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Femmes ou d�mons

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Val�rie Massignon

Ce texte est extrait de la revue Sorci�res, n�22, Ed. Garance. R��dition, Conscience de, ��Femme f�minin��, d�cembre 1989.

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Ton univers ne produit pas d'image mais la dur�e de ta mort.
Jean-Louis Schaefer

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��Comm�res, trompeuses, simulatrices, libidineuses��, telles sont les femmes de tous �ges, vues par un homme d'�glise du xiiie si�cle qui colporte et rapporte les traditions de son temps. Son nom est Etienne de Bourbon.

Ce pr�dicateur et inquisiteur de I'ordre de Saint Dominique a compos�, vers 1270, un recueil d�exempla qui rassemble toutes sortes d'histoires glan�es dans les livres des Anciens et des P�res, ou bien plus simplement des bruits, des l�gendes, des faits divers entendus ou vus dans les paroisses o� il se rendait en mission.[1]

Le pr�dicateur redistribuait ces histoires dans des sermons, apr�s les avoir remodel�es insidieusement, afin d'en faire des exemples moralisa�teurs. C'est � cette �poque que s'organise un nouveau mouvement de vulgarisation et de normalisation chr�tiennes, aux mains des ordres mendiants, qui manient admirablement les rouages psychologiques de la communication de masse.

Ce recueil t�moigne donc des id�es et des conduites des masses de l'�poque mais aussi d'un discours r�pressif sur celles-ci.

Femmes et illusions

Dans ce trait� les femmes p�chent essentiellement par orgueil et luxure, qu'elles personnifient dans les enluminures, sur les vitraux et les chapiteaux. On les retrouve dans ce trait�, le vieux fond misogyne traditionnel sur la mauvaise langue et la libido des femmes. ��La langue des femmes est pire que la menace d'une temp�te��[2]. Les femmes ne tiennent pas leur langue, contredisent et querellent impun�ment leurs maris qui s'empressent de les corriger et de les ridiculiser.

C'est � cause de leur sexe que les femmes sont mal�fiques, d�moniaques et bestiales. La sainte est celle qui oublie son corps de femme. La femme maudite le cultive avec des artifices, comme les perruques, les fards, les biJoux, les souliers � talons, les robes � queue[3].

Les masques s�duisants de la femme recouvrent un corps, au fond �pouvantable. Le d�sir immerge I'homme dans un ab�me. La femme est un cauchemar o� l'homme plonge.

Parce qu'elle � masque�� et ��d�forme�� alors son corps pour valoriser sa f�minit�, la femme est diabolique. ��C'est faire injure � Dieu que de modifier sa forme naturelle qui est � l�image et � la ressemblance de Dieu��[4].

Les ornements du visage sont les plus r�pr�hensibles parce qu'ils cachent l'identit� de la femme, la rendent m�connaissable, comme celle-ci qui avait une t�te de jour, de nuit, d'int�rieur et d'ext�rieur[5].

Les vieilles femmes qui cherchent � se rajeunir, � r�cup�rer leur f�minit�, sont les plus diaboliques, les plus trompeuses. C'est � elles que Ies exemples s'attaquent surtout. Ainsi, un jour � Pans, dans une procession, un bourgeois remarque une femme aux cheveux d'or, il se dit que cette fille doit �tre tr�s belle, et que son mari a bien de la chance�; il se d�cide a la rejoindre et horreur�! Que voit-il en face de lui ? ... Sa femme qui �tait vieille et dure et qui avait mis une perruque. Il la traite alors de singe.

Ce n�est qu'un exemple parmi tant d'autres, aussi comiques et m�chants, contre les vieilles[6].

L'image de la vieille est encore plus facilement d�go�tante pour Ies hommes ; mais surtout elle renforce la diabolisation de la femme, comme �tant Ie comble de la dissemblance.

En effet, le diable joue aussi des apparences�: ��Il prend les formes et Ies mani�res de tout Ie monde��, des rois, des chevaliers, des paysans, des dames et demoiselles, des saints et de la Vierge. On le surnomme ��Mille Artifex��. ��Le diable se joue des hommes. Il Ies tentent par I'interm�diaire de la force imaginative ou fantastique, afin de faire appara�tre aux hommes les choses et les �tres sous d'autres aspects que les leurs par des m�tamorphoses �[7]. Le diable d�forme, et il est difforme. Comme lui la femme fait illusion, lorsqu'elle se rend dissemblante. Comme elle, le diable tente libidineusement.

