Rencontres avec nos images intérieures | |||||||||||||||
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La moitié des mots dont nous nous servons n'ont aucun sens, et de l'autre moitié chaque homme comprend chaque mot à la mesure de sa folie et de sa vanité.
Jozef Konrad Korzeniowski, Alias Josef Conrad, 1857-1924, écrivain pessimiste, voyageur de l'absurde | |||||||||||||||
A propos de Transe...Le Droit est né de la nécessité de protéger l'Homme contre ses propres excès et de préserver ainsi l'Ordre de la Nature. Puis, cette étape franchie, les cités organisant peu à peu une vie qui n'était plus confondue ni soumise à la Nature, il fallut créer un Droit qui protégeât l'Homme contre les excès de sa propre communauté. C'est dans ce lit de la Justice que naquit la Conscience, cette "fine pointe" de l'âme qui assure à l'Homme son humanité, son élan vers les cimes de la vie, sa soif de conquête et de savoir. Mais la Conscience gît aussi au faîte de la Liberté et de l'Exil, cette fleur spirituelle du soufisme. Liberté, car l'Humanité devenue Conscience planétaire ne peut plus régresser dans les abysses de l'aliénation à des dieux, des maîtres, des prêtres, des gurus, des tyrans ou des héros, tous épris du pouvoir. La Liberté, c'est le chant de la Hourie, figure de proue des vaisseaux fendant l'Océan à la conquête des Eldorados du Nouveau Monde. Les navires de l’âme ont appareillé, proue fantôme pour les regards aveugles qui scrutent vainement les horizons de leur territoire de suffisance. La Liberté, c'est Houria ! ce cri d'agonie du guerrier mort, libéré des contraintes de sa cuirasse. Liberté est Libération, pouvoir de dire Non ! La Liberté se conquiert dans le courage de la négation, la puissance de cette volonté repoussant les chaînes de l'aliénation, fussent-elles celles de l'amour, de la parenté ou bien de l'instinct. Liberté est dignité, puissance de poser sans ciller son regard sur le monde.
Si l'Homme Planétaire doit conquérir sa Liberté à dire « Non ! », il doit le faire en tout et jusqu'au bout. Jamais la nécessité d'une morale planant au dessus des plaines désolées de la guerre et du sang n'a été aussi présente. Et l'Homo Europeanus doit avoir la capacité et le courage de dire Non aux conventions, au rites aliénants, aux morales et à ces règles de savoir-vivre qui n'eurent d'autre effet que d'apprendre à mieux tuer en étouffant les cris de douleurs des mères perdant leur enfant. L'on dira : « Mais si l'on libère ainsi l'Homme de toutes les conventions d'antan qui forgèrent la civilisation, la barbarie envahira le monde... Regardez le Nazisme, les guerres en Afrique ! » Pour ces raisons, évidence de la bonne conscience européenne, l'on maintint l'esclavage en France jusqu'en 1848, aux États Unis jusqu'en 1865, au Maroc jusqu’aux environs de 1938. L’on tue en Bosnie, en Tchétchénie, comme on le fit avec les juifs durant la Shoa. » Jésus nous apparut il y a si longtemps ! Il y eut des conscience bien-intentionnées, chrétiens sûrement pour prétendre que ces êtres (les esclaves) à peine humains auraient sombré dans le désespoir le plus cruel devant tant de liberté. En Australie, terre devenue chrétienne par la grâce de la puissance du feu, jusqu'en 1968, les Aborigènes n'étaient pas classés comme humains mais dans la catégorie "faune et flore". Pourtant, rien n'est plus puissant que le ciment humain, le béton de la communauté, l'acier du genre. Quand les esclaves furent libérés ils se fondirent dans le maelström des tribus humaines et l'humanité, quoique tardivement, gagna en dignité. La Liberté est un but, la Libération un combat, notre état présent est celui de la prison de l'âme, de l'exil de la conscience sur les terres de la normose. Sans que nous osions vraiment nous l'avouer, les conditions contemporaines de la vie urbaine nous plonge dans un profond désarroi et dans la nostalgie des villages d'antan. "Cliquetis du cancan des clochettes du cab." (James