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Les esquimaux et les songes

Parution originale, Revue fran�aise de psychanalyse, Tome XL � janv.-F�vr. 1976.

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Didier Anzieu

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On peut r�ver qu'on r�ve. On peut r�ver qu'on interpr�te son propre r�ve. Pourquoi ne pas, au rebours de ces m�comptes, imaginer une soci�t� qui imaginerait qu'elle doit interpr�ter les r�ves de ses membres, en les rapportant naturellement � elle-m�me�? Une soci�t� de psychanalyse fantastique, en quelque sorte...

Les Esquimaux, l'hiver, se racontent au matin leurs r�ves. C'est le meilleur moment de leur journ�e, avant que celle-ci ne finisse par s'�tirer en longueur � force de ne plus rien trouver � faire, ni � se dire, voire m�me � attendre. Le froid, le vent, l'aridit� du sol couvert de glace, la mer gel�e, l'interminable nuit polaire interdisent la plupart des activit�s ext�rieures. Parfois, quand, � travers le matelas des nuages, s'allume autour de midi un �ph�m�re soleil p�le, une chasse est organis�e, pr�texte � une sortie collective et � une course rapide plut�t que marque d'une volont� v�ritable de capturer un gibier terr� depuis longtemps ou de surprendre des poissons inexistants par les trous entretenus dans la banquise. Dans l'igloo d'ailleurs ont �t� entrepos�es des provisions d'huile, de chairs s�ch�es et de bois suffisantes pour passer la mauvaise saison. A l'int�rieur o� la lumi�re est mesur�e et l'espace restreint, o� l'on �vite les heurts et donc les contacts, o� l'on est envelopp� par la chaude puanteur des corps entass�s, dans une ambiance de touffeur et de remugle, les occupations sont r�duites : tannage des peaux, r�paration des tentes, confection d'armes, de harpons, d'accessoires pour naviguer. Les grands �v�nements, esp�r�s et redout�s, sont la mort d'un vieillard ou d'un malade, la naissance d'un petit. Nul n'ose toutefois se r�jouir, quand ils surviennent, de leur cons�quence la plus appr�ciable, l'accroissement de la ration de viande ou de lait, car un mort ne mange plus et les femmes qui allaitent sont propri�t� commune des habitants d'une m�me maison de glace. Personne ne rit ni se met en col�re. Parfois les anciens racontent des l�gendes ou leurs exploits d'autrefois � la chasse ou � la p�che. Parfois on se rend visite d'un igloo � un autre.

Aucun mariage ne peut �tre c�l�br� pendant cette p�riode. Cette r�gle est entendue par les int�ress�s au sens large : dans cette peuplade qui pratique l'�t�, avec un z�le sans rel�che, la prostitution de ses femmes et de ses filles en mani�re d'accueil aux voisins ou aux �trangers de passage, l'hiver venu aucune union nouvelle, m�me libre, ne se contracte et les couples �tablis s'abstiennent de toute intimit� charnelle. L'igloo d'ailleurs la permettrait mal. Dans ce sp�os nordique en demi-sph�re grossi�rement taill� dans la glace sont creus�es vingt niches individuelles � nombre qui correspond � la somme des doigts des mains et des pieds. Chaque r�sident s'y installe pour la nuit sur des claies et des peaux de phoques. Aucun rideau ne les dissimule et, de cet observatoire, � la falote et tremblotante lumi�re de la lampe � huile centrale, on pourrait deviner ce qui se passe dans presque toutes les autres loges, si par extraordinaire il s'y passait quelque chose. Seuls les enfants jusqu'� 4 ans couchent nus, peau contre peau, dans la ti�deur de leur m�re et de ces couples l�gitimes et troubles montent parfois des g�missements �touff�s dont il est difficile de dire s'ils ponctuent des cauchemars ou des caresses. Toutefois, d�s qu'un jeune m�le r�ve qu'il couche avec sa m�re, il en est s�par�, quitte m�me � �tre transf�r�, faute de place, dans un autre igloo. Chez les Esquimaux, il ne viendrait � l'esprit de personne, f�t-il un enfant, de cacher aux autres ses propres r�ves.

