Rencontres avec nos images int�rieures | |||||||||||||||
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La moiti� des mots dont nous nous servons n'ont aucun sens, et de l'autre moiti� chaque homme comprend chaque mot � la mesure de sa folie et de sa vanit�.
Jozef Konrad Korzeniowski, Alias Josef Conrad, 1857-1924, �crivain pessimiste, voyageur de l'absurde | |||||||||||||||
�A propos de Transe...Le Droit est n� de la n�cessit� de prot�ger l'Homme contre ses propres exc�s et de pr�server ainsi l'Ordre de la Nature. Puis, cette �tape franchie, les cit�s organisant peu � peu une vie qui n'�tait plus confondue ni soumise � la Nature, il fallut cr�er un Droit qui prot�ge�t l'Homme contre les exc�s de sa propre communaut�. C'est dans ce lit de la Justice que naquit la Conscience, cette "fine pointe" de l'�me qui assure � l'Homme son humanit�, son �lan vers les cimes de la vie, sa soif de conqu�te et de savoir. Mais la Conscience g�t aussi au fa�te de la Libert� et de l'Exil, cette fleur spirituelle du soufisme. Libert�, car l'Humanit� devenue Conscience plan�taire ne peut plus r�gresser dans les abysses de l'ali�nation � des dieux, des ma�tres, des pr�tres, des gurus, des tyrans ou des h�ros, tous �pris du pouvoir. La Libert�, c'est le chant de la Hourie, figure de proue des vaisseaux fendant l'Oc�an � la conqu�te des Eldorados du Nouveau Monde. Les navires de l��me ont appareill�, proue fant�me pour les regards aveugles qui scrutent vainement les horizons de leur territoire de suffisance. La Libert�, c'est Houria ! ce cri d'agonie du guerrier mort, lib�r� des contraintes de sa cuirasse. Libert� est Lib�ration, pouvoir de dire Non ! La Libert� se conquiert dans le courage de la n�gation, la puissance de cette volont� repoussant les cha�nes de l'ali�nation, fussent-elles celles de l'amour, de la parent� ou bien de l'instinct. Libert� est dignit�, puissance de poser sans ciller son regard sur le monde. � Si l'Homme Plan�taire doit conqu�rir sa Libert� � dire ��Non !��, il doit le faire en tout et jusqu'au bout. Jamais la n�cessit� d'une morale planant au dessus des plaines d�sol�es de la guerre et du sang n'a �t� aussi pr�sente. Et l'Homo Europeanus doit avoir la capacit� et le courage de dire Non aux conventions, au rites ali�nants, aux morales et � ces r�gles de savoir-vivre qui n'eurent d'autre effet que d'apprendre � mieux tuer en �touffant les cris de douleurs des m�res perdant leur enfant. L'on dira : ��Mais si l'on lib�re ainsi l'Homme de toutes les conventions d'antan qui forg�rent la civilisation, la barbarie envahira le monde... Regardez le Nazisme, les guerres en Afrique !�� Pour ces raisons, �vidence de la bonne conscience europ�enne, l'on maintint l'esclavage en France jusqu'en 1848, aux �tats Unis jusqu'en 1865, au Maroc jusqu�aux environs de 1938. L�on tue en Bosnie, en Tch�tch�nie, comme on le fit avec les juifs durant la Shoa.�� J�sus nous apparut il y a si longtemps ! Il y eut des conscience bien-intentionn�es, chr�tiens s�rement pour pr�tendre que ces �tres (les esclaves) � peine humains auraient sombr� dans le d�sespoir le plus cruel devant tant de libert�. En Australie, terre devenue chr�tienne par la gr�ce de la puissance du feu, jusqu'en 1968, les Aborig�nes n'�taient pas class�s comme humains mais dans la cat�gorie "faune et flore". Pourtant, rien n'est plus puissant que le ciment humain, le b�ton de la communaut�, l'acier du genre. Quand les esclaves furent lib�r�s ils se fondirent dans le maelstr�m des tribus humaines et l'humanit�, quoique tardivement, gagna en dignit�. La Libert� est un but, la Lib�ration un combat, notre �tat pr�sent est celui de la prison de l'�me, de l'exil de la conscience sur les terres de la normose. Sans que nous osions vraiment nous l'avouer, les conditions contemporaines de la vie urbaine nous plonge dans un profond d�sarroi et dans la nostalgie des villages d'antan. "Cliquetis du cancan des clochettes du cab." (James Joyce - Ulysse) Une telle nostalgie forge les mots de notre bonne conscience, ceux de nos ali�nations. La Libert� ne se gagne ni dans la haine ni dans l'oubli mais dans la m�moire, le courage et la dignit� du Pardon. Nous devons d'abord accepter nos cha�nes, nos ma�tres et notre exil dans cet enfer sur terre, en l�assumant.
