Leopoldo Zea est l'un des plus importants penseurs
latino-am�ricains de notre si�cle. N� � Mexico en 1912 au sein d'une famille
modeste, en pleine r�volution, il est t�moin dans son jeune �ge des violences
qu'elle engendrait. � 17 ans il doit travailler pour gagner sa vie. Le poste
qu'il obtient � la Compagnie T�l�graphique Nationale lui perrnet de continuer
ses �tudes, un moment interrompues. Il s'inscrit aux cours du soir puis �
l'Universit� Nationale Autonome de Mexico (UNAM). Leopoldo Zea commence �
s'int�resser � la vie politique et intellectuelle de sa patrie ; il �crit
dans un journal d'opposition : l'Homme Libre, dirig� par un v�t�ran de
la R�volution. En 1936, Zea s'inscrit � la Facult� de Philosophie et Lettres
de l'Universit� ainsi qu'� la Facult� de Droit. Il suit les cours de Samuel
Ramos sur Pio Baroja et sur le grand philosophe espagnol Jos� Ortega y Gasset.
En 1938, arrive � Mexico un groupe de philosophes
espagnols r�publicains rescap�s de la guerre civile d'Espagne. Le Pr�sident
Lazaro Cardenas autorise ce groupe � s'installer dans la Maison d'Espagne, dans
la capitale, maison qui s'appellera ensuite Colegio de M�xico. On sait que les
�tats-Unis Mexicains ont activement aid� la R�publique espagnole et qu'ils
ont toujours manifest� envers les r�fugi�s r�publicains une sympathie et une
amiti� qui ne se sont jamais d�menties. '
Zea suit les cours du philosophe espagnol Jos� Gaos, de
Luis Recasens Siches, de Joachim Xirau et autres penseurs espagnols r�fugi�s.
La guerre civile espagnole a profond�ment marqu� Leopoldo
Zea, � tel point qu'il s'est port� volontaire pour aller combattre en Espagne,
mais il n'a pas �t� accept� par les organisateurs du groupe mexicain
combattant, faute d'�tre suffisamment connu.
C'est Jos� Gaos qui a v�ritablement form� le jeune Zea ;
il a remarqu� d�s l'abord en lui des qualit�s telles qu'il lui fait obtenir
une bourse dans l'Institution o� Gaos enseigne. Sous la direction de Gaos,
Leopoldo Zea va commencer la r�daction de sa Th�se de Doctorat ; mais il ne
traitera pas le sujet qu'il avait initialement choisi : les sophistes grecs.
Gaos lui fait valoir en effet que ce th�me a d�j� �t� �tudi� en Europe et
qu'il vaudrait mieux choisir un sujet qui soit en rapport avec les probl�mes
philosophiques de l'Am�rique latine. Et c'est ainsi que Zea va pr�senter
d'abord une ma�trise sur le positivisme au Mexique (1943) et sa Th�se de
Doctorat, un an plus tard (1944) sur : Apog�e et d�cadence du positivisme
au Mexique.
D�s cette date, il donne un cours d'introduction � la
philosophie, au Colegio de M�xico ; l'Universit� le nomme ensuite Professeur
dans la Chaire de philosophie de l'Histoire ant�rieurement tenue par Antonio
Casso.
Ses premi�res recherches sur le positivisme au Mexique lui
ont permis d'�tudier et d'�valuer le rapport entre la philosophie et
l'histoire, entre ce mouvement issu d'Europe (Auguste Comte) et la ��circonstance��
historique dans laquelle le Mexique a re�u et explicit� le message positiviste
dans les 30 derni�res ann�es du XIXe si�cle jusque � la veille de
la R�volution mexicaine de 1910.
