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Introduction
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Le constat contemporain s’étale à la Une des tous nos journaux, quotidiens, hebdomadaires, mensuels reprennent en écho, de jour en jour, de semaine en semaine les mêmes titres : il n’y a aucun doute, nous vivons dans un monde en « crise »[1]. Dans le sens courant répandu aujourd’hui, la crise est « une manifestation émotive soudaine et violente[2] ». Or, s’il est un débat qui nous met en émoi, c’est celui engagé sur « l’image », sur la « violence » et l’impact qu’on lui prête. De « crise » en « crime », la « violence » des « images » distillées par les média assombrit un horizon jadis prometteur de tous les biens. Comment en sommes-nous arrivés là ? L'Homme moderne s’interroge, en proie à des convulsions angoissées qui n’ont plus rien d’existentiel. Il s’interroge, analyse, passe au crible de son savoir la société qui l’a vu naître : « la fracture sociale », « les banlieues », « la psychose des attentats », la liste est longue des peurs quotidiennes. En filigrane, on perçoit la question : quelle faute avons-nous commise pour subir tant de maux ? Effectivement, de quelque côté que nous nous tournions, partout nous ne trouvons que désastre, catastrophe, épidémie et mort d’humaine. Face à ce monde hostile, l’Homme[3] contemporain retrouve d’anciens réflexes, les mêmes assurément que les premiers hommes devant la foudre du ciel ou son descendant médiéval, confronté à la peste, piédestal pour les feux de l’Enfer : il transpire de terreur, se terre sous sa couette, ou bien fuit, va cultiver les chèvres à l’abri, très très loin de la Géhenne urbaine. Quand la terreur devient trop forte, il explose, au-dedans, en folie meurtrière. Les faits divers commencent à regorger de meurtres abominables qu’on ne sait expliquer : « Il était si calme, parlait peu. » Un jour, il a tué père, mère, frère, passants dans la rue, presque vingt personnes. « Malaise »... Certes, il devait « être mal dans sa peau ». Qu’il s’agisse de drames privés ou de catastrophes collectives, on n’en finit pas de s’étonner ! Feinte, la surprise ? Hypo-crite[4], l’humanité ? Hypo-thèse, hypothèse, quand tu me tiens. L’exposé est gratuit, les associations tout personnelles, et pourtant ! Les catastrophes naturelles, écologiques, déclenchent des commentaires, suscitent des images connues, associées à la peur. Telle est une partie de la réalité que nous vivons quotidiennement dans une société industrialisée d’une certaine Europe. Mais en regard, le rêve ! N’avez-vous jamais sursauté en passant d’une séquence de publicité au Journal puis à nouveau à la pub ? Tressaillement de l’être né de l’écart entre la « réalité » dont on nous abreuve et le « rêve » qu’on nous injecte ? Il y a peu de temps, l’» agressivité » des jinggle suffisait à marquer le pas d’un univers à l’autre. Mais de plus en plus, ils se font soft, subreptice passage, glissement progressif vers un monde . Quel monde ? Les rêves humains, distillés par les média oscillent entre la nostalgie du paradis perdu, abondance de biens sans efforts, de la pureté d’une nature que n’aurait pas souillé la main de l’Homme, d’une vie sans risque : la liste est longue des litanies, les grains nombreux à ce chapelet du bonheur égrené par la fée de notre temps qu’est la publicité, née de l’esprit fertile des modernes prêtres de la communion/communication entre l’Homme contemporain et ses dieux.[5] La religion, espace vacant ? L’acharnement d’un Pontife sénile[6] à imposer des valeurs d’un autre âge montre assez le vain déchaînement des forces de la réaction contre le mouvement de l’histoire. Qu’en est-il du pouvoir du discours dans « un monde de l’image » ? Or, le véhicule, communément appelé « image », lui même objet de débat, de controverses, liées à sa puissance, à son impact, aux détournements dont elle peut être l’objet, d’autant plus depuis l’avènement de l’image virtuelle. De fait, on parle beaucoup d’image mais pas de l’imaginaire. Mais qu’est-ce que image ? D’où vient-elle ? Comment se forme-t-elle ? Si l’on débat sur sa puissance, on admet qu’elle ne soit pas seulement défilement sans effet d’impressions visuelles ou auditives, qu’elle puisse