Les images, approches nouvelles


Mythes, Histoire et Images intérieures

La place des images
Première parution Lierre & Coudrier éditeur juin 1996

Catherine Barbé, docteur en Anthropologie

Même s’il est désormais classique, pour qui passe au crible le fonctionnement d’une société, de procéder à une critique de son propre système de fonctionnement, bien souvent encore on se borne à dire qu’une recherche s’inscrit dans un itinéraire, sans plus de détail.

Itinéraire

En ce qui me concerne, il me faut en dévoiler un peu plus sur les contenus d’une expérience qui m’a conduite à m’intéresser au mythe de Médée.

Ce travail, commencé en 1980, fut abandonné puis repris de nombreuses fois, aussi longtemps qu’il m’a été impossible de trouver des éléments de réponse à la question : qu’est-ce qui me pousse dans cette voie ?

J’ai dit souvent depuis que je n’avais pas choisi le sujet, mais que c’était lui qui m’avait « prise ». Il m’a possédée, au sens le plus fort du terme pendant des années, dès que je me mettais au travail, jusqu’à me faire éprouver un constant malaise physique fait de nausées et vertiges, happée que j’étais par un puissant mouvement intérieur en spirale, m’attirant irrépressiblement vers le bas, vers un grand vide, une pesanteur, et me laissait épuisée, prostrée et sans volonté, en ce mouvement de fuite serpentine, annihilant en moi toute aptitude à l’articulation d’un discours logique.

Cette emprise est rapportée de diverses manières, bien que rarement encore, par certains chercheurs, mais bien souvent, elle est laissée en marge des écrits théoriques. Elle fait l’objet de publications séparées sous forme de journal de terrain, rédigé en de plus ou moins tristes tropiques. Néanmoins, je peux témoigner qu’elle sollicite une partie de l’individu, de lui méconnue, qu’elle active une dynamique, mettant en relation la pensée et ce que nous pourrions appeler « l’imaginaire » bien que cela déborde ce qu’on entend généralement par ce terme. Ainsi, lorsque j’ai commencé il y a quinze ans une étude des aspects littéraires du mythe, j’ai ressenti immédiatement le besoin impérieux, à la fois de reprendre la rédaction d’un journal, pratique que j’avais abandonnée depuis quelques années, et dans le même temps, d’écrire des fictions, nouvelles bien sombres et pessimistes, auxquelles j’attachais une importance immense et toute relative à la fois, puisque je ne les ai pas gardées. Je n’accomplissais pas alors une démarche anthropologique volontaire, j’obéissais seulement à une nécessité vitale et le moindre manquement me faisait redouter pour ma raison que je sentais chancelante.

 

J’ai bien conscience que mon témoignage ne saurait fonder une théorie. A la vérité, forte de cette expérience que je persisterai à appeler intérieure, je n’ai eu d’autre souci que de vérifier qu’elle a été partagée par d’autres, de savoir comment et ce à quoi cela a pu les amener. Pour ma part, je ne travaille que sous la contrainte, ayant réussi à me persuader que c’était vital pour moi, et que sans cette gangue médéenne, mon existence n’avait pas de sens. C’est pourquoi, j’ai commencé en reconstruisant ma vie à partir de ma relation à Médée, comme une mythologie personnelle qui me sert tout à la fois de colonne vertébrale, de rail, comme s’il s’agissait d’un nécessaire passage avant d’amorcer ce que Jeanne Favret-Saada[1] appelle la « déprise théorique ».

 

Cette manière de me relier à la figure mythique m’a conduite à poser que, peut-être, l’image intérieure était en soi le lien qui m’attachait au mythe. Je m’étais en effet retrouvée, chemin faisant, petite fille solitaire, préoccupée du lien entre les choses, à relier dans l’éclat du soleil les fils tissés de myriades de poussières, jusqu’à une main mystérieuse qui de là-haut actionnait les hommes/marionnettes : cela se passait à la fin des années cinquante, dans les Vosges, au bord de la Vologne, sur le lieu même où plus de vingt-cinq ans après, la découverte du corps inanimé d’un petit garçon nommé Gregory allait défrayer la chronique et conduire la mère de l’enfant aux Assises sous l’inculpation d’infanticide... Et tout bien considéré, la quête des origines dépassait les limites de ma propre existence, qui allait me ramener au lieu de naissance de celle que j’avais toujours considérée comme une héroïne de tragédie : ma propre mère.

