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Exploration de l'imaginaire

Extrait de Psyche, N� sp�cial sur l�amour, f�vrier 1948 � tous droits r�serv�s

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par le Dr. Juliette Boutonier
Professeur � la Facult� des Lettres de Strasbourg

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L�imaginaire pr�c�de le r�el. Le mythe devance l'exp�rience, le r�ve m�le sa trame � l'encha�nement des ph�nom�nes naturels, jusqu'au moment o� la pens�e scientifique nous met en pr�sence de la r�alit�. Mais l'av�nement de cette pens�e scientifique exige, pour chaque civilisation, comme pour chaque individu, une �volution dont il n'est pas possible de br�ler les �tapes. Ainsi le rationnel se pr�pare au travers de l'irrationnel. Il y a plus : la pens�e de l'adulte raisonnable peut se concevoir comme une fonction soumise � des rythmes, ainsi que la plupart des fonctions vitales. Il n'est pas possible de toujours raisonner, pas plus que de ne jamais dormir. Ceux qui se flattent de ne jamais cesser de raisonner sont en g�n�ral ceux qui d�raisonnent irr�m�diablement et sans arr�t jusqu'� la � folie raisonnante �. Les repos n�cessaires de la pens�e raisonnable (r�ves, effusions sentimentales, jeux de l'esprit) nous rendent sensible l'importance, pour la sant� psychique, du jeu normal des fonctions mentales irrationnelles, o� la pens�e scientifique plonge des racines, tout comme le tissu nerveux ou d'autres tissus hautement diff�renci�s soutiennent d'�troits rapports avec le tissu conjonctif, tissu dit autrefois � de soutien �, non sans quelque m�pris, et dont le r�le appara�t aujourd'hui capital.

La fonction de l�irr�el

La persistance dans le psychisme de l'adulte de formes de pens�e irrationnelles n'implique nullement que ce domaine de la vie mentale doive �chapper � toute loi. D�j� des travaux nombreux et c�l�bres ont prouv� que la mani�re dont l'enfant se repr�sente le monde, si elfe n'est pas logique, n'en est pas moins d�termin�e. L'irrationnel a ses lois, et ceci doit �tre vrai pour l'adulte comme pour l'enfant.

A vrai dire, nous ne cessons pas d'imaginer le monde en m�me temps que nous apprenons � le conna�tre. Mais l'imaginaire et le r�el, indiff�renci�s pour ainsi dire chez l'enfant, se distinguent plus facilement dans l'esprit de l'adulte. Il n'en est pas moins vrai que notre pass�, comme notre pr�sent, prouvent l'existence, � c�t� de la � fonction du r�el �, de ce que Gaston Bachelard a nomm� quelque part la ��fonction de l'irr�el �.

Cette fonction est mise en �vidence par les tests projectifs utilis�s dans la psychologie moderne. Chacun de ces tests est un objet r�el autour duquel l'individu sollicit� organise l'univers � sa mani�re. Qu'il s'agisse d'une histoire � achever, d'une image � interpr�ter, d'une tache d'encre � d�crire, chaque objet ainsi propos� r�v�le ce que nous pourrions appeler une activit� imaginaire structurante.

Le test de Louisa Duss � destin� surtout � des enfants � nous en donne l'exemple le plus simple. Il s'agit d'achever une histoire dont on lit � l'enfant le commencement, telle celle-ci : � Un enfant rentre de l'�cole et sa maman lui dit : � Ne commence pas tout de suite tes devoirs, j'ai une nouvelle � t'annoncer. � Quelle est cette nouvelle ? � Chaque enfant construira � sa mani�re la fin de l'histoire et fera surgir autour des lin�aments primitifs un univers organis� suivant des lois qui sont caract�ristiques de sa propre mentalit�. Le test de Rorschach � source in�puisable de recherches fructueuses � propose � l'interpr�tation un objet � des taches d'encre � dont la signification est totalement arbitraire et par cons�quent singuli�rement r�v�latrice. Le test de Murray, dit T.A.T., offre des images lourdes d'interpr�tations affectives multiples, des visages aux expressions parfois ambigu�s, autour desquels le sujet doit construire une histoire qui souligne l'originalit� de sa perception de l'image, indissociable de sa mani�re personnelle de donner un sens � l'univers. Certains tests compos�s d'images en d�sordre, sortes d'histoires sans paroles qu'il faut reconstituer, peuvent aussi �tre utilis�s comme tests projectifs. En tout cas, dans ces divers tests, on saisit toujours sur le fait des processus irrationnels de construction du monde, tout pr�ts � fonctionner � la premi�re occasion. Mais, si irrationnels qu'ils soient, ces processus ne sont pas quelconques, car ils d�notent une orientation affective d�termin�e. Certains tests ont �t� choisis (surtout certaines fables de Duss) en raison m�me des r�sonances affectives qu'ils ne manquent pas de provoquer. Mais toujours, autour des objets propos�s, tout un univers se cristallise en images �vocatrices d'angoisse, de drames, de mort, ou de paix et d'amour. En dehors de leur interpr�tation technique pr�cise, ces tests nous rendent donc tout � coup sensibles les cat�gories affectives avec lesquelles chaque �tre humain construit le monde.

