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Michel Meurger
Essayiste, Directeur de collection aux éditions Encrage, collaborateur de diverses institutions et entre prises de recherche (dont L’Encyclopédie du conte de l’Institut de Folklore de l’Université de Gottingen), Michel Meurger a publié en France, en Angleterre, au Canada, aux États-Unis et en République Fédérale. Il est l’auteur de « Lake monster traditians, a cross- cultural analysis » (London Forteah Tomes 19S8). Il a également produit des très nombreux articles sur la place de la science dans la littérature de science-fiction. Il vient de publier : « Histoire naturelle des dragons. Un animal problématique sous l'œil de la science », dont nous rendrons compte. Le présent article est extrait de L'autre face l'autre monde, éd. Lierre et Coudrier, juin 1991.
L’on doit à un philosophe grec du ive siècle avant notre ère, Evhémère, une importante doctrine sur la genèse des dieux. Selon sa proposition, les personnages divins ne seraient au départ que des hommes supérieurs, sacralisés par l’admiration ou la crainte du commun des mortels. Evhémère illustrait sa thèse en publiant une biographie sur chacun des dieux avec leur lieu de naissance et de mort, ainsi que l’emplacement de leur tombeau. Le point saillant de l’Evhémérisme est son réductionnisme. En effet, Evhémère tend à ramener le sacré au profane en offrant une explication psychologique pour le processus de divinisation. Il n’est donc guère surprenant que cet aspect ait retenu l’attention des critiques des religions établies. L’on voit ainsi l’Evhémérisme apparaître dans l’ancienne Rome comme machine de guerre contre le paganisme. Les Pères de l’Église surent ainsi le mobiliser contre le polythéisme. Les théologiens de l’époque médiévale le reprirent à leur tour. Les philosophes ne négligèrent point l’arme que leur fournissait le philosophe antique. Voltaire est l’auteur de Dialogues d’Evhémère. Pour lui, le vieux Grec défend le point de vue des : « Gens de bon sens qui n’ont Voulu reconnaître de vérités Que celles qu’ils sentaient par L’expérience ou qui leur étaient Démontrées par les mathématiques[1] » Sous la plume de l’hôte de Ferney, Evhémère apparaît comme un apôtre du sens commun et de la méthode expérimentale. Oannés et l’astronomeIl serait facile de suivre la fortune moderne de cette interprétation purement rationaliste de l’Evhémérisme. L’astronome Carl Sagan, par exemple, envisage sérieusement que le dieu sumérien Oannés représenté comme un homme-poisson, pourrait bien être un cosmonaute enfermé dans sa combinaison spatiale. Nous avons ici à faire au plus naïf Evhémérisme. De même, Von Daniken, l’avocat des cosmonautes de l’Antiquité qu’il « découvre » dans tous les documents de l’histoire sacrée, n’est pas, comme le croient ses adversaires rationalistes, le représentant du plus noir « irrationalisme », mais bien au contraire, de l’Evhémérisme-rationaliste le plus systématique. Déjà au siècle des lumières, dans son Histoire du Monde Primitif, Delisle de Sales affirmait que : « Le fameux amphibie Oannés, qui fut le législateur de la Chaldée, était probablement un étranger qui avait abordé en descendant l’Euphrate, dans la plaine où on bâtit dans la suite Babylone. Le premier homme qu’un sauvage voit venir à lui dans un canot, doit lui paraître un poisson, puisqu il en habite l’élément »[2]. « Étranger en canot » ou « cosmonaute », dans les deux cas, nous avons affaire au même type de raisonnement. Sagan et Delisle de Sales refusent, dès l’abord, de considérer Oannés dans son contexte socioculturel. Le surnaturel devient un naturel exotique. Le Dieu-des-eaux se change en voyageur venu d’au-delà des mers ou du système solaire. Mêmes présupposés chez Sagan et Delisle d’une pensée sauvage incapable d’interpréter correctement le perçu. La sacralisation d’Oannés est donc à la fois pour l’écrivain du XVIIIe siècle et l’astronome du xxe siècle, le produit d’un malentendu. Incapables de distinguer l’homme de son canot ou de sa combinaison spatiale, les Chaldéens ont cru voir en lui un être supra-normal. L’Evhémérisme implique une supériorité de l’interprétation moderne sur l’interprétation antique. Autrefois, les Primitifs se trompaient en prenant un voyageur pour un être divin. Aujourd’hui, Delisle de Sales ou Carl Sagan rétablissent la vérité. La démarche évhémériste consiste ici à reconstituer une séquence temporelle en suggérant que l’interprété ne correspondait pas au perçu. Ni Delisle de Sales, ni Sagan n’ont conscience qu’ils substituent, rétrospectivement, leur propre définition de la rationalité à celle des Chaldéens. Or, cette définition est le résultat d’un long processus cognitif, par lequel le concept de lois objectives a fini par réglementer impérativement le vécu. Il ne saurait donc être question de partir « coloniser » l’histoire des croyances à l’aide de solutions interprétatives présentes. Tout le processus de l’historien des mentalités consiste justement à l’inverse, à restituer au vécu passé ses propres définitions contextualisées. L’Evhémérisme, cette décontextualisation forcenée, n’est donc pas une méthode scientifique. Mais il comporte un autre versant. L’Evhémérisme réduit le surnaturel au naturel. Toutefois, il implique, comme nous l’avons vu, un réel originel. Même déformé par la crainte et la. superstition, Oannés a bien existé; La méthode évhémériste consiste donc en un échange et non en une désintégration.