 

L’intuition pointa, alors que les implications du mythe allaient bien au-delà du récit qui en est fait et des explications rationnelles dont il est l’objet. Ma recherche a donc débuté par un long travail de différenciation, doublé d’un autre, de repérage, aussi bien dans ma vie personnelle, dans mon entourage que dans les domaines culturel et socio-politique.

Le mythe, lieu de dialogue

La matière mythique ne peut être considérée comme pur objet d’investigation ; l’entendre ainsi, c’est la vider de son sens. Et, néanmoins, prétendre poursuivre une recherche sur le mythe oblige à une distance. Où est la frontière ? Frontière, non comme une ligne de démarcation fixe qui sépare deux contrées ennemies, mais espace de dialogue. Ma quête est faite de moi, d’abord. Par un long cheminement, mon « sujet » de recherche, demande à se faire « objet ». Mais la frontière entre l’objet et le sujet est-elle si nette, si lisse qu’on puisse la tracer un jour comme au fil du rasoir ? Ne se crée-t-il pas plutôt entre mon objet et moi un dialogue et un échange permanent ? Et par quel truchement ?

Ma conception de l’humain, très antique modèle où s’interpénètrent et dialoguent, dans l’idéal, nous, « l’esprit », epithumia « le ventre » et thumos, « le cœur »[2] m’a été un premier repère pour éviter la rigidité d’un discours déshumanisé où pouvait me conduire l’enfermement dans un cadre méthodologique. Car la tentation est bien grande, face à un objet aussi turbulent que le mythe, d’ériger un rassurant bastion aux épais remparts, enserré d’une sécurisante grille de lecture ! Mais j’abhorre les jargons et reste très classique dans la conviction que les mots les plus simples peuvent rendre compte d’une réalité complexe. J’utilise peu de termes techniques n’étant spécialisée dans aucun des systèmes d’analyse en vogue. Ce n’est pas là ce qui m’intéresse. En revanche, il devient passionnant de constater que ces systèmes renvoient au même modèle que la société qui les génère. Mon investigation ne relève pas d’une décortication consciencieuse d’entomologiste, mais propose plutôt des repères pour une lecture dynamique globale d’un phénomène dans ses manifestations historiques et imaginaires. Je ne dissèque pas des cadavres, j’œuvre dans le vivant, le mouvant, et l’insaisissable chargé d’angoisse.

 

Dans la lignée d’une enquête généalogique, autobiographique, s’inscrit la quête méthodologique, non comme enfermement dans un cadre conceptuel, mais comme chemin ou traces à suivre ; l’œil rivé sur une ligne d’horizon fluctuante que pointe du doigt celui qui me guide, pour sortir de l’enchevêtrement des passions et de la fascination.

 

J’ai mis mes pas dans ses pas, suivant le sens de ma ligne de faille à la recherche des contours de l’objet... Lumière, lien, éclat, anneau, spirale, regard... ces parcelles d’une réalité éclatée m’ont donc conduite, dans un troisième temps, à m’interroger sur la notion « d’image », sur son origine et sur la source de sa puissance agissante. Médée me retient à la vie et dans le même temps m’aspire vers la mort, les deux ensemble. L’impossibilité d’englober la totalité ouvre une seule voie qui consiste à s’emparer de ce qui est saisissable, le rendant intelligible en raccordant pièce par pièce quelques éléments de ce monstrueux puzzle, sachant qu’il n’y a pas de fin, que de la surface à la profondeur, les strates s’étagent à l’infini, bien au-delà de ce que l’esprit humain peut intégrer.

 

Une certitude néanmoins affleure dans cet océan de doute : la pensée rationnelle ne saurait rendre compte de l’objet dans sa totalité, qui a relégué la pensée mythique dans les marges de la Raison. Toutes les tentatives de théorisation, psychanalytiques en particulier, si elles parviennent à disséquer et à étiqueter ne font qu’assécher une matière, occultant l’essentielle dynamique.