A vrai dire, une fois les yeux ouverts sur cet aspect de la r�alit�, on s'aper�oit que toutes les cr�ations spontan�es � celles surtout oui ne sont pas soumises � une autocritique � ont la m�me valeur r�v�latrice que les tests. C'est ainsi que les dessins ex�cut�s spontan�ment par les enfants ont une tout autre valeur que celle qu'on a cherch� � leur attribuer en fonction de l'intelligence seule. Il ne s'agit pas seulement de savoir comment ils sont faits (et l'adresse ou la maladresse elles-m�mes sont pourtant significatives, quand elles sont limit�es � un objet d�termin� ou � une cat�gorie d'objets), mais pourquoi ils sont choisis. Une �tude patiente montrerait que certains dessins apparaissent � un certain �ge, et que s'il s'agit d'un enfant d'un �ge d�termin�, ce n'est pas par hasard qu'il dessine avec insistance une maison, une auto ou un personnage humain, Sans doute des exp�riences r�centes peuvent influencer le dessin : l'enfant r�p�te ce qu'il a appris � faire en classe, ou pr�s de ses parents. Mais n'est-ce pas alors parce qu'il a peur d'innover, et se croit oblig� d'imiter les adultes, par crainte d'�tre critiqu� ? Cette appr�hension, qui est d�j� un trait de caract�re que l'on peut corriger, n'emp�che d'ailleurs pas que l'enfant trahisse certains go�ts par le choix qu'il fait, et qu'il mette dans ses dessins quelque chose de son �me du moment.

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Ainsi, r�cemment, un enfant de sept ans dessine devant moi une montagne (sujet favori depuis quelques jours), mais ce jour-l�, il la creuse d'un volcan, puis il fait passer un train sur le flanc de la montagne, et l'image du train se superpose, au milieu de la montagne, � celle du profond crat�re qui la traverse. Or, sur le wagon qui se trouve ainsi plac� en travers du crat�re, l'enfant �crit � Fragile �, parce que, me dit-il, dans ce wagon, il y a des choses qui se cassent. Il parle beaucoup du train et plus du tout du volcan. Je lui fais cependant remarquer que son wagon � Fragile � est tr�s mal pinc�, se trouvant au milieu du crat�re et que s'il y a une �ruption... � C'est ennuyeux, dit-il, mais on ne peut pas faire passer le train ailleurs �. Un moment apr�s, sa m�re survenue, demande s'il m'a racont� ce qui lui �tait arriv� dans la semaine : il ne me l'avait pas racont�, du moins avec des mots... Car la m�re alors m'apprend qu'il s'est montr� agit� et maladroit cette semaine, au point d'avoir cass� une assiette et je ne sais quel autre objet fragile. A ce moment nous pouvions mieux comprendre le dessin o� se rencontraient le volcan et le wagon ��Fragile��.

Des cas privil�gi�s tels que celui-ci doivent nous ouvrir les yeux sur la valeur profonde de dessins en apparence banaux.

Voyons par exemple la maison, dessin spontan� de bien des enfants de cinq � six ans. La maison est un objet, mais ce n'est pas cet objet qu'ils dessinent, c'est une maison o� l'on retrouve quelque chose d'eux et de leur situation affective.

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Une petite fille �nur�tique a dessin� un jour devant moi une maison, et sur la fa�ade elle a figur� un robinet dont l'eau coulait : on ne pouvait pas, m'at�elle expliqu�, fermer ce robinet, il coulait tout le temps et il inondait le jardin et m�me la maison. Cette image en apparence saugrenue, que l'on ne peut rattacher � aucune exp�rience, s'accorde au contraire fort bien avec ce que nous savons de son incontinence...

Un autre enfant revient avec obstination, certains jours, sur un dessin qui repr�sente une maison en d�molition, h�riss�e d'�chelles. Or, il n'y a pas de chantier ni de maison en d�molition qu'il ait l'occasion de voir. Cette image vient donc de lui et de sa situation affective.