générer des sentiments, des réactions. Le fait n’a pas échappé aux publicitaires : du début à la fin de la chaîne, les campagnes de marketing reposent sur une conscience aiguë de l’impact de l’image. Il convient donc d’intégrer à la conception de l’image les impressions qu’elle produit sur les sens et les émotions qu’elle suscite, de considérer qu’en vertu des progrès techniques, les représentations de l’image ont pu évoluer, alors qu’elle-même, dans une conception globale qui inclut la notion d’impact restait fixe. Dans sa permanence, elle reste attachée à la polysémie d’« imago-eikôn »[7], possède de multiples facettes, parmi lesquels « représentation, reflet (dans un miroir), fantôme » suggèrent qu’au-delà de la représentation, il existe un objet représenté, concret, vivant. L’image comme miroir de l’âme contemporaine.L’image serait donc une totalité dont nous n’appréhendons que les reflets inscrits dans l’histoire la réalité physique. On doit imaginer une polarité à ces représentations dans la réalité psychique. De plus, image et crise sont constamment associées à la violence. Or, suivant le même itinéraire étymologique, qu’est-ce que la violence ? Aujourd’hui « abus de la force » Ainsi la violence serait-elle inscrite dans le processus de vie. Les mythes de création du monde en portent la trace, de même que la mise au monde d’un enfant, dans le sang mêlé de déjections et les cris. L’expulsion, c’est dégoûtant et violent ! Nous vivrions donc dans un système de représentation où toute manifestation de vie est conçue comme violente. Pour se protéger de la violence environnante, il semblerait que le monde contemporain se soit forgé une armure inviolable, à l’abri des agressions extérieures et de la contamination. Les maîtres mots de la société industrielle : propreté, sécurité traduisent la peur de la contamination propagée par des facteurs souvent inconnus, et donc incontrôlables. Ce souci des contaminations très diversifiées ne serait-il pas révélateur d’une profonde terreur globale d’être submergé par une force irrépressible venue des profondeurs. Dès lors, il s’agira de se garder de l’impromptu, à droite et à gauche, que nous nommerons tout au long de ce travail neon : le terme grec englobe, par glissement sémantique, à la fois le sens de « jeune », « nouveau » et par suite « inattendu », « surprenant », mais aussi « événement imprévu », et enfin « malheur ». Le verbe neôterizô quant à lui signifie « faire une révolution ». Derrière le progrès technique pointent les signes d’une peur très archaïque, contre laquelle il serait nécessaire d’ériger sans cesse de nouveaux remparts.
A chaque moment de son histoire, l’humanité devrait se remémorer les étapes antérieures de son histoire. Or, si l’on tient pour acquis que la représentation cosmogonique transcrite dans le mythe fonde les constructions et les valeurs humaines dans tous les secteurs d’activité, il y a lieu de s’interroger. En effet, l’observation attentive des sociétés industrialisées, suggère que, le rationalisme, ayant récupéré la notion d’inconscient à son profit par le biais d’une psychanalyse érigée en dogme[8], reste roi dans le discours officiel : il perpétue ainsi un modèle dualiste, niant par conséquent toute perception dialectique du vivant, laquelle, serpente néanmoins en profondeur : les comportements fétichistes en font foi. Or sans dialectique, il n’est pas de vivant. Et chacun y va de sa lamentation sur l’« immobilisme », la « société figée », la « fracture » sociale ou autre. Le numen divinTous se passe comme si le progrès technique faisait table rase du numen, comme si l’humanité, à chaque étape de son évolution annulait les étapes antérieures. Et l’Homme de progrès, deus ex machine surgit ex nihilo s’approprie la maîtrise toute-puissance sur toute chose de la terre et du ciel. Tout se passe comme si des couches de la psyché dont on ne prenait en compte que les supérieures. La psyché contemporaine reposerait donc sur du vide : Qui le perçoit ? Pourtant, de la lost generation aux générations destroy, on peut marquer les jalons qui aboutissent à la création d’une détresse du vide générant une apologie du néant dont le mot d’ordre tonitruant, no future devrait secouer les consciences. Pourtant, le XXe