Place de l’image

Inscrite dans cette lignée, ma recherche, serpentine à la source, après tours, détours et contournements, trouvant sa naturelle ligne de pente, devait en arriver à circonscrire un objet dès lors incontournable : l’image.

 

Le rejet de « l’image » (intérieure) dans la culture occidentale contemporaine, paradoxalement dite « culture de l’image » repose sur une esthétique vide de sens : il aboutit à un vide esthétique que seul un retour à l’aisthésis antique est susceptible de combler. L’image fait partie intégrante de la vie, en cela elle déborde largement le cadre du rationnel où d’aucuns voudraient enfermer l’existence humaine.

Bernard Teyssèdre l’a montré abondamment dans La Naissance du Diable, où il enquête sur ce qu’il nomme les « images affects », substrats des représentations d’une culture et véhicules des mythes, ignorés mais vivants, qui serpentent dans nos cultures.

 

La notion d’affect renvoie à la définition qu’en a donnée C. G. Jung : « Par affect il faut entendre un état de sentiment caractérisé et par une innervation perceptible du corps, et par un trouble spécifique du cours de la représentation... Je range les affects nettement marqués, c’est-à-dire accompagnés de violentes innervations corporelles, non dans le domaine de la fonction du sentiment mais dans celui de la fonction sensation. »[3]

Images, sensations et affects

Condillac, avant d’être relégué dans les poubelles de l'histoire, au lendemain de la Révolution française, avait avancé que, mis à part le langage, qui est d’institution, il est une seule source naturelle dans nos facultés et connaissances : la sensation. De la sensation, par dérivation, mais aussi par composition[4] entre sensations d’origines différentes, Condillac fait dériver les fonctions d’entendement et de volonté. Au lieu de distinguer et de séparer les fonctions sensibles et les fonctions intellectuelles, il cherche une solution dans la composition de ces sensations. Cette genèse par composition et différenciation se traduit chez le sujet par le passage de la passivité pure à ce que nous croyons être une activité propre à notre esprit. La vivacité de la sensation est la racine de l’attention, dont nous pouvons faire découler toutes les facultés intellectuelles.

Mais la pensée de Condillac, que la linguistique moderne ni la psychanalyse ne peuvent renier, a été évacuée. A la racine de l’être conscient, Gaston Bachelard découvre une activité imaginante qui se déploie en ces deux champs opposés que sont la science et la poésie. Loin de renvoyer à des principes et à des méthodes différents, le savoir et la poésie reposent sur un principe unique : par ses oppositions, l’imagination nous unit et nous relie à nous-mêmes à travers les détours de la rêverie ou du travail. « Il y aurait intérêt à doubler l’étude psychologique de la rêverie par l’étude objective des images qui nous enchantent[5] » (... et à) « dégager des dialectiques alertes qui donnent à la rêverie sa vraie liberté et sa vraie fonction de psychisme créateur ?[6] »

N’est-ce pas après tout ce que fait Bernard Teyssèdre en interrogeant le texte de Philon d’Alexandrie ? Rendre l’image à une totalité, la différencier des représentations qu’elle suscite nécessite de poser à priori l’existence de plusieurs réalités. Or, la représentation appartient à la réalité physique objective, et selon Nietzsche, pour rendre compte de la totalité dynamique nommée corps, il faut au-delà du moi conscient et de ses fictions, tenter de cerner la vie cachée des instincts qui la composent et dont les phénomènes conscients ne sont que des symptômes. Ainsi, la connaissance n’est-elle pas, pour Nietzsche, la contemplation d’une prétendue « réalité objective » placée devant le regard de l’esprit. Elle traduit l’effort des instincts groupés à l’intérieur d’un même organisme pour s’approprier le chaos d’une réalité qui ne constituera un monde que par le travail d’une volonté qui, l’intégrant à un ordre, à des structures, situera un cosmos et ses limites ; elle devient de ce fait fondatrice d’une représentation du monde. Mais ce cosmos, conçu comme un ordre harmonieux du monde, cohérent aux plans philosophique, moral et esthétique, inclut d’emblée « son droit à l’exclusion »[7], renvoie hors des limites tout ce qui présente un danger pour l’harmonie d’ensemble, totalité indifférenciée globalement revêtue des oripeaux de la monstruosité. Et Bernard Teyssèdre illustre le constat par l’exemple : « la civilisation européenne a souvent pris un tour singulier : alors qu’elle tendait à l’universalité, en ce sens qu’elle proposait à l’Homme un modèle qui fût valable, désirable pour tous (...) elle génère les couples antithétiques, Hellènes/Barbares, Chrétiens/infidèles, civilisateurs/colonisés... » [8]

