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Andr�-Michel Berthoux � Freud, dans son essai intitul� Dosto�evski et le parricide (1928), fait du meurtre du p�re la th�matique essentielle et r�currente de trois des chefs-d��uvre de la litt�rature de tous les temps�: l�Oedipe Roi de Sophocle, Hamlet de Shakespeare et Les Fr�res Karamazov de Dosto�evski. Il ajoute que le ��motif de l�acte � la rivalit� sexuelle pour une femme � est aussi r�v�lé ». Nous pouvons donc apr�s lui nous poser la question suivante�: Existe-t-il un lien qui unit les grandes oeuvres litt�raires au-del� de la diversit� de leur forme�? � Si l�apport de Freud et de la psychanalyse ont �t� d�terminants dans l��tude des oeuvres d�art en g�n�ral, il me semble que l�on ne peut pas ignorer les travaux tr�s critiques � l�encontre de la psychanalyse de quelqu�un comme Ren� Girard. Je pense notamment � ses ouvrages essentiellement centr�s sur la litt�rature, Mensonge romantique et V�rit� romanesque, Shakespeare, les feux de l�envie, et son dernier livre La voix m�connue du r�el, sans oublier bien s�r son opus-phare La violence et le sacr�. Girard est le cr�ateur d�une th�orie du d�sir mim�tique qui conduit la personne qui en est la victime � imiter le propre d�sir de son mod�le, son puissant rival. Chez Freud, en revanche, la rivalit� entre le fils et le p�re porte sur l�objet de leur d�sir, la m�re elle-m�me. ��La conception mim�tique n�est jamais absente chez Freud, mais elle ne parvient jamais � triompher�; son influence s�exerce en sens contraire de l�insistance freudienne en faveur d�un d�sir rigidement objectal, autrement dit du penchant libidinal pour la m�re qui constitue l�autre p�le de la pens�e freudienne sur le d�sir. Quand la tension entre les deux principes est trop forte, elle est toujours r�solue en faveur de ce second p�le, soit par Freud lui-m�me, soit par ses disciples��[1]. A la diff�rence du complexe d��dipe, ��le d�sir mim�tique n�est enracin� ni dans le sujet ni dans l�objet mais dans un tiers qui d�sire lui-m�me et dont le sujet imite le d�sir��[2]. Mais Girard va plus loin. Selon lui, Freud invente l�inconscient et le refoulement pour pouvoir �liminer la conscience du d�sir parricide et incestueux qui ne manque pas d��merger tr�s vite chez l�enfant. Ce dernier refoulerait dans son inconscient la manifestation de ce d�sir dont il aurait au d�but pleinement conscience. Cette p�riode de discernement qui pr�c�de le refoulement plonge Girard dans une grande perplexit�:���L�observation quotidienne de sentiments tels que l�envie et la jalousie montre que les antagonistes adultes ne parviennent pratiquement jamais � ramener leur antagonisme au simple fait de la rivalit�. Freud conf�re ici au petit gar�on des pouvoirs de discernement non pas �gaux mais tr�s sup�rieurs � ceux des adultes��[3]. Il consid�re cette conscience claire de la rivalit� chez le fils comme ��une invraisemblance criante��. Je cite in extenso le passage dans lequel Girard d�nonce cette faiblesse�: ��Nous arrivons ici au c�ur m�me de notre critique de Freud. L��l�ment mythique du freudisme ne tient nullement, comme on l�a longtemps affirm�, � la non-conscience des donn�es essentielles qui d�terminent la psych� individuelle. Si notre critique reprenait ce th�me on pourrait la ranger parmi les critiques r�trogrades du freudisme, ce qu�on ne manquera pas de faire, de toute fa�on, mais il faudra y mettre une certaine mauvaise foi�: ce que nous reprochons � Freud, en derni�re analyse, c�est de rester ind�fectiblement attach�, en d�pit des apparences, � une philosophie de