Lorsque l'on �voque l'enfant mal aim�, on parle souvent de celui qui ne l'est pas assez, voire pas du tout, mais rarement de celui qui l'est trop !
L'on se r�jouit, aujourd'hui, que l'enfant soit enfin devenu un objet d'int�r�t pour le monde adulte, mais, aujourd'hui, nous devrions nous interroger sur les 1imites au-del� desquelles cet int�r�t devient dangereux pour l'�quilibre futur de l'enfant
Parce que, en effet, aujourd'hui, prendre en compte l'enfant revient bien souvent � se polariser dessus et � en faire le centre de sa vie
Combien de parents n'avouent-t-ils pas, avec la plus parfaite bonne conscience du monde, que leur enfant est tout pour eux, sans avoir conscience que c'est � eux, parents, d'�tre un point de rep�re pour l'enfant et, par cons�quent, tout pour leur enfant !
Etre � l'�coute de l'enfant, cela recouvre trop fr�quemment une forme de parasitage dans laquelle la n�vrose parentale s'exprime sans difficult�, de fa�on d'autant moins soup�onnable qu'elle est encourag�e par le consensus culturel, sur fond commercial.
L'enfant, qui est plus souvent d�sir� aujourd'hui, fera office de Moi id�al pour les parents : il comble un vide, il devient la r�ussite supr�me du couple, il se doit de correspondre � l'attente �norme qui est faite sur lui.
Et qui, bien s�r, se permettra d'opposer une r�sistance, � un petit Dieu ? Puisque l'enfant est promu au rang divin, rien ne lui sera refus�, les parents seront pr�ts � s'ali�ner pour lui �viter les frustrations de la vie. Par exemple, combien de parents renoncent-ils � changer de m�tier, � d�m�nager ou m�me � divorcer, pour le "seul" bien-�tre des enfants ? Selon toute vraisemblance, cela a toujours exist�, mais ce qui change � notre �poque, c'est le caract�re standard de ces comportements et le fait qu'ils s'affichent clairement.
Cette conduite repose sur deux postulats contemporains aux cons�quences fort ambigu�s : l'�tre humain doit subir le minimum d'inconfort possible pour se d�velopper harmonieusement, l'harmonie �tant, en fait, d�finie comme une absence de conflit ou de douleur.
Selon cet h�donisme d'un genre particulier, le besoin r�el de l'enfant correspond � ce qu'il en exprime et qui s'accorde bien s�r avec l'id�e que les parents s'en font. En d'autres termes, l'enfant, � peine mis au monde, saurait d�j� d'instinct ce qui est bon pour lui sur tous les plans. C'est important parce que la Conscience est r�duite � une simple mise en acte de l'instinct. C'est un peu le pendant aux exc�s de la morale victorienne qui a envahi l'Europe, au si�cle dernier. S'y oppose de nos jours une sorte de moralisme d'autant plus insidieux qu'il refuse de se nommer ainsi.
Ce nouveau dogme, curieusement, nie les apports de la psychanalyse dont il se nourrit pourtant. La Psychanalyse a mis en �vidence l'importance d'une alternance de satisfaction et de manque dans l'�laboration de la relation au monde chez l'enfant. En effet la frustration (si elle n'est pas trop forte et qu'elle s'oriente selon un sens, bien s�r!) peut �tre structurante, en ce sens, qu'elle place l'humain face � une limite et lui offre la possibilit� d'�laborer une structure psychique capable d'int�grer ce manque puis de mettre en place une attitude appropri�e lors de la confrontation � d'autres situations du m�me type.
C'est en effet la capacit� � surmonter une frustration � en trouvant des moyens appropri�s pour faire cesser la situation � qui permet au petit d'homme de construire peu � peu son autonomie.
Mais comment cette dynamique peut-elle exister dans un consensus o� l'enfant doit, au contraire, �tre constamment satisfait ?
Le r�le des parents ou des adultes qui sont aupr�s de l'enfant qui est d'abord d'aider l'enfant � devenir adulte en lui permettant de se confronter � la r�alit�, tout en lui assurant une base stable, se transforme alors en d�tournement du r�el.
Lorsque les parents, croyant bien faire, se substituent au r�el et en d�tournent les lois, ils emp�chent leur enfant de vivre une exp�rience et le privent peu � peu de sa capacit� � �tablir des rep�res structurants.
Si le dialogue avec l'enfant est n�cessaire bien s�r, les explications syst�matiques de certains adultes et leur patience infinie face � certaines b�tises de l'enfant, par exemple, risquent d'�ter � ce dernier sa capacit� � percevoir la r�alit� dans toutes ses dimensions, le portant � croire que la vie prend et prendra toujours des gants pour lui montrer ses erreurs.