Image et représentations du monde

La remarque, effectuée au plan de l’organisation horizontale de la société, peut être élargie à l’ensemble de la cosmographie ; et la totalité de l’image — de même que le Barbare ne peut se concevoir que comme antithétique et complémentaire du Grec civilisateur — prend sens dans la mesure seulement où le lieu de production de l’image est articulé dialectiquement à la réalité objective.

 

Du lien qui réunit les deux pôles, Descartes avait eu déjà l’intuition. Dans le système cartésien, il existe en effet deux sortes de substances distinctes, créées : les âmes, immatérielles et pensantes, et les corps, substances matérielles et étendues. L'Homme résulte de l’union des deux. Mais cet homme concret pose le problème du lien entre les deux substances : comment comprendre en effet qu’une volonté puisse mouvoir la matière, ou qu’un mouvement de matière puisse produire une douleur ? En réponse à cette question de l’union de l’âme et du corps, Descartes sera amené à invoquer une troisième notion primitive, renonçant même à la règle de distinction des idées. C’est « en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exercent l’imagination qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps. »

 

Faut-il comprendre alors que l’union de l’âme et du corps puisse se faire à la seule faveur d’un abandon ? Dans la cosmogonie cartésienne, la Matière constitue un pilier, indissociable de son complémentaire, l’Esprit. Leur relation dynamique fait l’objet de longs développements dans les Méditations, et montre, s’il en était besoin, que la pensée cartésienne est essentiellement dialectique, qui relie deux termes par un troisième, tout en admettant que ce dernier, restant « mystérieux », puisse rendre compte d’une réalité complexe.

 

La « vie cachée des instincts » de Nietzsche, les « imaginations » et « rêveries » de Descartes permettent par conséquent d’induire l’existence d’une réalité psychique.[9] L’opposition de deux réalités complémentaires revient ainsi à définir deux classes d’objets.

 

Bernard Teyssèdre, et Jung avant lui, classe les « images-affects » au rang d’objets psychiques, dont chacun est relié dialectiquement à son objet physique. Descartes posait déjà comme principe de son système, dans la Méditation troisième que : « Afin qu’une idée[10] contienne une réalité objective, elle doit avoir cela de quelque cause dans laquelle il se rencontre pour le moins autant de réalité formelle que cette idée contient de réalité objective » précisant, dans la même Méditation, qu’il avait remarqué « en beaucoup d’exemples qu’il y avait une grande différence entre l’objet et son idée. »

 

L’exemple de Bernard Teyssèdre rapporté plus haut, relatif à la « femme » peut illustrer cette différence entre l’objet protéiforme « femme » qui ne présente que certains aspects sélectionnés par une culture, et l’objet psychique correspondant, image de la femme, à différencier impérativement : nommons-le féminin.

« Réalité psychique objective » et « réalité physique objective »

Or, le mythe se constitue à partir de l’image-affect et en tant qu’il est « au point de croisement entre réalité psychique objective (généalogie, ligne d’action des héros — conflit entre dieux...) et réalité physique objective de celui pour qui le mythe se met à vivre..., il représente le regard circulaire d’un sujet au centre de l’univers dans un cosmos que ce sujet crée. Cette représentation égocentrique est une donnée de base de la psyché. La disqualifier revient à se couper d’une source importante d’informations sur la réalité des hommes et des femmes.

Cet égocentrisme radical se complète parfaitement avec le regard extérieur de la science, fractionné, divisé.