la conscience. L��l�ment mythique du freudisme, c�est la conscience du d�sir parricide et incestueux, conscience �clair assur�ment, entre la nuit des premi�res identifications et celle de l�inconscient, mais conscience r�elle tout de m�me, conscience � laquelle Freud ne veut pas renoncer, ce qui l�oblige � trahir toute logique et toute vraisemblance, une premi�re fois pour rendre possible cette conscience et une deuxi�me fois pour l�annuler, en imaginant l�inconscient r�ceptacle et le syst�me de pompes aspirantes et refoulantes que l�on sait. Ce d�sir du parricide et de l�inceste, je le refoule parce que jadis je l�ai vraiment voulu. Ergo sum��[4]. Girard insatisfait de ce tour de passe-passe montre dans le chapitre consacr� � ��Totem et tabou�� toute l�insuffisance du complexe d�Oedipe. Il estime que Freud manque de d�couvrir la v�ritable raison du meurtre originel. C�est pourquoi il accompagne sa critique d�une v�ritable reconnaissance envers le p�re de psychanalyse. Le meurtre qui n�a rien de mythique r�v�le, selon lui, le m�canisme de la victime �missaire. ��Le p�re n�explique rien�: pour tout expliquer, il faut se d�barrasser du p�re, montrer que l�impression formidable faite sur la communaut� par le meurtre collectif ne tient pas � l�identit� de la victime mais au fait que cette victime est unificatrice, � l�unanimit� retrouv�e contre cette victime et autour d�elle. C�est la conjonction du contre et de l�autour qui explique les ��contradictions�� du sacr�, la n�cessit� o� l�on est de toujours tuer � nouveau la victime bien qu��elle soit divine, parce qu�elle est divine��[5]. La victime toujours responsable du d�sordre qui s�installe au sein de la communaut� est unanimement sacrifi�e puis divinis�e[6]. En outre pour� Girard, ��les interdits sexuels, comme tous les autres interdits, sont sacrificiels�; toute sexualit� l�gitime est sacrificielle. C�est dire qu�� proprement parler, il n�y a pas plus de sexualit� l�gitime qu�il n�y a de violence l�gitime entre les membres de la communaut�. Les interdits de l�inceste et les interdits qui portent sur tout meurtre ou toute immolation rituelle � l�int�rieur de la communaut� ont la m�me origine et la m�me fonction�[7]. La violence �tant ill�gitime au sein de la communaut�, la victime sera donc une personne venue de l�ext�rieur Girard reprend l�histoire d�Oedipe pour illustrer sa th�orie. Oedipe, proclam� roi de Th�bes apr�s avoir r�pondu aux �nigmes du Sphynx et provoqu� sa mort, en est finalement expuls� car le peuple le rend responsable de la peste qui s�vit dans la ville. La peste symbolise le d�sordre et le chaos. La personne coupable de cet �tat ne peut �tre qu�un individu �tranger ayant commis les crimes les plus atroces, l�inceste et le parricide, et qui est donc forc�ment � l�origine du mal qui s�abat sur l�ensemble de la population. C�est � ce moment pr�cis que na�t le mythe, celui de la victime toujours coupable qu�il faut chasser, expurger, �liminer, afin que la cit� retrouve son harmonie et son calme. C�est d�ailleurs ce qui arrive car une fois Oedipe rejet� hors de Th�bes la peste cesse. De bouc �missaire, il devient alors un dieu qu�il faut v�n�rer. La crise (la peste) que conna�t la ville constitue ce que Girard nomme la crise du Degree, c�est-�-dire la crise de la hi�rarchie synonyme de d�sordre. Les rivalit�s mim�tiques sont alors � leur comble. On le voit, nous sommes assez loin de Freud qui obnubil� par sa d�couverte, le complexe d�Oedipe, la voit partout de mani�re quasi obsessionnelle. Au moment o� Oedipe tue La�os, il ne sait pas qu�il est son p�re. Est-ce donc vraiment un parricide�?