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Un jour, nous avons eu
l’occasion, dans les pires moments de notre vie d’être possédé par le mal
physique, d’avoir une discussion théologico-métaphysique avec un ami mauritanien,
théologien et marabout[1].
Se référant à une sourate du Coran, cet homme du nom de Shérif en donna
l'interprétation suivante : « Dieu créa d'abord la mort puis la vie. En
tant que source originelle de toutes choses, la Vie lui échut comme son premier
attribut et le plus essentiel. Et il donna en partage la vie et la mort à tous
les êtres créés, les visibles comme les invisibles à savoir : les génies, les
djinns, les Rohans, les anges, les archanges, les hommes etc. Tous les êtres
invisibles qui ont une plus longue durée de vie, quels qu'ils soient, sont
soumis comme nous, à la mort.
Si Dieu avait créé la vie en premier lieu et s'il en avait fait l'attribut essentiel des créatures, elles auraient comme lui l'immortalité et l'auraient ainsi égalé. Ce qui n'aurait point de sens puisque Dieu perdrait du même coup sa divinité et son unicité avec toutes les qualités qui lui sont inhérentes. Dieu est donc l'auteur de la vie et de la mort ».
Partant de cette vision des phénomènes, nous avons entrepris de comprendre pourquoi le judéo-christianisme s'évertue, depuis plusieurs siècles, à soutenir que la mort est advenue au monde par la faute de l'Homme, c’est-à-dire des premiers parents, en l’occurrence, Adam et Eve.
Cependant, le passage suivant de l'Ancien Testament semble donner raison à l'interprétation de Shérif.: "Le Seigneur Dieu prit l'homme et l'établit dans le Jardin de l'Eden pour le cultiver et le garder. Il lui fit cette recommandation : tu peux manger les fruits de n'importe quel arbre du Jardin, sauf de l'arbre qui donne la connaissance de ce qui est bien ou mal. Le jour où tu en mangeras, tu mourras." (Genèse 2, verset 15 à 17).
Ce texte de la Bible donne lieu à deux remarques : ou bien la vie n'est pas première dans le temps de la création des phénomènes par Dieu (la mort serait-elle première ?) ; ou bien la mort et la vie ont été créées conjointement, voire simultanément par Dieu. En effet, nous voyons l'homme jouir de la vie en tant que Dieu le sacre maître du Jardin de l'Eden ; mais, en même temps il est menacé de mort par le même Dieu. Ce qui veut dire, en d'autres termes, qu'avant la chute d'Adam, la mort existait déjà et que l'homme n'a pas été créé comme doué de l’immortalité, mais bien mortel puisque Dieu lui dit : "tu mourras" si tu désobéis.
Si l’on admet, comme semblent le faire toutes les religions révélées, du moins celles qui se sont répandues dans le monde à partir du Proche-Orient, que Dieu est la source unique d'une création qui contient à la fois mort et vie, il est aussi, selon le livre sacré, la cause unique du bien et du mal. Cette hypothèse est envisageable si on s’en tient au livre de Job I, 12 :
« L’Eternel dit à Satan
: Voici, tout ce qui lui appartient, je
te le livre : seulement, ne porte pas la main sur lui »
Et Satan se retira de devant la
face de l’Eternel ».
Puis, dans Job 2, verset 6 et 7, il est écrit : « L’Eternel dit à Satan : Voici, je te le livre : seulement, épargne sa vie.
Et Satan se retira de devant la
face de l’Eternel.
Puis il frappa Job d’un ulcère malin, depuis la plante du pied jusqu’au sommet de la tête »[3]
Ce texte montre, en apparence, que Dieu n’est pas toujours ni forcément l’auteur ni l’ordonnateur du mal qui advient à ses créatures, même aux bien-aimées. Cependant, il peut autoriser des puissances subalternes à le produire. Toutefois, comme le montre manifestement le texte précédent, elles ne le créent pas en tant que causes premières. Elles se contentent de le générer à partir de la source existante. En d’autres termes, si Dieu est le premier dans l’ordre des choses, ses créatures mauvaises qui symbolisent le mal, comme on le voit dans l’expérience de Job, ne peuvent rien entreprendre sans l’autorisation de leur maître. Selon une lecture littérale et ordinaire des textes, on peut dire, en faisant fi des subtilités des interprétations théologiques et métaphysiques, que Dieu est l’auteur à la fois du mal et du bien qui adviennent à ses créatures sur terre. C’est ce qui autorise Créppy[4] à affirmer que « Le diable est agissant dans le monde ». Certes, Satan ou symbole du mal ne peut rien contre Dieu lui-même dont il n’est qu’une créature perverse, selon l’Ancien Testament. Mais il peut détruire les créatures de Dieu et altérer sa création.
Malgré ce qui apparaît comme une évidence, en vertu de la réalité humaine, il n’en demeure pas moins que les philosophes ont déployé beaucoup d’énergie pendant plusieurs siècles pour tenter de nous persuader que Dieu n’est pas l’auteur du mal. Pourquoi tant de batailles théologico-métaphysiques sur le problème du mal qu’une piètre créature, comme l’homme, aurait causé ?
Cette question de l’origine et du problème du mal en ce monde mérite donc un examen plus approfondi tant à travers la théologie musulmane et chrétienne, les interprétations de la philosophie chrétienne que chez les Lyéla[5]. Dans cette perspective, on verra qu’en dépit des diversités culturelles, et de leurs interprétations spécifiques concernant ce sujet, il y a une convergence implicite vers le même point oméga, à savoir Dieu comme le Créateur du mal.
La lecture du Coran, comme livre révélé par Dieu, permet une herméneutique rationnelle du problème du mal. Certes, la théologie musulmane s'attache à affirmer de façon rigoureuse, l'absolue unicité de Dieu, à le reconnaître comme l'unique Créateur de l'Univers. En vertu de cette conception, elle ne tolère aucun principe, aucune pensée de nature dualiste à la manière de Mani[6] selon lequel, il existerait dès l'origine des phénomènes un principe du Bien, la Lumière, et un principe du Mal, les Ténèbres, ou, en d’autres termes, Dieu et la matière, irréductibles l'un à l'autre en vertu de leur existence radicalement séparée, entre lesquels oscille sans cesse la nature humaine. Car la dualité de ces Principes originaires se reflète en sa volonté, en ses tendances fondamentales de façon absolue. L'homme n'est pas un être tout à fait libre en ce qu’il est constamment tiraillé, dans son essence originaire même, par l’obéissance à l’un ou à l’autre de ces Principes.