On voit donc ici qu'entre la femme et le diable se croise un r�seau de significations, reliant le corps, l'image, la forme, l'apparence, l'illusion et le phantasme, tout � fait d�finies par les th�ologiens. Le mal et la subversion sont du c�t� de l'imaginaire, d'images imagin�es, de corps illusoires.

Les monstres n'atteignent pas cette limite, car ils sont naturels, voulus par Dieu, conformes.

Les vieilles qui se fardent sont pareilles aux masques des jongleurs, � des ��larves��[8]. Suivant le sens antique, elles offrent donc ��l'image des morts revenant sous forme de spectres parmi les vivants, pour les tourmenter �. Le terme romain d�signe aussi ��les masques de th��tre grotesques et les poss�d�s �. Ces deux sens sont pass�s en langue romane, avec deux connotations suppl�mentaires de sorci�re et vision d�lirante. On verra l'exemple d'une vieille femme poss�d�e, un strige, dont l'exorcisme consiste a la d�masquer... Ce terme de larve cl�t le concept de la femme et produit celui de la sorci�re.

Femmes et sorci�res : les vieilles

Parce que la � sorci�re � d�ploie les forces de sa parole et celles de son corps, elle existe virtuellement dans toute femme; ceci, dans l'esprit du XIIIe si�cle. Toute femme est une sorci�re en puissance. C'est une id�e �pouvantable pour les gens du xiiie si�cle qu'a exalt�e Michelet.

Mais au XIIIe si�cle, celle qui sera la ��sorci�re � n'a pas encore de nom, de profession proprement �tablis. Identifi�e d�s la fin du XIVe si�cle, et mieux encore par le Malleus Maleficarum de 1484, elle est � partir de l� isol�e et pers�cut�e. Le ph�nom�ne de la sorcellerie n'est pas vu comme aux si�cles suivants. L'Inquisition, en effet, poursuit violemment les h�r�tiques mas non les sorci�res et les sacril�ges. Elles sont �pargn�es par le concile de Valence de 1248. Elles sont mentionn�es la premi�re fois dans un manuel d'inquisiteur, celui de Bernard Gui, en 1307. Etienne de Bourbon t�moigne de cette tol�rance � l'�gard de celles qui agissent comme des sorci�res ou y croient; il les consid�re, en g�n�ral, comme des survivances pa�ennes, des � superstitions � propres au simples, aux rustres et aux femmes. Dans ce recueil d�exempla, on voit juxtapos�es l�image folklorique de la ��sorci�re�� et sa n�gation par la culture savante. Au xiiie si�cle, l��glise an�antit ce personnage, non en le tuant � ce qui confirme sa r�alit� � mais en le d�niant comme �tant une ��illusion diabolique��, une ��erreur��, un ��phantasme��. Et c�est l� un mode de pens�e propre � l��poque.

D�abord comment est-elle d�sign�e�? Quelle femme est-ce et que fait-elle�? Il s�agit le plus souvent d�une femme qualifi�e de devine, mal�fique, ou dou�e de sortil�ges[9]. Il n�y a pas� de terme fixe. Elle correspond en majorit� � une vieille femme.

La vieille, par l�interm�diaire du diable ou non, agit ou en mal sur la maternit� et le couple, et a mort, � la demande des femmes. Elle intervient donc sur les trois moments biologiques d�terminants d�une soci�t�, la naissance, l�amour, la mort. Elle op�re le plus souvent sur la sexualit�, alors qu�elle-m�me en est d�poss�d�e par sa vieillesse�; elle a donc besoin d�une relais�: le diable�; et pour cela, qu�elle soit utile et mal�fique, elle est d�nonc�e[10].