Et c'est ici que le dessin spontan� de l'enfant rejoint, on le voit, le test projectif. Ce que l'enfant dessine, c'est un fragment de lui-m�me, ou si l'on veut c'est l'un des objets � travers lesquels if devient lui-m�me ; car comment pourrait-il devenir lui-m�me si ce n'est par ce tissu serr� de relations �tablies entre l'�tre et les choses, qui lui permettent de prendre forme, comme la plante qui s'enracine dans le sol ? Cet objet que l'enfant dessine est un moment de sa vie, c'est son probl�me ou son amour. N'y revient-il pas comme un adolescent amoureux retrouve sous sa plume distraite les initiales ou le nom de la personne aim�e ?

Animisme que tout cela, dira-t-on. Et c'est vrai. Mais peut-�tre n'a-t-on pas mesur� compl�tement ce que cela signifie ; selon cet animisme, tout objet est un �tat d'�me. Par exemple, la maison ne se s�pare pas de la vie profonde et intime de l'enfant, � l'�ge o� il est �troitement d�pendant de ses affections familiales et surtout de l'influence maternelle. Suivant l'�ge de l'enfant et peut-�tre surtout suivant son niveau affectif, certains objets sont pour lui privil�gi�s, parce qu'en les �voquant il se place dans le climat affectif dont il a besoin pour s'�panouir compl�tement. Les p�riodes sensibles d�couvertes par Maria Montessori doivent exister dans tous les domaines o� se manifeste l'�volution de la mentalit� enfantine, et il y a s�rement des p�riodes sensibles de la vie affective, dont une �tude attentive des activit�s spontan�es de l'enfant nous livrerait le secret.

Les objets de l�imaginaire

Ainsi les objets � r�els � que dessine un jeune enfant sont plus r�v�lateurs de son monde int�rieur que des enseignements que lui a apport�s l'exp�rience. Leur nom familier ne doit pas nous faire illusion et ils ne diff�rent pas essentiellement des �tres fabuleux avec lesquels ils voisinent souvent, tels par exemple le loup. Ce loup, dont la plupart des enfants n'ont �videmment aucune exp�rience v�ritable, dont ils ont certes entendu parler, mais dans certains cas, � peine une ou deux fois, a la m�me valeur r�v�latrice dans leurs dessins que certaines r�ponses � un test projectif. Le loup est quelque chose de l'�me de l'enfant qui a besoin d'exister, une mani�re d'�tre dont il lui faut prendre conscience et � l'�gard de laquelle en m�me temps il r�agit, car dessiner le loup n'exclut pas qu'on en ait peur, ni surtout qu'on suscite en face de lui les chasseurs qui le tuent. Le conflit ainsi figur� illustre un moment dramatique de l'�me enfantine, et il ne nous reste plus qu'� tenter de comprendre quels instincts violents l'enfant cherche, peut-�tre � tort d'ailleurs, et souvent sans grand succ�s, � r�primer.

Mais, si imaginaires que soient les objets avec lesquels il cr�e l'univers de ses fantaisies, l'enfant ne les invente pas compl�tement. La maison, l'avion, les bombardements, proc�dent en quelque fa�on de l'exp�rience, le loup, la sorci�re, le diable en proviennent aussi ; car, bien qu'il s'agisse dans ce dernier cas d'une exp�rience conventionnelle, l'enfant ne fait pas la diff�rence. Comment la ferait-il ? La seule r�alit� qu'il puisse atteindre est toujours si profond�ment fa�onn�e par la vie sociale qu'elle para�t tout lui devoir ; qu'il soif plus ou moins civilis�, qu'il soit campagnard ou citadin, l'enfant n'est d'abord en contact qu'avec des �tres humains et attentif aux objets m�l�s � leur existence : s'il s'�loigne de l'abri � hutte ou palais � o� il vit, il suivra le chemin, le sentier ou l'adulte qui le guide. Toutes ces choses dont est faite la vie quotidienne prennent forme par le langage, l'image, mais on parle aussi bien des gens absents que du loup ou du croquemitaine, et on fait leur portrait. C'est donc avec des �l�ments imaginaires provenant du milieu social physique et mental, caract�ristique d'une civilisation donn�e, que l'enfant donne une forme � son �me du moment. Il serait extr�mement int�ressant de comparer les cr�ations spontan�es � dessins, contes � d'enfants appartenant � des soci�t�s profond�ment diff�rentes, tant par leur industrie et leur civilisation que par leur folklore et leurs religions, et de chercher s'il existe une �quivalence affective profonde entre certains objets ou certains �tres fabuleux � travers les diverses civilisations. Si l'on en croit Jung, cette �quivalence existe. Elle est au point de d�part de sa conception des arch�types. Les arch�types sont � des syst�mes disponibles, images et �motions � la fois � � nous dirions volontiers des images-�motions � qui sont li�s par leur tonalit� affective. Ainsi l'arch�type de la m�re rassemble les images non seulement de la femme qui en a joue le r�le, mais du foyer, de la maison, des terres cultiv�es qui l'entourent, du champ de bl�, de la vache qui donne le lait, du troupeau. Tout cela, dit Jung, ne constitue que cette partie de l'arch�type qui se relie directement � l'image de la m�re et aux premi�res exp�riences de l'enfant. Mais � mesure que l'enfant grandit, et que l'image des parents se rapetisse, les r�alit�s jusque l� �clips�es par les personnages humains prennent un relief nouveau. Alors d'autres puissances � qui portaient auparavant le masque des parents � se d�voilent : la terre, l'eau, par exemple, si nous nous bornons � l'arch�type maternel. Ces objets nouveaux sont � la r�alit� correspondant � une conscience de soi d'un degr� plus �lev� �.