C'est du fond de leur d�portation sur la terre am�ricaine que les esclaves Yoruba, originaires d'Afrique, se mirent � chanter et � battre tambour dans l'espoir d'une libert� nouvelle. Elle leur sera accord�e quatre si�cles plus tard. Dans la vaste Bahia de todos Santos, le 1er novembre 1501, Amerigo Vespucci ne sait pas qu'il vient de cr�er les mots d'un mythe au sens paradoxal. Sur cette terre du Nouveau Continent, d�barquent des hommes et des femmes venus d'Afrique qui cr�eront les rites du Candoubl� et de la Macumba. Dans leurs chants et dans leurs danses, m�tissage de christianisme et des religions africaines, l'appel aux dieux r�sonnera comme une plong�e du corps, encha�n� dans les espaces d'une terre mythique, ailleurs, dans les interstices de la psych�. Les tambours de la Libert� hurleront leur douleur, la nostalgie, mais aussi l'espoir, cette passion pute qui permet encore de rire sous les ciels les plus sombres. L'Homo Europeanus, et tous ceux de la plan�te, sous le joug de la civilisation sont encha�n�s, d�port�s en des lieux inou�s, inconnus, lieux d'o� viendra bient�t le rythme percutant des tambours de l'avenir. Nous sommes tous des esclaves ! Esclaves de la ville, d�port�s hors des murs rieurs de nos g�tes d'enfance, exil�s dans la violence des villes qui jettent leurs tentacules immenses sur les terres des chevaux fous de nos souvenirs. La libert� bucolique et virgilienne n'est plus, disparue au fond du gouffre du progr�s et de la civilisation, noy�e dans l�anonymat des biblioth�ques. � Alors ! Que du fond de nous naisse le cri de notre identit�, l'appel lanc� � notre dieu lointain ! Que les Tambours de la Libert� portent notre corps � l'unisson des volupt�s, contraintes de nos anc�tres, morts en d�portation, en exil, en prison ou plus banalement dans les m�andres de la morale et du bien-penser. Encha�n�s aux espaces �troits de la mati�re et de la ville gigantesque, il nous reste des terres immenses, des plan�tes, des univers entiers � conqu�rir, ce sont les eldorados de l'�me, terres � jamais vierges pour cette tranche d'humanit�. Champ d'�nergie qui attendent les sangs futurs. � Cette danse que je pratique, c'est l'hymne � Orixa, le dieu Africain qui �carte les bornes du temps et de l'espace, c'est la f�te de la Libert�. C'est le Candoumbl� de la Conscience, la bamboula de l'�me. Cette danse, c�est la Houria danse !