siècle a connu bien des cataclysmes qui auraient pu opérer un réveil collectif. Le dernier en date et non des moindres, ce fut dernière guerre mondiale. La chronique d’une mort du vieux monde, annoncée par le précédent conflit mondial, tentait désespérément de sauvegarder quelques pierres de l’édifice humaniste en ruine : que valaient « liberté, égalité, fraternité » devant le spectacle de cinquante millions de morts, dont un cinquième au moins s’étaient évanouis dans les noires fumées des camps de concentration ? De ces cendres est rené le phénix de la peur. Mais la guerre semeuse de mort — en quelque chose malheur est bon — dans son activité industrieuse, a eu pour corollaire un gigantesque bond en avant des sciences et techniques. Or, plutôt que de se réjouir d’un tel progrès, le monde renaissant a associé horreurs de la guerre et progrès, créant un monstre moderne sauvage nommé progrès. D’un côté, le progrès, de l’autre la quête à rebours d’un refuge de valeurs sûres, éprouvées, d’une morale rassurante. Dans ce monde en devenir, on s’accorde à relever la mort des religions. Il ne viendrait à l’idée de personne que la religion puisse emprunter de nouvelles voies : les actes de « violence » maintes fois répétés par les « hordes », les « jeunes », on dit aussi parfois dans certains milieux les « bandes ethniques », ne prennent-ils pas les couleurs de rituels anciens, ceux que l’on observe dans les premiers temps de l’organisation d’un culte nouveau. Ne pourrait-on les considérer comme une tentative de retrouver un fondement, une assise, une profondeur, une structure qui vienne remplacer ce qui a cours mais est devenu obsolète dans un monde transformé par le progrès technique ? Le sacré et le fétichismeIl n’est pourtant pas nécessaire d’être grand clerc pour relever de curieux usages contemporains, dont la constance et les conséquences rappellent étrangement d’autres rites anciens : ainsi la ruée estivale vers les plages brûlées de soleil, qui chaque année, malgré les mesures de prévention, compte ses morts ? L’outil sacrificiel a changé de forme, le coutelas a fait place à la « caisse », la « chiotte », la « bagnole ». Aujourd’hui, on ne se couche plus sur l’autel des sacrifices, on se « viande en caisse ». Bernard Teyssèdre évoque ces figures héritées d’un fonds commun à tout le Proche-Orient antique souligne que « leur combinatoire mainte fois renouvelée peut se jouer des métamorphoses, tantôt se fixer en composés étrangement stables » A côté des figures aisément reconnaissables, d’autres masquées. Mais qu’elles soient directement accessibles ou méconnaissables sous l’effet des métamorphoses, les grandes figures mythiques fonctionnent et se structurent selon un processus constant, qui permet de les déceler, dont nous montrerons les ressorts. Restant secrètes, non repérées, dont impossibles à domestiquer, elles se font sauvages. Sauvages pour celui, malheureux, qui se laisse prendre par l’image, et reste démuni face à sa puissance, la gorge sèche, le verbe retenu, le souvenir perdu de la prière efficace. Sauvages pour la communauté des hommes dont le chef spirituel aurait dit un jour : « Que ta volonté soit faite et non la mienne. » Le modèle chrétien serait mort, mais la Parole demeure. Et de même qu’on a tenté jadis de supprimer les premiers sectateurs du Christ, on tente d’évacuer aujourd’hui les adeptes d’un nouveau culte, présumé dangereux parce qu’inconnu, donc monstrueux. Reviennent alors les réflexes immémoriaux de défense — de ceux-là, on se souvient, ils sont le dernier recours contre le retour du chaos ! — qui ont toujours eu nom d’« exclusion ». On exclut, on déblaie, on balaie devant sa porte, on pratique, c’est très à la mode la « purification ethnique ». La purification ! Et les grands de ce monde s’en lavent les mains ! Mais il en est de plus fins pour s’en remplir les poches. Voyez-les, à l’heure de la prière audio-visuelle, déployer sous vos mornes regards les chasubles sans tache, les riches étoles aux couleurs intactes, par la grâce d’Ariel et de Mir ; haut les cœurs, quand de mains élevées en calice ruisselle une eau si pure ! N’y aurait-il pas là matière à subsumer une corrélation entre des manifestations observées dans des domaines si variés ?