Zea d�couvre que le positivisme mexicain n'a pas �t� un
simple courant acad�mique, d�nu� de toute relation avec le r�el, mais
l'expression d'une id�ologie �troitement li�e � la vie politique mexicaine
et aux n�cessit�s politiques de la classe dirigeante. Le positivisme, avec sa
formule c�l�bre, Ordre et Progr�s, appara�t alors, gr�ce � Zea,
sous son vrai visage�; une doctrine import�e pour servir les fins d'un
secteur politique bien d�termin�, la nouvelle bourgeoisie issue de l'Ind�pendance
(1822), sous la d�nomination d�Union Lib�rale, et qui est au pouvoir au
Mexique dans les ann�es 1880, r�unit les penseurs les plus importants de cette
fin de si�cle : Justo Sierra, Limantour, etc. qui forment ce que l'on a appel�
le ��parti des scientifiques��. La doctrine politique, dans une
traduction simpliste du comtisme, est on ne peut plus claire : elle fournit les
fondements m�thodologiques qui permettent de comprendre objectivement les
principes d'organisation d'une soci�t�. Le pouvoir doit revenir aux plus
forts, aux plus aptes ou aux plus riches. Cette sorte de darwinisme social est d�nonc�
par Zea. Il va d�s lors orienter tous ses efforts en vue de doter les
intellectuels latino-am�ricains de m�thodes de pens�e qui lui paraissent
d'abord moins oppressives et surtout qui soient l'expression des besoins et des
aspirations proprement latino-am�ricains. Il consid�re en effet que les soci�t�s
latino-am�ricaines, originairement occidentales, pr�sentent cependant un tel
nombre de traits propres qu'il faut absolument cr�er les instruments et les m�thodes
d'une philosophie sp�cifiquement latino-am�ricaine.
�
En 1950, Zea cr�e le groupe philosophique Hiperion
(symbole de l'union du ciel et de la terre), destin� � rechercher les traits
caract�ristiques de la mexicanit�. En 1952, il fonde la collection : le
Mexique et la mexicanit�, qui publie des ouvrages fondamentaux comme ceux
de Emilio Uranga : Analyse de l'�tre du mexicain (1952), Luis Villoro : La
R�volution d'Ind�pendance (1953) ; Jorge Portilla, Ricardo Guerra publient
�galement dans cette collection.
Outre les collections et les revues qu'il a cr��es et
dirig�es et ses activit�s d'enseignement universitaire, Zea a publi� un grand
nombre d'ouvrages, dont voici les titres principaux :
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Essai sur la philosophie dans l'Histoire (1952)
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La philosophie comme engagement (1953)
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L'Am�rique comme conscience (1953)
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La Pens�e latino-am�ricaine (1965 )
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Dialectique de la conscience am�ricaine (1975)
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Son dernier livre : M�moires d'outre barbarie (Discurso
sobre la marginaci�n y la barbarie), 1988 est un autre ouvrage tr�s
important dont la profondeur et l'acuit� analytique m�ritent une �dition en
fran�ais.
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En m�me temps
qu'il se consacrait � publier ses nombreux travaux il a rempli, de 1959 � 1966
des fonctions politiques ; il a �t� directeur de l'Institut de Recherche �conomique,
politique et sociale, puis directeur des relations culturelles au Secr�tariat
des Affaires �trang�res.
Il a particip�
� de nombreux congr�s et colloques. En 1987, il a �t� nomm� coordinateur g�n�ral
de la Commission Nationale Comm�morative du Ve Centenaire de la Rencontre des
Deux Mondes. Il dirige depuis 1986 la tr�s importante Revue, publi�e au
Mexique : Cuadernos Americanos, fond�e par Jes�s Silva Herzog en 1941. Depuis
1982, il dirige le Centre coordinateur et diffuseur des �tudes latino-am�ricaines
(CCYDEL-UNAM) qui d�ploie une activit� tr�s importante par ses colloques et
rencontres en Am�rique et en Europe. Il est �galement � l'origine de la
fondation de la F�d�ration Internationale des �tudes sur l'Am�rique Latine
et des Cara�bes (FIEALC).