[8] De m�me, Hamlet ne tue pas son p�re mais son ��beau-p�re�� et reproche � sa m�re de s��tre remari� trop vite. Voyons ce que nous dit Girard � ce propos�: ��La crise shakespearienne est toujours la m�me, mais varie selon les pi�ces. Dans le cas d�Hamlet, il porte avant tout sur le temps. La vraie ��th�orie�� de ce sujet se trouve dans la trag�die, mais r�duite aux cinq mots du c�l�bre constat�: ��Le temps est disloqué » (Time is out of joint). Loin d��tre un n�buleux assemblage de mots destin� � provoquer un frisson purement esth�tique, cette expression d�crit avec lucidit� ce qui se passe dans la pi�ce � l�incapacit� g�n�rale � respecter les d�lais ad�quats dans les affaires humaines, l�absence, par exemple, d�un intervalle entre la mort du vieux roi et le remariage de sa femme. Les articulations du temps ont disparu. Cet �tat de choses ne doit pas se d�finir comme sp�cifiquement shakespearienne au sens o� Georges Poulet et quelques autres entendent l�exp�rience subjective du temps. Il s�agit d�abord d�un ph�nom�ne social�: les diff�rences traditionnelles ne sont plus observ�es�; c�est l�aspect temporel de la crise que nous connaissons bien, l�effondrement du Degree��[9]. Mais le cheval de bataille de Girard est aussi de montrer comment l�exp�rience v�cue des �crivains eux-m�mes s�incarnent dans leur roman. C�est le rejet total de Barthes et de ��la mort de l�auteur��. Il fait allusion pour la premi�re fois au parricide dans son livre Mensonge romantique et V�rit� romanesque � propos d�un article de Proust paru dans Le Figaro en 1907 sous le titre ��Sentiments filiaux d�un parricide��. L�article relate le drame au sein d�une famille, relation �loign�e des Proust. Henri Van Blarenberghe se donne la mort apr�s avoir tuer sa m�re. L��crivain s�exprime en ces termes�: � ... peut-�tre celui qui saurait voir cela, dans ce moment tardif de lucidit� que les vies les plus ensorcel�es de chim�res peuvent bien avoir, puisque celle de Don Quichotte eut le sien, peut �tre celui-l�, comme Henri Van Blarenberghe quand il eut achev� sa m�re � coups de poignard, reculerait devant l�horreur de sa vie et se jetterait sur un fusil pour mourir tout de suite��[10]. Proust qui venait de perdre sa m�re la m�me ann�e se sentait rempli de remords. Girard trouve le lien qui unit tous les auteurs. ��Le parricide, nous dit-il, rejoint, dans son ��moment tardif de lucidité » tous les h�ros des romans ant�rieurs. Comment en douterions-nous puisque c�est Proust lui-m�me qui rapproche cette agonie de celle de Don Quichotte��[11]. Le texte de Proust, tir� d�un fait divers, ressemble �trangement � la fin des ��Fr�res Karamazov��. Chez Dosto�evski, le meurtre et a fortiori le parricide est l�acte le plus terrible que peut r�aliser l��tre humain. Il exprime la volont� de domination de l�homme sur son cr�ateur, sur Dieu m�me. Si le crime est commis par Smerdiakov, l�enfant naturel de Fiodor, c�est Ivan qui en est l�instigateur, l�intellectuel ath�e, le nihiliste, le m�diateur ou le mod�le dirait Girard�; personnage que l�on retrouvera dans Les Poss�d�s[12] sous les traits de Stravoguine. Toutefois, le meurtre du p�re ne semble pas ancrer dans le carcan oedipien, mais r�pondre plut�t � une logique sacrificielle, refl�tant une haine suppos�e fond�e contre le soi-disant fautif et responsable des tourments du personnage de roman et l��crivain en d�non�ant la supercherie de cette condamnation r�v�le de facto l�empreinte de son g�nie romanesque. Le crime et la cruaut� jalonnent le roman moderne. Comment ne pas les voir � l�oeuvre