En insistant sur cette réalité originelle, l’on peut ainsi renforcer la tradition à l’aide de l’outillage de la raison. C’est pourquoi, à côté d’un évhémériste rationaliste, l’on trouve un évhémériste fidéiste. De ce dernier, les érudits jésuites s’étaient fait une spécialité. Que l’on pense à Athanasius Kircher, consacrant de copieuses monographies à l’Arche de Noé et à la Tour de Babel, tentant d’en prouver l’historicité par la démarche conjecturale. Pour Kircher, l’Evhémérisme sert à affirmer que la Bible a dit vrai. Le vaisseau de Noé a réellement existé et le savant jésuite nous montre comment une construction rationnelle a pu permettre à un couple de chaque espèce animale d’y trouver place. Kircher fournit de même, des cartes du monde anté et post-diluvien. Il se demande également si la Tour de Babel aurait pu atteindre la lune[3]. Tout ce remue-ménage spéculatif a pour principal motif le raffermissement de la foi. En un âge où les libertins contestent la lecture de l’Ecriture, Kircher leur oppose un Evhémérisme consistant, non à substituer la nature à la surnature, mais à fortifier le Divin par l’érudition spéculative. L’archéologie, en exhumant les restes de l’Arche ou de la Tour de Babel, confirmerait le Verbe. Kircher accumule donc les archéologies scripturales. Cet Evhémérisme-là est éminemment sélectif, choisissant préférentiellement de renforcer les sujets bibliques. Ainsi les dragons. Notre Jésuite cherche donc des relations contemporaines qui semblent en confirmer l’existence[4]. Le serpent de mer et l’évêqueL’application de l’Evhémérisme à l’histoire naturelle a eu pour conséquence un makntien de la croyance aux monstres, sous réserve d’une profonde reconversion. Un bon exemple en est fourni par l’œuvre de l’évêque de Bergen, Erik Ludvigsen Pontoppidan (1698-1764). Ce prélat danois consacre en effet un chapitre de son grand ouvrage Det förste forsög paa Norges naturlige historie (histoire naturelle de Norvège 1751-1753) à l’étude des monstres marins du Septentrion. Il étudie respectivement le havmand (homme marin), le soe-orm (serpent de mer) et le kraken[5]. Dans les trois cas, le savant prélat trouve de bonnes raisons pour croire en leur existence. Celles-ci sont essentiellement basées sur l’unanimité et la concordance des témoignages. Ces informations ont été fournies par deux groupes sociaux : les pêcheurs et les marins norvégiens. J’ai déjà étudié ailleurs certains points du dossier de Pontoppidan[6]. C’est sa méthode qui va m’occuper ici. Dans sa préface, l’évêque de Bergen nous éclaire sur ses procédés d’information. Il a tiré profit de visites pastorales qui lui prenaient deux à trois mois, pour se documenter. Faisant de nécessité vertu, dit-il, « j’ai passé une partie de mon temps de voyage à converser avec les guides et cochers désignés aux différentes étapes pour me fournir le service de voitures. J’ai ensuite examiné leurs réponses à mes diverses questions avec les ministres des paroisses ou autres gens bons connaisseurs du pays, et tout ce qui est confirmé par plusieurs témoignages, ou non contredit, ou douté, je l’intègre parmi mes observations variées »[7]. En ce qui concerne le problème spécifique des monstres marins, Pontoppidan, avec cette méthode, semble se plier au précepte Baconien, exposé dans le Novum Organum (1620), de faire une « compilation » des monstres et des prodiges, collection assemblée cependant dans un esprit de « sélection rigoureuse »[8]. Les anecdotes des guides et des cochers sont donc soumises à l’analyse critique des pasteurs locaux et, si elles réussissent à passer ce cap, sont enregistrées comme matériaux d’histoire naturelle. En dépit de ces garanties, pareille méthode, sur un terrain aussi idéologique que celui des monstres, s’avère tout à fait mystifiante. Tout d’abord, le choix d’informateurs parmi les cochers était sans doute commode. Il n’en était pas moins problématique.