Ces vieilles exercent une contre-pouvoir et pratiquent une contre-culture, � base physique et gestuelle, rivalisant avec les pr�tres qui r�glent autrement les m�mes besoins, les m�mes d�sirs et les m�mes peurs. Il y a deux fa�ons de r�agir, adopt�es par Etienne de Bourbon, qui reviennent toujours � nier. Ou, comme ci-dessus, d�montrer que c�est le diable qui agit subversivement et �pouvantablement. Ou prouver soit par des arguments bassement mat�riels parfois ou hautement psychologiques et th�ologiques que les pouvoirs de la vieille sont nuls, tenant � des supercheries ou des illusions[11].

Les th�ologiens m�di�vaux, Saint Augustin, les r�dacteurs du Canon Episcopi, Saint Thomas s�interrogent constamment sur les ph�nom�nes illusoires et r�alistes, engendr�s par le Diable, ��avec la permission de Dieu���; ils divergent entre les deux solutions[12]. Le Malleus Maleficarum de 1484, � l�encontre du Canon Episcopi, certifiera la r�alit� du pouvoir de m�tamorphose des sorci�res.

On voit bien, avec ce recueil d�Exempla, que le xiiie si�cle pense autrement le ph�nom�ne.

Une strige

Nous avons pris un exemple particulier pour �tudier le fonctionnement d�une croyance ��populaire�� � la ��sorci�re�� et voir comment les hommes d��glise d�montent et d�placent cette croyance.

Voil� cette histoire qu�Etienne de Bourbon a entendue et qui raconte comment un village de Basse Bretagne a v�cu une histoire de sorci�re ou plut�t de strige.

��Il arriva qu�une femme perdit ses deux enfants au terme de leur premi�re ann�e. Des femmes lui dirent que c��tait � cause des striges, qui buvaient leur sang. Elle les crut et leur dit que pour son troisi�me enfant, elle veillerait toute la nuit de son anniversaire en posant au-dessus de son berceau un couvercle en fer qui servait � recouvrir la marmite dans l��tre�; ainsi lorsque la strige viendrait, son visage serait marqu� au fer rouge, et le lendemain matin on la reconna�trait.

Vers minuit, elle vit rentrer par la porte, pourtant ferm�e, une vieille femme�: sa voisine, � cheval sur un loup, qui s�approchait du berceau de l�enfant. La m�re, faisant semblant de dormir, saisit le fer et la marqua au visage�; la vieille partit alors � grands cris.

Le lendemain matin, la m�re se plaignit aupr�s des voisins et des baillis qu�elle avait convoqu�s. Ils se rendirent chez�la vieille�; la porte �tait ferm�e et on ne leur ouvrait pas�; ils la d�fonc�rent et enlev�rent la vieille qui avait la joue br�l�e. La marque de fer prouvait que le crime dont elle �tait accus�e �tait v�ritablement fond�.

La vieille nia tout en disant qu�elle n��tait pas consciente de ce crime.

L��v�que qui l��coutait et qui connaissait sa conscience adjura le d�mon qui s��tait fait l�agent de ce fait.

Alors le d�mon se m�tamorphosant en semblance de vieille femme d�colla du visage de la vieille une pellicule br�l�e et se l�appliqua. Il manifesta ainsi sa fraude, cause de toute cette histoire.��

Cette histoire imbrique une l�gende et un fait divers. Quel en est le sens�? Elle montre une superstition et sa r�cup�ration par l��glise. Le r�cit situe nettement la disposition des rapports sociaux d�un village, mis en jeu par la mort d�enfants et produisant une strige. Il se d�roule en cinq s�quences o� se produisent, � chaque fois, des face � face typiques de la sociologie de la sorci�re�? Au d�but, l�affaire de ces morts pr�matur�es provoque un face � face de femmes, celui d�une m�re face � d�autres comm�res qui la conseillent sur son nourrisson. Il s�agit d�abord d�une affaire de croyance de ��bonnes femmes�� superstitieuses.

Le deuxi�me face � face, au sens propre du mot, a lieu entre la m�re et la vieille. La m�re la marque au visage, comme dans une ordalie, pour reconna�tre et trouver la coupable�? C�est le premier moment de la vengeance, celle de la m�re contre une vieille voisine, qui sert souvent de � bouc �missaire �. Le terme co�ncide justement avec une sorci�re.