Joyce - Ulysse) Une telle nostalgie forge les mots de notre bonne conscience, ceux de nos aliénations. La Liberté ne se gagne ni dans la haine ni dans l'oubli mais dans la mémoire, le courage et la dignité du Pardon. Nous devons d'abord accepter nos chaînes, nos maîtres et notre exil dans cet enfer sur terre, en l’assumant. C'est du fond de leur déportation sur la terre américaine que les esclaves Yoruba, originaires d'Afrique, se mirent à chanter et à battre tambour dans l'espoir d'une liberté nouvelle. Elle leur sera accordée quatre siècles plus tard. Dans la vaste Bahia de todos Santos, le 1er novembre 1501, Amerigo Vespucci ne sait pas qu'il vient de créer les mots d'un mythe au sens paradoxal. Sur cette terre du Nouveau Continent, débarquent des hommes et des femmes venus d'Afrique qui créeront les rites du Candoublé et de la Macumba. Dans leurs chants et dans leurs danses, métissage de christianisme et des religions africaines, l'appel aux dieux résonnera comme une plongée du corps, enchaîné dans les espaces d'une terre mythique, ailleurs, dans les interstices de la psyché. Les tambours de la Liberté hurleront leur douleur, la nostalgie, mais aussi l'espoir, cette passion pute qui permet encore de rire sous les ciels les plus sombres. L'Homo Europeanus, et tous ceux de la planète, sous le joug de la civilisation sont enchaînés, déportés en des lieux inouïs, inconnus, lieux d'où viendra bientôt le rythme percutant des tambours de l'avenir. Nous sommes tous des esclaves ! Esclaves de la ville, déportés hors des murs rieurs de nos gîtes d'enfance, exilés dans la violence des villes qui jettent leurs tentacules immenses sur les terres des chevaux fous de nos souvenirs. La liberté bucolique et virgilienne n'est plus, disparue au fond du gouffre du progrès et de la civilisation, noyée dans l’anonymat des bibliothèques.
Alors ! Que du fond de nous naisse le cri de notre identité, l'appel lancé à notre dieu lointain ! Que les Tambours de la Liberté portent notre corps à l'unisson des voluptés, contraintes de nos ancêtres, morts en déportation, en exil, en prison ou plus banalement dans les méandres de la morale et du bien-penser. Enchaînés aux espaces étroits de la matière et de la ville gigantesque, il nous reste des terres immenses, des planètes, des univers entiers à conquérir, ce sont les eldorados de l'âme, terres à jamais vierges pour cette tranche d'humanité. Champ d'énergie qui attendent les sangs futurs.
Cette danse que je pratique, c'est l'hymne à Orixa, le dieu Africain qui écarte les bornes du temps et de l'espace, c'est la fête de la Liberté. C'est le Candoumblé de la Conscience, la bamboula de l'âme. Cette danse, c’est la Houria danse ! Le mode oriental de penser est familier de deux artifices de la pensée : l'embrassement de l'analyse et la circularité du développement. Ce mode de penser ne procède pas par analyse dialectique, qui laisserait le raisonnement procéder en fines touches de détail jusqu'à soupçonner l'ensemble, mais par accès immédiat à la généralité des données d'un problème, dans un regard embrassant. Puis la pensée se développe comme le vol de l'aigle, en spirales successives qui rapprochent peu à peu l'œil du but choisi. Posée au sol, l'aigle consentante se transforme en tortue scrutatrice, minutieuse et systématique.
Y a-t-il une relation perceptible, immédiate entre la danse, la "transe" et les bouleversements planétaires contemporains ? Question saugrenue ! Aucun historien, aucun politologue, aucun philosophe, aucun théologien ne pourrait répondre autrement que par un haussement de sourcils… Il est une petite entité humaine, que la civilisation a créée, une vermine jetée dans le grand désert de la vie, qui sait sans avoir besoin de connaître, qui peut tout résoudre sans jamais maîtriser un art ou une technique. ... Au Pérou je fis une rencontre qui aviva en moi de vieux souvenirs d'enfance calés dans la mémoire comme des chancres.