<Les paysans norvégiens étaient contraints de par la loi de transporter les représentants du pouvoir, servitude dont ils s’acquittaient avec une profonde rancœur. Halvdan Koht remarque qu’il « n’y a pour ainsi dire aucun sujet qui ait provoqué de la part des paysans plus de plaintes que ces servitudes qui leur étaient imposées pour ces transports ». Et l’historien cite une légende à ce propos, celle de l’évêque qui, pour prix de sa brutalité envers les chevaux, se fait gifler par le palefrenier[9]. Ajoutons à cela que la période pendant laquelle Pontoppidan accomplissait ses visites pastorales, les années 1750, était un temps difficile, où la vie chère générait des conflits sociaux qui culminèrent en 1765, dans la rébellion des «Strilar», pêcheurs et paysans, précisément dans la région de Bergen[10]. Les gens du peuple, chargés du voiturage, pouvaient peut-être, à travers des histoires d’horrifiques monstres marins, tenter d’impressionner et d’effrayer ce prélat si avide de savoir. Rien ne permet de supposer qu’ils étaient de simples réservoirs d’informations. En tout cas, Pontoppidan était le représentant d’une vision du monde qui s’opposait à la leur, sur le point précis des monstres. Pour les pêcheurs et les marins, remarque l’auteur de L’Histoire naturelIe de Norvège, les poissons étranges qu’ils ramènent parfois dans leurs filets sont des T «roldfisk», c’est-à-dire des « poissons de mauvaise augure » qu’ils rejettent à la mer. « Car les pêcheurs sont persuadés que s’ils les conservent à bord, leur pêche sera infructueuse ou ils seront frappés de quelque autre malchance ». « Cette superstition est très désavantageuse à l’étude de la Nature » en conclut le prélat naturaliste[11]. Il s’agit ici de la valeur de présage accordée aux monstres, croyance tombée en discrédit auprès des classes dominantes[12]. Dans le processus de séparation entre la culture instruite et la culture populaire, la première avait tendu de plus en plus à ne conserver de la notion de monstre que la définition naturaliste, laissant à la seconde l’interprétation surnaturelle stigmatisée sous le terme générique de «superstition»[13]. L’Evhémérisme appuyé sur la méthode baconienne de ségrégation des données consistait donc à éliminer la gangue superstitieuse entourant le noyau factuel, afin de révéler l’observation naturelle. Naturalisation du mytheMais que se passait-il dans le cas de créatures purement fabuleuses ? Dans son désir d’éliminer les enjolivements imaginaires qu’il présupposait, le savant avait tendance à évacuer les éléments les plus explicitement surnaturels, pour ne conserver que les données les plus plausibles. Dans le cas de l’homme-marin, cela donne le résultat suivant chez Pontoppidan : l’évêque de Bergen rejette les récits de tritons annonçant les désastres, mais admet tout de même, l’existence d’humanoïdes à queue de poisson. L’opération de triage, contrairement aux espoirs du prélat-naturaliste, n’a pas banni le mythe. Elle l’a simplement modifié. Au prix de la perte de sa définition surnaturelle populaire. L’homme-marin norvégien acquiert un nouveau statut, celui de conjecture scientifique légitime. Un esprit de la nature des pêcheurs du Septentrion se change en espèce intelligente marine. Le folklore devient anthropologie. Ce processus de naturalisation du mythe était un phénomène général. À l’époque des enquêtes de Pontoppidan sur l’homme-marin et le serpent de mer, en 1752, l’Académie royale des Sciences de Suède recevait et examinait un « pouce d’esprit des eaux » en provenance du lac Helga, dans le Smaland[14]. Un compatriote de Pontoppidan, l’illustre anatomiste Thomas Bartholin, n’avait-il pas publié en 