Dès lors, on
peut se demander si certains versets du Coran relatifs au problème du Mal ne
rendent pas possible une interprétation de la dualité non pas en dehors comme
Principe indépendant de Dieu, mais à l'intérieur même de la volonté divine en
tant que acte créateur et originaire de ce qui est. En effet, si nous
nous en tenons aux Réflexions sur le Coran[7]
du Professeur Mohamed Talbi et du Docteur Maurice Bucaille, cette perspective
est possible. Le point de départ de leurs réflexions sur l'origine du Mal est
la Sourate XXXVII 75-85 dont l'extrait qui nous intéresse ici est le
suivant : « Dieu dit : O Iblis ! Pourquoi n'es-tu pas parmi ceux qui se
prosternent ? — Il dit : je ne suis pas de nature à me prosterner devant un
humain que tu as créé d'une argile crissante extrait d'un limon fétide.
– Dieu dit : sors d'ici ! Tu es maudit ! Sur toi sera la
malédiction jusqu'au Jour du Jugement.
– Iblîs dit :
Accorde-moi d'attendre jusqu'au jour où les hommes seront ressuscités
– Dieu dit : tu
seras de ceux à qui il est donné d'attendre jusqu'à l'heure prescrite.
"Alors Iblîs dit
: Seigneur ! De même que tu m'as fourvoyé, à mon tour je leur farderai tout sur
terre, et tous je les fourvoierai. A l'exception, parmi eux, de tes serviteurs
sincères
– Dieu dit : Voilà une Voie Droite ! Effectivement, sur mes serviteurs tu n'auras aucun pouvoir, à l'exclusion des fourvoyés qui te suivront. A tous ceux-là rendez-vous est donné dans la Géhenne » (Le Coran, LaRose).
La soixante-neuvième Sourate, "dans l'ordre chronologique de la révélation" mentionne le tiraillement de l'Homme entre Dieu et Iblîs. Elle s'inscrit dans la logique de l'opposition Dieu-Iblîs qui semblent se partager la destinée de l'Homme sur terre. Cette Sourate dit en effet : « Allez-vous donc prendre Iblîs et sa postérité pour maîtres plutôt que Moi, alors qu'ils sont pour vous des ennemis Quelle exécrable substitution ce serait pour les Injustes ! » (XVIII, 50)
« Nous dîmes : O Adam ! Habite, toi et ton épouse,
le Paradis. Mangez avec joie de partout où vous voulez. Mais n'approchez pas de
cet arbre que voici. Car alors vous seriez du nombre des Injustes. Par cet
arbre, Satan les fit déraper, et ainsi, les fit sortir de l'état où ils se
trouvaient.
“ Nous dîmes
alors : Descendez (Ihbitû) ! les uns pour les autres vous serez
désormais ennemis[8].
” [1989 : 123].
Selon ces deux
auteurs « le Mal qui nous fait tant de mal, s'origine à la racine même de
l'être ». Qu'entendent-ils par cette expression ? Iblîs, devenu
al-Shay-tân ou Satan, après sa révolte contre Dieu ou plus exactement son péché
d'orgueil, est le principe même à partir duquel le Mal advient au Monde et à
l'Homme. Bien plus, en se déclarant l'ennemi de cette créature ingénue dont il
est par ailleurs jaloux, Iblîs introduit dans la nature humaine la dualité.
N'est-il pas, en effet, le mauvais esprit qui inspire le mal au coeur de tout
homme soumis à Dieu, son Créateur, et Principe du Bien ?
Dès lors,
« Iblîs est la figure typologique du Mal. Adam, c'est l'homme faillible
mais récupérable. Dans les deux cas, c'est la volonté divine (mashî'a),
une volonté préalablement arrêtée qui avait prévalu, qui avait, dès le départ,
tout prévu et tout programmé, ce qui prouve bien que tout ce qui existe, et
tout ce qui existera, le Bien autant que le Mal, procède du Créateur, par
décret préétabli (gadâ). En effet, Dieu avait ordonné à Iblîs de se
prosterner devant Adam, et d'avance "l'avait mis hors d'état d'obéir"
; il avait interdit à Adam de toucher à l'arbre défendu, et il avait décrété
(qada) de toute éternité qu'il y
toucherait » reconnaissent encore ces auteurs (p.127)
Ce raisonnement
vise à élever Dieu au-dessus de tout. Car si Dieu, dans cette opposition
d’Iblîs au sujet de l’Homme, exige de sa créature l'obéissance, cela
sous-entendrait qu'il aurait pour attribut quelque impuissance inhérente à son
essence. Mieux, une telle attitude aurait, entre autres, les deux conséquences
suivantes : ou bien Iblîs serait surpuissant par rapport à Dieu ; ce qui, pour
la théologie musulmane serait inconcevable ; ou bien il apparaîtrait comme un
rival égal de Dieu symbolisant le Mal comme principe indépendant de Dieu ;
cette dualité est également inadmissible dans le contexte de l'Unicité de Dieu.
En ce sens, la
question de l'origine du Mal apparaît donc claire : « Dieu a-t-il créé le
Mal ? Il a bien crée Iblîs, et il ne pouvait ignorer ce qu'il allait
incarner. Au niveau ontologique, le Mal existait donc comme potentialité et en
puissance dans Iblîs. En ce sens, Dieu, en créant Iblîs, avait bien créé le
Mal. Car le Mal n'aurait pas pu exister, de lui-même, s'il n'avait été créé. Si
Dieu n'avait pas conçu un modèle d'Univers dont le mal, en tant que
possibilité, le Mal n'aurait pas pu faire surface, et du coup la liberté
n'aurait plus eu aucun sens. Mais Dieu ne fait pas le mal »[9].
En suivant la logique de raisonnement de ces auteurs, on pourrait faire
remarquer que si Dieu ne cause pas directement le mal lui-même – ce qui serait
en totale contradiction avec l’un de ses attributs essentiels, en l’occurrence,
la Bonté-, il n’en demeure pas moins qu’il laisse faire. Mieux, il accorde à
l'homme la liberté de produire le Mal. Cette liberté consiste de sa part soit à
prêter une oreille coupable à ce que lui murmure Iblîs, soit à résister à ses
attraits sous toutes les formes du Mal qu’il puit inspirer. Dès lors, la
soumission à l’appel d’Iblîs apparaît, eu égard aux réalités des hommes, comme
ce qui, en second c’est-à-dire par Iblîs, génère le Mal. C’est en ce sens que
ces auteurs remarquent : « Le projet "homme" qui était en
Dieu et qui était marqué du poinçon de la liberté du choix, rendait nécessaire
le passage du Mal de la virtualité à l'existence. C'est par Iblîs que se fit ce
passage. En somme la création de l'homme condamne Iblîs à
"existentialiser" le Mal dont il était potentiellement
porteur »(p.128).
