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Pascal Houba
IntroductionDans mon article « Un film, un rêve »[1], j’ai voulu montrer l’importance de l’activité créatrice du spectateur. Pour cela, je me suis basé sur l’ouvrage de Christian Metz « Le signifiant imaginaire »[2] où il examine en détail les arguments psychanalytiques à l’origine de l’analogie entre la situation du spectateur et la situation du rêveur. L’approche psychanalytique du spectateur tend généralement à réduire celui-ci à un être passif et aliéné. En particulier, il serait victime, comme le rêveur selon Freud, d’une régression au stade narcissique[3]. Cette régression serait responsable de la réactivation du stade du miroir, où Lacan voit l’aliénation irréversible du sujet à son double imaginaire[4] : le sujet prend son reflet comme un modèle pour former un moi unitaire. Sans rentrer ici dans les détails de mon argumentation, je voudrais en proposer une allégorie sous la forme d’un film de Peter Greenaway, Prospero’s Books. Bien que ce film ne présente pas de rêve proprement dit, il recrée des conditions telles que le réel et le rêve y sont indiscernables, en nous plongeant dans un univers où « Nous somme de la même étoffe que les songes. Et notre vie infime est cernée de sommeil... » (La Tempête, Acte IV, Scène I, p. 225). Prospero, rêveur et spectateurPartant de l’analogie entre la situation onirique et la situation du spectateur, on peut voir qu’il existe également un parallèle avec la situation de Prospero, exilé sur son île. Premièrement, l’isolement de Prospero établit la possibilité d’un retour au stade narcissique (stade du miroir). Cet état narcissique est caractérisé par la croyance du sujet en sa propre toute-puissance. Deuxièmement, la nostalgie de Prospero pour son royaume l’amène à déguiser l’île et ses habitants en une copie de son bien perdu, et à invoquer une tempête pour assouvir son désir de vengeance . On retrouve donc la fonction d’accomplissement hallucinatoire de désir que Freud situe à l’origine du rêve. De plus, le film de Greenaway insiste sur le fait que cette reconstruction de son royaume ne se fait pas seulement selon ses propres souvenirs mais surtout grâce à la somme des connaissances qu’il tire de ses livres. L’analogie avec l’inconscient est ici manifeste. Prospero, créateur et metteur en scèneNéanmoins, Prospero n’est pas présenté comme rêveur, ni comme spectateur, mais plutôt comme un metteur en scène de sa propre réalité, perpétuellement contaminée par le rêve. Il n’y a donc pas de distinction marquée entre l’intériorité et l’extériorité du personnage, entre son fantasme et la réalité. Cette double nature de Prospero, à la fois créateur, spectateur et acteur de son propre fantasme est mise en évidence par la mise en scène de Greenaway, notamment lorsque Prospero–écrivain et Prospero–acteur apparaîssent dans le même plan séquence. Le doublage des voix de tous les personnages par Prospero confirme d’une autre manière le rôle crucial que joue la figure du double dans le film. Ce jeu sur le son, outre sa contribution à l’atmosphère schizophrénique du film, montre que l’ensemble des personnages sont réfractés par la conscience de Prospero. Néanmoins, le fait que les personnages retrouvent leur voix propres à la fin du film suggère un dépassement du modèle de la subjectivité pure. Dans son ensemble, cette stratégie audio–visuelle tend à pervertir le logocentrisme. Transgression de la structure de la représentationPour reprendre la distinction de Metz, Prospero est à la fois l’instance constituante de la représentation, un tout-percevant, et l’instance imaginaire qui participe à la fiction en s’y projetant analogiquement. Il y a donc transgression de l’interdit de représentation du corps propre du spectateur. Le stade du miroir est alors réactivé, d’où l’émergence de la figure du double qui implique l’indiscernabilité entre le réel et l’imaginaire. La distance entre Prospero et son double ouvre malgré tout une nouvelle dimension symbolique. Mais cet ordre symbolique n’est pas caractérisé par une coupure signifiante entre le niveau de l’énoncé et celui de l’énonciation puisque Prospero, en tant que condition de possibilité de la représentation, apparaît au sein même