Beaucoup de r�ves n'ont pour eux nulle signification. Ceux par exemple, si fr�quents, de phoques cern�s et d�truits, de printemps et de d�gel, de for�ts et de rivi�res, de poissons grill�s sur un feu de bois, de couchage sous la tente, de canots creus�s dans un haut f�t, sont consid�r�s comme m�caniques, routiniers et sans valeur. Leur long r�cit leur est cependant n�cessaire comme l'est pour nous, qui disposons de programmes radiodiffus�s, le bruit d'une musique de fond dans un logis confortable. Ils les comprennent comme l'expression d'une acti vit� pr�monitoire de l'esprit et donc d�pourvue d'int�r�t. Les animaux sauvages, le soleil de minuit, les migrations, tout cela, les Esquimaux le savent, va revenir avec le cycle des saisons et les images qui l'anticipent ne leur apprennent rien.

Les songes retiennent davantage leur attention quand ils se d�roulent dans l'igloo, non au-dehors, et qu'ils s'y passent maintenant, pendant cette morte-saison froide. Dans cette civilisation qui ignore la m�tallurgie, le sable et les miroirs, les r�ves d'igloo sont comme des glaces qui renverraient � ces �tres, enferm�s pour huit mois par groupes de vingt, le reflet de ce qu'ils sont. S'il est insupportable en effet de n'�tre rien, tout change du moment qu'on peut s'en faire une vision : le rien, fait image, les aide � devenir quelque chose. Ainsi leur journ�e sera bonne si, avant le matinal repas commun, pendant que chauffe l'eau o� infusent des racines s�ch�es et o� s'amollissent des lambeaux gel�s de viande, quelqu'un peut dire qu'il a en r�ve rev�cu la journ�e pr�c�dente avec les m�mes occupations, les m�mes incidents, les m�mes bribes de conversations. Un r�ve commence de prendre sens s'il r�p�te les actions de la veille. Cela leur prouve que ces activit�s n'ont pas �t� accomplies en vain puisque, une fois finies, on en r�ve encore.

Pour les Esquimaux, un r�ve isol� est comme serait pour nous qui savons lire une phrase s�par�e de son contexte. L'ensemble des songes d'une nuit dans un m�me igloo est consid�r� comme un seul discours tenu par la collectivit� � travers chacun de ses membres. La notion de sujet individuel n'est en effet dans cette civilisation ni tr�s assur�e ni tr�s admise. Le probl�me le plus d�battu dans leurs discussions matinales est de trouver la s�quence selon laquelle la s�rie des r�ves individuels doit �tre dispos�e pour fournir des renseignements sur l'agencement qu'il conviendrait de donner, l'�t� revenu, � leur vie collective. Car le r�ve �veill� que poursuivent les Esquimaux serait de fonder leur organisation sociale sur leurs propres r�ves nocturnes. Un ethnologue qui s'�tait mis � les ha�r apr�s un hivernage chez eux avait appel� cela construire des ch�teaux en Laponie.

Le caract�re al�atoire de beaucoup de ces s�quences oniriques rend les Esquimaux malheureux. Par contre, tout regroupement qui s'impose � eux avec �vidence les remplit de satisfaction. C'est le cas quand plusieurs habitants de l'igloo se font figurer mutuellement dans les hallucinations de leurs sommeils. Ainsi une jeune fille r�ve que son voisin profite de son sommeil pour forcer la porte de son alc�ve (dans la r�alit�, rappelons-le, les vingt loges n'ont ni portes ni tentures) et se glisser sous sa peau de phoque. Elle montre m�me la trace rouge laiss�e sur son bras par le brutal contact de l'homme. L'homme de son c�t� a r�v� qu'il poursuivait un renne femelle et qu'au moment de plonger le couteau dans le c�ur de la b�te celle-ci s'est transform�e en jeune fille. Il a eu alors le plus grand mal pour amortir l'�lan de son geste et il a vu avec effroi quelques gouttes de sang couler. La conclusion est claire pour l'auditoire. A la fin du printemps, quand la vie ext�rieure reprendra, l'homme et la jeune fille deviendront mari et femme. Par ces deux r�ves mutuels, ils ont �chang� leur consentement et symboliquement effectu� la d�floration qui les unit d�sormais devant la tribu. Symboliquement, car il y a longtemps que la jeune fille n'est plus vierge, ayant �t� pr�t�e � ses h�tes, l��t�, peut-�tre plus de trente fois depuis qu�elle a eu ses premi�res r�gles. Mais jamais encore elle n'a partag� le commerce de l'amour avec un autochtone.