dans l�attitude de la fille de M. Vinteuil�: ��elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit chastement son front � baiser comme elle aurait pu faire si elle avait �t� sa fille, sentant avec d�lices qu�elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruaut� en ravissant � M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternit��[13]. Sinc�rement, que p�se le poids d�un Freud et de son Oedipe � c�t� de celui de Proust et de sa phrase ass�n�e � coup de couteau dans le dos�! � Le d�sir mim�tique et le processus victimaire permettent de mieux saisir l�attitude, parfois incompr�hensible pour nous lecteur, des personnages de roman. Girard nous explique les raisons de l�exclusion de Swann du Salon des Verdurin. Swann, �tre cultiv� et amateur d�art qui voit en Odette la r�incarnation de la Z�phora de Botticelli, va sombrer dans une jalousie maladive qui finira par le d�truire lorsqu�il se rendra compte de la tromperie de sa cocotte. Pourquoi un homme si raffin� a-t-il besoin de s�introduire chez des gens aussi stupides et vils que les Verdurin�? Comment peut-il se m�prendre � ce point sur la v�ritable vie d�Odette�? Le d�sir mim�tique l�a emprisonn� et ce d�autant plus que Forcheville en devenant l�amant d�Odette se transforme en mod�le pour Swann qui plonge, nous dirait Dosto�evski, dans le souterrain. Juif, cocu et bouc �missaire, tout comme Swann, L�opold Bloom d�ambule dans Dublin[14], contraint de s�enfuir du pub de Barney Kiernan car vilipend� par des ivrognes qui remettent en cause sa sexualit�[15], sachant qu�aux alentours de 16 heures, Boylan batifolera dans son propre lit avec sa femme Molly. Swann et Charlus qui sera �galement refoul� comme un vulgaire espion par Mme Verdurin, symbolisent deux aspects de la personnalit� de Proust, le mondain cultiv� et critique d�art mais aussi le grand amateur de beaux jeunes hommes, tout comme Bloom, petit employ� jaloux et Stephen Dedalus[16], professeur de litt�rature dans un coll�ge qui ressent l�obligation de s�expatrier d�Irlande s�il veut devenir �crivain, caract�risent les deux facettes de Joyce[17]. Cela me rappelle les h�sitations de Panurge � prendre femme de peur d��tre cocu. Le personnage de roman moderne[18] ne serait-il pas alors plus un ��homme ridicule�� ou un ��bouffon tragique�� qu�un parricide[19]�? Andr�-Michel BERTHOUX � [1] � La violence et le sacr� (1972), p. 250. [2] � Op. cit�, p. 251. [3] � Op. cit�, p. 259. [4] � Op. cit�, p. 260. [5] �Op. cit�, p. 313. [6] � Girard �tablit une relation fondamentale entre d�une part la violence r�ciproque engendr�e par le d�sir mim�tique et d�autre part la divinisation de la victime sacrificielle tenue unanimement comme seule responsable de la crise au sein de la communaut�. Freud, dans Totem et tabou, est oblig� de supposer le sentiment de culpabilit� des fils pour associer les deux tabou fondamentaux du tot�misme aux deux d�sirs r�prim�s du complexe d� �dipe. En s�appuyant sur les travaux de W. Robertson Smith et de J. G. Frazer, il voit dans la prohibition de l�inceste, le moyen d��viter de graves discordes en emp�chant, entre les fr�res, les luttes pour la possession des femmes du clan, objets de convoitise qui les avaient pourtant conduits � tuer le p�re, et dans l�interdiction du meurtre de ce dernier, sa divinisation rendant possible une r�conciliation source d�apaisement de leur sentiment de culpabilit�. Par ailleurs, Freud consid�re ces deux tabou comme fondateur de la morale humaine. Or celle-ci pr�suppose, comme il vient d��tre dit, l�existence du sentiment de culpabilit�. Le remords