Déposé sur le flanc, dans la pénombre, mon corps prend contact avec le tapis, lisse ; je transpire déjà légèrement et je sens la surface de mon dos avec acuité, la chaleur y irradie, parcourue par des frissons d'attente concentrée. Une chaleur dentelée, qui diffuse par plaques une poudre piquante qu'on pourrait presque recueillir au creux des omoplates, devenues sabliers vivants.
Le jour se lève doucement et la plainte de la flûte s'élève, donne au mur devant moi, tendu de toile ajourée, la texture des fonds d'océan ou des cavernes rocheuses aux parois
louvoyantes, dont je contourne les pleins et les déliés malgré l'immobilité. A l'écoute d'un froissement de feuilles l'odeur de pierre humide m'assaille.
Je tourne la tête lentement, le nez au ras du sol, au ras de cette terre dans laquelle je vais me renverser. Je guette le moindre frémissement des corps qui m'entourent ; nous appartenons à la même matière, éléments distincts, vivants d'un rythme commun que nous devons accepter, respecter... je lâche ma tête, joue posée à plat sur le plancher ; fraîcheur ; je la reprends et la relâche encore, et encore... la flûte s'est tue ; en une fraction de seconde, je réalise que j'ai plongé, avec une joie rauque et sauvage mêlée d'une douleur
aiguë - semblable à quelque nostalgie dont je n'appréhende que le biseau affûté
- suspension et tension extrême, plaquée de tout mon long.
Puis les mains, repliées sous le bassin, remontent d'elles-mêmes par une série de contractions du corps entier qui les font glisser, tracer un sillon à double face dans le sable aussi bien que sur la peau ; l'ondulation les fait jaillir comme
arrachées à la tiédeur du ventre, ouvertes - offrande ou supplication ? - tandis que les lèvres des deux sillons se sont refermées, soudées l'une contre l'autre. Le buste et la tête sont soudain redressés, contemplent au loin.
Je sais qu'une nouvelle fois je vais me laisser guider jusqu'à l'extrême limite de ma résistance physique par les mouvements qui vont suivre, par les chutes et les sursauts, les tournoiements, les brisures, les glissements, les relâchements ; je les épouse comme des vêtements tant portés et dans lesquels on aime à se lover, totalement écrits et totalement réinventés à chaque fois parce que les métamorphoses de la matière qui
taraude le sol pour sortir et monter vers le ciel ne se commandent pas !
Devant et derrière moi, les têtes se courbent vers la paume des mains, et je m'inscris dans le pointillé de cette courbe, dans l'abandon de ces fronts et le souffle de ces poitrines qui s'effacent, exactement dans le même instant, chaque nuque avec son inclinaison propre, reconnaissance et gratitude.
C'est un baume, au regard de l'aridité que je découvre ensuite dans ce paysage déroulé, cette piste qui serpente au milieu des roches blanches. L'air se condense et le soleil, aux tonalités bizarrement froides, m'attire cependant que mes yeux ne doivent pas le regarder : juste la caresse de sa poussière tremblante sur le visage,
cherchée à tâtons comme dans l'obscurité.
Un trouble au goût de cendres gagne la bouche et le palais... un tressaillement seulement, et l'inquiétude qui sourde malgré les vibrations qui me traversent : je pressens, souvenir très en arrière plan, les essoufflements possibles, les équilibres qui
vacillent, les instants où l'on croit qu'on ne pourra pas aller plus avant tant le brouillard brûlant de la sueur gagne le regard au dedans... quelquefois j'ai cru m'évanouir tant le
cœur battait à tire-larigot ! Et puis, le "second souffle" finit par gagner sur les muscles... Il laisse place à la fragilité ténue mais combien immense de ces plages de temps où le corps semble se dissoudre pour n'en être que plus présent, entièrement disponible à ce qui l'habite. Je rassemble mon énergie au plus profond, au plus central, pour affronter la bataille.
Mais déjà il n'est plus question de volonté ni de force, les filins se sont tendus à travers l'espace et m'appellent, je ne suis plus que le pinceau. J'ai le sentiment enthousiasmant d'être dans la perception de l'ensemble du tableau, présente dans chaque fibre du corps et dans ses volutes, et à l'écoute des autres, et au milieu du public auquel je parle, et dans l'histoire qui prend forme, et parfois aussi dans les mots ou les phrases qui viennent tourbillonner dans ma tête telles des musiques, que je ne sais pas composer et que j'oublierai peut-être, d'ailleurs...