Cependant, quelle que soit la pertinence de ce raisonnement, il n'évite pas pour autant une aporie de taille. En effet, si l'on admet, comme le font ces deux théologiens, qu'en usant de sa liberté, l'homme est capable d'actualiser le Mal, c'est-à-dire de rendre possible sa manifestation effective, on réintroduit la pensée de la dyade divine. La liberté humaine, dans cette perspective, doit être conçue à la fois comme phénomène concret et comme absolu dans sa transcendance. Car pour passer du stade de la fiction[10], ou de la virtualité à celui de la réalisation, on est conduit à penser que Dieu a doté sa créature d'une double disposition qui est justement l'essence même de sa liberté comme choix : d'une part, celle qui consiste à se laisser conduire à Dieu, c'est-à-dire à se laisser incliner vers le Bien ; d'autre part, celle qui le soumet à l'empire d'Iblîs et, par conséquent, à s'orienter vers le Mal. Une telle interprétation rejoint subrepticement celle de Mani dont il a été question plus haut. Il faut donc inverser ce raisonnement.
D’abord, si l'on veut éviter cet écueil, à savoir la pensée de la dyade divine comme double Principe originaire Bien et Mal, il faut situer dans la nature même de Dieu l'acte créateur du Mal. D'abord, si Satan n'est pas l'Etre-Premier par rapport à Dieu, Puissance auto-génératrice, il faut croire que le Mal est un possible divin. Il est antérieur à la créature mauvaise comme inhérence à l'essence divine. Autrement, on ne peut affirmer que Satan a été à l'origine un ange parfait siégeant auprès de Dieu jusqu'au moment où il cède à la tentation, au péché d'orgueil. Pour qu'il pût se rebeller contre son créateur et qu'il entraînât quelques autres esprits dans sa chute, qu'il héritât pour ce faire d'une malédiction couvrant toutes les générations futures issues de lui, il fallût qu'il fût conçu par son créateur avec cette idée comme possibilité originaire. Dans cette perspective, la tentation qui causa sa ruine était déjà-là, le mal antérieur à lui. Autrement, on ne comprendrait pas comment le mal serait advenu puisqu'il est supposé être l'inventeur du Mal en tant qu'il le tire de son état de virtualité.
Ensuite, il y a comme une malice morale dans la volonté divine quand elle déclare l'homme libre, c'est-à-dire une liberté de transcendance originelle et originaire. D'une part, déjà Iblîs, l'ange parfait, semble donner l’impression d'avoir été lui-même une victime, c’est-à-dire d'avoir été piégé dans sa liberté dans la mesure où il confesse à son Créateur de l'avoir fourvoyé. En d’autres termes, Dieu induit sa plus belle créature en erreur. Il l'égare, la détourne du droit chemin : celui de la contemplation de son Créateur, de la soumission ou de l'obéissance à sa volonté. L'ange parfait n'aurait pas pu se fourvoyer si son créateur lui-même ne l'avait doté du pouvoir de s'égarer. On pourrait même dire que Dieu, en tant qu'Être omniscient devait nécessairement savoir que sa plus parfaite créature allait se fourvoyer et il l’a laissé faire. De même, Dieu a laissé Satan décréter la guerre à l'Homme, agissant ainsi avec son consentement ; et avec son accord, il s'octroie même le droit de le fourvoyer sur terre, lui et sa progéniture, jusqu'à la fin des temps, ce que Dieu admet également.
La tradition de la Bible autant que celle du Coran sont d’accord sur le point suivant : Dieu et Satan scellent une alliance pour se partager le destin de l’Homme sur terre, cet être supposé la créature la plus aimée de Dieu et qui, de surcroît, lui ressemble par l’usage de la liberté. Cette alliance se conclut à l’insu de la victime elle-même.
Enfin, loin
d'être un facteur actif dans la genèse du Mal en ce monde, la liberté humaine
apparaît plutôt comme une impuissance foncière entre deux principes qui la
tiraillent constamment ; principes également divins par leur origine commune.
Livré à une guerre perpétuelle de titans au-dessus de sa tête qui l'inclinent
d'un côté comme de l'autre, cette impuissance de la liberté et de la volonté
humaine ne saurait être cause d'aucun mal.
C'est pourquoi,
étudiant l'origine du Mal dans le contexte biblique, Paul Ricoeur peut écrire :
« Le mal vient à l'homme comme le "dehors" de la liberté, comme
l'autre que soi dans lequel elle se prend ; "chacun est éprouvé par sa
propre convoitise qui l'attire et le leurre »(J.Q, 1, 33). C'est le schème
de la séduction : il signifie que le mal, bien que posé, est déjà-là qui attire
; cette extériorité est si essentielle au mal humain que l'homme dit Kant, ne
saurait être le méchant absolu, le Mauvais, il est toujours le méchant en
second, le méchant par séduction ; le mal est à la fois "posé"
maintenant et toujours déjà-là[11] ».[12]
On comprend dès
lors, selon cet auteur, que l'homme soit perpétuellement soumis à une situation
duale en tant qu'existant. Dans la structure même de sa nature, on trouve à la
fois les deux impulsions, les deux tendances : une bonne inclination qui fait
penser au choix du Principe du Bien antérieur à lui et une mauvaise inclination
également préexistante à sa propre contingence, à son propre surgissement dans
un monde déjà déterminé de cette façon dyadique. Le "yetzer hara"
hébreu ou mauvaise inclination, remarque Paul Ricoeur, est même une institution
divine en l'homme : « C'est une des choses que Dieu créa et dont il
dit qu'elles étaient "très bonnes" ; c'est donc que l'inclination
mauvaise n'est pas radicale que l'homme aurait engendré et duquel il serait
radicalement impuissant à se libérer »[13].
Cette conception conduit à voir dans la structure de la Création elle-même l'origine du drame essentiel, celui du Mal. Celui-ci serait coextensif à l'origine des choses. On peut y déceler originellement le chaos que l'intelligence divine a sans doute organisé, mais imparfaitement au regard de l'homme qui subit ses effets négativement. En ce sens, il apparaît, encore une fois, impossible d’attribuer à l'homme l'origine du mal radical originel. Il n'en poursuit et n'en actualise qu'un effet secondaire. L'homme trouve le mal déjà-là, comme le dit Paul Ricoeur, et il le continue à sa manière. Le Mal apparaît à l'horizon de l'origine des phénomènes dont on constate des effets seconds dans les actes de violence, d'agressivité, de destruction tant dans la nature que chez les êtres humains. Le Mal originel est inhérent constitutionnellement à la fondation du Monde ou de la Création comme oeuvre de Dieu.