Ainsi, va-t-on �galement le priver d'une relation sensuelle avec le monde, au b�n�fice d'une relation qui sera purement c�r�brale.
Par exemple : savoir que si l'on touche, �a pique, est-ce que c'est vraiment la m�me chose que toucher et sentir que �a pique ?
La difficult� des parents � opposer une r�sistance � ce qu'ils consid�rent comme d�sir r�el, transpara�tra souvent dans une permissivit� abusive ou dans l'hyper-responsabilisation de l'enfant qui n'est en fait l�, que pour cacher leurs propres difficult�s, � eux, adultes, � se positionner clairement.
L'enfant qui cherche spontan�ment des r�sistances lui permettant de se rep�rer et de se construire � un peu comme un radar � r�agira t�t ou tard � l'angoisse provoqu�e par le vide qu'il rencontre.
Nos enfants n'apprennent plus � na�tre, et la mue de l'adolescence appara�t alors comme une esp�ce d'�corchement. Et c'est bien souvent une d�pression tr�s profonde doubl�e de cynisme et de nihilisme qui appara�t � ce moment-l�, comme si l'enfant mettait en sc�ne ce vide, cette absence : il n'a �t� touch� par rien, il n'a rien touch�, alors rien ne le touche ! La moindre r�sistance est en m�me temps v�cue comme une violence, la force vive de la vie lui est insupportable. Il vit prostr� dans son manque, avide d'un amour qui serait enfin structurant et non plus seulement englobant, tout en reculant devant les occasions qui lui sont donn�es d'acc�der au r�el et � sa dimension percutante, car elles lui paraissent toujours brutales.
Pris entre l'agressivit� (cons�quence d'un �lan de vie chaotique, grossi jusqu'� saturation parce que jamais canalis�e) et la m�lancolie (chute dans le gouffre noir et sans fond de la solitude, l'horizon n'ayant jamais �t� masqu� ni marqu� parla volont� r�elle d'autres humains) l'�tre en souffrance ne peut plus aller de lui-m�me vers la vie.
Ainsi le travailleur social, le m�decin, le psychologue ou le psychanalyste sont-ils parfois confront�s � un nouveau type de d�sespoir ! La probl�matique de l'enfant n'est plus issue d'une enfance manifestement malheureuse, au contraire c'est une enfance g�t�e (enfant g�t�, c'est une expression terriblement juste pour d�signer l'�tat ab�m�, plong� dans l'ab�me, de l'enfant qui a re�u ce pr�tendu amour).
On retrouve ce probl�me chez certains toxicomanes, des anorexiques, des m�lancoliques et m�me des psychotiques qui crient � leur mani�re leurs douleurs d'avoir �t� soi-disant aim�s.
Qu'il ait affaire � l'enfant, � l'adolescent ou aux parents, ici, le r�le du th�rapeute ou de celui qui est charg� d'intervenir se complexifie. Car, comme nous l'avons d�j� �voquer, la n�vrose parentale qui fait de l'enfant un point de fixation est masqu�e, voire encourag�e parles crit�res sociaux actuels.
Le probl�me de l'�thique
Il est toujours question d'�thique lorsque se pose le probl�me d'une limite � d�passer.
Le seuil ici pourrait en �tre culturel parce qu'en effet, comment, dans une civilisation qui est de plus en plus bas�e sur les notions unilat�rales de plaisir, de confort et d'harmonie, r�introduire sans choquer des notions telles que autorit�, effort ou frustration ? Comment faire comprendre qu'elles sont indispensables, dans une certaine mesure, � l'�laboration d'une structure psychique solide ? A travers sa mani�re de permettre ou de pervertir l'�panouissement de nos enfants, c'est en fait notre culture toute enti�re qui joue l� son avenir. Si je devais faire une proposition concr�te, au sens de sous-bassement n�cessaire � toute action en faveur de l'enfant, elle pourrait se r�sumer ainsi : partout o� cela est possible (commissions, circulaires, comit�s, groupes de travail, mais aussi dans l'intimit� familiale) : Agir en prenant en compte la dimension de fragilit� psychique de l'enfant tout autant que sa fondamentale force de vie, et en prenant en compte aussi l'imparable responsabilit� qui incombe, de fait, aux adultes charg�s de les prendre en charge.
�uvrer pour que cesse ce nouveau culte qui fait de l'enfant d'aujourd'hui l'Enfant Divin charg� de sauver nos �mes.
Restituer � l'enfant sa libert� et son autonomie, lui permettre d'�tre simplement un enfant.
Anne Rose, le 04/04/98