Chaque religion donne une interprétation de la symbolique et
du statut de l’alimentaire, lecture dictée par le Divin qui indique à l’Humain
son comportement vis à vis de la nourriture terrestre. Les aliments font partie
intégrante de notre histoire, de notre vie sinon de notre destin. La théologie,
discours du religieux qui interprète ce que le divin dans sa langue indique et
les Textes liturgiques sont, là, l’expression du divin dans le langage de
l’Humain. Chacun de nous a une façon singulière de se comporter vis à vis de
l’aliment, disciple ou non de telle ou telle religion (système de référence
culturelle codifiant nos rapports aux forces de la Transcendance).
L’Homme, depuis son avènement sur la Terre, a pratiquement
sélectionné l’aliment qui lui a été utile pour sa survie. Il a mis également du
temps à adapter certains aliments et à rendre domestique ce qui était naturel.
Plus tard, en fonction de sa culture et /ou de sa tradition, il a légiféré sur
les catégories, sur l’aliment nécessaire, agréable, utile voire mauvais. En
établissant des règles strictes de codification sur la façon de se nourrir, de
manger, de cuire, il a obligé des générations entières à intérioriser un
certain goût et à avoir des habitudes alimentaires préétablies.
Ainsi, d’un continent à l’autre, alors qu’aujourd’hui il
est possible de trouver les mêmes aliments partout, nous constatons qu’il y a
des manières différentes de manger, de cuire et de préparer ces mêmes aliments.
Dans l’inconscient collectif existe çà et là un
conditionnement et un apprentissage propres à nos cultures, à nos religions qui
nous poussent à trier entre le désirable : le connu et l’indésirable :
l’inconnu.
L’aliment reste le vecteur de notre culture (de notre
religion) car il est porteur de sens. Si je m’interdis de manger tel ou tel
aliment, c’est ma « conscience » intérieure qui me dicte qu’il y a un
tabou (même si parfois j’ignore le pourquoi de cet interdit et je vais essayer
de construire un argumentaire logique (souvent le tabou est d’ordre religieux).
La notion de licite et d’illicite, de sacré et de profane
est une dualité qui s’apparente à la notion universelle du bien et du mal. La
différence se fait alors entre l’aliment polluant le corps et l’aliment allié
du corps. Manger un aliment déterminé est toujours un choix, une activité de
l’esprit qui classe, dicte, choisit en fonction des critères culturels,
économiques et religieux. L’aliment peut être aussi, dans certaines traditions,
un aliment sacré, c’est-à-dire réservé aux Dieux, propre à la consommation par
les Dieux, aliment offrande ou de cérémonie.
Les fêtes sont des moments sanctuaires où certaines
catégories d’aliments sont consommés, en fonction de l’Histoire, de la Mémoire,
de la Tradition ; ainsi notre histoire peut-elle s’apparenter à l’Histoire
de nos aliments fétiches.
Les hommes se nourrissent comme la société leur a appris à
se nourrir ; cette évidence paraît pour certains comme non fondée. On aime
souvent les aliments que notre mère nous a appris à consommer. Ainsi nos goûts
et nos dégoûts, nos aversions alimentaires ne sont que le résultat de notre
éducation, de notre culture, de notre religion.
Le goût et les aversions alimentaires se lovent en nous
entre le faix de l’hérédité et les contraintes de la socialisation. Tout
système alimentaire fonctionne comme un système de contrôle, il est un langage
de la différenciation et de la distanciation. Le régime alimentaire indique une
appartenance, un idéal. Il ne faut pas oublier que dans l’Ancien testament (La
Genèse - Gen.l,29-30). Il est rappelé que le « Paradis est végétarien »
et ce n’est qu’après le déluge que Dieu permit à l’homme de manger
différemment. Il est écrit « Tout ce qui remue et vit te servira de
nourriture ».
L’alimentation, facteur constitutif de l’identité
culturelle
« Je suis ce que je mange, ce que je mange me
transforme ; le manger transmet certaines caractéristiques aux mangeurs.
En conséquent, si je ne sais plus ce que je mange, je ne sais plus qui je suis ».
Claude Fischeler.
On mange pour vivre ou l’on vit pour manger, telle est la
question que l’on se pose souvent, face à ce dilemme, la réponse est à la fois
simple et complexe. Pour vivre il faut se nourrir, nous ne pouvons nous passer
de la nourriture. Notre régime alimentaire et la façon de nous nourrir ont
évolué au même rythme que nous. Notre histoire, c’est l’histoire de notre
alimentation. Notre rapport à l’alimentation est compliqué et chacun le règle à
sa façon, tel l’anachorète à qui il suffit de peu de nourriture pour survivre,
l’essentiel, le fondamental, à sa survie ; par contre si l’on abuse trop
de la nourriture comme le boulimique, elle devient dangereuse et peut nous
entraîner vers la mort. Il nous faut donc respecter une certaine mesure,
sachant que l’aliment est à la fois poison et médicament.