Déjà, en son temps, Saint Augustin s'est longuement interrogé sur l'origine divine du mal dans la Création comme phénomène incontournable et obsédant. D'où ce questionnement de l’auteur : puisqu'on enseigne dans les Livres révélés que Dieu a pour essence une infinie bonté, ses créatures ne devraient-elles pas avoir en partage cet attribut ? Or, il n'en est pas ainsi. Alors, d'où vient le mal puisque la créature, dans sa singularité, n'enferme pas de perfection qui pourrait faire penser à celle de Dieu ? Ces questions d’Augustin ne concernent pas seulement la manifestation du Mal mais même sa racine, sa source première. Même si la crainte inscrite au coeur de l'homme concernant le problème du Mal n'était pas fondée, il n'en demeure pas moins que ce sentiment lui-même est un mal[14].
Mais alors, pourquoi le Mal existe-t-il puisque l'unique auteur des choses est bon et qu'une infinie bonté ne peut créer que des choses bonnes à l'image de Dieu lui-même ? Pour rendre compte de ce qui nous paraît ainsi paradoxal, antinomique, il faut admettre que Dieu a dû créer des choses moins bonnes par essence que lui. Ou bien il faut supposer que la matière dont il s'est servie pour les créer était mauvaise et que l'ensemble porte alors l'empreinte de celle-ci. Par la suite, il n'a pas été en mesure de corriger cette imperfection.
Même sur ce point, des questions insidieuses surgissent aussitôt qui limitent grandement l'omnipotence de ce Dieu. En effet, s'il est Tout_ puissant comme il est enseigné, il serait en mesure de changer la création, de la transformer radicalement pour éliminer toute forme de Mal ou d'imperfection. Si c'est intentionnel, on peut aussi se demander en vue de quelle fin précise il aurait laissé subsister le Mal dans sa Création et dont l'homme en pâtit tant dans la justice que dans l'injustice. Dans le premier cas, la figure de Job, reconnaît Paul Ricoeur, « témoigne de l'irréductibilité du mal de scandale..." Cette image du "juste souffrant" [15] paraît à la conscience humaine comme inacceptable. Dans le second cas, le méchant semble également voulu par Dieu puisque, dans la théologie musulmane examinée plus haut, Dieu lui-même parle de ses "serviteurs" exclus de l'empire de Satan et des dévoyés qui suivent ce dernier. Ils sont condamnés comme lui à la géhenne éternelle par Dieu.
Même si on examine le problème sous l'angle de l'éternité de Dieu, le Mal ne se conçoit pas autrement qu'à partir de lui. En effet, puisque Dieu a décidé de créer, à un moment donné du temps éternitaire, il aurait pu, suite à une mauvaise oeuvre, anéantir la matière qui pervertit et déforme son essence. Il aurait pu faire l’économie d'une mauvaise création et continuer à subsister seul. Et dans la perspective d'une manifestation de sa surabondance par l'acte créateur, il aurait pu annihiler la mauvaise création et en établir une bonne conformément à son être considéré comme le souverain Bien, le Bien infini.
Saint Augustin
en vient à s'interroger sur sa propre origine pour mieux appréhender la racine
du mal intérieur au coeur de l'homme : « Qui m'a fait ? N'est-ce pas
mon Dieu, qui n'est pas seulement bon, mais qui est la bonté même ? D'où vient
donc que je veux le mal et que je ne veux pas le bien ? Est-ce pour subir de
justes châtiments ? Qui a mis en moi, qui y a semé ces germes d'amertume,
puisque je suis tout entier l'oeuvre de mon Dieu très doux ? Si c'est le démon
qui m'a créé, d'où vient le démon lui-même ? Si c'est par une décision de sa
volonté perverse que de bon ange il est devenu démon, d'où lui est venue cette
volonté mauvaise qui devait le changer en démon, puisqu'il avait été créé ange
tout entier par un créateur très bon ? » [16]
Finalement, en
bon Chrétien, logique avec soi-même, Saint Augustin résout le problème de
l'origine du mal par une spéculation de type métaphysique. En effet, la
corruption des choses est due à un défaut de bonté intrinsèque. Si elles
étaient souverainement bonnes, elles auraient une nature incorruptible. Tout ce
qui se corrompt est privé d'un bien. A ce titre, le manque de plénitude dans le
bien implique que les choses corruptibles participent du néant. « Donc,
être privé de tout bien, c'est le néant absolu. Donc, aussi longtemps que les
choses sont, elles sont bonnes. Donc, tout ce qui est, est bon ; et le
mal, dont je cherchais l'origine, n'est pas une substance, car s'il était une
substance, il serait bon. Ou il serait une substance incorruptible, et par
conséquent un grand bien ; ou il serait une substance corruptible qui ne
pourrait se corrompre si elle n'était bonne » (p.145)
Mais cette subtilité intellectuelle ne remet pas fondamentalement en cause les interrogations essentielles sur l'origine du mal. En affirmant que le mal est une privation d'être, on n'enlève pas à Dieu l'idée qu'il est l'auteur d'une création imparfaite. Même si, du point de vue de Dieu, le mal n'existe pas, comme du point de vue de l'ensemble de la Création en tant qu'absolue il peut apparaître comme presque insignifiant, comme Leibniz à la suite de saint Augustin tend à le penser, il n'en demeure pas moins qu'il est une réalité singulière au niveau du vécu humain qui le manifeste comme tel.
Mais, selon l’auteur du Discours de métaphysique", le mal est relatif « parce que, dans le détail, certains éléments ne s'harmonisent pas avec certains autres, on les tient pour mauvais. Or, ces mêmes éléments s'accordent avec d'autres et en cela ils sont bons. Ils le sont aussi par eux-mêmes ». Dès lors, dans la pensée du Mal, il faut tenir compte de la totalité de la Création divine. Suivant cette perspective, le Mal, comme nous l’avons dit, devient un phénomène simplement relatif et qui peut se réduire à une dimension plutôt psychologique.
Cette conception relativiste du mal, qui justifie l’œuvre de Dieu tout en refusant de le reconnaître comme l’auteur du Mal, va être examinée par Leibniz en sériant la nature des problèmes relatifs au Mal.
D'abord, concernant le principe même du mal, Leibniz ne varie pas de pensée par rapport à la théologie chrétienne en général. Il reprend même à son compte l'idée augustinienne du néant comme l'essence du mal. Selon Leibniz donc, le Mal est advenu au monde sous deux modalités : d'une part, la racine du Mal est coexistensive à la structure imparfaite des éléments qui constituent la création ; d'autre part, le mal comme phénomène concret et sensible doit être situé au niveau même de l'homme.