s�analysant comme la conscience, propre � l��tre humain, de sa mauvaise conduite et donc comme l��l�ment fondateur de la morale, le raisonnement devient alors circulaire du fait de l�impossibilit� de cr�er, � la diff�rence de Girard, une th�orie unificatrice entre ��la violence et le sacr��. [7] � Op. cit�, p. 321. [8] � J�emprunte cette id�e � Hegel qui l�a d�veloppe dans son ouvrage Principes de la philosophie du droit. Dans la premi�re section de la partie consacr�e � la morale et intitul�e ��Le projet de la faute��, il distingue la responsabilit� qui suppose que l�acte commis soit contenu dans le projet notamment dans le cas du crime, de la culpabilit� qui, � elle seule, ne suffit pas � imputer cet agissement � son auteur. Ainsi ��Oedipe, qui a tu� son p�re sans le savoir, ne peut �tre accus� de parricide��. La volont� (la pr�m�ditation) joue donc un r�le fondamental dans responsabilit�. ��Le droit de la volont� est de ne reconna�tre comme son action et de ne se voir imputer dans ce qu�elle a fait que ce qu�elle sait, selon ses pr�visions, faire partie de son but, donc uniquement ce qui �tait contenu dans son projet. L�acte ne peut �tre imput� que comme faute de la volont� � c�est le droit du savoir (� 117). (...) L�action est aussi, en tant que but pos� dans l�ext�riorit�, livr�e aux forces ext�rieures. Ces forces ext�rieures y ajoutent quelque chose qui est enti�rement diff�rent de ce qu�elle est pour soi et l�am�nent � produire des cons�quences lointaines, �trang�res. C�est aussi le droit de la volont� de ne s�imputer que les premi�res de ces cons�quences, car elles seules font partie de son projet�� (� 118). [9] � Shakespeare, les feux de l�envie (1990), p. 287. [10] � Mensonge romantique et V�rit� romanesque (1961), p.360. [11] � Op. cit�, p. 360. [12] � Traduit �galement par Les D�mons. [13] � Du c�t� de chez Swann. [14] � Th�me du roman de James Joyce, Ulysse. L�histoire se d�roule le 16 juin 1904, date probable de la premi�re rencontre entre James Joyce et Nora Bernacle, sa future femme. [15] � L�un d�eux dit�:��Gachte, on blague mais n�emp�che que c�est vrai. Cet indien-l� �a n�est qu�une fausse-couche. � l�h�tel que me disait Pisser Burke il se fourrait au lit avec la migraine une fois par mois comme une jeunesse qui a ses affaires. Voulez-vous que je vous dise�? �a serait pain b�ni que d�empoigner un gaillard comme �a par la peau du cou et de le faire boire � la grande tasse. �a serait un cas de l�gitime d�fense. C�est-il se conduire en homme que de jouer la fille de l�air avec son b�n�f sans m�me payer un verre aux amis�?��, (collection ��Biblioth�que de La Pl�iade��, p. 380). [16] � Son expos� sur Shakespeare � la biblioth�que de Dublin d�clenche une vive hostilit� de la part des personnalit�s du monde des lettres pr�sentes et notamment de John Eglinton qui est le plus farouchement oppos� � sa th�se. Stephen pr�tend que le spectre dans Hamlet est Shakespeare lui-m�me. Le dramaturge devient alors son propre p�re et donc son propre fils. Les deux Hamlet ne font qu�un car le cr�ateur est son propre g�niteur. ��De m�me que pour nous Dana notre m�re, dit Stephen, tissons et d�tissons au cours des jours la trame de nos corps, dont les mol�cules font ainsi la navette, de m�me l�artiste tisse et d�tisse son image. Et comme la tache de mon sein droit est encore o� elle �tait quand je suis n� bien que tout mon corps se soit tiss� et retiss� plusieurs fois d�une �toffe nouvelle, ainsi � travers le spectre du p�re sans repos l�image du fils sans existence regarde�� (p. 221). Stephen qui d�voile la jalousie de