On peut ainsi explorer le domaine d'un arch�type � travers les images po�tiques auxquelles il a donn� naissance, et qui toutes proc�dent d'une tonalit� affective commune. C'est ce travail que Gaston Bachelard a fait pour l'Eau, l'Air et le Feu, en montrant comment chacun de ces �l�ments d�termine un horizon imaginaire qui a ses perspectives propres, et r�v�le en m�me temps un monde sp�cifique de sentiments humains. Nous aimerions un jour voir compl�ter ces �tudes par une recherche plus syst�matique des types auxquels les divers �l�ments correspondent : types d�termin�s suivant l'�ge (ne sait-on pas que barboter dans l'eau, plonger ses pieds dans les flaques d'eau quand il pleut, peut �tre � un certain �ge un irr�sistible besoin pour certains enfants�?) ou, suivant le caract�re, car il est possible que ces �l�ments soient de v�ritables r�actifs psychologiques.

Mais en outre, il y a une distinction que nous voudrions essayer de faire parmi ces familles affectives d'objets imaginaires qui correspondent � un arch�type. Certaines images paraissent construites avec des �l�ments emprunt�s directement � l'exp�rience : la maison, la mer, la flamme..., d'autres font intervenir des �tres mythiques qui sont d�j� une interpr�tation de cette exp�rience, la nymphe, la sir�ne, la sylphide... Sans doute ces cr�ations fabuleuses ne sont trop souvent que des souvenirs scolaires auxquels une rh�torique d�su�te se croit oblig�e de recourir. Mais nous aurions tort de nous laisser aveugler par ces abus. L'�tude des r�ves nocturnes prouve que des personnages mythologiques peuvent y �tre �voqu�s ou recr��s (sans souvenir r�cent ou m�me sans souvenir conscient) par tout individu, m�me fort ignorant. Le r�ve �veill� dirig�, pratiqu� selon la technique de Robert Desoille, conduit � la m�me conclusion : quand le sujet parvient � atteindre une certaine concentration mentale, il �voque des images qui ne sont plus directement en rapport avec les souvenirs et les �v�nements de sa vie personnelle, mais qui paraissent inspir�es par certains personnages mythiques ou fabuleux (un archange, le nautonier Caron...) Sans doute ces th�mes mythologiques sont beaucoup plus rares, g�n�ralement, dans les r�ves nocturnes et m�me dans les r�ves �veill�s que les �vocations d'images plus banales. La technique de la psychanalyse freudienne ne fait aucune diff�rence entre l'interpr�tation des r�ves contenant des symboles mythologiques et celle des r�ves banaux. C.-G. Jung au contraire, s'il n'interpr�te pas � proprement parler ces r�ves autrement que les autres, leur accorde une valeur sp�ciale, parce qu'il y voit une manifestation de l'inconscient collectif, plus profond et moins fr�quemment apparent que l'inconscient personnel. De tels r�ves, selon sa th�orie, peuvent donc �clairer le m�decin sur les causes les plus secr�tes de la n�vrose, causes qui sont inscrites dans le destin de l'esp�ce plut�t que dans celui de l'individu. On peut v�rifier en tout cas, que les images qui rel�vent de l'inconscient, collectif, au cours du r�ve �veill�, ont une valeur affective r�ellement sp�cifique : plus solennelles et plus impersonnelles, elles ne sont obtenues que si le sujet s'engage totalement dans son r�ve, et leur pouvoir cathartique est tr�s sup�rieur � celui des images bannies d'un r�ve �veill� superficiel.