A ce titre, on peut voir, dans l'apparition de l'homme au sein de la création, comme la manifestation du mal. En d'autres termes, la genèse du mal coïnciderait avec ce qu'on pourrait appeler l'anthropogonie. La référence au mythe adamique montre bien, en tant qu'événement singulier en son origine mais universel par ses conséquences, le passage de l'innocence ou état du Bien au péché ou état du Mal. Il révèle, en outre, le statut de l'homme destiné originellement (et peut-être aussi originairement) au bien mais enclin au mal.
Même si ce discours tend à disculper Dieu dans sa volonté créatrice d'une oeuvre imparfaite, et donc, du Mal, néanmoins, il sous-entend que dans l'expérience historique de l'homme, voire dans la perspective du mythe adamique, chacun trouve originalement le mal déjà-là. Personne ne le commence absolument. Ce faisant, en s'évertuant à déresponsabiliser Dieu de l'origine du mal, n’est-ce pas vouloir malicieusement le réduire à l'impuissance ? Car on ne peut concevoir raisonnablement qu'un être insignifiant comme l'homme ait pu originellement subvertir l’œuvre de Dieu.
Pourtant,
Leibniz reconnaît aussi ce fait comme il l'écrit dans le Discours de
métaphysique, article 30 : "On voit bien cependant que Dieu n'est pas la
cause du mal. Car, non seulement après la perte de l'innocence des hommes, le
péché originel s'est emparé de l'âme, mais encore auparavant il y avait une
limitation ou imperfection originale connaturelle à toutes les créatures, qui
les rend peccables ou capables de manquer... Et c'est à quoi se doit réduire, à
mon avis, le sentiment de Saint Augustin et d'autres auteurs que la racine du
mal est dans le néant, c'est-à-dire dans la privation ou limitation des
créatures, à laquelle Dieu remédie gracieusement par le degré de perfection
qu'il lui plaît de donner »[17].
Selon Leibniz, Dieu n'est pas la cause du mal à un double titre : d'abord, le
Mal provient, hormis le péché originel, d'une finitude, c'est-à-dire d'une
limitation inhérente à l'état d'être créé ; ensuite, le Mal compris dans ce
sens, n'a, pour ce faire, rien de positif ; il reste purement négatif en tant
que privation ou manque d'être. Dans ce même ouvrage, Leibniz reconnaîtra que,
même si Dieu permet le Mal, il ne le cause pas directement. Dieu "incline
sans nécessiter", écrit-il.
Ensuite, selon Leibniz, le Mal se présente sous trois formes : le mal métaphysique qui consiste dans l'imperfection en général ; le mal physique qui se manifeste dans la souffrance inhérente au vivant ; le mal moral qui tire sa racine du péché originel. On pourrait même dire, à sa suite, que la première forme du Mal contient les deux dernières comme ce que le particulier est au général.
Plus spécifiquement, le Mal métaphysique est, selon Leibniz, la privation du Bien métaphysique. Lorsqu'un homme perd sa raison sans cause intelligible d'un point de vue humain, on peut parler d'un mal métaphysique. Il en est de même de la souffrance scandaleuse du juste, celle de Job dont nous parle l'Ancien Testament. Ce mal comprend à son tour deux aspects distincts : d'une part, le Mal métaphysique en général ; d’autre part, le Mal comme l'inégale répartition des biens et des maux dans le monde. Le Mal métaphysique est inévitable, et cela ne saurait souffrir aucune contradiction dans la mesure où l'imperfection, la privation, la limitation sont inhérentes au concept même du fini. Bien plus, on peut y voir la condition de possibilité de la création d'un monde quelconque par Dieu.
Si telle est la condition éternelle des possibles dans l'entendement divin parmi lesquels il opère un choix, une décision créatrice arbitraire du meilleur, il est clair que le Mal est, non seulement le phénomène constitutif et inséparable de l’œuvre créée, mais également la condition du bien. A cet effet, selon Leibniz, on peut distinguer deux volontés en Dieu : la première, antécédente, tend, comme par nécessité, à tout bien en tant que bien ; la seconde, conséquente, incline au meilleur mais admet en elle tel ou tel mal, comme la condition de réalisation du bien.
Quant au mal physique et au mal moral, ils sont en fait des conséquences du Mal métaphysique. Le mal physique, selon Leibniz, résulte de la circonstance suivante : Dieu a voulu réaliser non seulement un monde possible, mais encore le meilleur monde possible. Par conséquent, le mal physique ou douleur n'est voulu par Dieu que comme la condition de réalisation de ce monde déterminé. Il est l'objet de la volonté conséquente de Dieu. Le mal moral a pour cause la liberté même de l'homme. Il est permis mais il n'est pas voulu par Dieu.
Cependant, sur ce dernier point, on peut légitimement contester l'interprétation du philosophe en référence aux sources de la religion judéo-chrétienne, à savoir la Bible. Dans Genèse, 3, 22 à 24, il s'agit moins d'une permission du mal que d'une volonté délibérée de Dieu lui-même d'interdire à l'homme la jouissance du bien éternel. Et l'on rejoint l'interprétation de Shérif selon laquelle Dieu est par essence la source de la vie en tant qu'elle est son attribut premier. Il crée la mort, qui est regardé comme un mal, le Mal absolu, qu'il a donné en partage à l'Homme et à toutes ses créatures visibles et invisibles. Autrement, l'Homme aurait été éternel comme lui et deviendrait ainsi son égal. Dès lors, la mort, en particulier celle de l’Homme, qui l’infériorise par rapport au statut de son Créateur, se situe à l'horizon principiel de la vie à la fois comme absurdité et la limité absolue de toute rationalité humaine.
La tradition biblique dit bien que Dieu punit Adam en lui
interdisant d’accéder au statut d’être immortel, privilège dont est le seul
bénéficiaire. Ceci confirme la réflexion de Shérif selon laquelle Dieu s’est
réservé à lui seul le privilège de l’éternité. Adam a eu le privilège de
ressembler à Dieu en jouissant de la faculté de la science du bien et du mal.
Dieu semble lui interdire de connaître d’autres attributs comme lui-même. Du
moins l’Ancien Testament le dit expressément : « Puis Yahvé Dieu dit : "Voilà que l'homme est devenu
comme l'un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu'il n'étende pas
maintenant la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et vive pour
toujours !". Et Yahvé Dieu le renvoya au Jardin d'Eden pour cultiver le
sol d'où il avait été tiré. Il bannit l'homme et il posta devant le jardin
d'Eden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de
l'arbre de vie ».[18]
Dieu se sent-il vaincu par l'audace de l'homme de vouloir l'égaler ? Ou
s'agit-il d'une ironie de la prétention de cette vile créature à vouloir
désirer l'éternité de la Vie ?