Ces r�ves imbriqu�s sont pr�cieux pour d�terminer non seulement les mariages mais la composition des �quipes de chasse et de p�che, celle des classes d'adolescents et d'adolescentes pour l'initiation, la rotation des chefs, la r�partition des responsabilit�s religieuses et profanes, le choix de ceux qui aideront les femmes enceintes � accoucher et les vieillards � mourir, pour d�signer aussi, en cas de fautes ou d'�checs graves, les juges, les criminels et les bourreaux.

Il est parfois des songes exceptionnels qui plongent la confr�rie dans l'�merveillement pour plusieurs jours. Ce sont les r�ves individuels dont le contenu est collectif. Ils les appellent des apparitions, car le groupe y appara�t � lui-m�me comme la r�alit� fondamentale dont les individus sont seulement ce que nous appellerions des irradiations ou des spectres. Pour une soci�t� d'Esquimaux, l'unit� n'existe que si un compagnon l'hallucin� : la condition est n�cessaire et suffisante. Leurs pr�tres ont � partir de l� �tabli une th�orie des progr�s de l'�me : chacun r�ve d'abord pour lui-m�me, puis avec les autres et pour les autres, enfin quelqu'un r�ve pour tous et chacun devient ce qu'il n'a jamais cess� d'�tre, mais dont il est d�sormais s�r, une partie d'un tout.

L'exemple que je vais rapporter met en sc�ne l'embarcation des chefs, une pirogue plus �troite, plus �lanc�e que les autres, rapide comme la fl�che et facilement submersible. A l'entr�e de l'automne, avant de construire les igloos, les individus valides de chaque clan proc�dent au rituel de l'autorit�. Ils montent dans les canots, encerclent la pirogue de leur chef et la secouent de toutes leurs forces jusqu'� ce qu'elle chavire et qu'il glisse dans l'eau glac�e. S'il ne r�appara�t pas, c'est qu'il ne m�ritait plus de commander et on lui choisit pour successeur celui que les r�ves de l'hiver ont d�sign�. S'il refait surface, redresse son esquif et remonte � bord, il est prorog� pour un an. C'est de cette barque capitale que r�ve un vieillard qui a pass� l'�ge des responsabilit�s. Chose �trange, au lieu d'�tre occup�e par le chef qui seul en principe a le droit de s'y tenir, tous les membres m�les de l'igloo s'y entassent, s'y serrent et la font osciller. Chose plus �trange encore, l'embarcation flotte, l�g�re et stable. Dans son r�ve, le r�veur r�fl�chit qu'il est logique qu'elle reste � flot car d�s lors que tous les hommes du groupe y sont mont�s, plus personne ne reste pour, de l'ext�rieur, la secouer. Le r�cit s'arr�te l� et tous les auditeurs hochent la t�te en signe d'approbation. Pourquoi les Esquimaux figurent-ils la lutte pour le pouvoir par le geste de secouer la pirogue alors que le reste de l'humanit� l'exprime par celui de secouer le cocotier ? Linguistes et mythographes se sont pench�s en vain sur ce myst�re depuis plusieurs d�cennies...