Shakespeare � ��Deux obsessions fermentent dans l�esprit de ce spectre�: un serment parjur� et le rustre imb�cile sur lequel elle a rabattu ses faveurs, fr�re du mari d�funt. La douce Anne (l��pouse de Shakespeare s�appelait Ann Hathaway), j�en r�ponds, avait le sang chaud. Femme qui prend les devants continue (allusion du conf�rencier au ��viol�� de l��crivain par sa future femme)�� (p. 230), ou bien encore, ��Parce que le th�me du fr�re (Stephen pense que Ann aurait eu une relation avec l�un des fr�res du dramaturge) perfide ou usurpateur ou adult�re ou tout cela � la fois, est pour Shakespeare ce que le pauvre n�est pas pour lui�: toujours avec lui��, (p. 240) - finit par identifier le drame psychobiographique de l�homme Shakespeare � une ��th�orie de la cr�ation litt�raire con�ue comme m�taphore de la cr�ation divine�� (notice, p.1364)�: ��La paternit�, en tant qu�engendrement conscient, n�existe pas pour l�homme. C�est un �tat mystique, une transmission apostolique, du seul g�n�rateur au seul engendr�� (p. 235). Stephen, sous la pression de ses censeurs, finit par douter de sa propre th�orie�: ��Je crois, � Seigneur, aide � mon incroyance. Est-ce � dire aide moi � croire, ou aide-moi � ne pas croire�? Qui vous aide � croire�? Egomen. Qui � ne pas croire�? L�autre type�� (p. 242). Egomen signifie ��moi-m�me�� en latin. Girard associe ce terme � Joyce lui-m�me en consid�rant Stephen comme la voix de son cr�ateur. Ce n�est pas un hasard s�il a longuement comment� ce passage d�Ulysse, car Stephen d�veloppe lors de sa conf�rence une th�orie proche de la sienne. Je cite in extenso l�argumentation de Ren� Girard�: ��Il est maintenant possible de reconstituer sch�matiquement le raisonnement d�Egomen�: ��Puisque Shakespeare sait tout du d�sir mim�tique, et moi aussi (Girard, tout au long de cette citation, fait entendre la propre voix reconstitu�e de Joyce), et puisque personne n�en sait autant, hormis quelques grands ma�tres d�exception, il s�ensuit n�cessairement que je suis moi-m�me un grand ma�tre. Pour autant qu�on puisse le savoir, la vie des grands ma�tres est empoisonn�e par le type m�me d�hyst�rie mim�tique dont je souffre. Il est probable qu�il en alla de m�me pour Shakespeare dont la vie nous est inconnue. En ma qualit� de romancier, j�ai le droit d�inventer une vie de Shakespeare qui soit historiquement fausse, mais mim�tiquement vraie. Les grands romans ne font pas autre chose. Honni soit qui mal y pense��. Si l�on ose reconna�tre la signature de James Joyce dans tous les cercles concentriques de la mimesis qui entourent le Shakespeare mim�tique, il faut aussi reconna�tre dans la conf�rence le drame personnel qu�a v�cu le jeune �crivain � l�histoire de son exil loin d�Irlande. La th�se d�Egomen a des implications vertigineuses. Au cours d�un bref �change sur Aristote et Platon, Stephen se demande�: ��Lequel des deux m�e�t banni de sa R�publique�?��. La conf�rence n�est pas commenc�e depuis plus de quelques minutes que Russel d�cide de partir�; tandis qu�il sort, il convie bruyamment ses quatre acolytes � une r�union litt�raire ult�rieure�: seul Stephen n�est pas invit�. Tout comme Stephen, le jeune Joyce se sentait incompris � Dublin, m�pris�, ignor�, �vinc�. La conf�rence est un ��trag�die�� de la discrimination intellectuelle, de l�expulsion, du bannissement, de la ��bouc-�missairisation��, et c�est � James Joyce lui-m�me qu�elle renvoie constamment��, Shakespeare, les feux de l�envie (opus cit�, p. 426 et 427). [17] � Girard mentionne deux faits marquants, ��des accidents mim�tiques�� pour reprendre sa propre