1654, ses conclusions sur sa dissection d’une « sirène »[15] ? En voulant se démarquer de la croyance, l’empirisme, lorsqu’il était uni à l’Evhémérisme, en renforçait les virtualités naturalistes, lui offrait un nouveau domaine d expansion, celui des dissertations savantes. L’on assista ainsi à la naissance de tout un systema naturae conjecturel dont le plus illustre représentant, après l’homme-marin, est le serpent de mer. Véritable « création » de Pontoppidan, établie. comme je l’ai montré[16], à partir de la rationalisation d’un cycle de récits populaires sur des ophidiens géants à tête équine, la représentation moderne et instruite du Grand Serpent de l’Océan a eu la vie dure. Les vulgarisations du xixe siècle firent subir un traitement inégal aux trois monstres marins de Pontoppidan. L’homme-marin et le Kraken furent interprétés comme des fabrications imaginaires à partir d’animaux réels : les phoques et les céphalopodes colossaux. Le Serpent de Mer, lui, fut tantôt nié, tantôt admis. Nous avons là, en fait, les deux tendances de l’Evhémérisme. Plus réductionniste dans le cas du Kraken et de l’homme-marin, plus radical, dans le cas du Serpent de Mer. L’un des motifs de soutien de Pontoppidan à la réalité du Serpent, était qu’il fournissait un modèle naturel au léviathan de la Bible[17]. Par contre, sa découverte pouvait signifier pour les rationalistes, la victoire du naturel sur les superstitions. C’est l’interprétation qu’en donne le premier biographe du Serpent de Mer, le zoologiste hollandais Antoon Cornelis Oudemans. Dans la préface de son ouvrage imposant de 592 pages, consacré au « Great Sea-Serpent » (1892), Oudemans compare sa quête pour la reconnaissance savante du monstre à celle de Chaldni, l’homme qui réussit à faire admettre les météorites à une institution scientifique divisée. Selon le savant hollandais, si les loups-de-mer ne rapportent plus d’histoires de sirènes et de Krakens, c’est qu’instruits, ils savent maintenant que les premières n’étaient que des dugongs et les seconds des calmars géants. Cependant, Oudemans reprend les anecdotes de Pontoppidan sur le Serpent de Mer en les critiquant et les émondant[18]. L’affirmation selon laquelle ]es marins de la fin du xixe siècle ne croyaient plus au Kraken et aux sirènes, est purement gratuite. Les gens de mer continuèrent à croire à un peuple d’humanoïdes marins, distincts des phoques et des dugongs, bien avant dans notre siècle. Quant au Kraken, un séjour sur la côte ouest de Norvège en 1985 a pu me convaincre que sa représentation, indépendante de celle du calmar ou de la pieuvre, figurait encore dans les récits de pêcheurs avant la Grande Guerre. Néanmoins, la société dominante imposant sa propre conception de ces créatures, les gens de mer étaient certainement devenus plus réticents pour en parler. Oudemans confond une croyance avec son affirmation publique. Plus libres sur la croyance controversée du Serpent de Mer, les marins pouvaient trouver là un exutoire à leurs convictions relatives aux monstres marins. Avec Oudemans, le processus de naturalisation des anecdotes de Pontoppidan s’est encore accru. Il trouvera un point culminant dans l’ouvrage du Dr Bernard Heuvelmans, hardiment intitulé : Le Grand Serpent de Mer : le- problème zoologique et sa solution (1965). Comme son prédécesseur, cet auteur croit à la réalité du monstre qu’il prétend détecter à travers les documents anciens. Heuvelmans reprend lui aussi le dossier de l’évêque de Bergen. Son livre est encore plus copieux que celui d’Oudemans (751 pages) et encore plus érudit. Toutefois, il ne représente aucun progrès en ce qui concerne la méthode d’approche des textes anciens. Heuvelmans considère que l’homme du xviiie siècle possédait les mêmes critères de jugement que celui du XXe siècle. Il