Dans le contexte culturel des Lyéla, on admet volontiers l'idée que Dieu est l'unique cause du bien et du mal, de la vie et de la mort. Au premier niveau, c'est le vivre dans son ensemble et comme tel qui constitue l'essence même du mal. Dans ce contexte culturel, le problème fondamental du mal n'est pas tant la mort, perçue comme terme normal ou naturel à la vie biologique, que la souffrance sous toutes ses formes liées au sensible immanent, moral ou physique. Sur ce point, les avis convergent puisque le problème du mal est essentiellement envisagé dans sa dimension temporelle et anthropologique.
Selon les sages de Goundi que nous avons consultés sur cet aspect du problème en question « la mort est venue au monde pour éviter aux hommes la faim. Si elle n'avait pas été créée par Dieu, les hommes se reproduiraient si vite qu'ils réduiraient à néant tous les biens de la terre. La mort est voulue pour établir l'équilibre entre le nombre des hommes et les productions de la terre. La mort est donc nécessaire parce qu'elle est le relais de la chaîne des hommes sur terre. Elle est à la fois leur salut et leur perte, c'est-à-dire la seule garantie de leur pérennité sur la terre et leur singulière destruction constante et successive »[19].
En ce sens, la sorcellerie comme puissance de destruction et donc d'équilibre des communautés familiales est également envisagée comme nécessité et oeuvre de Dieu. Selon Beli Bationo et Brahima Bamouni, acolytes du Djandjou[20], interrogés à Bianouan par Sylvie Brunel et nous-même en 1978, « le sorcier existe réellement. Il tient son pouvoir de sorcellerie de Dieu lui-même dans la mesure où il naît ainsi doué au même titre que ceux qui naissent infirmes ou bien formés... Dieu lui-même autorise le pouvoir négatif du sorcier parce qu'il les dote de cette puissance. Il permet que certains viennent au monde uniquement pour tuer, pour détruire en portant atteinte à la vie des autres de façon volontaire ou involontaire à l'image des fauves par rapport aux autres animaux » ( Ibidem).
Enfin, même d'un point de vue de la naturalité de la mort, de la fatalité singulière des individus, la mort s'enracine encore dans l'essence divine au principe de toutes choses en ce monde. Selon les sages de Goundi « Dieu, en créant les êtres, leur assigna respectivement des points. Chaque être qui vient à la vie est doté d'un nombre de points déterminés. Au fur et à mesure de sa vie, il les élimine. Lorsque le dernier point est décompté le décret de Dieu est sans appel. Car ces points sont inscrits dans le sang même des êtres vivants. Le caractère naturel de la mort résulte de ce fait établi à l'origine. Dieu limite la vie des êtres vivants par ces points. La mort, en ce sens, tire son origine de Dieu lui-même » (Ibidem).
Ainsi, chez les Lyéla, la mort comme Mal radical, est acceptée socialement, voire individuellement dans le cas des personnes âgées, comme un décret institué par Dieu à l'origine du surgissement des êtres vivants, et singulièrement l’homme, à la vie. Mais ce que l'on ne s'explique pas bien dans ce contexte culturel, c'est le mal en tant que souffrance, comme si la finalité du sensible n'était que de nous procurer du plaisir, d'être source unique de joie. Notre destination sur terre serait alors la jouissance des choses que le créateur, par l'intermédiaire de la vie, met à notre disposition ; et non la souffrance. Celle-ci apparaîtrait comme un accident contraire au bien-vivre perçu comme une nécessité inhérente à la vie elle-même.
Bien que prisonnier de notre foi catholique qui s'est installée au coeur de notre conscience comme seconde nature, nous avons souvent douté de l'existence d'un Dieu. Aux pires moments de nos souffrances, nous nous étions même plu à penser ces mystères inintelligibles de Dieu et du mal selon deux possibilités qui nous paraissaient plus conséquentes ou plus acceptables. D'abord, la terre est peut-être l'unique lieu du diable ou des puissances du mal. La religion apparaît alors comme une réaction humaine pour conjurer, ou à tout le moins, pour comprendre le mal ; voire pour le domestiquer d'une certaine façon. Dès lors, Dieu se serait retiré de la création qu'il a livrée aux forces du mal dans l'indéfinie temporalité humaine. Elle deviendrait peut-être Paradis avec la dissolution des éléments dans le chaos et leur régénération par et dans cette destruction.
Ensuite, Dieu ou les Dieux selon l'appellation des religions humaines, ont sans doute quitté la terre imparfaite ou inachevée pour aller rayonner dans les cieux. Dans ce sens, ils pourraient n'être que fécondés par l'esprit humain. Alors ils ne sont pas, mais ils sont conçus, pensés comme s'ils étaient apparemment. Dans cette perspective, ces superbes images de l'homme se pencheraient à présent avec condescendance vers les habitants de la terre pour quémander leurs grâces. Etres solitaires ayant oublié leur origine, ils se piègent dans la toile que les hommes eux-mêmes ont tissée et se prennent à rêver d'une communauté avec eux ; communauté aux liens invisibles et incertains. Ils ont besoin de leurs créateurs pour exister et oublier ainsi leur solitude fantastique.
Mais l'homme, ce créateur de dieux a oublié qu'il les a lui-même oints. Les yeux fixés au ciel, il cherche désespérément leur habitacle. Se sont-ils cachés dans un manteau nuageux ? Quelle voûte céleste garde-t-elle toujours le souvenir de leurs traces et de leurs sillons ? De quel éclat peuvent-ils encore briller pour effacer ou estomper, voiler la lumière du soleil qui les éclipse ? Par quels yeux sont-ils capables de dissoudre les mille et une belles lucioles dont, par des nuits limpides, le ciel se sert pour narguer ou pour fasciner les fantômes de la terre appelés hommes ?
Tout semble plonger dans un silence entre les dieux et les hommes et calme enchantement entre le ciel et la terre. Dieux, dites-nous donc pourquoi les hommes sont-ils si malades de vous ? Semblables à des abeilles sur leurs fleurs, vous paraissez butiner dans les méandres de leur tête on ne sait quel suc ou quelle substantifique moelle ; ce contact intime, irréel, provoque chez certains des délires, chez d'autres des extases ; chez d'autres encore, des emportements meurtriers et des guerres. Mais ils rêvent toujours dans leurs états bourbiers au quotidien de bonheur conjoint stellaire.