La seule prise en compte des productions dans le domaine des arts ne suffit pas à affirmer la présence efficace d’un mythe dans une société. Le mythe est un ciment qui assure la cohésion entre deux plans de réalité et ne saurait se réduire à une liste d’œuvres. Dans ce cas aussi, l’imaginaire s’empare de l’actualité historique, de même que l’histoire peut exploiter l’œuvre littéraire pour asseoir un pouvoir nouveau : l’histoire de France connaît bien cette manipulation de la mythologie à des fins politiques. L’utilisation de Diane, par exemple, sous l’Ancien régime, celle de Jeanne d’Arc aujourd’hui. Mais les créations artistiques constituent des repères de surface ; dessous grouille de vie la troupe de figures moins reconnaissables. C’est par leur impact dans la réalité objective, dans l’Histoire, qu’elles se révèlent, sous des formes indissociables d’un sentiment précis révélé par les images-affect. Ainsi, chez les Latins, peuple terrien, le mythe de la Toison d’or prendra-t-il une résonance particulière, où l’on retrouve l’image de la peur de « la Mort unie aux profondeurs amères de la Mer » que Bernard Teyssèdre relève dans la Genèse. Mais la quête de la Toison d’or est aussi à considérer comme mythe de l’avènement de la conscience technique, qui, envisagée sous son aspect dialectique, s’organise selon un axe antithétique. Cela revient à considérer la technique sous son double visage de progrès, gain pour l’humanité, indissociable d’une perte nostalgie du paradis de l’âge d’or où l’Homme n’a pas posé le fer. Dès l’Antiquité, des écoles de pensée s’organisent autour de ces deux pôles : d’un côté les panégyristes du progrès, de la conquête/colonisation, synonyme de civilisation, face – et bientôt contre – les nostalgiques apologistes du temps de l’Âge d’or. Dans la Médée de Sénèque, au Ier siècle après J.-C., les deux points de vue coexistent encore mais bientôt, la dialectique se figera en dualité, dans un système que nous connaissons bien. Le dualisme a figé le monde en deux camps qu’une muraille infranchissable sépare : un Bestiaire de l’Abîme et un Bestiaire de la Foudre, que l’on peut conjuguer à tous les temps, décliner à tous les cas et dans tous les registres : l’Enfer et le Paradis, Dieu et Diable, Conscience et Inconscient.... La vision d’Ezéchiel n’a plus cours. Les deux faunes rivales qui s’entrecroisaient lorsque le serpent brûlant des mines de cuivre, érigé sur l’étendard de Moïse, recevait les six ailes des Séraphins joufflus aujourd’hui s’ignorent superbement : pas d’alliance possible, ni même de combat. « Deux mondes ont défilé sans se voir » titrait Libération[9], à propos de tout autre chose semble-t-il, à moins que ... Restons un moment dans le cadre mythique : c’est, nous dit Hésiode, au temps du banquet de Mékoné que fut consommée la rupture s’instaura la coupure entre les Dieux et les Hommes. L’Odieux Prométhée, ce voleur de feu, s’était joué de Zeus, offrant aux dieux, en guise de festin les bas morceaux. Zeus n’a pas apprécié. Dieux et Hommes ne vécurent plus de ce moment en bonne intelligence. La situation allant s’aggravant, qui réserve aujourd’hui ne serait-ce que quelques miettes à la divinité. Le fossé est si grand qu’aujourd’hui on ne sait plus qui sont les Dieux. Quelle différence avec l’Antiquité ? on ne rend plus de culte conscient aux dieux, la fonction d’apprivoisement des divinités ignorées, elles sont sauvages, violentes : ainsi se manifeste leur autonomie ? Qui sont les grands prêtres de nos modernes sacrifices ? Qui fait brûler de terreur les agneaux ? Sous le masque qu’ils empruntent se manifestent les anciennes divinités ! « Bison futé » orchestre les grandes migrations ? Belle représentation en vérité dans une société technologique, l’alliance/combat de la force, de la puissance et de la ruse. Les images mythiques sont beaucoup plus facilement accessibles que ne le laissent entendre les différentes écoles qui proposent des lectures « symboliques ». « Symbole » [10]! Le grand mot est lâché et donne lieu à de savantes décortications. Il convient de cadrer le sens d’un mot si galvaudé, puisqu’aujourd’hui, quand on a dit symbole, on croît avoir tout dit. Un rapide tour d’horizon de l’évolution sémantique de ce mot permet d’illustrer un processus qui concerne la conception de la réalité globale. Le retour à la signification première du symbole en montre la simplicité de fonctionnement : c’est, dans le monde grec un objet de reconnaissance, généralement un osselet — astragalos —, partagé entre deux hôtes[11]. Chacun en conservait une moitié qu’ils transmettaient à ses enfants. Ces deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver les liens d’hospitalité établis antérieurement. Il n’existe pas entre les deux parties du symbole de hiérarchie d’aucune sorte, seulement une valeur de réciprocité. Il n’est pas indifférent, au plan de la psychologie, de noter que l’évolution du terme dans le monde moderne engage au contraire une hiérarchisation entre la face signifiée connue du signe/symbole et sa face cachée signifiante. Si le signifié est d’accès direct, le signifiant quant à lui fait l’objet de spéculations. Mais me direz-vous, cela n’a pas de sens. Par exemple, chacun sait que l’eau est le symbole de la vie. Il n’est pas nécessaire d’être Saint-Exupéry, assiégé, asséché aux sables du désert, pour goûter cette vérité première de l’expérience humaine, lui adressant cette ode : « Eau, tu n’as ni goût, ni odeur, ni arôme ; on ne peut pas te définir ; on te goûte sans te connaître ; tu n’es pas nécessaire à la vie, tu es la vie.