Celui-ci est fatalement porteur de mort, vision clinique de cadavre, car il est en dehors du lieu où se développe la vie et où s’ordonne le monde. Le Moi est le sujet, c’est en dehors de lui, mais sous son contrôle que s’opère le mouvement qu’il ausculte. »[11]

 

Les frontières entre sujet et objet, matière et esprit/psyché sont dès lors moins précises qu’on ne le croyait jusque là. Il devient alors impossible d’approcher la réalité globale du mythe et de l’image, tant que sera évacuée de la recherche la nécessité de rendre l’objet à son contexte individuel et collectif, là où elle prend son sens. L’exploration de cette zone, point de convergence de l’individuel et du collectif, sur laquelle les approches purement rationnelles délivrées du doute salvateur ne sauraient avoir prise, ne peut se concevoir sans, dans un premier temps, l’exercice d’une connaissance de soi, au sens où l’entendait Michel Foucault.

 

Dans la lignée de Nietzsche et Bachelard, qu’il se reconnaît comme maîtres, Michel Foucault se présente comme un archéologue voué à la reconstitution de ce qui, en profondeur, rend compte d’une culture. L’ambition du projet inclut l’impératif d’un exercice sur soi de la pensée comme exercice spirituel, à travers « l’essai », (philosophique). Nietzsche préconisait déjà cette pratique, en lieu et place de l’esprit de système, aux fins de respecter le caractère protéiforme de la réalité ; « l’essai » reste pour Michel Foucault « corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une « ascèse », un exercice de soi, dans la pensée »[12], qui rejoint le spiritualisme cartésien aujourd’hui nié et la pratique d’un exercice assidu de l’examen de conscience par écrit tel que Saint Antoine le recommandait à ses disciples...[13] Ainsi se trouve réhabilitée la dimension « d’esthétique de l’existence ».

 

Alors que sur la fin de sa vie, il réfléchit sur l’origine de notre culture, le philosophe reprend la question d’un art de vivre comme œuvre de soi sur soi. Pour lui, la morale grecque est morte mais il est permis de garder l’idée d’une pratique des exercices spirituels comme exercice de préparation au lâcher prise. Quand tout alentour s’estompe sous le regard, il reste le centre, ce « moi-je » qui seul peut mettre en action un style d’existence aboutissant fatalement par la méditation à des digressions philosophiques puis, pourquoi pas, à une œuvre qui en soi serait œuvre d’art au sens où les Grecs entendaient la technê : un savoir-faire comme fondement d’un savoir-vivre.

La position centrale du sujet actualise l’obligation de rester fidèle au principe cartésien de n’énoncer rien qui ne soit « clair et distinct », rien qui ne soit passé au crible du doute : pour entreprendre la recherche de la vérité, il faut donc « une fois » douter dans sa vie « de toutes les choses où l’on perçoit le moindre soupçon d’incertitude ».

 

Ainsi, avons-nous l’impression de vivre au milieu d’objets. Ces objets existent-ils réellement dans le monde ? Nous ne saurions en avoir la preuve, incapables que nous sommes de sortir de nous-mêmes, et le monde se réduit à l’ensemble de nos sensations. Or nos sens nous trompent parfois : nous prenons pour réels les objets figurant dans nos rêves. Le doute sera donc appliqué d’abord à la réalité des choses sensibles.

 

Le doute a pour conséquence immédiate la découverte de la première des vérités, celle du Moi pensant : du fait que je doute, je suis assuré de la pensée qui doute. Condition nécessaire de la connaissance, le doute s’appliquera par conséquent, dans le deuxième temps de la recherche, à l’étude du contexte historique et anthropologique.

 

Jean Duvignaud, en 1983, en même temps qu’il fait « l’état des lieux » de l’anthropologie contemporaine, à savoir qu’elle n’a pas gardé de distance avec l’idéologie de la sécurité, suggère que les politiques sont eux-mêmes manipulés par des forces qu’ils ont voulu ignorer : « On doit alors se demander si l’anthropologie, en valorisant depuis près de deux siècles, les règles, les obligations, les institutions et la conservation des sociétés ne s’est pas engagée dans une sécurisante impasse. (...) On devrait alors évoquer la région obscure, souvent occultée, dont les manifestations ne se réduisent pas aux banales exigences de l’explication scolastique ou classique : de ce domaine émergent les formes et les attitudes qui entraînent les changements profonds, les mutations imprévisibles des relations sociales, les utopies parfois inopinées, les « idées-forces » dont la politique, faute de les avoir perçues, subit les effets.