Dans la région de Cuzco, au pied de la Cité mythique des Incas, dans un paysage d'immensités semi-désertiques, je rencontrai un brujo. J'attendais devant la porte de sa maison. La rencontre avait été longuement préparée par des amis ethnologues indigènes. Nous avions marché sur les flancs d'une montagne où l'on imagine mal qu'il puisse se trouver un village. Il s'assit sur un banc de bois, me fit signe de faire de même. Seule une bouse de vache séchée s'offrait à mon regard. Les autres avaient déjà leur séant posé sur des sièges du cru. Je posai mon auguste paire de fesses sur ce coussin confortable. Consistance d'une bonne mousse, juste assez souple pour s'enfoncer mais ferme à la pression — à breveter. Il posa un bout de tissu sur ses genoux. La loque n'avait plus d'âge, elle était au delà de toute saleté. L'étoffe dépliée, la Coca sacrée apparut, mêlée de quelques autres plantes que je ne reconnus pas, peut-être des fleurs de Camomille. D'ailleurs je m'en foutais complètement. Il fit précautionneusement son mélange de cendres et de Coca qu'il se mit à mâchouiller. J'ajoutai au lot posé sur ses genoux mon propre tribut de plante royale achetée au marché de Cuzco. Si vous essayez un jour le mélange que mon brujo était en train de consommer, achetez-vous également un bon cautère pour les brûlures de la muqueuse. Là-bas ils ont la bouche blindée au nickel. Peu à peu il s'anima, je posais ma question sur mon avenir évidemment. Il répondit brièvement par des phrases courtes immédiatement traduites par mes intermédiaires quechouas. Un double sentiment me prit à ce moment. Mon esprit critique était troublé par la banalité des propos, leur platitude époustouflante. Mais je ne pouvais pas me départir d'une impression d'étrangeté, de présence immédiate, comme fantomatique. En même temps que j'analysais ces propos, que j'en faisais le tour avec promptitude, quelque chose de plus puissant s'insinuait dans mon esprit, dans ma tête, dans ma poitrine. J'eus vraiment la sensation d'être infiltré par une autre pensée, sans mots. Cela parlait en moi, faisant naître des images d'avenir d'une précision inouïe. Chaque image était nimbée d'émotions qui en faisaient un monde, une lucarne penchée sur un infini qui prenait corps et semblait m'appartenir. La « chose » me frappait de sens, elle imprégnait ses lettres dans ma mémoire, y gravait sa marque indélébile, y plaçant des paysages, des visages, des couleurs, des saveurs, des odeurs connus de moi seul. Mon corps se transformait en un parchemin sur lequel une plume fluide gravait son message. Maintenant encore, je me souviens de ce moment avec une précision étonnante. La lumière du jour, la qualité et la clarté de l'air. J'ai souvenir de l'odeur du cloaque immonde que nous avions dû traverser pour arriver chez lui. Cela rassemblait à toutes les puanteurs des déchets humains. Comme si le passage à gué des égouts du village constituait un saut initiatique suprême. J'entends encore le caquetage des poules, je ressens mon sourire à l'idée que ces gallinacés parlent poule et non quechoua, les cochons si maigres que l'on se demande si on les élève pour sculpter des pipes dans les os ou pour faire des lacets avec leurs tendons...