Dans un troisi�me temps, la communaut� villageoise et les autorit�s civiles et eccl�siastiques affrontent la vieille femme. Il s'agit d'un crime public qui attente � la reproduction d�mographique du village. Ce face � face pr�figure les proc�s de sorcellerie des si�cles suivants[13] .

Le quatri�me face � face est celui de l'�v�que et de la vieille, qu'il exorcise en public. Ce t�te � t�te est typique du XIIIe si�cle car il aboutit � la n�gation de la sorci�re ‑ ici ��inconsciente�� et involontaire ‑ et � la diabolisation de cette vieille femme .

Le dernier t�te � t�te est le plus spectaculaire. C'est celui de la vieille et de son double diabolique, qui ali�ne la surface br�l�e de son visage et se l'appose. Le diable d�masque la vieille.

A travers ces diverses s�quences, la forme de la strige �volue. On passe de la strige � une vieille femme � cheval sur un loup, puis � la vieille voisine et ensuite � une forme diabolique.

Par l'h�t�rog�n�it� de ses attributs, ��la strige�� associe des formes et combine des significations culturellement distinctes. Elle �voque � la fois les vampires, les fant�mes, les revenants, les f�es et les sorci�res; on peut probablement se r�f�rer � ces formes folkloriques qui sont tr�s riches en Basse Bretagne[14] .

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Cette juxtaposition ou cet amalgame de formes m�rite r�flexion. D'une forme l�gendaire, fantastique et pa�enne, con�ue comme telle dans l'Antiquit� et au Moyen �ge, on passe � une figure r�elle et sociale, une vieille voisine, puis en troisi�me lieu � une forme surnaturelle mais chr�tienne: le diable. Ici appara�t le travail mental de la croyance et de l�id�ologie des gens du xiiie si�cle. Et c'est cela qui nous int�resse.

Ces diverses formes ont des attributs en commun: celui de la qualit� a�rienne, celui de la duplicit� ou de I'hybridit�, celui de la vieillesse, celui du meurtre. Leur analyse permet alors d'interpr�ter la fonction de la strige.

Une forme a�rienne

Ovide, dans Les Fastes, d�finit les striges comme des oiseaux voraces � la t�te �norme, aux yeux fixes, au bec aiguis� pour la rapine : ��Leurs plumes sont blanches et leurs serres crochues. On dit qu'ils d�chirent, avec leurs becs, les entrailles qui ne se sont pas encore nourries de lait et qu'ils aiment � s'enivrer de sang. On les nomme striges � cause du cri strident dont ils �pouvantent la nuit. Ces oiseaux, soit qu'ils se reproduisent entre eux, soit qu'un charme puissant les cr�e, doit qu'on ne doive y voir que des vieilles femmes m�tamorphos�es par un chant marse, viennent s'abattre sur le berceau de Proca��.

Dans le r�cit de l'exemplum, on retrouve le caract�re sanguinaire et l'id�e de vieille femme, mais sous une autre forme, � cheval sur un loup.

La strige, sous forme d'oiseau, est connue au Moyen Age. Isidore de S�ville, au vie si�cle, l'a d�finie comme un ��oiseau nocturne tirant son nom de sa voix stridente et s'en nourrit��.

Une forme f�minine

Les sorci�res antiques, comme Dipsas, Pamphile, ou M�d�e volent la nuit comme les striges. Ou m�me, elles peuvent se m�tamorphoser en oiseau de nuit et de proie, comme Pamphile[15] mais celles-ci ne sont pas de vieilles femmes mais des femmes fatales par leur puissance �rotique.

Au Moyen Age, l'association de la strige et de la sorci�re fonctionne. Le vol de nuit est le propre des � bonnes dames �, compagnes de Diane et H�rodiade. De nombreux d�crets eccl�siastiques s'en prennent ��aux fols esprits�� qui croient aux striges et aux lamies. On en retrouve la d�finition traditionnelle dans Gervais de Tilbury[16]. ��On dit que ce sont des femmes qui p�n�trent dans les maisons la nuit et enl�vent les enfants de leur berceau.��

Une forme de la mort

Les striges �voquent �galement d'autres formes de d�mons a�riens et f�minins, d'origine antique, pass�s dans les bestiaires m�di�vaux, comme les Kers, les Lamies, les Sir�nes, ou les Erynies, qui repr�sentent l'�me des morts[17].