L’expérience imaginaire, la vie affective, les passions, les émotions, ... les rêveries, le « gai savoir »[14] ressortissent à cette région de l’expérience que nous connaissons mal et qui, pourtant, concerne la genèse présente de nos sociétés. »[15]

 

C’est à ce point que l’approche anthropologique du phénomène — la seule qui, par la multiplicité des points de vue qu’elle propose soit à même de l’englober d’un regard circulaire, central et distancié, qui s’efforce d’être total sans pour cela être absolu — s’impose comme outil d’analyse et de connaissance. Régis Debray, Michel Leiris et Michel Foucault ont, dans ce sens, ouvert de larges perspectives à la recherche.

 

Là où Jean Delumeau repère les déplacements de la peur, projetée d’une zone à une autre, R. Debray retrace, dans Vie et mort de l’image, l’évolution parallèle de « l’histoire du visible ». L’étude sémantique du mot « image »sert de préliminaires à une réflexion, développant l’hypothèse qu’il n’y a pas d’image en soi : celle-ci dépend de l’œil qui la regarde et chaque œil a son histoire : «  l’évolution conjointe des techniques et des croyances va nous conduire à repérer trois moments... : le regard magique, le regard esthétique et enfin le regard économique. Le premier a suscité l’idole ; le second l’art ; le troisième le visuel. Plus que des visions, ce sont là des organisations du monde. »[16]

 

Au plan collectif, au fil des grandes mutations de société, l’image s’est trouvée investie d’un statut et d’un pouvoir différents. A propos du « pouvoir de l’image », au titre de L’efficacité symbolique, l’auteur note : « Comme il y a des mots qui blessent, tuent, enthousiasment, soulagent, etc., il y a des images qui donnent la nausée, la chair de poule, qui font frémir, saliver, pleurer, bander, gerber, décider, acheter telle voiture, élire tel candidat plutôt que tel autre. »[17]

 

L’action efficace de l’image, ainsi rapportée à l’ensemble des activités humaines ouvre une piste que je ne peux manquer d’emprunter, lorsque je me réfère à la réflexion de Régis Debray, à ce que je rapportais plus haut de mes propres réactions, non face à une représentation mais au contact du mouvement intérieur que j’ai décrit comme un saisissement de l’être. « (...) L’emprise qu’ont sur nous nos figures varie avec le champ de gravitation où les inscrit notre œil collectif, cet inconscient partagé qui modifie ses projections au gré de nos techniques de représentation. »[18]

 

Si l’objectif de Régis Debray est de montrer « comment le monde se donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser » compte tenu du fait qu’» il est impossible de voir totalement notre voir, puisque «rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié «, c’est sur cette morne moitié que j’aimerai braquer le projecteur, non pour l’éclairer, — impossible gageure — mais seulement déceler en quoi elle est reliée au monde des représentations, et comment elle œuvre.

 

Le propos de Michel Leiris s’inscrit dans une démarche parallèle et complémentaire, en ce qu’il traite les faits racontés non sous le simple jour du récit, mais comme une mythologie, intégrant la part de l’ombre dans l’attention qu’il porte non seulement à narrer un fait mais à observer comment il apparaît au fil de l’écriture et touche peu à peu au symbole. La transformation poétique du donné rejoint alors le libre mouvement des associations, à partir d’une image. Les syncopes d’images mettent en jeu la vérité foncière du souvenir et aussi la recherche d’un langage fondateur qui s’efforcerait de retracer une légende.