... Je revois ces matins de printemps de mon enfance quand la 'hdjouze Beïdja descendait de la montagne pour faire sa tournée des villages. L'air encore frais à cette hauteur était plein des senteurs des fleurs qui éclatent dans leur vie brève avant que le Sirocco tueur ne vienne figer toute vie sous une chaleur de plomb. Dans ces endroits, c'est un court moment de joie que la Nature offre aux humains, comme pour leur porter quelque message d'humilité. Les verdeurs et les chants d'oiseaux du printemps y sont fugaces. C'est souvent à ce moment que les bergers austères s'éveillent à une joie communicative. Beïdja sortait de sa tanière tous les ans au mois de février. Sa première visite était pour notre mechta, sa tribu. J'étais son enfant favori, son protégé, parce que j'étais né un jour sacré et cela suffisait à l'octroi de mes privilèges. Le caractère tabou de cette femme de notre tribu rejaillissait sur moi, me conférant un pouvoir ambivalent. Je pouvais aller partout où je voulais et ce privilège dura jusqu'à ce que j’eus douze ans environ. Mes propres parents étaient souvent impuissants à me sanctionner. Je leur tenais tête car je savais que je pouvais me réfugier dans la famille de la 'hdjouze où je bénéficiais d'une immunité totale. J'appris même à menacer ma mère des foudres de Beïdja si elle me frappait. L'immunité avait cependant un envers, les adultes me craignaient. Je mis peu de temps à m'en apercevoir. Dans quelques coins obscurs de la communauté, je subissais souvent l'envers de mon pouvoir. Ma mère elle-même avoue encore cette crainte qui demeure vivace après tant d'années. Cette crainte m'a rapidement cloué dans un univers désertique car en dehors des moments heureux que je passais sur le dos de Beidja ou assis entre ses cuisses ou à genoux près d'elle à écouter, observer ce qu'elle faisait, si j'étais l'être de tous, j'étais seul. Mon unique ami était un berger chaouïe qui faisait la transhumance. Je le voyais donc par intermittence quand sa tribu passait dans la région. Parfois plus d'une année passait sans que je le revoie. J'attendais. J'attendais Bouzid. J'attendais Beïdja. Ma vie se déroulait ainsi sur plusieurs temps. Il y avait le temps de Bouzid, aléatoire mais puissant, sauvage. Il y avait le temps de Beïdja qui me conférait une sécurité et un amour que je ne saurais vraiment décrire, un sentiment d'assise inouïe. J'habitais aussi le temps des autres mais ce n'était pas le mien. Je le subissais.
"Dans mon cas particulier, un effort, prolongé pendant des années, pour vivre dans le costume des Arabes et me plier à leur monde mental m'a dépouillé de ma personnalité anglaise: j'ai pu ainsi considérer l'Occident et ses conventions avec des yeux neufs. ... Mais comment se faire une peau arabe ? Ce fut, pour ma part, affectation pure. Il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est difficile ensuite, de le convertir à une autre. Ayant dépouillé une forme sans en acquérir de nouvelle, j'étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed. Le résultat devait être un sentiment d'intense solitude accompagné de mépris non pour les autres, mais pour tout ce qu'ils font. " Je me retrouve dans ce sentiment de solitude et de mépris dont parle Lawrence d'Arabie. (Les sept piliers de la sagesse)
Dans mon cas à moi, je n'eus ni la peau d'un berbère, la vie et les circonstances politiques m'ont ôté cette possibilité, ni la peau d'un occidental. Ma fréquentation du chaouïa Bouzid me valut d'enfiler une tunique de sauvage et de rester un être mystérieux, impalpable et doué de la soif sanguinaire des chasseurs. Ismaël vêtu de la peau de bête du chasseur. Ismaël exilé par son père aux confins du désert dans le « pays du néant ». J'étais de partout, de toutes les familles mais je n'appartenais à personne, je n'étais de nulle part, qu'un être transparent. Je n'avais ni foi ni loi que celle de mon corps et celle de Beïdja qui me guérissait quand ce corps décidait lui aussi de vagabonder. Je suis une tribu de nomade. Ma mère disait que je n'étais ni dieu ni diable, quant à ma nourrice, la fille de Beïdja, elle m'avait surnommé Shaïtan (Satan). La sacralité de Beïdja me dota de cette crainte révérencieuse qui était l’écho du rôle qu'elle tenait dans cette société austère. Beïdja dansait, contait des poèmes de sa composition, jouait sa musique et ses pièces de théâtre. Enfin elle guérissait et prédisait l'avenir. Elle était souvent appelée pour diriger les grandes cérémonies de la communauté : des partages de terre, la recherche d'un meurtrier, le mariage d'un enfant... Beïdja était une sorcière et j'eus le grand privilège d'être son enfant et disciple favori. Sa connaissance parfaite des terrains de l'au-delà lui conférait ce pouvoir mystérieux fait de fascination, de respect mais aussi de crainte et de rejet. Bouzid était un paria, un berger chaouïe austère et sauvage. Il m'apprit l'usage des plantes, la manière de domestiquer les animaux. Il m'enseigna beaucoup de recettes plus ou moins magiques, plus ou moins cruelles, momifier un chat ou une chouette, par exemple. Apprêter les viscères d'un écureuil, ou fabriquer des parfums, confectionner des "yeux de biche".