se réjouit donc de voir un témoin du Serpent de Mer à la tête de cheval faire enregistrer légalement, en 1751, une prétendue observation[19]. Il ignore le fait que les cours de justice avaient alors à statuer sur la factualité des témoignages de séductions par Satan ou par les Femmes Sauvages[20]. De la croyance aux monstresA l’époque de Pontoppidan, la culture paysanne jouissait d’un grand prestige, même auprès des puissants. Pontoppidan lui-même et l’évêque Gunnerus, en 1768, avaient célébré les merveilles réalisées par les artisans, les sculpteurs sur bois et sur pierre[21]. Ces artistes rustiques reproduisaient souvent les monstres traditionnels et, parmi eux, le serpent à tête de cheval, le lindorm et la femme marine. Que des gens, influencés par ces images, prétendent les avoir observés, quoi de plus compréhensible ![22]. C’est la croyance collective qui garantissait l’unanimité et la concordance entre les témoignages qui avaient tant impressionné l’évêque de Bergen. En 1804, l’écrivain allemand Ernst Moritz Arndt, fit un voyage en Suède. Sur la route du Jämtland, l’un de ses cochers le régala d’histoires d’ours féroces et de Lapons sauvages. Il était surtout inépuisable, raconte Arndt, en ce qui a trait aux Esprits des Eaux et des Bois qu’il prétendait avoir rencontrés. Un jour de printemps, alors qu’il se trouvait dans la forêt, une jeune fille aux longues nattes blondes vint s’asseoir près de son feu. Il remarqua qu’elle avait des griffes aux doigts, comprit qu’il s’agissait d’une Skogsra, d’un esprit des bois. Il lui demanda alors si elle voulait partager son repas. Elle acquiesça d’un signe de tête. Il lui tendit de la nourriture au bout de sa hache, car il ne voulait pas se trouver à portée de ses griffes. A ce moment elle disparut en riant comme une chandelle que l’on renverse[23]. Qu’aurait pu faire Pontoppidan d’un tel récit ? En retranchant le final, la disparition surnaturelle, il aurait pu le réinterpréter comme une rencontre avec la représentante d’un peuple primitif caché dans les profondes forêts septentrionales. Pour Heuvelmans, ce serait peut-être, dûment émondé, un exemple de contact avec une néanderthalienne survivante. La science ne gagne rien à de telles conversions. Les pseudo-néanderthaliens reliques sont tout aussi élusifs que la surnaturelle Skogsra. Et la croyance en l’esprit des bois persiste encore aujourd’hui au Jamtland, comme on me l’a affirmé, lors d’un séjour. Les anecdotes d’observations de monstres marins que contient L’Histoire Naturelle de Norvège ne sauraient être considérées comme des ethnotextes. Elles sont certes parties de récits de pêcheurs et des marins de la côte ouest, mais l’imprimé n’en fournit qu’une révision, au terme de complexes processus d’adaptation à la culture dominante. La narration de rencontres avec l’homme-marin et le serpent de mer a été rationalisée par les pasteurs locaux, puis par l’évêque lui-même. L’écrit transmet donc non pas la version populaire mais au contraire une traduction évhémériste. Ajoutons que cette version fait elle-même l’objet de découpage durant tout le XIXe siècle. La variante que nous en offre aujourd’hui un dépisteur d’animaux mystérieux comme Heuvelmans, est donc extrêmement éloignée de celle des informateurs norvégiens. L’auteur du Grand Serperit de Mer applique consciemment la méthode évhémériste. Dans un article de la revue Planète où il exposait ses théories, il affirme franchement qu’ « Evhémère avait raison »[24]. L’on ne saurait être plus clair. Pourtant, le serpent de mer et ses pareils n’ont nullement été factualisés. Pontoppidan, Oudemans et Heuvelmans ont simplement substitué une description savante à la définition populaire. Au nom du réel evhémériste, c’est pourtant toujours la foi qui guide le croyant aux monstres.