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La plupart de
ses livres ont �t� traduits dans les langues les plus importantes de la terre.
Sa pens�e et son action commencent � porter leurs fruits. Comme le rappelle
l'excellent historien de la philosophie, mon coll�gue et ami Alain Guy : � ...
Zea estime, avec Vasconcelos, que la mission de l'Am�rique Latine, c'est de pr�cher
et de r�aliser l'universalisme, en d�passant le racisme et l'imp�rialisme
capitaliste ou totalitaire venus d'Occident et en favorisant la tol�rance
(notamment la persistance des cultures autochtones). �
L'ouvrage que
nous pr�sentons aujourd'hui au public francophone est sans doute l'un des plus
accomplis de Leopoldo Zea.
C'est avant
tout une r�flexion lucide, soutenue et profonde sur l'identit� latino-am�ricaine.
Cela le situe naturellement dans la lign�e des P�res fondateurs des nations
latino-am�ricaines du XIXe si�cle : Andr� Bello, Jos� Marti,
Sarrniento ; mais aussi dans celle des meilleurs philosophes europ�ens, de
Hegel � Comte, de Marx � Spengler, de Bergson � Toynbee et � Ortega y Gasset.
Mais cela ne veut pas dire que ces auteurs ont �t� ��imit�s�� ou
��copi�s�� par Zea. Il n'en reproduit pas m�caniquement les id�es,
comme c'est le cas parfois chez les disciples ou les thurif�raires des grands
ma�tres. Il puise chez eux des concepts, des d�marches m�thodologiques, des
sch�mas, des ant�c�dents pour construire lui-m�me ses propres donn�es th�oriques
; il en fait un instrument qui lui permette de r�soudre les probl�mes sp�cifiques
de la r�alit� latino-am�ricaine. Son propos est � la fois th�orique et
pratique. Son but est d'aider la communaut� culturelle � laquelle il
appartient, � se d�finir et � se comprendre elle-m�me, en s'int�grant enfin
dans la civilisation universelle, de laquelle elle a �t� exclue ou marginalis�e
par l'histoire. Il explique aussi aux ��marginalisateurs�� quelle a
�t� leur responsabilit� dans cette marginalisation primitive, qui remonte au
premier jour o� les Europ�ens ont mis le pied sur le Nouveau Continent. En
cela sa philosophie est plus id�ologique que philosophique dans le sens acad�mique
du terme.
L'Am�rique
Latine face � l'Histoire, publi� en 1957, peut �tre consid�r� comme un
livre extr�mement important pour les raisons suivantes :
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1 � On y
trouve tous les concepts propres de la philosophie de Zea : d�pendance, ind�pendance
et interd�pendance ; conflits entre le g�n�ral et le sp�cifique ; cultures
nationales et culture universelle ; int�gration, exclusion et marginalisation ;
d�possession et appropriation du monde (colonisateurs et colonis�s) ; temps
occidental et temps universel, etc.
2 � Le probl�me
des relations entre le monde occidental et le Tiers Monde, dont l'Am�rique
Latine fait partie dans maints de ses aspects est magistralement trait�. En
consid�rant que ce livre a �t� �crit en 1957, on ne peut manquer d'�tre
frapp� du caract�re proph�tique, et donc actuel aujourd'hui et certainement
valable pour l'avenir, des analyses de Leopoldo Zea.
3 � Il me
semble important de faire conna�tre au public francophone une vision � la fois
lucide et constructive qui montre une voie tout � fait originale vers le
dialogue nord-sud et est-ouest, � un moment o� nous assistons � tant de r�visions
d�chirantes et � des reclassements absolument impr�vus et m�me en certains
aspects inou�s. Leopoldo Zea, lui, avait vu ce qui aujourd'hui nous semble �vident.
Que cette premi�re �dition fran�aise lui rende un juste hommage.
Charles Minguet