Le mode oriental de penser est familier de deux artifices de la pens�e : l'embrassement de l'analyse et la circularit� du d�veloppement. Ce mode de penser ne proc�de pas par analyse dialectique, qui laisserait le raisonnement proc�der en fines touches de d�tail jusqu'� soup�onner l'ensemble, mais par acc�s imm�diat � la g�n�ralit� des donn�es d'un probl�me, dans un regard embrassant. Puis la pens�e se d�veloppe comme le vol de l'aigle, en spirales successives qui rapprochent peu � peu l'�il du but choisi. Pos�e au sol, l'aigle consentante se transforme en tortue scrutatrice, minutieuse et syst�matique. � Y a-t-il une relation perceptible, imm�diate entre la danse, la "transe" et les bouleversements plan�taires contemporains ? Question saugrenue�! Aucun historien, aucun politologue, aucun philosophe, aucun th�ologien ne pourrait r�pondre autrement que par un haussement de sourcils� Il est une petite entit� humaine, que la civilisation a cr��e, une vermine jet�e dans le grand d�sert de la vie, qui sait sans avoir besoin de conna�tre, qui peut tout r�soudre sans jamais ma�triser un art ou une technique. ... Au P�rou je fis une rencontre qui aviva en moi de vieux souvenirs d'enfance cal�s dans la m�moire comme des chancres. �
Dans la r�gion de Cuzco, au pied de la Cit� mythique des Incas, dans un paysage d'immensit�s semi-d�sertiques, je rencontrai un brujo. J'attendais devant la porte de sa maison. La rencontre avait �t� longuement pr�par�e par des amis ethnologues indig�nes. Nous avions march� sur les flancs d'une montagne o� l'on imagine mal qu'il puisse se trouver un village. Il s'assit sur un banc de bois, me fit signe de faire de m�me. Seule une bouse de vache s�ch�e s'offrait � mon regard. Les autres avaient d�j� leur s�ant pos� sur des si�ges du cru. Je posai mon auguste paire de fesses sur ce coussin confortable. Consistance d'une bonne mousse, juste assez souple pour s'enfoncer mais ferme � la pression � � breveter. Il posa un bout de tissu sur ses genoux. La loque n'avait plus d'�ge, elle �tait au del� de toute salet�. L'�toffe d�pli�e, la Coca sacr�e apparut, m�l�e de quelques autres plantes que je ne reconnus pas, peut-�tre des fleurs de Camomille. D'ailleurs je m'en foutais compl�tement. Il fit pr�cautionneusement son m�lange de cendres et de Coca qu'il se mit � m�chouiller. J'ajoutai au lot pos� sur ses genoux mon propre tribut de plante royale achet�e au march� de Cuzco. Si vous essayez un jour le m�lange que mon brujo �tait en train de consommer, achetez-vous �galement un bon caut�re pour les br�lures de la muqueuse. L�-bas ils ont la bouche blind�e au nickel. Peu � peu il s'anima, je posais ma question sur mon avenir �videmment. Il r�pondit bri�vement par des phrases courtes imm�diatement traduites par mes interm�diaires quechouas. Un double sentiment me prit � ce moment. Mon esprit critique �tait troubl� par la banalit� des propos, leur platitude �poustouflante. Mais je ne pouvais pas me d�partir d'une impression d'�tranget�, de pr�sence imm�diate, comme fantomatique. En m�me temps que j'analysais ces propos, que j'en faisais le tour avec promptitude, quelque chose de plus puissant s'insinuait dans mon esprit, dans ma t�te, dans ma poitrine. J'eus vraiment la sensation d'�tre infiltr� par une autre pens�e, sans mots. Cela parlait en moi, faisant na�tre des images d'avenir d'une pr�cision inou�e. Chaque image �tait nimb�e