Notes [1] – Dialogues d’Evhémère, in : Œuvres complètes de Voltaire, tome 36. Ghota C., G. Ettinger, 1786, p. 495. Sur la méthode d’Evhémère, voir Ruthven Todd : Tracks in the Snow : Studies in English. Sciences and Art, London, Grew Walls Press, 1946, p. 30-31. [2] – Delisle de Sales : Histoire du monde primitif. Paris, 1779, 4e édition refondue, tome 5, p. 292. Pour l’hypothèse de Sagan, cf. I.S. Shklovski et C. Sagan : Intelligent Life in Universe. San Francisco, Holden Bay, 1966. [3] – Cf. Jocelyn Godwin : Athanasius Kircher (1979). Trad. éd. Jean-Jacques Pauvert, 1980, p. 25-39. [4] – Cf. A. Kircher : Mundus Subferraneus-Amsterdam. J. Jansson, 1965, II, p. 91-97. [5] – J’utilise la traduction anglaise : Erik Pontoppidan : The Natural History of Norway. London, A. Linde, 1755, chap. 8, II : « Concerning certain sea-monsters or strange and uncommon sea-animals », p. 183-218. [6] – Cf. mon ouvrage ; Lake Monster Traditions. A cross cultural analysis. London, Fortean Tomes, 1988, p. 12-31 (Homme-marin et serpent de mer). Sur la sélection idéologique. et la refonte des informations par Pontoppidan, dans le cas du serpent de mer, l’on pourra consulter mon article : A cultural archaelogy of the Norse sea-serpent. In : Fortean Times. London, n” 51, niver 1988-1989, p. 63-68. L’on trouvera enfin quelques éléments sur le Kraken de Pontoppidan dans mon article d’Etudes Lovecraftiennes, n’ 9 (déc. 1990). [7] – Pontoppidan : op. cit. préface, p. XVIII. [8] – Francis Bacon : Novum Organum, in : The Works. Ed. Basil Montagu, London Pickering, 1831, vol. 4, p. 138. [9] – Haldvan Koht : Norslc Bondereising. Trad. Les Luttes des paysans en Norvège. Paris, Payot, 1929, p. 217-218. [10] – Koht : op. cit., chap. 20. [11] – Pontoppidan : op. cit. II. 185. [12] – Sur cette question des présages du XVIe siècle, voir Jean César : La nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle en France. Genève, Droz, 1977. [13] – Cf. Peter Burke : Popular Culture in early modern Europe. London, Temple Smith, 1978. Burke envisage la séparation entre les deux cultures au plan européen. Il note qu’elle s’effectuera avec des rythmes très différents selon les pays. Au XVIIIe siècle, les Norvégiens instruits parlaient danois, langue de la cour du royaume dano-norvégien, installé à Copenhague, p. 272. [14] – Cf. M. Meurger : Lake Monster Traditions, p. 17. [15] – Ibid, p. 202-204. [16] – Cf. A cultural archaeoIogy of the Norse Sea-Serpent, p. 64-65. [17] – Pontoppidan : Nat. Hist., II, p. 206. Cf. Lake Monster Traditions, p. 17. [18] – A. C. Oudemans : The great Sea-Serpent. A historical and Critical Treatise. Leiden, E.J. Brill, 1982, préface, p. 9-10, 11, 112-115. [19] – B. Heuvelmans : Le Grand Serpent de Mer, Le problème Zoologique et sa solution. Paris, Plon, 1965, p. 68-77. [20] – Cf. Lake Monster Traditions, p. 17. [21] – Voir le chapitre de Halvdan Koth : op. cit., sur la culture paysanne norvégienne au XVIIIe siècle, p. 183. [22] – Lake Monster Traditions, p. 19-21, sur les modèles artistiques des observations de « sirènes » nordiques. [23] – Ernst Moritz Arndt : Reise durch Schweden im Jahre 1804. Nouvelle édition Erdmann s.d., p. 195-197. [24] – V.-B.Heuvelmans : A la recherche du serpent de mer, in : Planète, n’ 3, février-mars 1962, p. 94-103 (p. 96), voir débat entre Heuvelmans et moi, in Fortean Times, n” 54. Printemps 1990. Interpreting Myth, p. 46-50. Karen Larsen a insisté sur le piétisme de l’évêque Pontoppidan et voit en lui la clé de son intérêt pour l’éducation populaire (K. Larsen : A History of Norway! Princeton. Princeton University Press, 1950, p. 338). Peut-être peut-on également attribuer à l’effet de ce piétisme, le désir de l’évêque de Bergen de venir à bout des « superstitions » de ses paroissiens et, pour le cas qui nous intéresse, de leur croyance en des monstres marins originaires d’une culture populaire étrangère à la fois à la culture religieuse et à la culture scientifique dont il était le représentant. Pontoppidan aurait ainsi mis au service de la Mission intérieure, en Norvège même, l’esprit piétiste qui poussait les Danois de son temps, comme Thomas Von Westen et Hans Egede, à aller convertir les Esquimaux du Groenland. | |||
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