Nous inclinerions donc volontiers � croire que les r�ves nocturnes, eux aussi, engagent plus ou moins profond�ment l'individu. De toute �vidence, certains r�ves ne sont que le prolongement des activit�s de la journ�e, quelquefois leur st�rile r�p�tition (et nous ne sommes pas �loign� de penser que les r�ves des animaux doivent �tre de ce genre : quand nous voyons, par exemple, un chien de chasse endormi pousser de petits jappements rythm�s et ses pattes tressaillir par saccades, il para�t �vident qu'il r�ve qu'il poursuit quelque gibier). Il y a des �tres humains qui finissent par s'enliser si profond�ment dans une existence monotone que l'imagination est bannie non seulement de leur pens�e consciente, mais presque de leurs r�ves, de ceux du moins dont ils sont en �tat de prendre conscience, car souvent ils disent qu'ils ne r�vent pas. Les r�ves eux aussi ont donc leurs degr�s de profondeur, et il y n une mani�re superficielle de vivre l'imaginaire comme le r�el.

Imaginaire et cr�ation

Mais plus la personne s'engage authentiquement dans le r�el comme dans le r�ve, plus elle aboutit � des vues impersonnelles. Il ne faut pas crier au paradoxe : rien ne donne � l'homme de science, au chercheur, un sentiment de vie personnelle aussi intense que le moment de la d�couverte v�ritable. Or, ce qui caract�rise cette d�couverte, c'est d'�tre une certitude communicable, lumineuse pour toutes les intelligences et riche de cons�quences �clatantes pour tous les esprits, succ�dant � des hypoth�ses confuses, incertaines, mal reli�es entre elles par des exp�riences isol�es qui faisaient l'effet d'histoires sans suite. Il est donc bien vrai que l'acte le plus personnel de l'esprit, celui de la d�couverte, aboutit, dans la science au moins, � une cr�ation qui prend une valeur impersonnelle. Cela para�t peut-�tre moins vrai pour l'art que pour la science, et nous ne voudrions pas refaire ici un long proc�s, mais apporter seulement notre t�moignage. Il nous semble que la seule �uvre d'art qui dure est celle � travers laquelle, par des moyens personnels, l'artiste a atteint ou r�v�l� un point de vue sur le monde qui d�passe sa personne. Les �uvres des malades, n�vros�s ou ali�n�s, ne sont esth�tiquement valables que si elles nous forcent un moment � oublier qu'elles sont des documents sur un cas, si elles nous invitent � passer de ce malade � un �tre qui n'est plus uniquement fui. Ainsi toute �uvre d'art v�ritable rejoint-elle ou cr�e-t-elle un mythe impersonnel. Les autres ne sont que des curiosit�s qui se d�modent. Et il ne serait pas excessif d'affirmer que les �uvres qui traversent les si�cles sans perdre de leur force sont les plus lourdes de cette impersonnalit� qui est le comble de l'humain.

La cr�ation artistique suppose donc, croyons-nous, comme la d�couverte scientifique, un approfondissement de la pens�e personnelle qui aboutit � l'enrichissement de la pens�e collective. Pourtant, nous dira-t-on, rien de st�rile comme ces r�p�titions incessantes d'un m�me th�me par l'imagination humaine, avec plus ou moins de succ�s, au cours des si�cles. On voit progresser la science, on ne voit pas progresser l'art. O� est alors l'enrichissement de la pens�e collective par l'art ?

Notons d'abord que les progr�s de la science, si rapides qu'ils soient, n'excluent pas certaines r�p�titions vaines de recherches sur un m�me th�me. Pour une d�couverte �clatante, que de patientes d�marches demeur�es obscures et en apparence inutiles ! Pourtant, tout se passe comme si, � travers ces efforts dispers�s et souvent m�me dirig�s vers des buts diam�tralement oppos�s � l'objectif final encore inconnu, la v�rit� m�rissait dans la pens�e collective ; un jour elle �cl�t un peu partout. Rien de frappant comme la simultan�it� des d�couvertes scientifiques. Des chercheurs, ind�pendants les uns des autres et qui s'ignorent, font les m�mes d�couvertes � quelques mois ou quelques semaines pr�s. Et ceci d�pend davantage de l'outillage mental que de la similitude, qu'on pourrait parfois invoquer, des appareils de recherche, car la co�ncidence est aussi frappante en math�matiques pures que dans les sciences exp�rimentales ou naturelles.