d'�motions qui en faisaient un monde, une lucarne pench�e sur un infini qui prenait corps et semblait m'appartenir. La ��chose�� me frappait de sens, elle impr�gnait ses lettres dans ma m�moire, y gravait sa marque ind�l�bile, y pla�ant des paysages, des visages, des couleurs, des saveurs, des odeurs connus de moi seul. Mon corps se transformait en un parchemin sur lequel une plume fluide gravait son message. Maintenant encore, je me souviens de ce moment avec une pr�cision �tonnante. La lumi�re du jour, la qualit� et la clart� de l'air. J'ai souvenir de l'odeur du cloaque immonde que nous avions d� traverser pour arriver chez lui. Cela rassemblait � toutes les puanteurs des d�chets humains. Comme si le passage � gu� des �gouts du village constituait un saut initiatique supr�me. J'entends encore le caquetage des poules, je ressens mon sourire � l'id�e que ces gallinac�s parlent poule et non quechoua, les cochons si maigres que l'on se demande si on les �l�ve pour sculpter des pipes dans les os ou pour faire des lacets avec leurs tendons... � ... Je revois ces matins de printemps de mon enfance quand la 'hdjouze Be�dja descendait de la montagne pour faire sa tourn�e des villages. L'air encore frais � cette hauteur �tait plein des senteurs des fleurs qui �clatent dans leur vie br�ve avant que le Sirocco tueur ne vienne figer toute vie sous une chaleur de plomb. Dans ces endroits, c'est un court moment de joie que la Nature offre aux humains, comme pour leur porter quelque message d'humilit�. Les verdeurs et les chants d'oiseaux du printemps y sont fugaces. C'est souvent � ce moment que les bergers aust�res s'�veillent � une joie communicative. Be�dja sortait de sa tani�re tous les ans au mois de f�vrier. Sa premi�re visite �tait pour notre mechta, sa tribu. J'�tais son enfant favori, son prot�g�, parce que j'�tais n� un jour sacr� et cela suffisait � l'octroi de mes privil�ges. Le caract�re tabou de cette femme de notre tribu rejaillissait sur moi, me conf�rant un pouvoir ambivalent. Je pouvais aller partout o� je voulais et ce privil�ge dura jusqu'� ce que j�eus douze ans environ. Mes propres parents �taient souvent impuissants � me sanctionner. Je leur tenais t�te car je savais que je pouvais me r�fugier dans la famille de la 'hdjouze o� je b�n�ficiais d'une immunit� totale. J'appris m�me � menacer ma m�re des foudres de Be�dja si elle me frappait. L'immunit� avait cependant un envers, les adultes me craignaient. Je mis peu de temps � m'en apercevoir. Dans quelques coins obscurs de la communaut�, je subissais souvent l'envers de mon pouvoir. Ma m�re elle-m�me avoue encore cette crainte qui demeure vivace apr�s tant d'ann�es. Cette crainte m'a rapidement clou� dans un univers d�sertique car en dehors des moments heureux que je passais sur le dos de Beidja ou assis entre ses cuisses ou � genoux pr�s d'elle � �couter, observer ce qu'elle faisait, si j'�tais l'�tre de tous, j'�tais seul. Mon unique ami �tait un berger chaou�e qui faisait la transhumance. Je le voyais donc par intermittence quand sa tribu passait dans la r�gion. Parfois plus d'une ann�e passait sans que je le revoie. J'attendais. J'attendais Bouzid. J'attendais Be�dja. Ma vie se d�roulait ainsi sur plusieurs temps. Il y avait le temps de Bouzid, al�atoire mais puissant, sauvage. Il y avait le temps de Be�dja qui me conf�rait une s�curit� et un amour que je ne saurais vraiment d�crire, un