[12] » Mais peut-être faut-il en revanche avoir vécu ce type d’expérience pour apprécier la double équation : eau = vie ; non-eau = non-vie = mort. L’épreuve directement vécue du manque amène à la conscience la perception de l’envers du miroir. Mais pour être complet, il est nécessaire d’ajouter que dans le désert, et ailleurs, l’eau de vie se mue en eau de mort quand y stagne une carcasse pourrissante, arrivée au but, mais trop tard. Nous ne pouvons, nous autres gens des villes, approcher cette réalité que de très loin : certes, une coupure d’eau, une rupture de canalisation, une sécheresse prolongée entraîne son cortège d’inconvénients du confort, mais ne met pas la vie en péril. Pourtant, depuis peu, on nous met en garde, par media interposés : il faut s’attendre, dans un avenir plus au moins proche, à un rationnement d’eau. Il faut faire la chasse au « gaspi », éduquer les enfants, installer des économiseurs, d’eau, mais aussi d’énergie... Aujourd’hui, l’Âge d’or de l’abondance est révolu : il faut économiser, rogner sur tout et, surtout, rationaliser nos dépenses. Économie dans le foyer (oikon), économie de l’État. Partout surgit la peur du manque. Aujourd’hui la Grande Peur est économique. Même la langue économise. La transition peut paraître artificielle, mais les découvertes de la linguistique sont essentielles à asseoir notre démonstration, qui s’appuie sur l’émergence de signes convergents dans différents domaines, est particulièrement dans le culturel. La transition s’impose doublement si nous écoutons A. Martinet évoquer « la loi du moindre effort », vestige d’un temps où il suffisait de tendre la main vers la terre nourricière pour être comblé : « Ici (en linguistique) comme ailleurs, le comportement humain est soumis à la loi du moindre effort selon laquelle l’homme ne se dépense que dans la mesure où il peut atteindre aux buts qu’il s’est fixés.[13] » Par le biais du symbole, il est possible d’établir un parallèle entre la langue et le mythe, conçus comme systèmes de signe. · Le lien entre signifiant et signifié, unis comme recto/verso d’une feuille de papier.[14] · Le sens résulte de l’union dialectique des deux. · « Toute langue est, à tout instant, en cours d’évolution. Il suffit d’examiner le détail de son fonctionnement pour y déceler des processus qui peuvent aboutir, à longue échéance, à la rendre méconnaissable... De nouveaux phonèmes, de nouveaux mots, de nouvelles constructions apparaissent, tandis que d’anciennes unités et d’anciens tours perdent leur fréquences et tombent dans l’oubli.[15] » Il y a tout lieu de penser que le langage mythique suit une évolution parallèle. L’oralité, la langue écrite et le mytheComme on le constate dans l’étude de la langue, le code écrit a tendance a figer la langue en code officiel, immuable, alors que la vie en perpétuelle transformation passe par l’oral. N’oublions pas que le muthos est à l’origine oral ; et qu’à ce titre, il a bénéficié de multiples enrichissements, dus au mode de transmission. L’écrit imprime au mythe la marque de l’historicité, et lui impose son sceau de convention. Le mythe écrit devient dogme, porteur d’un message moral codifié et rationalisé. Ainsi, lorsque nous évoquons le mythe aujourd’hui, c’est à la forme écrite que nous faisons référence. Dans la logique des analogies que nous relevions plus haut avec la langue, nous devons considérer qu’il a, dans cet état, que nous dirons littéraire — pour simplifier et parce qu’il est spécialement utilisé ici, mais qui n’exclut pas d’autres formes d’expressions artistiques — subi nombre de pertes et d’enrichissements, mais qu’il continue à vivre en marge de l’écrit. Enfin, A. Martinet met en évidence « l’antinomie » économie /enrichissement : « L’évolution linguistique peut être conçue comme réglée par l’antinomie permanente entre les besoins communicatifs de l’homme et sa tendance à réduire au minimum son activité mentale et physique. » Deux voies de prospection s’ouvrent alors qui donnent accès aux portes de deux domaines, que j’ai nommé empire mythique et empire historique.
L’empire mythique trace sa route d’une manière souterraine, sous les fondations de l’empire historique, qui, lui, englobe tout ce qui est manifestations concrètes de l’histoire et de la culture. Mais parfois, une roche friable, ou un terrain poreux laisse passage à la nouveauté : les sables du désert s’ouvrent sur une oasis [16]où se vient rafraîchir l’âme humaine, à cours de réserve, souvent épuisée par des années de troubles, de guerres et de famines. C’est en effet que les frontières ne sont pas hermétiques entre le mythe et l’histoire. A certaines périodes de l’histoire, on voit le mythe le littéraire varier, se transformer de manière significative. Les recherches menées sur des périodes antérieures à la nôtre révèlent que des contaminations s’opèrent entre les deux empires, selon le même schéma : le mythe, comme une source souterraine, s’enrichit au contact du terrain qu’elle traverse, puis surgit en surface, riche de ses dépôts millénaires, pour être consommé par l’Homme : les publicitaires modernes illustrent très bien le phénomène[17].