Quand les artistes reviennent sur un m�me th�me, cela ne veut donc pas dire qu'ils ont une activit� st�rile, mais que le probl�me humain qui les hante n'est pas r�solu. Nous pensons maintenant surtout � la production litt�raire : nous comparerions volontiers la. production litt�raire des soci�t�s humaines � ces dessins que nous donne un enfant an cours de s�ances successives de psychanalyse. S'il refait toujours le m�me dessin, ou s'il revient toujours sur �e m�me th�me, il faut penser que dans ce dessin se trouve exprim� le probl�me affectif qu'il a besoin de r�soudre � ce moment, soit en raison de son �ge et de son �volution normale, soit en raison d'une fixation n�vrotique. Quand son conflit intime sera d�nou�, il abordera d'autres sujets. Ainsi les �uvres litt�raires, croyons-nous, correspondent en quelque fa�on � des probl�mes affectifs qui se posent pour une soci�t� et une civilisation. Mais ce n'est pas quand cette correspondance est �vidente qu'elle est la plus profonde : les �uvres n�es de l'actualit� imm�diate ne sont pas plus instructives que les dessins trop directement inspir�s � un enfant par la le�on qu'on vient de lui faire le matin m�me en classe, ou le r�cit des incidents r�cents avec lesquels un adulte � meuble � une s�ance de psychanalyse. Nous ne voulons pas dire que ces �uvres de circonstance ne nous apprennent rien sur la mentalit� de leur �poque, comme il serait exag�r� de pr�tendre qu'un psychanalyste ne peut rien tirer des dessins dont un enfant a gard� le souvenir instructif, ou des propos d'un adulte pr�occup� par un �v�nement qu'il vient de vivre. Mais pour qu'une �uvre litt�raire inspir�e par l'actualit� ait une valeur esth�tique r�elle, il faut qu'elle d�passe cette actualit�, faute de quoi, m�me si son succ�s commercial est �norme, on peut �tre s�r qu'il ne sera que passager, car il r�pond � des passions �ph�m�res que l'artiste flatte, et rel�ve plut�t de la mode que de l'art. C'est pourquoi, sans doute, tant d'artistes pr�f�rent, pour traiter des sujets actuels, mettre en sc�ne des personnages d'une autre �poque, ou mieux encore des h�ros de l�gendes ou de mythes. Mais cette pr�caution, ou cette protection instinctive contre le malheur du temps, restera inutile, l'�uvre ne d�passera pas son �poque, si l'artiste ne s'est pas aventur� au del� des remous affectifs qui distraient l'homme de lui-m�me sans l'instruire sur lui-m�me.

Imaginaire et �v�nements

D'ailleurs, l'actualit� ne p�n�tre dans l'art qu'� travers une certaine affabulation. Et m�me quand l'�uvre manque son but, et qu'elle appara�t d'embl�e maladroite ou ridicule, H est instructif de rechercher quel est l'�l�ment imaginaire dont l'auteur a cru devoir se servir comme ingr�dient pour nous pr�parer un r�gal esth�tique. Or, qu'il s'agisse de guerres ou d'explorations, de navires qui coulent, d'avions qui se perdent, ou de destins glorieux, ce que nous retrouverons toujours, plus ou moins adroitement m�l� au th�me initial, c'est une � histoire d'amour �. Il y a bien peu d'exceptions � cette r�gle, que le cin�ma v�rifie souvent d'une mani�re presque caricaturale, et qui s'applique m�me en dehors de l'actualit� proprement dite, chaque fois qu'un autour s'inspire de l'histoire pour construire un drame ou un roman. Ce proc�d� souligne la part �norme faite � l'amour par l'art, surtout par la litt�rature et l'art dramatique, � notre �poque, il s'agit bien entendu de l'amour sexuel qui unit l'homme et la femme ; les autres sentiments humains (amour maternel, paternel, sentiments familiaux, religieux, etc.), sont �clips�s par lui. C'est � lui seul qu'on pense quand on parle de l'amour. Or, cet amour est bien le th�me essentiel que l'on retrouve, depuis deux ou trois si�cles, au fond de la plupart des �uvres litt�raires (et qui en tout cas est rarement compl�tement absent), dans les pays de civilisation europ�enne tout au moins. Si nous rappelons ces faits trop connus, c'est pour aligner ce paradoxe : voici des soci�t�s boulevers�es en fait par des transformations sociales sans pr�c�dent, engag�es dans d�s guerres incessantes, continentales, coloniales, mondiales ; cr�atrices d'une science qui ouvre � la pens�e et � la technique humaines des horizons illimit�s, des soci�t�s dont l'histoire dira qu'elles ouvrent l'�ge atomique. Ne serait-on pas en droit de croire que leur litt�rature porte la marque de ces gestations gigantesques ? Or, si l'on s'en tenait � la production litt�raire pour conna�tre ce que furent ces soci�t�s, si par exemple quelque mauvais g�nie d�truisait notre civilisation et n'en laissait subsister, pour renseigner sur elle de lointaines g�n�rations futures venues d'une autre plan�te, que nos drames et nos romans, ceux qui prendraient connaissance de ces �uvres pourraient croire que l'amour a �t� la pr�occupation essentielle et � peu pr�s unique des hommes modernes. Pourtant, si importante que soit la place que l'amour occupe en fait dans la vie, il est loin de jouer un r�le aussi capital. Pour beaucoup d'�tres il n'a �t� qu'un sentiment confus et �pisodique, vite �clips� par les exigences de la vie mat�rielle : le travail, les charges familiales, le souci du lendemain. D'autres ont pr�f�r� en r�alit� � l'amour la richesse, la puissance, la science. Et pourtant, depuis deux ou trois si�cles au moins, le r�ve obstin� des po�tes et des �crivains tourne autour du m�me probl�me : l'amour. Leur succ�s m�me prouve que ce r�ve r�pond � une exigence profonde des hommes de leur �poque.