expression, survenus � Joyce et dont la ressemblance avec ceux narr�s dans Ulysse, ��non seulement � propos de Bloom et de Stephen, mais aussi � propos de Shakespeare, ne saurait �tre une simple co�ncidence��. Tous deux ont rapport � Nora�: ��Avant de rencontrer Joyce, Nora, sa future femme, avait eu un liaison sentimentale �ph�m�re avec un jeune homme nomm� Michael Bodkin qui mourut pr�matur�ment. Loin de d�courager la jalousie de son mari, cette mort l�exacerba au plus haut point�: elle interdisait absolument � Joyce de mesurer son emprise sur Nora par rapport � celle de son rival pr�sum�. Autre p�rip�tie�: celle d�un journaliste de Trieste dont Nora appr�ciait, semble-t-il, la compagnie. Joyce, non en d�pit mais � cause de son extr�me jalousie, l�invite � venir chez lui � et le traite en intime. Tout cela ressemble au triangle (allusion au ��French triangle��� traduit de fa�on peu heureuse par ��Monsieur, Madame et l�autre�� qui caract�rise selon John Eglinton la th�orie de Stephen Dedalus) Bloom/Molly/Stephen dans Ulysse��, Shakespeare, les feux de l�envie (opus cit�, p. 425). [18] � Postmoderne, pourrais-je dire, bien que Girard se d�fende, � mots couverts, de cette notion qui donne de la r�alit�, tout comme les doctrines dominantes dans les sciences sociales depuis une cinquantaine d�ann�es, une allure impressionniste. ��Toutes ces th�ories �taient des destructions illusoires du r�el. Ce qui m�en a prot�g� n�est pas le m�pris sans nuances de ��toutes les th�ories�� qui triomphe de nos jours et qui n�est que notre mode � nous, la rancune de l�ivrogne contre les bouteilles vides, c�est le r�alisme d�une autre th�orie dont je ne sais pas tr�s bien si c�est moi qui l�a faite ou si c�est elle qui m�a fait, la th�orie dite mim�tique��. La voix m�connue du r�el, 2002, p. 8. Toutefois, la th�orie du d�sir mim�tique ne me semble pas incompatible avec la notion d�estrangement (traduction du mot russe ostranienie) que Carlo Ginzburg emprunte � Chkolovski dans sa Th�orie de la prose (1929�; traduction fran�aise, 1973) pour en faire le sujet d�un des essais de son ouvrage A distance (1998; traduction fran�aise, 2001). L�historien utilise ce concept pour analyser notamment la particularit� de La recherche du temps perdu et du roman de Dosto�evski, Les Poss�d�s. Si l�estrangement, dans la tradition litt�raire qui va de Marc Aur�le jusqu�� Tolsto� en passant par Voltaire et La Bruy�re, ��est le moyen de d�passer les apparences et d�atteindre une compr�hension plus profonde de la r�alit��, plus particuli�rement en recherchant le ��vrai principe causal des choses��, chez Proust, l�objectif ��est en un certain sens celui, oppos�, de prot�ger la fra�cheur des apparences contre l�illusion des id�es, en pr�sentant les choses dans l�ordre de nos ��perceptions��, non encore contamin�es par des explications causales��. Dans les deux cas, l�estrangement est ��une tentative pour pr�senter les choses comme si elles �taient vues pour la premi�re fois. Mais le r�sultat est bien diff�rent�: c�est dans le premier cas une critique morale et sociale�; dans le second, l�exp�rience d�une imm�diatet� impressionniste�� (p. 32). Ginzburg associe le projet proustien � celui de Dosto�evski, lorsqu�il parle des personnages des deux romans cit�s plus haut. ��En se mettant en sc�ne comme l�un des personnages de son propre roman, Proust sugg�re aussi que, contrairement au Dieu omniscient auquel on a pu comparer la plupart des �crivains du XIXe si�cle, il est comme nous confront� � l�opacit� des mobiles cach�s (soulign� par moi) de ses personnages. C�est l� que