sentiment d'assise inou�e. J'habitais aussi le temps des autres mais ce n'�tait pas le mien. Je le subissais. � "Dans mon cas particulier, un effort, prolong� pendant des ann�es, pour vivre dans le costume des Arabes et me plier � leur monde mental m'a d�pouill� de ma personnalit� anglaise: j'ai pu ainsi consid�rer l'Occident et ses conventions avec des yeux neufs. �... Mais comment se faire une peau arabe ? Ce fut, pour ma part, affectation pure. Il est ais� de faire perdre sa foi � un homme, mais il est difficile ensuite, de le convertir � une autre. Ayant d�pouill� une forme sans en acqu�rir de nouvelle, j'�tais devenu semblable au l�gendaire cercueil de Mohammed. Le r�sultat devait �tre un sentiment d'intense solitude accompagn� de m�pris non pour les autres, mais pour tout ce qu'ils font. " Je me retrouve dans ce sentiment de solitude et de m�pris dont parle Lawrence d'Arabie. (Les sept piliers de la sagesse) � Dans mon cas � moi, je n'eus ni la peau d'un berb�re, la vie et les circonstances politiques m'ont �t� cette possibilit�, ni la peau d'un occidental. Ma fr�quentation du chaou�a Bouzid me valut d'enfiler une tunique de sauvage et de rester un �tre myst�rieux, impalpable et dou� de la soif sanguinaire des chasseurs. Isma�l v�tu de la peau de b�te du chasseur. Isma�l exil� par son p�re aux confins du d�sert dans le ��pays du n�ant��. J'�tais de partout, de toutes les familles mais je n'appartenais � personne, je n'�tais de nulle part, qu'un �tre transparent. Je n'avais ni foi ni loi que celle de mon corps et celle de Be�dja qui me gu�rissait quand ce corps d�cidait lui aussi de vagabonder. Je suis une tribu de nomade. Ma m�re disait que je n'�tais ni dieu ni diable, quant � ma nourrice, la fille de Be�dja, elle m'avait surnomm� Sha�tan (Satan). La sacralit� de Be�dja me dota de cette crainte r�v�rencieuse qui �tait l��cho du r�le qu'elle tenait dans cette soci�t� aust�re. Be�dja dansait, contait des po�mes de sa composition, jouait sa musique et ses pi�ces de th��tre. Enfin elle gu�rissait et pr�disait l'avenir. Elle �tait souvent appel�e pour diriger les grandes c�r�monies de la communaut� : des partages de terre, la recherche d'un meurtrier, le mariage d'un enfant... Be�dja �tait une sorci�re et j'eus le grand privil�ge d'�tre son enfant et disciple favori. Sa connaissance parfaite des terrains de l'au-del� lui conf�rait ce pouvoir myst�rieux fait de fascination, de respect mais aussi de crainte et de rejet. Bouzid �tait un paria, un berger chaou�e aust�re et sauvage. Il m'apprit l'usage des plantes, la mani�re de domestiquer les animaux. Il m'enseigna beaucoup de recettes plus ou moins magiques, plus ou moins cruelles, momifier un chat ou une chouette, par exemple. Appr�ter les visc�res d'un �cureuil, ou fabriquer des parfums, confectionner des "yeux de biche". � Maintenant encore, en plein civilisation, au milieu de mes semblables, je per�ois les m�mes choses. Aucune attache ne me lie � quiconque. Je ressens tr�s fort en moi l'appel des autres. Je ne suis pas un asc�te. Et pourtant rien ne me lie, ne me convainc ni ne me soumet. Je per�ois aussi cette crainte que j'�veille chez les autres, crainte faite parfois de respect, parfois de m�fiance. Le destin de Be�dja p�se sur mes �paules mais je m'en fous maintenant totalement. Que m'importe la solitude du sorcier, cette peur n�e d�une odeur d'au-del� que je tra�ne avec moi.
