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Le mythe du naturel
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Parmi les mythes modernes qui hantent les soci�t�s industrialis�es, il en est qui a pris lentement de l�ampleur, il s�agit du recours au naturel, dans l�alimentation mais �galement dans tous les domaines de la vie sociale et domestique� Ph�nom�ne isol� il y a trente ou quarante ans, c�est maintenant une affaire industrielle. La publicit� recourt volontiers � ce slogan pour vendre un produit ou une marque. On pourrait penser qu�il s�agit d�une ��tendance�� parfaitement louable qui tend � s�opposer � l�artificialit� de nos soci�t�s. Est-ce bien vrai�? Ne s�agit-il pas aussi d�une volont� masqu�e de se prot�ger des ��m�faits�� de la soci�t�, v�cue de plus en plus comme inhumaine et impitoyable�? N�y a-t-il pas d�autres ressorts � ce mouvement�? Nous sommes l� au confluent de nombreux r�seaux d'id�es et de pratiques. Les m�decines douces, les aliments naturels existent depuis l'av�nement de l'industrialisation et du ph�nom�ne d'urbanisation syst�matique qui atteint maintenant la plan�te enti�re. Dans les boutiques di�t�tiques se croisent maintenant deux client�les : celle qui appartient � une vieille bourgeoisie issue de la soci�t� industrielle, une client�le plus moderne, ��branch�e��. Il y a dix ans, aucun grand distributeur n�offrait de produits di�t�tiques dans ses magasins. D�sormais les rayons consacr�s au naturel ont tendance � s�allonger. Les produits se sont diversifi�s, cela va de l�alimentaire aux m�dicaments en passant par les produits de beaut� Le naturel envahit l�ensemble de la sph�re quotidienne et pas seulement sur le plan alimentaire. Le fameux ��jogging��, exercice rituel sens� pr�server notre bonne forme fut un de ces premiers rituels � nous envahir. Tous les discours sur le recours au naturel ont des points communs. Il y est question de sauver le corps et l'�me par des exercices rituels appropri�s qui sont d'ordre alimentaire, respiratoire, mais aussi sexuel et gymnique. La finalit� est de sauvegarder la puret� et la sant� ��d�origine��. Celle de l�enfance�? Pas s�r�! Peut-�tre bien qu�il s�agirait d�un �tat d�avant l�humanit�, une sorte de paradis o� la sant� serait �ternelle. Et si la publicit� ou les discours moderniste �vitent le recours � des id�es de type religieux, les images sugg�r�es �voquent in�vitablement des id�ologies que la plupart des religions ont d�j� v�hicul�es. S�il s�agit d�un produit laitier, par exemple, on �voquera un enfant et une vache parfaitement complices, le tout �voluant dans une nature radieuse aux couleurs de vieux cat�chisme. Ailleurs, c�est un ours qui viendra l�cher le visage de son bienfaiteur, un jeune homme qui sait vivre en alliance avec la nature. Le but vis� est bien de ��sauver�� quelque chose qui aurait �t� alt�r�, souill� Les images utilis�es, la paix avec la nature. Le but de ces rites propitiatoires[1] est de d�barrasser le corps des souillures de la civilisation. Pour cela, il convient de choisir des aliments indemnes de toute pollution industrielle en empruntant des circuits commerciaux garantissant les qualit�s requises. Si nous sacrifions des b�tes pour notre alimentation, il faut qu'elles soient exemptes de tout souillure chimique, antibiotique ou virale. On r�invente le ��hallal��[2]. Il y a de la passion dans cette volont� actuelle de purification ou de d�pollution, c�est selon. L��pisode dramatique de la maladie de la vache folle, celui de la fi�vre aphteuse l�a assez d�montr�. Des nations enti�res mobilis�es pour �radiquer un mal dont on ne sait pas vraiment s�il fera dix victimes ou bien dix mille. Quant � la fi�vre aphteuse, elle est inoffensive. La science et ses pr�tres experts perd la boussole et