g�te la diff�rence substantielle entre l�estrangement du XIXe si�cle � la Tolsto� et l�estrangement � la Proust. La solution proustienne, qui implique une ambigu�t� de la voix narrative, peut �tre consid�r�e comme un d�veloppement structural de la strat�gie adopt�e par Dosto�evski dans les D�mons�: une histoire racont�e par un personnage effac�, qui n�est pas en mesure de comprendre sa signification. Il y a de fait une forte ressemblance dans la mani�re dont Stravoguine, le personnage principal des D�mons, et le baron de Charlus sont pr�sent�s au lecteur�: dans les deux cas � travers une s�rie de fragments contradictoires, qui font un r�bus ou une devinette�� (p. 34). La multiplicit� des points de vue sur les personnages nous en donne une vision fragment�e et incoh�rente telle que la revendique les postmodernes. Cependant, cela n�emp�che pas la th�orie mim�tique de se mettre � l�ouvrage. Comme le dit Ren� Girard, celle-ci agit d�autant plus efficacement que les personnes qui en sont victimes n�en ont pas conscience. La m�connaissance de cette r�alit�, g�n�ratrice des relations humaines, les mobiles cach�s dont parle Ginzburg, au moment m�me o� elle est op�rante, rend quasiment impossible tout discernement chez les individus concern�s qu�ils soient mod�les, sujets ou simplement observateurs (lecteurs). Tout en eux est profond�ment perturb�, car ils ne peuvent pas voir une r�alit� tellement simple qu�elle en devient par la force des choses r�ductrice. Comment ne pas penser alors � ce que dit Galil�e � Andrea, le fils de sa gouvernante, dans la c�l�bre pi�ce de Brecht�: ��Beaucoup de lois pour expliquer peu de choses l� o� la nouvelle hypoth�se avec peu de lois explique beaucoup de choses��. [19] � Je fais allusion aux expressions employ�es par Mikhail Bakhtine dans son ouvrage fondamental, La Po�tique de Dosto�evski (1929�; traduction fran�aise, 1970), essai dans lequel il montre l�aspect carnavalesque que rev�tent les principaux th�mes trait�s par l��crivain, genre h�rit�e de la m�nipp�e (Le Satiricon de P�trone, L��ne d�or ou les M�tamorphoses d�Apul�e, pour ne citer que les plus c�l�bres). Se r�f�rant � une nouvelle de Dosto�evski, Le R�ve d�un homme ridicule, Bakhtine analyse ainsi le personnage�: ��La figure centrale de ��l�homme ridicule�� laisse nettement entrevoir l�image ambivalente, comico-s�rieuse, du ��sage stupide�� et du ��bouffon tragique�� de la litt�rature carnavalis�e. Mais cette ambivalence, quoique plus estomp�e, est propre � tous les h�ros de Dosto�evski. On peut dire que la pens�e artistique de celui-ci n�admettait aucune valeur humaine sans une dose de bizarrerie (sous toutes ses formes). Cela est flagrant surtout chez Mychkine. Mais ses autres personnages principaux�: Raskolnikov, Stravoguine, Versilov, Ivan Karamazov, ont toujours, � des degr�s plus ou moins r�duits, ��quelque chose de comique��. R�p�tons-le, Dosto�evski en tant qu�auteur ne pouvait pas imaginer de valeur humaine � tonalit� unique. Dans sa pr�face des Fr�res Karamazov, il va jusqu�� affirmer la valeur historique particuli�re de l��trange�: ��Car non seulement l�homme bizarre n�est pas toujours une originalit�, une singularit�, mais au contraire, il arrive que ce soit lui pr�cis�ment qui d�tienne la quintessence du patrimoine commun, alors que tous ses contemporains en ont �t� arrach�s pour un temps par une bourrasque venue d�ailleurs��. Chez ��l�homme ridicule��, cette ambivalence est d�gag�e et mise en relief en un accord parfait avec l�esprit de la m�nipp�e�� (page 202). |
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