L’alimentation se trouve au centre de notre univers mental
et social, elle nous accompagne de notre naissance à notre mort – pour
certaines civilisations au-delà de la mort par les offrandes effectuées
quotidiennement sur l’autel érigé à la mémoire des ancêtres -.
L’apprentissage de nos goûts et sensations se fait très
tôt, dès notre première tétée ; Les aliments aimés sont ceux qui ont le
goût et la saveur du lait maternel « aromatisé ». De ce fait notre
cerveau capte et fabrique dès ce premier moment de notre vie des catégories, en
s’adaptant ou en rejetant par sélection certains goûts. Ainsi pouvons-nous dire
que le choix de notre alimentation ne se fait jamais de façon hasardeuse. Ce
choix correspond toujours à des catégories précises qui ont à voir avec notre
enfance, notre adolescence, notre milieu social et culturel, en fin de compte
avec notre histoire.
Le hasard a peu de place dans nos choix alimentaires. Dire
que l’on aime plus ceci que cela ne dénote pas d’un simple désir individuel, ce
désir est conditionné par ce que l’on a déjà mangé ou aimé, même si on a oublié
« quand et où ? ».
L’alimentation, un fait culturel donc social, induit
positivement ou négativement dans notre esprit, et conditionne nos
comportements alimentaires. Notre singularité est aussi d’ordre alimentaire.
A cela, il faut ajouter les représentations symboliques et
mythologiques qui viennent illustrer notre perception imaginaire de
l’alimentation ; l’exemple du lait peut très bien s’illustrer par le lait
de la louve nourricière de Remus et Romulus, comme aliment (avec d’autres) de
prédilection au Paradis. Le lait crée des liens de parenté indissociables et
fait de ceux qui ont été nourris d’un même sein des « frères et sœurs de
lait » : c’est-à-dire qu’une tierce personne qui donne le sein à
d’autres enfants que les siens fait d’eux des parents, frères et sœurs de lait
de ses propres enfants. Ce qui les empêchera plus tard de se marier entre eux.
Nous voyons que manger engage l’individu. Manger est un
rite social et culturel qui assure une certaine continuité et une diversité
dans les contacts familiaux et sociaux. Manger ensemble correspond à des
moments de partage et de plaisir entre famille et amis et participe à
l’unification et à la cohésion des groupes, c’est-à-dire à la sociabilité et au
maintien du lien social.
Chaque société a son mode de partage de la nourriture.
Celle-ci est faite pour être partagée, ne pas le faire est détruire son essence
pour soi et pour les autres. Dans l’Hindouisme, on met en garde « celui
qui mange sans savoir, tue la nourriture, et mangée, elle le tue ». Il
faut être conscient de ce que l’on mange, manger n’est pas un acte anodin mais
un acte social qui fonde le groupe et le détermine dans le vécu de sa
communauté de partage. Brillat Savarin (Philosophie du goût) nous donne la clé
de cette énigme en nous disant : « Dis ce que tu manges, je te dirai
qui tu es ».
L’homme moderne mange finalement tout mais ne digère rien,
car le plaisir culinaire suppose la connaissance de sa propre cuisine ou du
moins de ses rudiments. Ce qui distingue l’homme du ruminant par exemple, c’est
la conscience qu’il a de ce qu’il mange et le plaisir qu’il en tire. Chaque
civilisation reconstruit un paysage cohérent sur des bases alimentaires, le vin
est magnifié car proche parent de l’Eucharistie et il réjouit le cœur de
l’homme. Il garde l’image de la consolation pour les affligés et de havre de
paix pour les personnes chagrinées. Il est donc lié à la marginalisation
sociale. Il est plus individuel que social s’il ne fait pas partie de
l’ensemble du repas qu’il doit accompagner ou illustrer. Le vin est consommé
par sentiment « national » – le vin et le fromage, image typiquement
française – on fait son éloge si on est Français, comme on fera celui de la
bière si l’on est Allemand ou Belge, le whisky est consommé par mimétisme ou
par snobisme.
Quant au café, il fera son entrée dans l’univers français
au XVIIe siècle, appelé « le lait des philosophes ». Il
est considéré comme un breuvage noble qui donne de l’esprit et distingue de
l’ivrognerie aristocratique. Sa consommation permettra aux Dames de pénétrer
les cercles intellectuels. Nous voyons là que l’usage du café a fait évoluer la
société en permettant un certain progrès social et une certaine libéralisation
des mœurs.