c�est la rumeur qui s�amplifie, laquelle se nourrit alors de contenus archa�ques. Les b�chers, les fum�es acres �veillent de lointains souvenirs qu�on croyait � jamais effac�s� Avant que ces rites modernes ne contaminent des nations enti�res, les adeptes du Nouvel �ge avaient d�j� exp�riment� ce qui est d�sormais pour nous si familier. Dans les ann�es 70 ce mouvement � plus tard appel�, mouvement du Troisi�me Mill�naire � pr�figura nombres de transformations morales qui nous paraissent maintenant banales. La volont� de purification de l��me et du corps date de ces ann�es. Et ces mouvements �taient si bien inscrit dans une culture de la purification qu�ils nous apportent d�autres �l�ments d�information que ne nous donne pas l�analyse des comportements contemporains. En effet, la vie de l'adepte du troisi�me mill�naire faisait une large part � des exercices spirituels pour renforcer la puret� de sa relation � la M�re Nature. M�ditations diverses, massages, exercices tao�stes ou chamaniques, tantrisme pour les plus jeunes. Autant de possibilit�s offertes � l'initi� pour entrer en communion avec la d�esse Terre. Ces gestes traduisaient une ferveur tout � fait �tonnante chez de jeunes personnes. Depuis, la ferveur a fait place � l��go�sme et � l�individualisme forcen� d�une soci�t� h�doniste. Et les rites spiritualistes du Nouvel �ge ont envahi le monde sous une forme certes moins folklorique, plus banalis�e. Mais la finalit� diff�re-t-elle�? Qui consisterait � renouer de mani�re plus ou moins consciente avec des croyances naturalistes de renouveau de l�alliance avec la Nature m�re. Cela est �trange car nous pouvons dire qu�une minorit� d�individus, r�unis par un m�me id�al a anticip� les changements d�une soci�t�. Cela s��tait d�j� produit dans le pass�. Ainsi le mouvement romantique allemand pr�figure largement l�apparition du Surr�alisme. Mais c�est une autre affaire�! Le Nouvel Age pr�figurait-il un retour � une mystique de la Nature�? Chez le jeune adepte de la religion naturelle du Troisi�me Mill�naire, l'acte banal se nourrit d'abord d'une id�ologie et il s'agit autant de sauver son corps et sa plan�te que de purifier son �me. Cette splendide ferveur trouve son origine dans la vieille illusion romantique du retour � la Nature mais elle rejoint aussi les fondements de toute forme d�animisme. Pourtant ce n�est qu�une illusion aveugle car la Terre est pollu�e jusqu'au fond de la for�t la plus sombre, jusque dans les d�serts les plus hostiles. Cela est un fait incontournable et ind�niable que nous ne pouvons affronter par la seule force de bonnes intentions. Car si nos savants ont d�cid� de s'enivrer, il n'y a� aucune raison que la situation change. Quand nos savants �taient raisonnables et prudents, d�j� les arbres mouraient, que sera-ce dans leur ivresse ?[3] Ce recours aux id�ologies du Nouvel Age, traduisait-il la nostalgie et le d�sespoir d'une jeunesse qui refusait d�j� le n�ant du conformisme, le nivellement du raz de mar�e lib�ral en voulant s'en abstraire�? Si on lit les magazines, les revues scientifiques de cette �poque � ann�es 70 � on retrouve les m�mes questions que nos experts s�arrachent actuellement devant les t�l�visions et auxquelles ils r�pondent par les m�mes certitudes fanfaronnes. Pourtant, il ne fait aucun doute qu'y transparaissent �galement les traits encore grossiers des id�ologies du futur. Avec leur mani�re de traverser les acad�mismes et de rejoindre d'autres paroles � celles des penseurs arabes, africains ou sud-am�ricains �, ces id�es acqui�rent une force qui va au-del� de la place qu'on leur accorde. Les cultures occidentales du nord sont fond�es sur le monoth�isme et la notion d�Unit� comme fusion dans un grand tout. Cela a forg� les mentalit�s jusque dans les activit�s