La folie des dieux a besoin de sacrifices, de sang épanché sur les autels des hommes en guise d'actions de grâce. Les rêveries des hommes attisent leur présence-absence, amie stellaire. Et pour le malheur de la terre, ce couple infernal fut ainsi conçu : les hommes-dieux. C'est le symbole de sa fin toujours future et déjà grandement présente ; à moins que cette terre même ne se guérisse de ce mal et n'épure la raison de ses habitants... Dans son idée d'un monde sans cause divine, l'athéisme est plus conséquent mais non convaincant.
En définitive, il y a une question que les théologiens et les philosophes n'ont pas dû se poser : refuser de penser Dieu comme l'origine du mal, n'est-ce pas admettre une entité aussi grande et puissante que Dieu et existant indépendamment de lui[21] ? Le mal serait alors une autre forme de "divinité" qui se dresserait devant Dieu assimilé par l'homme à la Bonté et au Bien. Le mal-dieu limiterait du même coup la toute puissance de Dieu. Dans ce cas, ce que disait Créppy, un sage ivoirien, que le monde est le lieu par excellence où le diable, symbole du mal, est agissant, est vrai. La terre serait sous l'empire du diable. Et le royaume de Dieu commencerait seulement au-delà de la vie.
Une telle conception des choses résoudrait en partie, le problème moral que pose au croyant l'existence de Dieu impuissant à résoudre le problème du mal physique et métaphysique, selon les termes de Leibniz. Nous n'aspirerions plus au Bien puisque nous saurions que notre monde est seulement le lieu du mal. La question même de la bipolarité de nos actes (le tiraillement entre le bien et le mal), ne se poserait plus. Nous atteindrions ainsi la quiétude au niveau de notre conscience. Nous serions plus fatalistes et nous assumerions mieux les maux que nous connaissons.
Cette manière de considérer les choses nous réconcilierait avec nous-mêmes. Car, si nous nous posons la question sur la bipolarité et la nature différenciée du bien-mal, c'est parce que les religions nous ont convaincus depuis des millénaires, que nous sommes une parcelle de la divinité, que nous avons en partage des qualités et dispositions divines. Nous serions alors simplement des êtres engendrés par la nature ; puisque, selon les athées et les scientifiques conséquents avec eux-mêmes, le mal n'est tel qu'aux yeux de l'homme seul. Ce qui apparaît ainsi à notre regard moralisateur, à notre conscience, parcelle de Dieu-Bonté-Bien, relève de l'ordre de la Nature : en fait, une loi non qualifiable, non étiquetable selon nos catégories humaines de penser. Mieux, sur ces questions, nous serions encore plus tranquilles en nous-mêmes s'il n'y avait point de Dieu.
Mais, Dieu ou pas Dieu, il s'agira toujours pour nous, pour notre intelligence insignifiante, d'une hypothèse invérifiable. Ni la foi en Dieu ni la négation de Dieu – du moins, la négation de l'idée de Dieu – ne l'emporteraient jamais l'une sur l'autre.
Cependant, dans
la perspective où il y aurait un Dieu, Causa sui et Causa Rerum,
il faut admettre qu'il prendrait la figure suivante – du moins si on ne veut
pas limiter son être par rapport à un autre être qui lui serait opposé – :
Dieu-Bien Dieu-Mal-Bonté. Mal et Bonté sont deux faces d'une même réalité. Le
Diable, symbole du mal, incarnation du mal, n'est qu'un autre nom de Dieu,
symbole du Bien. Vidé de son contexte et de son contenu, le mythe de Janus, ce
dieu aux deux visages, conviendrait tout à fait pour appréhender ce qu'est le
Bien-Mal qui symbolise l'idée de Dieu, le Dieu judéo-chrétien que l'on nous a
enseigné : cette fabuleuse et extraordinaire idée que les hommes se sont
faite pour leur bonheur et pour leur malheur en tant que concept opératoire
d'explication des faits dont on ne peut rendre compte par son propre éclairage.
L'idée de Dieu échoue à s'expliquer elle-même...
La métaphysique est-elle morte depuis le triomphe de la raison technico-scientifique ? Tant que la soif de l’Absolu reste inscrite au cœur de l’Homme, les réponses matérialistes de la Science contemporaine, qui sont forcément parcellaires, limitées à sa dimension terrestre, les questions fondamentales seront toujours de mise.
Pierre Bamony Lyon le 4/11 2002
– Achkenazi De
Janow Jacob ben Isaac : La Commentaire sur la Torah,
(1987) Verdier,
Lagrasse
– Augustin
(Saint) : Confessions, Garnier Flammarion, Paris
(1964)
– Bamony
Pierre : Structure apparente, structure invisible : l’ambivalence
des pouvoirs chez les Lyéla du Burkina Faso, ( Thèse de doctorat
d’Anthropologie et d’Ethnologie, sous la Direction de Mme Suzanne Lallemand,
Université Blaise Pascal, Clermont Ferrand).
– Bible de
Jérusalem, Desclee de Brouwer, Pris
(1975)
– Bible (La
Sainte), La Maison de la Bible, Genève
(1959)
– Coran (Le),
LaRose, Paris, traduction par O. Pesle et Ahmed Tidjani
(1948)
– Ferrier
Francis : Saint Augustin, PUF, coll. « Qu esais-je ? », Paris
(1989)
– Leibniz, G.
W. : Discours de métaphysique, J. Vrin, Paris
(1983)
– Rey Alain
(Sous la Direction de) : Le Robert-Dictionnaire historique de la langue
française-Paris
(1998)
– Talbi
Mohamed, Bucaille Maurice : Réflexions sur le Coran, Seghers, Paris
(1989)
[1]
– Par-delà son sens vulgaire tel qu’il est connu en France et dans la zone de
l’Afrique francophone, à savoir celui qui est crédité detenir des pouvoirs
magiques et sorcellaires susceptibles de nuire à ou d’aider un sujet humain, le
mot marabout désigne un homme pieux dans la tradition musulmane de l’Afrique du
Nord. Selon Le Robert, entre autres sens, marabout, en sa signification
première, renvoie à un « musulman qui se consacre à la pratique et à
l’enseignement de la religion » [1998]. Le marabout est donc un homme
saint, un ermite recherchant le savoir et une vie pure par rapport aux charmes
du monde.
[2] – Le terme du Mal est envisgé ici non pas en son sens courant, forcément relatif dès lors que, en fonction des réalités vitales et culturelles, les différents hommes en viennent à avoir des percptions et des conceptions spécifiques sur cette notion. En ce sens, le bien et le mal relèvent de catégories irréductibles à une considération universele au sens où l’on entend aujourd’hui qualifier d’ « axe du bien et du mal » des zones du monde ainsi désignées sans qu’une telle catégorisation accorde tous les esprits. Il s‘agit bien plus de l’essence originelle, fondamentale de ce quelque chose à partir de quoi l’Homme s’autorise à parler de bien ou de mal. En d’autres termes, notre propos vise l’essence structurelle d’un principe antérieur à l’avènement de l’Homme sur terre.