Gervais de Tilbury rapporte que les striges sont aussi ��des larves, des images et des figures fantastiques des morts... des illusions d'hommes��.

Larve, strige, ou vieille femme poss�d�e; leur sens se renvoient de l'un � l'autre. Toutes ces formes sont a�riennes et, par la, d�moniaques. L'air appartient aux d�mons dans la cosmologie m�di�vale. Pour Saint Augustin, ��les striges sont des d�mons qui investissent les corps a�riens des �mes qui ont mal m�rit頻. Les �mes damn�es errent dans les chasses fantastiques.

La croyance aux revenants est particuli�rement vivace en Bretagne Armoricaine o� les Ames des Morts reviennent la nuit, sous leur forme habituelle, comme des doubles[18].

Les �mes p�cheresses s'incorporent dans des animaux, chats, loups-garous et oiseaux; et elles tracassent les vivants[19].

On constate assez d'analogies entre la vieille femme � cheval sur un loup et les revenants. La m�re neutralise la strige au moyen d'un fer, comme on le pratiquait en Bretagne � l'�gard des revenants.

Une forme bestiale

Ces divers d�mons, comme les striges, les sir�nes ou les lamies apparent�s � des sorci�res, sont comparables par leur voix stridente ou charmante et leur semi-bestialit�.

La sir�ne au Moyen Age est vue, comme dans l'Antiquit�, comme une femme-oiseau arm�e d'ailes et d'ongles avec lesquels elle lac�re les hommes apr�s les avoir endormis de sa voix charmante. Elle est vue aussi comme une femme-poisson, par confusion avec les N�r�ides et Scylla[20]. Elles symbolisent la femme fatale, l'instrument de perdition des hommes en m�me temps que leur r�ve, I'agent du diable.

La sir�ne-poisson l'a emport� dans l'iconographie � partir du xiie et xiiie si�cles et la sir�ne-oiseau a pr�cis�ment �volu� en vampire nocturne[21], dot� d'ailes de chauve-souris[22].

Strige et sir�ne symbolisent les deux faces de la femme ensorceleuse, la face effrayante de la vieille, la face s�duisante de la jeune femme[23].

Certes la strige du r�cit est une vieille � cheval sur un loup, entr�e sans ouvrir la porte, par voie a�rienne, comme les f�es et les sorci�res qui rentrent par Ies chemin�es la nuit. La femme est associ�e, voire unie, � un loup avec lequel elle fait corps. Elle para�t alors comme une adjointe des forces sauvages, bestiales et nocturnes. On dit en Basse Bretagne que le diable a cr�� la nuit comme contrepartie du jour.

La for�t r�unit les sorci�res, les loups, les diables et les faunes, ainsi que les songes. C'est l� qu'elles se rassemblent, qu'ils vivent ou qu'ils surviennent. C'est le lieu de retraite et de d�veloppement des forces subversives. C'est un lieu ��primaire��, dont le sens est encore plus clair par son analogie avec la mati�re[24]. La femme, par excellence, est renvoy�e � ce lieu. Domin�e par ses sens[25], elle ne peut qu'appartenir � ce monde subversif et imaginaire.

L'association du loup et de la femme renforce l'�pouvante de la situation. Le loup est en effet l'animal le plus redout� quotidiennement. Il est. sans doute, plus signifiant que l'oiseau de proie et il l�emporte dans le folklore de la sorcellerie.

L'attribut signifiant de la strige, sa voracit�, est aussi essentielle ��au grand m�chant loup��, qu'� la m�re ogresse.

Une forme meurtri�re� ‑ la vieille, I'enfant et la m�re�

La strige boit le sang du nourrisson.

La vieille veut tuer l'enfant, briser le lien maternel : la m�re lui r�siste. La strige consomme le corps de l'enfant; la sir�ne celui des hommes[26]. Elles figurent deux bin�mes antith�tiques, caract�ristiques de la sorcellerie.

L'enfant est l'inverse et le compl�ment de la vieillesse, de m�me l'homme de la femme. Dans la cosmologie m�di�vale, l'enfance et la vieillesse sont d�nu�es de sexualit� : le bin�me strige-nourrisson diff�re donc de l'autre bin�me, celui de l'homme et de la femme engag�s par leur sexualit�. M�lusine en est l'exemple type[27].