quotidiennes les plus banales. Nous recherchons Le produit id�al, si ce n�est le/la compagnon/compagne id�al/e pour partager notre vie. Les h�ros modernes demeurent, un temps certes tr�s �ph�m�re, ��Le h�ros du si�cle��. Et comme, une seule exp�rience ne suffit pas � embrasser la totalit� du monde, nous recommen�ons inlassablement, en qu�te d�un prochain unique et d�finitif� parfois dans une lutte f�roce. Les peuples plus proches du polyth�isme et donc habitu�s � consid�rer la Nature et l�univers sous des aspects multiples pourront plus facilement faire face � la diversification des activit�s humaines d�sormais inscrites dans une globalisation qui aplanira de plus en plus les particularismes. Le respect de la diff�rence ne pourra vraiment se concevoir que dans l�abandon de notre vision unitaire du monde et de la vie.[4] ConclusionOn ne peut nier qu�il existe une ambigu�t� certaine dans le recours f�roce au naturel. D�une part, il existe actuellement un mouvement de ralentissement ou de freinage de l�envahissement par les produits exclusivement artificiels � quoiqu�il faille s�interroger sur ce terme � et il s�agit d�une volont� d�lib�r�e de diversification des mati�res premi�res qui entra�ne fatalement une �volution des modes de production. Il s�agit aussi du r�sultat d�une prise de conscience globale que le ��tout artificiel�� correspondait � une utopie. Mais, nous ne pouvons nier que notre volont� de recourir � des produits absolument naturels renvoie � une crainte qui ne se dit pas, la peur inavou�e des pollutions par ce qui nous reste de naturel, notre corps. Et, � lui donner du naturel comme aliment, comme huile solaire ou comme v�tement nous esp�rons le d�barrasser de ses attributs sauvages. L�ambigu�t� est donc double�: c�est la crainte de la part animale de notre corps qui nous pousse � le saturer de naturel. Ce qui voudrait dire que nous souhaitons que les fabricants de toutes sortes nous produisent des objets ou des aliments � base de produits naturels. Nous voudrions, en quelque sorte, qu�ils mobilisent toute leur technologie pour changer la composition des produits. Dans le m�me temps, nous allons aux limites de l�absurde, faire de notre corps un objet assujetti � notre volont�. Dans le m�me temps, nous justifions ce besoin en ��naturel�� par un refus de l�artificialit� de la technologie, en invoquant les abus que celle-ci g�n�re. Nous ne voulons pas de l�inhumanit� des sciences et des techniques sauf si elles nous prot�gent de nos d�mons. La nature a perdu ses monstres et ce sont d�sormais deux espaces que les d�mons menacent, notre corps mati�re et notre espace psychique int�rieur. Il n�est qu�� voir les obsessions qui s�exposent dans les sc�narios de films�: la d�vastation provoqu� par des virus indomptables ou bien la submersion de notre conscience par la folie. Comme ce fut le cas pour H�rakl�s. Mais nous ne sommes pas des h�ros�! � moins que � [1] � Qui rend la divinit� favorable et, par extension tout acte qui rend le fid�le pur pour acc�der � la divinit�. [2] � L��quivalent musulman du Kacher. [3] � On pourra noter que dans le monde contemporain, les hommes de sciences nous projettent vers des horizons fantastiques qui tendent � montrer une science invincible et conqu�rante. Rien n'est pire que cette ivresse factice et g�n�ratrice d'�cran � une r�alit� bien plus triviale. [4] � Il en va de m�me pour le r�glement de probl�mes aussi importants que le respect des particularismes r�gionaux dans une Europe en construction. Si nous n�abandonnons pas notre vision unitaire au profit d�une repr�sentation diff�renci�e du monde en la traduisant en termes politico-juridiques, l�Europe demeurera un enfan�on.
Illel Kieser, le 12/06/2001
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