 

Mettant en œuvre, à travers le style, un processus de bifurcation susceptible de prévoir mais aussi de favoriser le glissement d’un plan de réalité à un autre, sans jamais s’y fixer il procède par touche dans la construction de l’image, plus par ramification que par unification, conjonction de signes. Chez Michel Leiris pointe l’unité des démarches littéraire et anthropologique : « Passant d’une activité presque exclusivement littéraire à la pratique de l’ethnographie, j’entendais rompre avec les habitudes intellectuelles qui avaient été les miennes jusqu’alors et, au contact d’hommes d’autres cultures et d’autre race, abattre les cloisons entre lesquelles j’étouffais et élargir jusqu’à une mesure vraiment humaine mon horizon. »[19]

Cette option du chercheur-écrivain renonçant à être le seul sujet du discours, mais aussi son objet au sein d’une aventure, jette les bases de l’anthropologie moderne, fondée sur le « décentrement anthropocentrique », la relativité des points de vue, des valeurs, des conceptions de l’homme, l’abandon de l’idée d’une vérité absolue situant le bien d’un côté, le mal de l’autre. Cela revient à renoncer à saisir la réalité en elle-même mais plus modestement à l’aborder toujours d’un certain point de vue.

 

C’est aussi la tâche qu’assigne Michel Foucault à la philosophie, de remettre en question notre « volonté de vérité », en restituant au discours son caractère d’événement au détriment de la souveraineté du signifiant. Il repère dans la culture occidentale de deux grandes discontinuités : celle qui a la fin du XVIIe siècle inaugure l’âge classique, à savoir la solidarité entre la théorie de la représentation et les théories du langage, de la nature, de la richesse ; celle qui au début du XIXe siècle « marque le seuil de notre modernité » : la théorie de la représentation disparaît comme fondement général de tous les ordres possibles, linguistique, biologique, économique et politique, et l’Homme devient l’objet d’un savoir possible.

Et la psychanalyse ?

Les démarches de ces penseurs se rejoignent en d’essentiels points de convergence, mais elles restent aux marges d’une culture dominante qui n’a pas craint de s’engouffrer corps et âme — si tant est qu’elle ait une âme ! — dans la voie ouverte par Freud. Il n’est pas question de nier ici l’apport indéniable de la psychanalyse. Néanmoins, il semblerait qu’elle soit restée bien en deçà des immenses possibilités offertes par la découverte de l’inconscient : ainsi, focalisant sa recherche sur une partie seulement du mythe d’œdipe, Freud en a évacué nombre d’éléments, partant d’un énoncé tronqué. Ignorant l’épisode de la lutte opposant la Sphinge à Œdipe, ne validant pas la victoire de héros sur le monstre, il abolit la perception du mythe dans sa totalité. Doit-on s’étonner alors, si l’on admet que le début conditionne la fin, que le gland contient le chêne, que Freud soit passé outre, non seulement la question du ‘continent noir’, mais aussi toute une dimension de l’inconscient restant à explorer ? Fonctionnant ainsi, ne s’est-il pas lui aussi fait posséder par la puissance de la parole mythique, laissant happer sa théorie par un mouvement unilatéral qui refoule d’emblée un épisode que l’on pourrait lire comme le récit primitif — mais il en existe d’autres — de l’écrasement du féminin ?

 

Ce qui va suivre représente une tentative d’articulation dialectique de deux visions du monde complémentaires et aussi indispensables l’une que l’autre : la pensée rationnelle, objective, fondée sur la nécessaire différenciation objet-sujet largement représentée — mais qui de réflexive semblerait être prise d’un irrépressible mouvement la poussant à se mordre la queue — au détriment de son complément indispensable, un savoir traditionnel né de ce qu’on appelle « l’animisme », fondée sur l’attribution à toute forme appréhendée d’une dynamique inhérente à la forme, et d’elle indissociable.

 

Le lien entre les différents points de vue se noue à partir du regard focalisé sur l’image, elle-même lien entre deux mondes. « La recherche de la figure d’un dieu ancien qui serait en relation avec des comportements humains collectifs ou individuels nous renseigne sur la situation relative de ces comportements dans l’histoire humaine. En outre, les mythes qui se sont développés autour de la figure d’un dieu ou d’une déesse constituent une source importante d’information sur la structure même du complexe psychologique auquel il renvoie. Enfin, l’évolution linguistique et sémiotique du mythe au cours de l’histoire nous renseigne plus finement sur l’évolution de ce même complexe sous l’effet de la marche de l’histoire...

