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Introduction au rituelNovembre 1979Une femme consulte parce que son fils se livre à d’étranges comportements : depuis un endroit précis de sa chambre, il passe la main sur les murs, faisant ainsi tout le tour de la pièce. Si on l'empêche d'accomplir ce rite il fait des cauchemars et ses journées sont très difficiles. Il demeure anxieux durant les 5 à 6 jours qui suivent. En revanche quand on le laisse faire, il demeure calme durant 5 à 6 jours. Il n’y a pas de rythme apparent dans l’apparition de ces rites. Pourquoi ne laisserait-on pas l'enfant en paix et libre d'accomplir ses gestes répétitifs avant chaque coucher ? Si le rite consistait à gratter quelques tickets de « Millionnaire » cela pourrait ne pas trop léser son insertion dans le monde. L’enfant a 11 ans à l’époque et on sait tout de même que de tels rites peuvent conduire à plus ou moins long terme à une véritable dissociation de la personnalité. De plus, l'enfant se livrait à ces comportements singuliers depuis l'âge de 4 ans et on peut s’étonner d’une intervention aussi tardive des parents. L’inquiétude de la maman est légitime car ces formes comportementales s’accomplisse dans une atmosphère étrange, même si dans l’apparence, tout paraît normal. En fait, la maman évoquera quelque chose comme « une absence » pour caractériser cette atmosphère étrange qui accompagne le rituel. Cela fait penser à une altération de la conscience, sans qu’il s’agisse pour autant d’une apparition d’un noyau psychoïde. C’est ce que soupçonnerait un psychologue. J’ai une petite idée sur ce qui se passe et surtout sur ce
qui pourrait aider cette mère. Le travail sera mené avec la personne chez qui l’enfant vit. C’est la mère. C’est aussi celle des deux parents qui est la plus engagée avec lui dans un espace projectif. Les parents ont entamé une procédure de divorce et tous deux sont d'accord avec le projet. Au cours des séances qui vont suivre je vais m’efforcer de rapporter les faits à leur finalité, pour découvrir le but des gestes étranges de l’enfant. Dans un premier temps, je m’accorde la possibilité de m’en tenir seulement au témoignage de la maman. Je ne cherche pas à savoir ce que l’enfant veut dire, cela ne nous apprendrait rien car cela le tiendrait hors de ce savoir qui demeurerait très cérébral. La maman me dira plus tard que c’est ce qu’elle était venue chercher : comprendre ce qui se passe. Je pose à la mère la question suivante : « Supposant que ces gestes soient nécessaires et vitaux pour votre fils, qu'essaie-t-il de faire qui lui soit si salvateur ? » J’encourage la mère à être plus vigilante et, prenant un peu de distance, à observer soigneusement ce qui se passe. Elle s’est donc fait le témoin attentif et scrupuleux de ces scènes bizarres sans effaroucher l’enfant. Il apparaît très vite que le rituel surgit chaque fois qu'elle-même se trouve confrontée à un espace vide, une incertitude sur sa vie future, et ceci malgré son plaisir et sa satisfaction à découvrir un nouvel espace de liberté, après son divorce. Elle flotte entre deux sentiments, deux tendances aussi puissantes l’une que l’autre. Cela va et vient, plaçant la conscience devant une sorte de vide, une vacance de l’âme et une très grande incertitude. Cela peut se traduire par une hésitation, une banale fluctuation dans le choix de l'ameublement d'une pièce. Mais ce peut aussi être une plus grave indétermination liée à son travail. Dans la ligne de cette première observation et établissant un lien entre ses états d’âme et le rituel, elle s'étonna de ce que ce dernier se présentât de façon identique quel que soit l’intensité de ses doutes et incertitudes. On peut aussi se poser la question sur le début des « crises » : cela fait tout de même sept ans que ça dure ! Cela fait sept ans qu’elle songe à divorcer. Tout se passe donc comme si une sorte de trame se noue entre deux êtres, selon un canevas précis mais dont l’explication échappe à la raison. Le seul point commun que la mère a trouvé est cette angoisse poignante qu'elle ressent quand tous ses repères deviennent vains. S’il y a un lien apparent celui-ci demeure qualitatif. Il n’existe rien de factuel, rien de quantifiable entre ces états d’âme d’une mère prise de détresse et ce geste irrationnel accompli par son enfant. L'enfant semble mû par une force qui prend sa source dans l'angoisse maternelle. C’est d’ailleurs ce que cette personne se dit dès qu’elle constata les premiers synchronismes entre son état intérieur et l’apparition du rituel. Or, une telle formulation nous conduit droit à l'un des