Maintenant encore, en plein civilisation, au milieu de mes semblables, je perçois les mêmes choses. Aucune attache ne me lie à quiconque. Je ressens très fort en moi l'appel des autres. Je ne suis pas un ascète. Et pourtant rien ne me lie, ne me convainc ni ne me soumet. Je perçois aussi cette crainte que j'éveille chez les autres, crainte faite parfois de respect, parfois de méfiance. Le destin de Beïdja pèse sur mes épaules mais je m'en fous maintenant totalement. Que m'importe la solitude du sorcier, cette peur née d’une odeur d'au-delà que je traîne avec moi. L'aigle m'est une compagne agréable qui m'aide à survoler le champ de la vie sans contaminer mes semblables de mon chant de mort. Sauf ceux qui m'approchent de trop près. Beïdja m'apprit cet art subtil, cette magie. " ... pour l'absorber en moi-même, par quelles voies je m'efforçai progressivement de changer non plus les choses, mais ma propre personne, comment enfin je m'entraînai à remplacer l'élémentaire invisibilité attachée à la cape magique par l'insensibilité de l'initié qui tout en possédant la connaissance, demeure constamment méconnu, voilà ce qui pourrait former la véritable trame de l'histoire de ma vie " ( Hermann Hesse , Enfance d'un magicien). ... Elle posait son tamis sur une aire qui avait été au préalable soigneusement nettoyée. Elle étendait d'abord son châle qui servait de tapis pendant la cérémonie. Sur le grillage du tamis, elle versait le contenu d'un sac qu'elle tenait toujours près d'elle, même en dormant. Le blé s'écoulait lentement. J'entends encore ce bruit étrange de liquide qui se déverse sur un grillage métallique, comme un suintement d'âme. Déjà, l'autre, face à elle, est saisi par ce geste auguste, mystérieux, dangereux même tant son destin lui paraît lié à la pluie de blé. Dans un autre sac, des pierres blanches, nacrées. Des pierres ordinaires mais aussi des pierres de vie. L'usure y a laissé des traces étranges qui respirent. Je passais des heures entières à scruter le moindre détail, à plonger dans les veines de la pierre comme en autant de fleuves rafraîchissants. D'ailleurs je n'avais pas autre chose à faire qu'à me perdre dans ce dédale étrange. Peut-être cela fait-il partie de l'initiation des jeunes sorciers ? L'attente ! Pas une attente de quelque chose, une attente de rien, l'exploration minutieuse et attentive des horizons vides, d'où rien ne surgira jamais. Un troisième sac venait enfin vomir son contenu sinistre et de triste augure. Ces pierres là faisaient un bruit sourd de cadavre qui tombe quand elles s'échouaient sur le tamis. Noirs, ces cailloux insignifiants hérissaient pourtant le poil de chacun. J'appréhendais ce moment, n'osant plus regarder le « client ». J'entendais son âme gémir, elle poussait de petits cris aigus, des cris déchirants de terreur, si pointus si fins si pitoyables que j'ai la chair de poule chaque fois que le son atteint mon corps. C'est le cri que l'âme doit pousser devant le danger, face à l'inconnu. Je ne sais pas ! En la présence ineffable d'un monstre tapi dans les recoins de notre histoire. Le visage impassible des « clients » de Beïdja ne trahissait jamais rien de ces troubles profonds qui agitaient les viscères. Ces hommes et ces femmes étaient les fruits du roc, il se confondaient avec la montagne. C'est derrière la falaise de ces visages que perlaient les sueurs de l'âme. J’appris à scruter les visages, sans les regarder, dans ce pays c'est une insolence. Je vis des formes qui exprimaient les profondeurs des êtres se trouvant à mi-coulisse de mon regard d'enfant. Je vis, derrière ces beaux visages, les stigmates des humeurs, les tornades de passions, les joies de l'amour, les torpeurs de la vie, les nostalgies qui suintent des quotidiens inhabités. Pendant que Beïdja me pétrissait les mains, je dévisageais ses interlocuteurs, par en-dessous. La chaleur de sa peau sèche m'était comme une ancre dans l'océan des sentiments qui se peignaient sur la toile parcheminée des visages montagnards. Puis les mains s'emparaient du tamis, l'agitaient pendant que des lèvres s'écoulait une mélodie alanguie, un bruit de guimbarde, stridulent, tendre, grinçant, un son de viscère. Les mains, ces magnifiques mains aux doigts auréolés de héné, tournaient dans le blé, d'un mouvement continu, agaçant, puis saoulant, confondant. Une voie parlait alors, des lèvres de Beidja s'égrenaient des perles de mots, des volutes de phrases. La musique ondule encore dans la mémoire et je suis capable de répéter, de chantonner ces mélopées sensuelles et violentes dont je ne connais ni les mots ni le sens. Beïdja ne buvait pas. C’était un parchemin. Quand elle dansait, ses mouvements avait la grâce et la souplesse du temps qui s'écoule dans les fleuves impassibles. La sève de la Nature s'écoulait dans ses veines, rendant gracieux chacun de ses mouvements. La route de ses mains dans le blé, à contourner les pierres blanches, à heurter les galets noirs, était sinueuse et paisible. Cette valse des doigts de héné dans les couleurs sable-blanches-noires entraînait une sorte de rêverie, nous plongeant dans une douce langueur qui servait de hamac aux balancements de l'âme des participants. En cet instant où la conscience s’échappe, euphorique, je ressentais un trouble étrange, cette infiltration en moi de paysages inconnus que je ne connaissais pas mais qui avaient des airs de familiarité.