Pour comprendre ce paradoxe, nous sommes tent�s de faire appel � ce que la psychanalyse nous a appris des individus : on sait que Freud a d'abord propos� une explication de la vie affective de l'homme en fonction d'un pouvoir d'amour, qu'il a appel� libido, qu'on a propos� de traduire par � aimance �. Cette libido passe, au cours de la vie de l'enfant par diverses phases dont chacune correspond � l'activit� et aux instincts caract�ristiques d'un �ge donn�. Par exemple, t�ter est pour le nourrisson un besoin, un plaisir, et constitue la principale activit� dont il soit capable de prendre l'initiative. C'est la phase orale de la libido. L'�volution affective ne se fait normalement que si, � chaque phase, la libido a pu �tre satisfaite. Dans le cas contraire se produisent des refoulements. L'�ducation doit en principe adapter l'enfant � la vie sociale en lui demandant d'in�vitables sacrifices, mais au moment o� il est capable de les faire et d'appr�cier la contrepartie qu'ils lui apportent. Ainsi �vitera-t-on le plus possible les refoulements en utilisant la tendance naturelle de la libido � se transformer et en respectant les lois de son �volution. L'individu normal arriv� � l'�ge adulte, s'il dispose int�gralement de sa libido, de son pouvoir d'amour, sera capable d'aimer : physiquement d'abord, l'acte sexuel ne posant pas pour lui de probl�mes ; affectivement, ou si l'on pr�f�re, tendrement, car il ne dissociera pas la tendresse et la sensualit�. Il sera capable de faire un choix et de s'y tenir, car trouvant une satisfaction totale pr�s de l'�tre auquel il s'attache il n'�prouvera pas le besoin de lui �tre infid�le, ni de fuir ses responsabilit�s d'adulte pour rester enfant au lieu de devenir p�re ou m�re � son four. D'ailleurs tout ceci ne constitue que l'un des plans � celui de la vie sexuelle et de la vie familiale � sur lesquels s'�panouit ce pouvoir d'amour, dont les possibilit�s peuvent �tre immenses : car l'�tre normal n'�puise pas sa libido dans la vie sexuelle et familiale, il peut encore donner beaucoup de lui-m�me � son travail, � ses amis ou � ses semblables, s'attacher � un id�al, non sans effort peut-�tre, mais avec joie. Or, que se passe-t-il quand l'�volution affective a �t� entrav�e ? L'individu ne peut pas aimer compl�tement : c'est tant�t l'impuissance ou la frigidit�, tant�t l'absence de tendresse, la dissociation de la tendresse et de la sensualit�, la chim�rique poursuite d'un amour parfait, avec son cort�ge de d�ceptions et d'infid�lit�s ; c'est la peur ou la haine de tout ce qui entrave une libert� illusoire : l'amour durable, le mariage, l'enfant. Cette inqui�tude affective s'accompagne souvent d'une inadaptation plus ou moins apparente dans tous les domaines o� s'exerce l'activit� : d�go�t ou prompte lassitude devant le travail, st�rilit� de l'action, mauvaise orientation de l'effort. L'impression d'insatisfaction est permanente. Alors s'installe l'obsession de l'amour. L'homme croit qu'il est victime des circonstances, du hasard, qui ne lui ont pas permis de satisfaire son besoin d'aimer. Malgr� les d�ceptions r�p�t�es, malgr� l'�ge, il esp�re trouver l'amour qui le comblera. S'il en a \e temps et les moyens, sa vie deviendra une poursuite perp�tuelle de l'amour � travers des sensations nouvelles ou des �tres nouveaux. Ne pouvant �tre satisfait que passag�rement et incompl�tement, l'�tre humain, homme ou femme, est toujours pr�t pour de nouvelles aventures et toujours attentif � ce qui peut r�veiller son d�mon.