grands dogmes de la psychologie moderne : l'enfant vit tout un temps dans la mouvance affective de la mère, il partage avec elle un espace fusionnel dont il cherche peu à peu à se dégager. La psychologie moderne raisonne en terme de dépendance de l’enfant aux adultes. Et s'il s'agissait d'autre chose ? Partant d’un principe qui m’est cher, j’expose à la mère un autre point de vue. Supposant que ces gestes accomplis selon un rituel précis et irrépressible rétablisse un équilibre, une harmonie de la façon la plus économique qui soit, il convient alors de se demander ce que l’enfant cherche à contourner. Il existe peu de carences dans la vie humaine mais beaucoup de pléthores. Acceptant aussi un principe anthropologique cher à Robert Jaulin selon lequel tout ce qui se dit autour d’un événement doit d’abord faire référence à la vérité des acteurs, je me dis qu’il peut, dans ce cas, exister deux vérités : la première établie par la maman constatant un lien entre elle et le rituel; la seconde faisant du rituel un phénomène nécessaire et fondamentalement équilibrant – même si, à terme cela pouvait conduire à une psychose. Il s’agit donc de mettre en relation ce vide que la mère doit affronter au dedans d’elle et ce que l’enfant puise dans l’accomplissement de cette étrange déambulation. Est-ce que la mère évoque ses doutes avec son enfant ? Non, elle ne le fait pas, craignant de l’inquiéter beaucoup plus. Je lui suggère de le faire, comme ça, pour dialoguer, pour permettre peut-être à son fils de mettre des mots sur des perceptions subtiles et incertaines. Une activation qui leui permettra un temps de vivre entre deux civilisations, celle du rituel et celle de l’écrit, de la raison, la nôtre finalement. Échangeant avec la maman, j’évoque ensuite la forme des gestes accomplis, un cercle fermé partant de la porte de la chambre, je me dis que cette scénographie a peut-être pour but de circonscrire un espace clos, sécurisant, qui l’isole d’un autre monde dont il ne peut gérer le chaos. La circonscription aboutit à une première mise en ordre dans un espace qu’il connaît. L’autre monde, celui des ses parents, est trop chaotique. L’enfant ne dispose d’aucun moyen pour y apporter un semblant d’ordre. Le vide, sûrement perceptible, que la maman doit parfois traverser ne fait qu’exagérer l’impression d’un chaos, un lieu de non-vie. Je maintiens donc auprès de la mère ma proposition de parler de ses doutes mais, en outre, de dire à son fils comment elle les affronte, de la manière la plus simple et la plus honnête possible. Manière de transmettre à celui-ci un modèle de sa mise en ordre, même si, pour elle c’est encore instable. Même si, de son avis propre, elle ne mettait rien en ordre, elle n’en continue pas moins de vivre, d’agir et de régler les problèmes quotidiens. Ce qui importe pour le parent, dans ce cas, n’est pas de comprendre ce qui se passe, ce n’est pas de poser des mots sur des signes aberrants ou suspects mais de laisser les faits advenir sans les craindre. L’enfant saura y puiser un modèle d’action ou de réaction qui sera inscrit dans la réalité physique des adultes, sa réponse au désordre deviendra un point d’union entre lui et les autres. Ce que le rituel ne permet plus. La circumambulatio créant deux champs distincts : celui de l’ordre et celui du chaos. Ce qui finirait par conduire l’enfant à « inventer » des moyens de défense de plus en plus féroces. Et cela le conduirait sûrement conduit à la psychose. (Du Un – le cercle fermé, au Multiple – le réseau social, il y a une équation psychique qu’il sera possible d’aborder autrement.) Décembre 2002Donner une fin à cette histoire c’est préciser que si la maman était venue pour comprendre, elle finit par s’emparer des propositions qui lui étaient faites et dont elle comprit intuitivement la portée sans toutefois pouvoir y mettre le moindre mot issu d’une théorie préfabriquée, faite d’abord pour ceux qui observent. (La maman était, à l’époque, psychologue, directrice d’un centre pour enfants en difficulté…) L’important dans cette histoire n’est pas tant de rapporter un « fait clinique » sur le mode classique de la psychologie clinique, mais d’introduire une question : et si les rituels des premiers humains avaient reposé sur les mêmes substrats psychiques ? Pour comprendre l’esprit dans lequel vivaient nos lointains ancêtres, les archéologues se mettent aussi à tailler des silex, cherchant à recréer le geste le plus juste qui les rapproche des formes finies de ces anciens… Nous approfondirons prochainement la question. |
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