L'aigle m'est une compagne agr�able qui m'aide � survoler le champ de la vie sans contaminer mes semblables de mon chant de mort. Sauf ceux qui m'approchent de trop pr�s. Be�dja m'apprit cet art subtil, cette magie. " ... pour l'absorber en moi-m�me, par quelles voies je m'effor�ai progressivement de changer non plus les choses, mais ma propre personne, comment enfin je m'entra�nai � remplacer l'�l�mentaire invisibilit� attach�e � la cape magique par l'insensibilit� de l'initi� qui tout en poss�dant la connaissance, demeure constamment m�connu, voil� ce qui pourrait former la v�ritable trame de l'histoire de ma vie " ( Hermann Hesse�, Enfance d'un magicien). ... Elle posait son tamis sur une aire qui avait �t� au pr�alable soigneusement nettoy�e. Elle �tendait d'abord son ch�le qui servait de tapis pendant la c�r�monie. Sur le grillage du tamis, elle versait le contenu d'un sac qu'elle tenait toujours pr�s d'elle, m�me en dormant. Le bl� s'�coulait lentement. J'entends encore ce bruit �trange de liquide qui se d�verse sur un grillage m�tallique, comme un suintement d'�me. D�j�, l'autre, face � elle, est saisi par ce geste auguste, myst�rieux, dangereux m�me tant son destin lui para�t li� � la pluie de bl�. Dans un autre sac, des pierres blanches, nacr�es. Des pierres ordinaires mais aussi des pierres de vie. L'usure y a laiss� des traces �tranges qui respirent. Je passais des heures enti�res � scruter le moindre d�tail, � plonger dans les veines de la pierre comme en autant de fleuves rafra�chissants. D'ailleurs je n'avais pas autre chose � faire qu'� me perdre dans ce d�dale �trange. Peut-�tre cela fait-il partie de l'initiation des jeunes sorciers ? L'attente ! Pas une attente de quelque chose, une attente de rien, l'exploration minutieuse et attentive des horizons vides, d'o� rien ne surgira jamais. Un troisi�me sac venait enfin vomir son contenu sinistre et de triste augure. Ces pierres l� faisaient un bruit sourd de cadavre qui tombe quand elles s'�chouaient sur le tamis. Noirs, ces cailloux insignifiants h�rissaient pourtant le poil de chacun. J'appr�hendais ce moment, n'osant plus regarder le ��client��. J'entendais son �me g�mir, elle poussait de petits cris aigus, des cris d�chirants de terreur, si pointus si fins si pitoyables que j'ai la chair de poule chaque fois que le son atteint mon corps. C'est le cri que l'�me doit pousser devant le danger, face � l'inconnu. Je ne sais pas ! En la pr�sence ineffable d'un monstre tapi dans les recoins de notre histoire. Le visage impassible des ��clients�� de Be�dja ne trahissait jamais rien de ces troubles profonds qui agitaient les visc�res. Ces hommes et ces femmes �taient les fruits du roc, il se confondaient avec la montagne. C'est derri�re la falaise de ces visages que perlaient les sueurs de l'�me. J�appris � scruter les visages, sans les regarder, dans ce pays c'est une insolence. Je vis des formes qui exprimaient les profondeurs des �tres se trouvant � mi-coulisse de mon regard d'enfant. Je vis, derri�re ces beaux visages, les stigmates des humeurs, les tornades de passions, les joies de l'amour, les torpeurs de la vie, les nostalgies qui suintent des quotidiens inhabit�s. Pendant que Be�dja me p�trissait les mains, je d�visageais ses interlocuteurs, par en-dessous. La chaleur de sa peau s�che m'�tait comme une ancre dans l'oc�an des sentiments qui se peignaient sur la toile parchemin�e des visages montagnards. Puis les mains s'emparaient du tamis, l'agitaient pendant que des l�vres s'�coulait une m�lodie alanguie, un bruit de guimbarde, stridulent, tendre, grin�ant, un son de visc�re. Les mains, ces magnifiques mains aux doigts aur�ol�s de h�n�, tournaient dans le bl�, d'un mouvement continu, aga�ant, puis saoulant, confondant. Une voie parlait alors, des l�vres de Beidja s'�grenaient des perles de mots, des volutes de phrases. La musique