Voici un autre exemple. Une jeune mari�e r�ve du d�but de l'�t�, quand la tribu est sortie de son hivernage et qu'elle a plant� ses tentes au milieu d'une aire de chasse ou de p�che. La r�veuse revient, dans son r�ve, de la gr�ve o� elle a nettoy� et d�coup� de gros poissons pour en mettre � s�cher les filets. Le jour tombe. La tribu assembl�e regarde le soleil dispara�tre, puis se disperse dans le brouhaha. La femme en profite pour suivre sous sa tente un homme, qu'elle d�signe par son pr�nom, lequel est port� par plusieurs hommes du clan, mais il y a d�j� l� beaucoup de monde, elle le perd de vue et sort. Elle accompagne alors un autre homme, qu'elle appelle par son surnom, et ils p�n�trent sous un abri plus exigu ; ils se d�shabillent, mais au moment o� elle va se mettre sur lui (chez les Esquimaux, le m�le prend place sous sa partenaire), elle se retourne et aper�oit l'�pouse de son partenaire accroupie par terre pour mieux les regarder. Elle se redresse, s'ajuste, s'enfuit, rencontre un troisi�me amant possible, un c�libataire cette fois dont elle dit le nom de famille, qui l'entra�ne sous une troisi�me tente o� ils se croient seuls et commencent � se caresser ; elle ferme les yeux d'ivresse, puis les entrouvre et elle voit devant elle la flamme de deux bougies, c'est la m�re de son compagnon qui la d�visage. Elle s'interrompt, se d�gage et se h�te au-dehors. Toute la tribu est de nouveau r�unie. Le ciel se fait de plus en plus sombre. Elle se cache avec un quatri�me partenaire au milieu de la multitude qui ne fait nulle attention � eux. Elle va enfin pouvoir s'accoupler. D�j�, elle a pris dans sa main le sexe de l'homme pour l'introduire en elle. Mais non, son mari lui appara�t comme s'il �tait venu � sa recherche. Dans son r�ve, elle pense : non, je n'y arriverai jamais. Puis, toujours en r�ve, elle se dit qu'en tirant les choses du c�t� de l'adult�re elle se donne de son r�ve une explication trop �go�ste et elle r�fl�chit qu'au lieu de se complaire dans son seul d�sir de couple, il lui faut aussi �pouser tout le groupe. Elle a fini son r�ve et son r�cit, et chaque auditeur, derechef, de hocher la t�te. En de tels moments, ils ont l'impression d'exister collectivement par consentement mutuel.

Personne d'autre que l'auteur d'un r�ve ne le commente � haute voix. L'id�e d'interpr�ter les r�ves d'autrui n'est jamais venue � un Esquimau. Pour eux, dans ces visions des t�n�bres, ce ne sont ni les dieux ni les d�sirs inconscients qui parlent, c'est la gestation de leur propre soci�t� qui s�op�re. L� hiver, ils n'ont pas d'autre vie que r�ver. L'�t�, � supposer qu'ils en fassent encore, ils ne se racontent plus leurs r�ves, ils agissent, ils tuent, ils aiment, ils f�condent, ils emmagasinent, ils se disputent, les hommes enl�vent les femmes des autres igloos ou cherchent � changer de tribu, des mariages pr�vus se d�font, des unions inattendues se contractent, le chef est tu� non au cours du rite mais � la chasse par un gibier devenu f�roce ou par un mauvais coup � accidentel ou intentionnel, la diff�rence n'existe pas dans leur langue �, le territoire pr�vu pour les quartiers d'�t� s'av�re inhabitable ou d�j� occup�, des chalutiers d'autres peuples sont d�j� venus piller les bancs de poissons et leurs �quipages s'attardent aupr�s des femmes et des filles qu'on leur a offertes, l'heure des d�cisions importantes est diff�r�e. Bref, leur soci�t� ne fonctionne point telle que l'avaient enfant�e leurs imaginations hibernales. Chaque ann�e, quand ils plient leurs tentes, apr�s la c�r�monie de la pirogue du chef, ils louent leurs dieux d'avoir interrompu l'�ternel �t� qui r�gnait � l'aube du monde et d'avoir cr��, avec le cycle des saisons, ce rude et merveilleux hiver bor�al o� ils peuvent r�ver en groupe d'une soci�t� qui ne tiendrait pas compte des r�alit�s ext�rieures.

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