D'apr�s Isidore de S�ville, la vieillesse est issue de v�tust�. Les vieux sont ��d�bilit�s�� et ��refroidis��; ��leurs sens sont d�g�n�r�s��. Dans Imago Mundi, Honorius d'Autun compare les quatre �l�ments aux humeurs, aux �ges et aux climats. Les vieux sont flegmatiques, froids et humides, comme l'eau. Inversement, les enfants sont caract�ris�s par la ��vigueur�� de leur sang, humide et chaud, comme l'air.

La vieille qui boit le sang de l'enfant se r�g�n�re. Elle absorbe l'�me de l'enfant, sa ��psych頻, dont le si�ge, d'apr�s la Bible et les th�ologiens, est dans le sang. Mais la psych� est le principe de vie corporelle, commun � l'homme et � l'animal, distinct du principe de vie spirituelle, du souffle divin[28]. La r�g�n�ration de la vieille est animale et renforce son caract�re diabolique et f�minin[29].

En tuant I'enfant, la vieille veut casser le lien maternel. Elle se venge, sur une m�re, de sa st�rilit�, de la perte de sa f�minit�. C'est l'angoisse des vieilles femmes. Celles-ci se masquent aussi pour se rajeunir. Cette angoisse sexuelle fait de la vieille femme, la sorci�re, la poss�d�e. La strige figure alors le cauchemar des femmes, hant�es par la perte de leur pouvoir de s�duction, qui les constitue. C'est pourquoi, la strige est donn�e comme une croyance de femmes.

Femmes et phantasme

Dans le village, la strige semble confondue avec la mort, au niveau de la croyance folklorique. La m�re la combat comme un revenant et gagne. C'est aussi avec un pot retir� du feu qu'on �loigne les � cauquemares �, disent les comm�res des Evangiles des Quenouilles[30]. A leur stade de superstition, les femmes combattent par des gestes.

Les hommes d'�glise, comme l'�v�que du r�cit, d�tournent cette croyance, d'abord en la combattant par des moyens d'une autre nature, par la parole et par l'esprit, et ensuite en faisant de ce double un diable. C'est une autre peur. En l'exorcisant, l'�v�que lib�re la vieille femme de son double, investi par le diable. Le diable s'empare des gestes et des corps qui, toujours, le rappellent[31].

L'Eglise r�cup�re ainsi la croyance folklorique et typiquement bretonne au double, en l'assimilant au diable. Ce dernier participe de l'une des deux natures de l'homme, sa nature ext�rieure, corporelle[32].

Le diable incarne l'inconscient de la vieille. Le mot est dans le texte. Il figure les instincts de mort qui gisent de fa�on latente dans la femme. Les femmes qui �coutaient l'histoire dans un sermon devaient sentir qu'elles �taient toutes menac�es, qu'elles le veuillent ou non. Au fond, le diable chr�tien symbolise le m�me cauchemar que la strige des m�res bretonnes.

Les � physiciens � du Moyen �ge d�finissaient aussi les striges comme ��des imaginations nocturnes qui agitent les �mes de ceux qui dorment et p�sent sur eux��[33].

Elles �quivalent alors � la d�finition m�di�vale du K phantasme �` formul� � l'origine par Macrobe. Les ��phantasmes�� sont ��des formes difformes ou des figures fantastiques qui assaillent les esprits perturb�s��[34]. Les femmes ext�riorisent ce cauchemar. Les hommes d'�glise en font un diable int�rioris� � la femme. Alors tout change. La strige a deux sens.

Les hommes d'�glise du xiiie si�cle psychanalysent la sorci�re ; ils la d�nient en tant que telle. Ils la vident, � l'oppos� des si�cles suivants. La sorci�re est ��l'inconscient�� des femmes et aussi leur � fantasme �. Les d�masquer, les d�poss�der, pour conjurer leur f�minit�, est-ce l'��urgence��[35]des hommes !

L'esprit des femmes projette la sorci�re. Croire et r�ver de la sorci�re, c'est le moyen de ces femmes pour conjurer leur angoisse sexuelle, la perte et l'oubli de leur corps.