ondule encore dans la m�moire et je suis capable de r�p�ter, de chantonner ces m�lop�es sensuelles et violentes dont je ne connais ni les mots ni le sens. Be�dja ne buvait pas. C��tait un parchemin. Quand elle dansait, ses mouvements avait la gr�ce et la souplesse du temps qui s'�coule dans les fleuves impassibles. La s�ve de la Nature s'�coulait dans ses veines, rendant gracieux chacun de ses mouvements. La route de ses mains dans le bl�, � contourner les pierres blanches, � heurter les galets noirs, �tait sinueuse et paisible. Cette valse des doigts de h�n� dans les couleurs sable-blanches-noires entra�nait une sorte de r�verie, nous plongeant dans une douce langueur qui servait de hamac aux balancements de l'�me des participants. En cet instant o� la conscience s��chappe, euphorique, je ressentais un trouble �trange, cette infiltration en moi de paysages inconnus que je ne connaissais pas mais qui avaient des airs de familiarit�. � Ce m�me trouble m'atteignit dans la maison du brujo de Cuzco. � Je ne comprenais jamais ce qui m'arrivait, je me laissais bercer par une mar�e d�images impersonnelles qui semblaient vibrer pour l�autre... Un jour, ce fut � mon tour d'�tre son client. J'avais douze ans. La guerre qui d�chirait mon pays semblait ne pas avoir meurtri notre mechta mais j'en ressentais la blessure profonde. D�j� j'�tais atteint par cette fi�vre qui enflamme mon corps par moments et qui me tord le ventre. Je revis les doigts gant�s de rouge parcourir des vallons profonds, des collines gorg�es de bl�. Je me blessai d�j� aux pierres d�chiquet�es de mon futur. Quelques monts faits de pierres blanches m'arr�t�rent en chemin, saluant mes d�tours d'un cri de joie. J'y retrouvai les longs fleuves tranquilles dont les eaux puissantes et fra�ches avaient baign� mon enfance. Je m'abritai quelques instants � l'abri des gorges fra�ches taill�es dans le marbre des murailles de la vie. La musique de lointains violons m'atteignit, comme pour m'aider � passer, � savourer une derni�re fois les paysages br�lants du d�sert. Be�dja, du geste simple des �tres imm�diats scella mon destin pour plus de cinquante ans. J'entends encore le bruissement souple de ses l�vres qui �gr�nent le comput de ma vie. Trois ans apr�s cette c�r�monie, je fus arrach� � mon pays, � ma mechta. La loi des Hommes en avait d�cid� ainsi, des contingences politiques avaient eu raison de la raison humaine. Douze ans plus tard, en France, une vision me r�veilla en pleine nuit. Be�dja �tait morte, �cras�e sous la branche gigantesque d'un acacia centenaire. L'arbre s'�tait fendu en deux, une partie avait servi de bras fatal au destin. Je sus imm�diatement qu'elle avait succomb� de cette mort ainsi d�voil�e. J�appris plus tard, lors d'un p�lerinage au pied du m�me arbre que ce que mes yeux avaient vu � mille lieux de l� recoupait tr�s exactement la r�alit�... J��tais maintenant seul, d�finitivement ! A l'ombre du titan v�g�tal, sans �motion, je notai simplement que l'essentiel de ma vie d'enfant et de jeune adolescent s'�tait d�roul� � cet endroit, sous la coupe bruissante de cette fl�che que la Nature dressait encore vers le Ciel, en complicit� avec lui. L'immobilit� de ces seize ann�es de vie me foudroya. Ce fut un enseignement qui dure encore. Tout s'�tait d�roul� dans un espace circonscrit par la surface d'un tapis de pri�re. Be�dja m'apprit � ne rien conna�tre, � tout survoler, �tre en dehors de tout comme une enveloppe de verre, � communiquer � tout instant avec la source des fleuves de vie. Je n'ai pas tout retenu de ses enseignements. Je sens parfois, au meilleur de moi, qu�elle est toujours l�.
Illel Ibn 'l Baz (fils de l'Aigle), alias Illel Kieser
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Mauvezin le 20/10/00 � Premi�re �dition, Paris le 27/07/91 | |||||||||||||||
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