Ce même trouble m'atteignit dans la maison du brujo de Cuzco.
Je ne comprenais jamais ce qui m'arrivait, je me laissais bercer par une marée d’images impersonnelles qui semblaient vibrer pour l’autre... Un jour, ce fut à mon tour d'être son client. J'avais douze ans. La guerre qui déchirait mon pays semblait ne pas avoir meurtri notre mechta mais j'en ressentais la blessure profonde. Déjà j'étais atteint par cette fièvre qui enflamme mon corps par moments et qui me tord le ventre. Je revis les doigts gantés de rouge parcourir des vallons profonds, des collines gorgées de blé. Je me blessai déjà aux pierres déchiquetées de mon futur. Quelques monts faits de pierres blanches m'arrêtèrent en chemin, saluant mes détours d'un cri de joie. J'y retrouvai les longs fleuves tranquilles dont les eaux puissantes et fraîches avaient baigné mon enfance. Je m'abritai quelques instants à l'abri des gorges fraîches taillées dans le marbre des murailles de la vie. La musique de lointains violons m'atteignit, comme pour m'aider à passer, à savourer une dernière fois les paysages brûlants du désert. Beïdja, du geste simple des êtres immédiats scella mon destin pour plus de cinquante ans. J'entends encore le bruissement souple de ses lèvres qui égrènent le comput de ma vie. Trois ans après cette cérémonie, je fus arraché à mon pays, à ma mechta. La loi des Hommes en avait décidé ainsi, des contingences politiques avaient eu raison de la raison humaine. Douze ans plus tard, en France, une vision me réveilla en pleine nuit. Beïdja était morte, écrasée sous la branche gigantesque d'un acacia centenaire. L'arbre s'était fendu en deux, une partie avait servi de bras fatal au destin. Je sus immédiatement qu'elle avait succombé de cette mort ainsi dévoilée. J’appris plus tard, lors d'un pèlerinage au pied du même arbre que ce que mes yeux avaient vu à mille lieux de là recoupait très exactement la réalité... J’étais maintenant seul, définitivement ! A l'ombre du titan végétal, sans émotion, je notai simplement que l'essentiel de ma vie d'enfant et de jeune adolescent s'était déroulé à cet endroit, sous la coupe bruissante de cette flèche que la Nature dressait encore vers le Ciel, en complicité avec lui. L'immobilité de ces seize années de vie me foudroya. Ce fut un enseignement qui dure encore. Tout s'était déroulé dans un espace circonscrit par la surface d'un tapis de prière. Beïdja m'apprit à ne rien connaître, à tout survoler, être en dehors de tout comme une enveloppe de verre, à communiquer à tout instant avec la source des fleuves de vie. Je n'ai pas tout retenu de ses enseignements. Je sens parfois, au meilleur de moi, qu’elle est toujours là.
Illel Ibn 'l Baz (fils de l'Aigle), alias Illel Kieser
Mauvezin le 20/10/00 — Première édition, Paris le 27/07/91 | |||||||||||||||
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