Les images mythiques sont accessibles directement, disions-nous plus haut, et pourtant nous ne les voyons pas, ou du moins ne les percevons pas comme telles. Pourquoi ? La principale difficulté que nous éprouvons à saisir l’image mythique aujourd’hui réside, d’une part, dans le fait qu’elle est évidente, tellement imprégnée, que nous n’y prêtons-nous pas attention tant elle nous colle à la peau. Il est paradoxalement nécessaire de prendre du recul pour la percevoir. D’autre part, des transformations successives peuvent la rendre méconnaissable : A. Martinet souligne le processus identique dans le domaine linguistique[18]. Prolégomènes bien longs pour introduire une hypothèse, déjà partiellement évoquée dont la formulation, au plus près de la concision et qui pourrait être la suivante : montrer que derrière les valeurs maîtresses des sociétés industrielles sont embusquées de très anciennes figures mythiques honorées des civilisations antiques qui les avaient repérées, avaient su les domestiquer et les rendre « domestiquantes » et par suite gérables, grâce à des rituels dont les vestiges anciens ont laissé la trace. Dans le monde occidental contemporain qui, ne les reconnaissant plus, ne les honore plus et en est devenu le jouet, leur impact reste néanmoins constant. À l’appui de cette hypothèse, on évoquera l’omniprésence de peurs collectives, projetées sur des objets divers mais présentant des qualités constantes, dont la nouveauté, l’étrangeté/étrangèreté, la violence. L’Etrangère, la Barbare, la Meurtrière-infanticide, c’est, Médée, dans l’imaginaire grec, « celle qui médite », celle qui fait peur. Le constat des peurs contemporaines, confronté au récit mythique de la Barbare conquérante du monde civilisé, appelle remarques et questionnements. D’une part, ces peurs collectives sont largement médiatisées : sous l’impact des media, elles sont réputées générer des psychoses, collectives elles aussi. Or, la psychose est, au plan individuel une fracture dans l’intégrité de l’édifice psychique. Est-ce un fait du hasard si la « fracture » sociale arrive en tête du hit parade des peurs médiatisées, flanquée de son acolyte « contamination » ? Mais, comme au hit-parade, chaque semaine hisse de nouveaux titres, même si l’on a souvent l’impression que depuis quelques lustres, c’est la même rengaine qui tient la tête, alors que dans leur caves et greniers d’illustres inconnus concoctent, mais un peu tôt, les musiques du futur, sans espoir imminent d’intégrer le hit magique. Il semble en être de même de la valse des peurs projetées et amplifiées sous nos écrans loupes. Toujours autre et cependant toujours la même, telle la « femme inconnue » présente dans un « rêve étrange et pénétrant »de Verlaine. C’est pourquoi, sous ces diverses manifestations et oripeaux, nous croyons reconnaître la grande Peur, parcourant l’histoire humaine en quête de forme. L’imaginaire grec la présentait sous les traits de Phobos, l’imaginaire contemporain s’en empare, mais à quelles fins ? La réponse à cette question nécessite, selon nous, un retour aux sources, en quête des divinités primordiales. L’étude des grands mythes fondateurs transcrit en effet avec précision le processus psychologique fondateur de la vie civilisée, où l’on repère la constance présence de la peur comme moteur. Or, dans la réalité physique, la peur fait plutôt office de frein. Dès lors, ne pourrions-nous pas supposer que les images distillées par les media se posent comme réaction à un mouvement irrépressible devant conduire à une mutation cosmogonique fondamentale ? Ne sommes-nous pas en plein déferlement de peurs millénaristes, le jour n’est-il pas venu de la fortune des petites marchandes d’allumettes[19] pour de nouveaux bûchers érigés en l’honneur des boucs émissaires du moment ? C’est ce que nous avons cru déceler en particulier dans la communication de masse, destinée au plus grand nombre, fondées sur le matraquage de valeurs sécuritaires et purificatrices. La répétition forcenée de tels slogans, associée aux discours protectionnistes variés laisse apparaître une volonté affichée de juguler le mouvement de transformation dont nous décelons des signes épars et néanmoins réels. Nous sommes alors amenée à nous demander, puisque le modèle qui a présidé à l’élaboration de notre civilisation montre des signes de faiblesse, quelles sont les ressources dont dispose le genre humain, pour sortir de l’impasse. Certaine qu’elles existent, nous posons en dernière hypothèse que l’aventure humaine, réduite à la stagnation, gagnerait à réintégrer l’imaginaire comme guide dans sa quête de possibles futurs. ARGUMENTS MÉTHODOLOGIQUESTranscription graphiqueLe code de transcription graphique de l’alphabet grec adopté est celui de Allard et Feuillâtre, Grammaire grecque, Hachette.