[3] – Il est bien entendu admis que cette épreuve injuste du sage et du bien-aimé de Dieu a pour but de vérifier le solide attachement des fidèles de Dieu à leur Créateur. Mais on peut faire ici une remarque de bon sens : Dieu sait, à l’inverse de Satan, que quelles que soient les souffrances que Job subirait, il ne renoncerait pas pour autant à l’amour de son Dieu. Autrement, tout sujet humain ordinaire qui ne comprendrait pas le sens de cette injustice innommable, malgré l’amour de Dieu, ne pourrait continuer à persevérer dans ce sentiment. Car on le sait : l’homme attend de ses actes, spirituels ou non, une compensation des autres hommes, voire de Dieu lui-même. L’absence de réponse l’incline naturellement au renoncement, c’est-à-dire à poursuivre quelque effort dans ce sens.
[4] – Docteur en droit constitutionnel, ancien Président de la Cour Suprême de la Côte d’Ivoire.
[5] – Il s’agit d’une population du Burkina faso, sujet de nos travaux d’anthropologie depuis plusieurs années.
[6] – Mani (216-277 apr. J.C.) est le fondateur de la religion dite manichéisme. Mani et ses premiers disciples ont combattu le christianisme, le bouddhisme et surtout le mazdéisme (religion de l’Iran préislasmique du nom de Ahura Mazdâ ou le « Seigneur Pensant », Dieu suprême. Saint Augustin fut un des adeptes de cette religion avant d’y renoncer après sa conversion au christianisme.
[7] – Editions Seghers, Paris 1989.
[8] – Ce passage reprend une tradition semblable à celle de l’Ancien Testament (Gn 2, verset 15 à17).
[9] – Ibidem.
[10]
– Intrinsèquement, l’Homme n’est pas libre. La liberté n’est pas première en
lui ou alors ce serait une liberté dans le bien, ce qui n’est pas encore
vértablement liberté. A l’origine, elle est encore de l’ordre de
l’hypothétique. Elle ne devient effective, ne passe de la simple puissance au
stade de l’acte qu’à partir de l’interdiction divine et de la violation de
celle-ci par l’Homme. Dans son Commentaire sur la Torah (Verdier,Lagrasse
1987), le théologien Juif Jacob Ben Isaac Achkenazi De Janow permet une telle
interprétation comme il l’écrit à juste titre « Les anges, eux non
plus, n’ont pas le pouvoir de faire ce que bon leur semble ; ils sont pure
intelligence et penchant au bien : ils sont forcés d’être bons. Etant
donné qu’aucune créature au monde ne peut faire ce qu’elle veut, Elohim a voulu
créer une créature qui puisse agir comme elle le désire. En cela, l’homme est
semblable au Saint, bien soit-Il, qui peut faire ce que bon Lui semble. Avant
de goûter à l’arbre de la connaissance, l’homme pouvait faire ce qu’il voulait,
mais sa nature le poussait à faire le bien et non le mal. Aussitôt après avoir
goûté l’arbre de la connaissance, il a commencé à faire le bien et le mal. Pour
cette raison, l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et c’est pourquoi
le Saint, benit-Il, n’a dit d’aucune créature qu’elle soit créée à son image,
excepté l’homme, au sujet duquel il est écrit : « Créons l’homme à
notre image »-Gen 1 :26-)(p.48).
[11] – Nous le verrons ultérieurement, malgré cette évidence, même des textes bibliques, la philosophie et la théolgie chréteinnes s’emploient à nier que le Mal soit le fait de Dieu lui-même. Elles le placent plutôt dans la volonté ou la liberté humaines. Certaines interprétations de la tradtion de l’A.T. font presqu’autant : c’est l’orgueil de l’Homme (la désobéissance à la volonté divine-interdiction de manger du fruit de l’arbre de la connaissance-) qui a causé l’avènement du Mal en ce monde. Nous pensons que Dieu n’a peut-être pas besoin d’être ainsi justifié si l’on tient à lui reconnaître la Toute-Puissance et l’Omniscience.
[12] – Finitude et culpabilité -La symbolique du Mal- (Éd. Aubier-Montaigne, coll. "Philosophie de l'Esprit", Paris 1970)
[13] – Finitude et culpabilité
[14]
– Selon Francis Ferrier, dans son Saint Augustin, (PUF, coll. « Que
sais-je ? »), l’interrogation d’Augustin s’inscrit dans sa recherche
de la vérité au sens absolu du terme, c’est-à-dire la vérité suivant sa
dimension métaphysique hors d’atteinte des querelles théologiques et
philosophiques. Cette interrogation est liée à l’origine du Mal comme le
reconnaît cet auteur : « Augustin cherchait la vérité et surtout
était préoccupé d’un grave problème que la philosophie ne résolvait pas :
« Pourquoi faison-nous le mal ? ». Il se mit alors en quête
d’une réponse possible en fréquant divers mouvements spirituels à la mode en
son temps. C’est donc cette quête qui a conduit ses pas vers l’école de Mani.
Comme l’écrit justement Francis Ferrier « la réponse à cette question
est au cœur du manichéisme du jeune Augustin. Seule la secte des manichéens
pouvait lui répondre, et c’est sans doute la raison pour laquelle, il restera
neuf « auditeur » chez eux » (p.16).
[15] – Ibidem
[16] – Confessions (Éd. Garnier Flammarion, Paris 1964, p.133)
[17] – Edit. J. Vrin, Paris 1983, p.68
[18] – La Bible de Jérusalem (Desclee de Brouwer, Paris 1975)
[19] – Toutes ces données anthropolgiques constituent des points d’analyse effectués dans notre thèse de doctorat d’Anthropologie et d’ethnologie (Université Blaise Pascal 2001)
[20] – Il s’agit d’un culte religieux traditionnel destiné à lutter contre les sorciers malfaisants dont toute la puissance psychique supra-normale les incline irrésistiblement à nuire à autrui par des actes mortifères constants dans ces communautés.
[21] – La pensée de Mani est, sur ce point plus cohérente avec et en elle-même. Si l’Homme et le monde qui le contient comme un de ses élements, sont partagés entre le Bien et le Mal, il va de soi que ce monde ne peut provenir d’un Dieu bon. Il est possible de lui accorder tout autre attribut, mais non la bonté qui apparaît nécessairement comme un paradoxe eu égard à l’état du monde et à la situaètion des homme en lui. Tout, ici-bas, contredit cette possibilité.
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