre 1981.

[10] � L�enthousiasme, la tension et l�appr�hension m�l�s dans ces rondes d�images qui nous tiennent le jour et la nuit, ces obsessions qui parfois m�me nous travaillent au corps au point de nous rendre malades�

[11] � Je voyage pour une bonne part dans les �crits de Catherine Barb�, notamment Du mythe de M�d�e aux peurs contemporaines, Th�se, FaLAP, 1996.

[12] � Basile Dj�dj�, �crivain et formateur, interview pour Danse et espace de l�Image, m�moire, H�l�ne Mass�, FaLAP, 1996.

[13] � M. Granet, La pens�e chinoise, Albin Michel, 1988, p 24 et 73.

[14] � Dans ma pratique de la danse, je me sens tr�s proche de ce que Marc Guiraud expose de sa Danse Singuli�re�: �J�ai moi-m�me tr�s t�t avanc� l�hypoth�se des relations que mon approche de la danse entretenait avec le r�ve �veill�.� In Pratiques Corporelles N�121, Marc Guiraud, La Danse, entre extr�me et quotidien, p�20.

[15] � J. Martin, La danse moderne, essai traduit de l'am�ricain par S. Schoonejans et J. Robinson, Actes Sud, 1991.

[16] � Comme la langue Arabe ou l�H�breu ancien.

[17] � J Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vall�e, Aper�us de m�decine chinoise traditionnelle, Maisonneuve, p31, 32, 33.

[18] � G. Bachelard, L�air et les songes, essai sur l�imagination du mouvement, 1943, Poche, p.�149.

[19] � G. Bachelard, Ibid, p. 6 et 7.

[20] � C.G. Jung, �Ma vie� � Souvenirs, r�ves et pens�es, Gallimard, 1973, p. 213.

[21] � Barbara Hannah, L�Imagination active, conf�rence donn�e � Zurich le 25/09/67.

[22] � Affect : ensemble d��motions et de sensations que l��tre enregistre comme une ambiance, une humeur particuli�re.

[23] � C.G. Jung, Les types psychologiques, Georg �d. S. A., Gen�ve, 1986, p 433.

[24] � C. G. Jung.

[25] � Id.

[26] � Il�L Baz, L'Anthropoth�rapie � fin de si�cle / de la psychanalyse � son d�passement, FaLAP, 1996.

[27] � Il semble que je m�inscris dans le sens d�un mouvement plus g�n�ral, en tout cas dans le courant de la danse contemporaine � Cf des publications r�centes comme le journal L�ART-trose, ou certains d�bats au sein du GERMS.

[28] � Il�L Baz, L'Anthropoth�rapie � fin de si�cle / de la psychanalyse � son d�passement, FaLAP, 1996.

Cf. du m�me auteur http://www.faculte-anthropologie.fr, in Hommes et Faits, Une soci�t� de l�image, Images et repr�sentations, La m�lancolie, une plong�e salvatrice.

[29] � Andr�e Chedid, Textes pour un po�me 1949-1970, in �La po�sie, le po�me�, Flammarion, 1987, p 120.

[30] � Marie Wigman, Le langage de la danse, �d. Papiers, 1986.

Votez pour nous