Dans la société asiatique, manger a pour but d’équilibrer
les énergies du corps, donc d’assurer une bonne santé, manger est aussi un acte
culturel qui a un sens et une valeur métaphorique. Lors d’un banquet
d’anniversaire, la consommation de nouilles signifie que l’on souhaite longue
vie à la personne, l’aliment apparaît là comme vecteur et message de bon
augure. Mettre sur la table des boulettes de riz farcies à déguster indique une
certaine cohésion sociale et familiale. Une table asiatique doit respecter les
règles des trois sens : la vue, l’odorat et le goût ; à cela il faut
joindre les cinq saveurs de base : l’acide, le piquant, l’amer, le sucré
et le salé et pour bien faire le repas doit alterner le croquant, le fondant,
le gluant et le sec.
Le repas asiatique doit être présenté ensemble, sans
succession dans le temps. Il est appréhendé d’un seul coup d’œil avec ses
variétés de couleurs et ses nuances de saveurs. Ainsi le convive peut choisir
ce qui lui plaît, quand il lui plaît afin de savourer à sa convenance. Tout est
là, tout est ordonné dans l’espace et non dans le temps. Le repas sert à
renforcer les relations sociales, le moment où l’on échange, où l’on se parle
car il est malséant de manger en silence.
Les Chinois utilisaient autrefois des couteaux. Ils furent
bannis de la table en faveur des baguettes, suite à un changement de pouvoir.
Pour marquer cette rupture, les lettrés interdirent l’usage du couteau. On voit
là l’évolution d’un usage de table : on passe des couteaux aux baguettes,
ce qui n’est pas le fait du hasard mais correspond à l’évolution sociale et
politique de la société chinoise.
Manger dans un plat central avec les doigts mais en
respectant un code strict, manger ce qui se présente devant soi en utilisant
trois doigts pour tremper le pain dans la sauce, ne jamais se lécher les
doigts, en obéissant à un rythme dans le temps et en se concentrant sur la
nourriture, sont là d’autres façons de se comporter vis-à-vis de la
nourriture : ce qui correspond à une certaine pratique culturelle
méditerranéenne (plus particulièrement au Maghreb). Ici on mange en silence car
la nourriture est sacrée. Il faut lui consacrer de l’attention et du temps.
Aujourd’hui l’aliment que l’on nous impose a pour critère
la régularité, la durée de conservation, l’apport calorique, laissant de côté
les anciennes qualités tels la saveur, le goût, la tradition, le plaisir…
L’homme s’est évertué durant des siècles à diversifier son
alimentation ; il fait aujourd’hui marche arrière en réalisant une
alimentation toujours plus homogène De ce fait, l’aliment se trouve déconnecté
du corps social et culturel qui faisait sa diversité, sa pluralité, sa frugalité.
Ce n’est pas l’aliment qui fait l’homme, mais l’homme qui crée son
alimentation.
Il nous faut donc, parfois, réapprendre à manger, à passer
à table pour donner sens à notre alimentation. Sans cela, nous risquons de
faire, sans nous en rendre compte, de « l’autisme alimentaire » Nous
aurons droit à l’aliment idéal virtuel sans risque, sans saveur, un aliment
passe-partout Alors la multifonctionnalité du repas nous apparaîtra
artificiellement, comme des collages d’actes simultanés mais incohérents, c’est-à-dire
des fonctionnalités dérisoires sans aucun contenu.
L’alimentation est donc contingentée, ce qui lui enlève
toute fonction de médiation qui en faisait un élément indispensable dans le
rapprochement entre individus. On ne fera jamais disparaître la charge
affective, émotionnelle et curative que nous prêtons aux aliments. Nos
émotions, nos souvenirs, notre histoire personnelle sont liés à l’alimentation.
Déjà en 1542, Landi Guillo chantait des hymnes à la gloire
du fromage en des termes éloquents :
« Fromage, c’est le
premier aliment humain
Méprisé par les seuls gens
aveugles et grossiers,
Qui disent que c’est un repas
de vilains,
Parce que sa force endurcit les
os
Moi, je ne vois pas que l’homme
sans en manger,
Puisse être d’une vigueur
achevé ! »
Notre alimentation est le véhicule de nos symboles, elle
conditionne nos vies et occupe nos esprits, elle nous procure des
sensations ; elle est donc essentielle à notre vie et à notre progrès.
Sans alimentation, l’homme serait nu : comme il choisit son vêtement, il
choisit son alimentation, c’est ce qui le distingue et le singularise et lui
est nécessaire pour vivre et pour exister.
Awad Fouatih, le 15/05/01