Amour et malaise dans la civilisation

Donc, chez l'individu, l'obsession de l'amour traduit l'impuissance � aimer, et met en �vidence � la fois une exigence essentielle de son instinct et un d�faut de sa nature. Nous pouvons supposer que la m�me loi reste valable quand il s'agit des soci�t�s : l'obsession de l'amour refl�t�e par la litt�rature et l'art dans une civilisation exprimerait avant tout l'�chec de cette civilisation � satisfaire un instinct profond de l'esp�ce, et le malaise latent cr�� dans la soci�t� par l'insatisfaction qui en r�sulte. Si notre hypoth�se est exacte, le parall�lisme peut se poursuivre plus loin : . on peut craindre, en effet, que routes les activit�s d'une soci�t� dont l'art est obs�d� par l'amour soient condamn�es � la st�rilit�, � l'impuissance ou � l'�chec, comme celles de l'�tre n�vros� dont nous parlions tout � l'heure. On peut redouter qu'une telle soci�t� soit pr�te pour toutes les aventures et pour toutes les catastrophes, comme un homme aux sens inquiets est capable de renier en une heure d'exaltation passionn�e tout ce qu'il avait construit au cours de longues ann�es de labeur. De telles vues peuvent para�tre fort aventureuses : pourtant, tout le monde reconna�t volontiers aujourd'hui que dans les soci�t�s modernes tout ne para�t pas aller pour le mieux, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire � admettre qu'elles peuvent souffrir de quelque vice latent. Ce qui semblera excessif c'est de voir un rapport entre des difficult�s politiques, �conomiques, int�ressant d'�normes masses d'�tres humains, et l'obsession de l'amour. Si nous relevons cette objection in�vitable, c'est pour remonter � l'erreur qu'elle suppose. L'obsession de l'amour, chez l'individu, ne signifie nullement que seul le probl�me des rapports sexuels doive �tre r�solu pour obtenir sa gu�rison. L'obsession de l'amour est un signe de d�sadaptation, mais elle ne localise pas le mal. En d'autres termes, l'homme qui souffre de ne pas pouvoir aimer prend conscience par cette impuissance d'un d�faut de sa nature, mais il faut chercher la cause de ce d�faut, et on la trouvera quelquefois fort loin de la vie sexuelle proprement dite. M�me si cette cause est toujours � libidinale � au sens freudien de ce terme, elle peut �tre tr�s �loign�e des faits sur lesquels se concentre l'attention de l'homme qui cherche vraiment l'amour. Veut-on un simple exemple ? Pour aimer, il faut d'abord �tre capable de s'int�resser vraiment n une autre personne qu'� soi-m�me, et bien souvent l'homme obs�d� par l'amour ne pense qu'� lui : il s'agira d'abord de trouver la cause de cette attitude, pour la corriger ensuite au cours de cette r��ducation affective lente et d�tourn�e qu'est une psychanalyse.

Il ne faudrait donc pas avoir la na�vet� de croire qu'il suffirait de poser et de r�soudre le probl�me de la vie sexuelle (d'ailleurs est-ce si facile ?) pour du m�me coup rendre parfaites nos soci�t�s. L'obsession de l'amour dans ces soci�t�s prouve seulement qu'il y a un probl�me � r�soudre, mais ne nous apprend pas lequel. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que notre civilisation ne permet pas � l'homme de trouver une satisfaction � laquelle il aspire, et qu'il en prend conscience, � l'�ge adulte, comme d'une aspiration confuse � l'amour : mais de quoi a-t-il besoin exactement, qu'est-ce qui lui manque r�ellement ? Sans doute y a-t-il pour lui � la fois besoin d'aimer et difficult� � aimer, mais ceci est s�rement un effet et non une cause. La raison du malaise est ailleurs. Nous ne pr�tendons pas que nos recherches nous am�neront � le d�couvrir. Notre but actuel est plus modeste : l'obsession de l'amour a engendr� depuis plusieurs si�cles une �norme litt�rature de laquelle nous voudrions d�gager quelques mythes. Nous nous proposons ainsi d'explorer un aspect du monde dont les lois, pour �tre celles de l'imaginaire, n'en paraissent pas moins s'imposer avec une rigueur presque aussi stricte que les exigences du r�el.

Juliette Boutonier

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