e é h ê q th r rh u y j ph c ch y ps w ô Pour l’alphabet latin, suivant A. Cart et P. Grimal, Grammmaire Latine, Nathan : u u et v V U et V i i et j I I et J BibliographieElles se compose des ouvrages cités dans le texte mais aussi de ceux qui ont été consultés dans le cours des recherches sur Médée, dans les domaines littéraire, linguistique, historique et anthropologique. On y trouvera aussi quelques titres destinés aux esprits curieux. AbréviationsUn terme transcrit en abrégé a été développé lors de sa première utilisation soit dans le corps du texte soit dans les notes. DocumentationElle s’est constituée, sur un peu plus de dix ans, d’articles de presse, documents vidéo, cinématographique etc., au fil de l’actualité, mais aussi des recentrages successifs du travail. On pourra constater ainsi qu’elle contient la trace, dans les premières années, d’un intérêt centré sur la femme, le féminin, l’enfant et le couple, alors qu’elle prend une orientation plus générale dans les derniers temps. Elle n’a pas la prétention d’être exhaustive, il s’en faut de beaucoup. Nous l’avons utilisée comme les éléments de construction d’une image, estimant rester ainsi dans le cadre d’une anthropologie générale, telle que définie par François Laplantine. L'anthropologie définie en effet comme « science de l'homme dans ses variations culturelles »[20], est aussi « un certain regard, une certaine mise en perspective »[21], l'étude de « l'homme tout entier ». Étude de « tout ce qui constitue une société : ses modes de production économique, ses techniques, son organisation politique et juridique, ses systèmes de parenté, ses systèmes de connaissance, ses croyances religieuses, sa langue, sa psychologie, ses créations artistiques. »[22]. Mais l’anthropologue, portant un regard globalisant sur un quotidien dont il participe personnellement, ne saurait se départir de son esprit critique. Catherine Barbé, Paris – 1996
[1] – De krinô, « séparer, trier, passer en jugement, être condamné ». l’upokritês, hypocrite, de « interprète d’un songe », devient « acteur » avant d’endosser le sens moderne de simulateur. Le grec moderne a krima : « péché ». [2] – Petit Robert, « crise ». [3] – L’Homme avec majuscule initiale, parce qu’il est question du genre humain en général, incluant masculin et féminin, et aussi parce que je me réfère à une conception globale de l’humain, où chaque genre comprend son complémentaire et son opposé. [4] – Voir note 21. [5] – Les publicités d’agence de voyage, de compagnies d’assurance, d’eau minérale, sont à cet égard dignes d’intérêt, discours écolo, à relier à « plût au ciel que jamais le pin ne fut tombé sous la hache »). [6] – Déclaration réitérée du Pape contre l’avortement, le 08/10/95. [7] – Nous nous reportons le plus souvent possible à l’étymologie du mot, partant de l’hypothèse que sa représentation est l’aboutissement d’une évolution et qu’elle englobe tous les glissements de sens, de m me que l’homme contemporain est le fruit de son histoire. Considérer le mot uniquement dans son sens actuel serait une des multiples manifestation de la tendance à la réduction, en vigueur de nos jours. [8] – C'est la thèse que développe A.Kieser-’l Baz dans Inanalyse, Lierre & Coudrier Éd., Paris, 1989. [9] – Libération du 18/3/94. [10] – Les remarques qui suivent peuvent constituer une base simple pour une critique de la psychanalyse, la démonstration de son échec en tant que science humaine, et une analyse des causes de cet échec. Nous n’aurons pas le loisir de développer, mais pour jalon, remarquons que la psychanalyse, focalisée sur l’interprétation, a fonctionné elle-même comme un mythe figé, s’est auto-nourrie de sa propre matière, délaissant le signifié pour s’intéresser presqu’exclusivement au signifiant et le rationaliser. S’appuyant sur une lecture réductrice du mythe d’œdipe, dans une tentative de décodage, elle a surcodé, en raison d’une erreur d’appréciation initiale : la non prise en compte du mythe dans sa totalité, mais le réduisant au parricide, qui a fatalement abouti à la réduction de la totalité à un seul des aspects du mythe, ramenés à un plan uniquement concret, physique, génital, depuis lors et pour l’éternité confondu avec le sexuel. Or, sur de telles bases, l’humanité est amputée d’une moitié d’elle-même, c’est-à-dire de son âme. A travers ce déni, c’est aussi une moitié d’expérience et de sagesse millénaires qui se