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Val�rie Massignon


[1] � Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, l�gendes et apologues tires du recueil in�dit d'Etienne de Bourbon, Pans, 1877.

[2] � Ex. 236.

[3] � Ex. 280, 281, 282.

[4] � Ex. 279.

[5] � Ex. 275.

[6] � Ex. 273.

[7] � Ex. 233, 366.

[8] � Ex. 279.

[9] � Ex. 237, 238, 357, 358, 361.

[10] � �Ex 361: Deux jeunes femmes consultent une vieille devine pour avoir l'une un amant, I'autre un enfant. La vieille adjure le diable qui appara�t � comme une ombre terrifiante �. Les deux femmes sont alors �pouvant�es et s'enfuient sans attendre.

[11] � Ex. 97 et 368 : un pr�tre d�montre � une vieille dame qui disait faire partie des ��bonnes dames�� accompagnant Diane et H�rodiade la nuit, et rentrant � l'int�rieur des maisons sans ouvrir la porte, qu'elle se fait des � illusions �. Pour le lui prouver, il l'enferme � clef et lui demande de sortir. Elle �choue.

[12] � Cf. J.C. Baroja, Les sorci�res et le monde, l972.

[13] � J. Delumeau, La peur en Occident, PBP, 1978.

[14] � A. Le Braz, La l�gende de la mort en Bretagne, 1928.

[15] � Apul�e, l'�ne d'or. Cf. Baroja, Les sorci�res et leur monde.

[16] � Gervais de Tilbury, Otia Imperialia, ed. Liebrecht, 1856.

[17] � Voir Daremberg et Saglio, Dictionnaires des Antiquit�s grecques et romaines. Les Kers sont les �mes divinis�es des d�funts avides de sang, comme la Nekya de l'Iliade (XVIII, 535), pareille � un vampire.

[18] � C'est l'Anaon. Voir A. Le Braz, L�gendes de la mort, 1928.

[19] � Van Gennep, Manuel de folklore fran�ais contemporain, 1937‑1972.

[20] � E. Fara, La queue de poisson des sir�nes, in Romania, 1953.

[21] � E. Male, L�art religieux du Xlle si�cle, 1928.

[22] � J. Baltrusaitis, Le Moyen �ge fantastique, 1960.

[23] � Le folklore de M�lusine combine les deux aspects. � L'homme qui a �pous� une femme vampire � est un conte d�riv� du conte type, T. 449, celui de M�lusine. Cf. Delarue, Le conte populaire fran�ais, T.3, p. 120.

[24] � Silva signifie mati�re en latin.

[25] � Isidore de S�ville, Etymologies, Migne, Patrologie latine, T. 82. C'�tait un manuel de base au XIIe et XIIIe si�cles.

[26] � Les deux conf�rent la mort par leur bouche, par leur cri strident et leur voracit�, ou par leur voix charmante.

[27] � J. Le Goff, M�lusine maternelle et d�fricheuse, Hymne pour un autre Moyen Age, 1979.

[28] � Cf. Dictionnaire de spiritualit� catholique, Ame.

[29] � En Bretagne, on craignait particuli�rement les f�es qui enlevaient les enfants et parfois les �changeaient avec les leurs, afin de r�g�n�rer leur race maudite. Les f�es ont �t� assimil�es aux sorci�res, par la christianisation, � l'origine protectrice des nouveau-n�s invoqu�s par les celtes, elles ont �t� d�grad�es en sorci�res. Cf. A. Maury, Les f�es au Moyen Age, 1843.

[30] � J. Delumeau, La peur en Occident, 1978.

[31] � Peut-on relier cette image du double � celle que les miroirs renvoyaient � la jeune femme luxurieuse et � la sorci�re ? Le miroir est. en effet, leur attribut typique.

[32] � ��Homo duplex, interior et exterior; interior est anima; exterior est corpus��

[33] � Gervais de Tilbury, op. cit.

[34] �Jean de Salisbury, Polycraticus, P.L. Livre II, col. (�t. Il pr�cise que le cauchemar est comme le fantasme).

[35] � Dans le texte, le diable d�masque la vieille (d�colle sa peau br�l�e du visage), sous la pression de l'�v�que qui � l'urge �.

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