de la représentation. Le représentant est situé au même niveau que le représenté. Cette torsion dans la structure de la représentation est analogue à la figure topologique du ruban de Mœbius, chère à Lacan. On ne peut pas réduire ce double à un couple modèle-copie puisque la structure de la représentation n’est pas hiérarchisée, mais plutôt carnavalesque car le carnaval, comme le rêve, est une transgression de l’ordre instauré par la représentation[5]. Le retour au stade narcissique (exil de l’île) n’apparaît donc pas simplement comme une régression mais comme une démarche créatrice et libératrice. Si Prospero recrée son royaume ce n’est pas pour revivre son passé (même dans le but illusoire de le changer), mais pour trouver une solution à son problème via la création. L’île de Prospero n’est pas une simple copie de son royaume, mais plutôt un terrain de jeu, et on sait l’importance que peut avoir le jeu dans une analyse[6]. Le schème du jeu acquiert également une importance chez Nietzsche et Heidegger, entrouvrant la possibilité d'un dépassement de la métaphysique. La libération des simulacresAriel, l’esprit asservit par Prospero, fait percevoir à son maître que sa toute-puissance lui à fait perdre le sens des limites et que son désir de vengeance à émoussé sa sensibilité envers autrui. La prise de conscience de Prospero de sa propre finitude, c’est-à-dire de son incapacité à ressentir de la pitié pour ses ennemis, pourrait l’amener à réduire son projet à un simple simulacre[7] dénué de fondement et à produire le désenchantement de son monde. Mais le fait que le médiateur de cette prise de conscience soit Ariel, l’esprit « qui n’est qu’un souffle », renverse le rapport de force entre Ariel et Prospero, le simulacre et le fondement. Le fantasme de Prospero est donc à la fois affirmé comme trompeur et libérateur. C’est à ce prix que Prospero peut fonder une nouvelle communauté en donnant sa fille en mariage au fils d’un de ses ennemis. Dans le monologue final, Shakespeare ajoute un dernier argument qui achève l’effondrement de la représentation. Prospero, ayant renoncé à sa magie, demande en s’adressant directement aux spectateurs de la pièce qu’on lui accorde également d’être libéré de sa propre représentation et donc d’accomplir à notre tour le renversement dans la structure de la représentation qui libère les simulacres de leur assujettissement à un fondement. Pascal Houba NOTES [2] – Christian Metz, Le signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma (1977), Christian Bourgois Editeurs, 1993. [3] – Le narcissisme, par référence au mythe de Narcisse, est l’amour porté à l’image de soi–même. Freud a introduit ce concept dans son sens psychanalytique dans son article « Pour introduire le narcissisme » (1914), in La vie sexuelle, Presses Universitaires de France, 1999. [4] – Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je » (1949), in Ecrits, Editions du Seuil, 1966. [5] – La structure carnavalesque a été en particulier développée à la suite de Mikhaïl Bakhtine (principalement dans L'Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, 1982) par Julia Kristeva qui la décrit de la manière suivante : « Le carnaval est essentiellement dialogique (fait de distances, relations, analogies, oppositions non-exclusives). Ce spectacle ne connaît pas la rampe; ce jeu est une activité; ce signifiant est un signifié. C’est dire que deux textes s’y rejoignent, s’y contredisent, s’y relativisent. Celui qui participe au carnaval est à la fois acteur et spectateur; il perd sa conscience de personne pour passer par le zéro de l’activité carnavalesque et se dédoubler en sujet du spectacle et objet du jeu. Dans le carnaval le sujet est anéanti: là s’accomplit la structure de l’auteur comme anonymat qui crée et se voit créer, comme moi et comme autre, comme homme et comme masque. » (Julia Kristeva, « Le mot, le dialogue et le roman », in Semeiotike – recherches pour une sémanalyse, Editions du Seuil, 1968, p. 99). [6] – Voire notamment Donald Wood Winnicott, Jeu et réalité - l'espace potentiel, Gallimard, 1975. [7] – Sur le simulacre, voire notamment Gilles Deleuze, Logique du sens, Éditions de Minuit, 1969. | ||||||||||
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