trouvent niées, dans lesquelles la sexualité dans l’ascèse (éducation des sens et non brimade au sens moderne) est reliée étroitement au religieux, dans des traditions, des rituels rapportés de toutes les contrées du monde. Il ne s’agit pas ici de croire ou de ne pas croire à l’efficacité de tels rituels, mais de considérer qu’ils ont existé et existent toujours, qu’ils font donc partie de la réalité et que nous devons les prendre en considération. Le collectif est exclu, et la fonction de lien entre l’homme et le monde anéantie. Or, l’alliance ou reliance est dans le mythe, plus essentielle que l’interprétation, dans l’hypothèse que nous défendons, que le mythe vit en dehors de l’interprétation humaine : une interprétation peut être validée en un lieu et une période donnée, mais ne saurait en aucun cas englober l’entièreté significative du mythe. Le mythe est ancré dans le vivant. Son sens est accessible directement à l’homme relié. Voir les rêves de la Genèse : rêves de Joseph, de Pharaon, « interprétés » par Joseph. Ah, rêves merveilleusement simples d’hommes simples, nous écrierons-nous en chœur. Ah, les sept vaches maigres et les sept vaches grasses ! Aux hommes simples (certains disent « primitifs ») des rêves simples. Ainsi, ne sommes-nous plus simples aujourd’hui ?! Et pourtant, les vaches ont la vie dure, si j’ose dire : « Quatre années de vache maigre en perspective », titre le Monde, daté du 5/10/95. Est-ce à dire que les modernes augures sont passés du divan aux rotatives ? C’est quand même plus dynamique, plus vivant. Et nous aurons à reparler longuement de la fonction des media. [11] – Euripide, Médée, v.613. [12] – Citation de mémoire. [13] – A. Martinet, Eléments de Linguistique Générale, p.177, Armand Colin, 1970. L’auteur illustre son propos d’un exemple que nous tenons à relever, parce qu’il marque une fois de plus l’identité évoquée dans la note 29 : Martinet prend pour exemple — presque prophétique ! — la machine à laver (économie syntagmatique, Bendix au lieu de machine à laver ; économie paradigmatique, machine à laver au lieu de Bendix, Laden, Conor. Or, dès la première édition des E.L.G., en 1960, l’outil machine à laver est un des objets privilégiés, avec l’aspirateur et le dentifrice, de ce que l’on nomme encore réclame. La machine à laver est une nouveauté en cours de lancement; dans les ménages citadins moyens, on utilise encore fréquemment la lessiveuse à champignon, alors que dans les campagnes, les femmes défilent au lavoir. La réclame quant à elle s’affiche ou se voit au cinéma. Elle n’a pas encore l’ampleur que connaîtra la publicité, parallèle à la démocratisation d’une autre invention moderne :la télévision ; c’est sur ses écrans que s’étalent aujourd’hui les bandes annonces innombrables vantant les mérites, non seulement des machines à laver, mais d’une pléthore de lessives, de javel, dentifrice et autres malins génies de la propreté. [14] – F. de Saussure, Cours de Linguistique Générale, Payot, 1978. [15] – A. Martinet, op. cit., p.173. [16] – Les comparaisons et métaphores que j’utilise visent à souligner d’une part l’identité de contenus entre le mythe, les représentations contemporaines, et les voies de transmission même du message mythique, et d’autre part (et par conséquent) l’imbroglio infernal, sac de nœud vipérin entre les mains, les miennes... je me pique, je me pique... Dans l’idéal, si cela était possible, la plus fidèle approche de la réalité du mythe serait métaphorique, et en place de thèse, je préférerais/ferais mieux d’écrire un poème... [17] – Le désert et l’oasis, la source vive sont abondamment utilisées dans la publicité. Nous évoquerons plus loin la publicité pour l’eau de Quézac : une fillette raconte la légende de l’eau de Quézac en patois, alors qu’une voix mâle et néanmoins douce, traduit en surimpression, l’évolution millénaire d’une eau riche en oligo-éléments. À l’origine de la source, un déluge. [18] – Op. cit. [19] – Le marchand d’allumettes doit tenir une place particulière dans l’imaginaire (moderne Prométhée ?): on se souviendra que, comme exemple du désespoir né du Krack boursier de 1929, on cite en premier lieu le suicide du roi des allumettes. [20] – N. Rouland, L'Anthropologie Juridique, [21] – F. Laplantine, Clefs pour l'anthropologie, Ed Seghers, Paris 1987, p 16 [22] – F. Laplantine, Ibid, p 19 | ||
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