La mise en correspondance de ces figures antiques avec des faits contemporains ne vise pas à la réduction de ces derniers à des composantes historiques connues... L’équivalence permet d’établir que ces faits recouvrent des comportements déjà repérés par l’humanité dans sa longue marche d’évolution et cela réduit l’impression d’unicité et d’universalité du fait.

Si je perçois que ce que je vis a déjà été vécu par d’autres antérieurement qui en ont conçu des contes et des légendes, c’est que, d’une part, mon vécu est repérable et que, d’autre part, les questions que je me pose à ce propos ne sont ni saugrenues ni inutiles. Jung a nommé amplification ce procédé (...) qui peut être étendu à l’analyse historique. »[20]

Les investigations qui précèdent conduisent à poser l’hypothèse que dans le monde occidental contemporain en crise, serpente l’image d’une divinité, à démasquer derrière le voile des valeurs dominantes qui nous imprègnent. L’édification du double rempart d’une morale sécuritaire, cimenté d’une inaltérable esthétique du lisse et du propre, repérables parce qu’omniprésentes dans les représentations médiatiques, suggère une réaction à une peur insurmontable face à un danger imminent.

Quel est cet ennemi redoutable dont les traits se dessinent, répétés à l’envi sur nos écrans sans qu’il nous soit possible de le reconnaître ? Qu’est-ce qui l’anime ? A ces questions, l’approche de la réalité globale du mythe et de l’image, en tant que productions d’une cosmogonie, peut fournir des éléments de réponse. Mais cela implique nécessairement de rendre l’objet à son contexte individuel et collectif, là où il prend son sens, à un point convergence où les approches purement rationnelles ne sauraient avoir prise, qui évacuent l’essentiel exercice d’une connaissance de soi.

L’image mythique, réalité permanente ancrée dans la psyché individuelle et collective, devient alors un outil possible à une connaissance de l’Homme. Elle est miroir du passé, mais aussi phare pour la construction d’une conscience du futur.

Catherine Barbé, Paris 1996


[1] – J. Favret, « Sorcières et lumière », in Critique, 1971, N° 287, p.351-376.

Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris 1977.

[2] – Ces traductions terme à terme sont bien entendu très réductrices : les trois termes considérés recouvrent des zones plus larges (voir monographie : L’âme et le corps, C. Barbé, FDRL&Cr).

[3] – C.G.Jung, Les types psychologiques, p.404, Librairire de l'Université, Genève, 1982.

[4] – C’est moi qui souligne : j’aurai à revenir sur ces modes à propos de l’image.

[5] – Psychanalyse du feu, p. 175, N.R.F., Paris 1949.

[6] – Ibid., p.184.

[7] – Bernard Teyssèdre, La naissance du diable, Albin Michel, Paris 1984.

[8] – Ibid.

[9] – La psychanalyse se sert du mystérieux troisième terme de la dialectique cartésienne, en le nommant : inconscient, articulant ainsi le mystère du mythe et les terrains de la science, par la découverte du mécanisme de projection du sujet dans la matière que Jung met en lumière sur le modèle alchimique.

[10] – Se référant à la définition qu’il en donne lui-même dans cette Méditation, à savoir : « Quelques-unes de mes pensées sont comme les images des choses, et c’est à celles-là seules que convient proprement le nom d’idées. »

[11] – A. Kieser-’L Baz, O Ismaël, monographie, FDRL&C.

[12] – In L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris, 1984.

[13] – « L’Ecriture de soi », in Corps écrit, n° 3, Gallimard, 1984.

[14] – Graphie adoptée par J. Duvignaud.

[15] – In Magazine Littéraire, n° 200, nov. 1983.

[16] – Régis Debray, Vie et mort de l’image, p.57, Gallimard, 1992.

[17] – Ibid., p.151.

[18] – Ibid., p.18.

[19] – L’Afrique fantôme, 1934.

[20] – A.Kieser ‘l Baz, La Terre ennemie, Thèse en cours.

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