La place de la folie dans nos sociétés, l'accueil des
malades a-t-il évolué depuis le début du siècle ? Autant de questions sur
lesquelles Roland Cahen répond à la lumière de son immense expérience.
Hommes et Faits : Fort
de votre expérience de quarante ans du monde psychiatrique, voulez-vous, dans
un premier temps, nous exposer votre vision de la pathologie mentale puis, dans
un deuxième, répondre à cette question : la folie est-elle un autre monde, un
autre plan de réalité ou un autre niveau de réalité ?
Roland Cahen :
Il
n'y a pas lieu d'idéaliser la folie. S'il faut la réhabiliter pour en faire
quelque chose digne de soins humains, il ne faut pas chercher à l'idéaliser.
Dans la nature il existe des ratées et des malformations, la folie en fait
partie. Encore faut-il accueillir cela avec beaucoup de prudence parce que la
folie n'est pas une mais multiple. Certaines folies peuvent en imposer et séduire
car elles s'apparentent à la poésie. Mais sur le terrain, la folie apparaît
pour le psychiatre comme une maladie grave.
Beaucoup
de mes visiteurs arrivent dans mon cabinet en disant : « Docteur,
plutôt que des troubles psychiques je préférerais avoir une jambe cassée. »
Comme je les comprends !
S'il existe dans la folie une part qu'on peut humaniser, poétiser, comprendre et
choyer, il existe aussi une part irréductible dont la communication au monde
est brisée. Un enfant gravement autistique, par exemple, n’acquerra même pas
de langage ! La folie est un monde aussi compliqué, aussi divers, aussi riche,
aussi passionnant que le monde normal. C'est un reflet du monde, avec les mêmes
richesses, les mêmes diversités, les mêmes différences, les mêmes complexités.
La folie se rencontre partout : dans les familles, dans les groupes sociaux,
dans la politique... sans faire d'allusions à la guerre du Golf, la paranoïa
des politiques est une chose grave. C'est grave chez tout le monde, mais cela
l'est plus encore chez les politiques !
La folie est autant dans le
prolongement de notre monde que, par transitions insensibles, tout autre. Il
faut aborder chaque nuance de la folie, depuis le petit trouble caractériel
jusqu'à la grande folie, le grand délire, chaque fois avec une instrumentation
différente pour être à la mesure de cet objet-là. Face à la grande folie,
il n'y a guère que la ressource de la psychopharmacologie, qui fait miracle.
Mais, au préalable toutes les autres transitions doivent être abordées selon
le degré de la maladie, avec une attitude, une réceptivité, une
instrumentation chaque fois nuancée. C'est ainsi qu'on pourra rendre justice à
l'être malade. Au fond, je ne connais pas la folie, mais uniquement des êtres
malades. La folie est une extrapolation, une sorte de somme de beaucoup de
malades.
A vous entendre évoquer
ce monde difficile et pesant, je me demandais quelles étaient les raisons qui
vous avaient conduit a devenir psychiatre ?
– En me tournant vers la psychiatrie j'ai rencontré l'œuvre de Freud, celle
de Jung, et la personnalité de Jung. C'était en 1936. Je préparais à l'époque
un diplôme, avant l'agrégation d'allemand, sur Nietzsche et sa maladie. A la
bibliothèque d'Innsbruck j'étais plongé dans les livres des maladies mentales
en l'honneur à l'époque, en particulier un traité de monsieur Bumke,
professeur à Berlin. Une collègue passe et me dit : « Mais tu es fou !
Qu'est-ce que tu fais, toi philologue, là-dedans ? ». J'avais l'œil dans les
schémas de l'anatomie du système nerveux et de ses maladies. Je lui réponds :
« Je prépare à la Sorbonne un mémoire sur Nietzsche et sa maladie ».
Certes, cela avait été une folie que de donner un sujet pareil à un jeune étudiant
! D'autant plus lorsqu'on sait que le grand Jasper y a consacré, trente ans
plus tard, un énorme et magistral ouvrage. Il est bien évident qu'un élève
de vingt-trois ans n'avait ni la maturité ni la science nécessaires pour
traiter d'un pareil sujet !
Ce fut le tournant de mon orientation. Philologue,
mais d'un tempérament plutôt actif, quand j'ai rencontré une phénoménologie
et une philosophie actives, agissantes, positives bienfaisantes et riches de
toutes les promesses de la psychanalyse, j'ai choisi l'aventure et l'action.
J'ai vite compris que je devais être médecin. En France, à cette époque,
1936-1938, seuls les médecins abordaient ce domaine.
Ainsi, ai-je rencontré le professeur Pierre Janet que
j'accompagnais – il avait quatre vingt cinq ans – un dimanche matin de
Sainte-Anne au métro. Il marchait de son petit pas vif en disant : « Mon cher
collègue, est-ce que je ne vais pas trop vite ? ». Puis il m'a reçu chez lui.
Je suis allé voir également Allendy. Il me dit : « Jeune homme, vous ne savez
pas dans quel domaine vous mettez les pied ! Finissez donc votre agrégation,
nous verrons le reste ensuite ! ».
J'ai tout de même voulu faire des études de médecine.
Dans ma famille, bourgeoise ignorante et sceptique, ma décision fut mal
accueillie Seule ma femme me soutint comprenant mes choix. Si seulement, j'avais
eu l'intelligence, la finesse de dire : « Je veux faire ma médecine pour faire
de la pédiatrie, de la chirurgie... », mais vouloir faire de la psychanalyse,
c'était évidemment flanquer un camouflet majeur à ce monde bourgeois.
Pourquoi faire de la psychiatrie ? La psychiatrie,
dans les années 30-40, avait une auréole qu'elle ne semble plus avoir autant
aujourd'hui. De tous les mystères de la médecine et de la philosophie, la
psychiatrie semblait la branche la plus prometteuse, la plus aventureuse, la
plus nécessaire. On sortait de la folie de la guerre de 1914-1918. J'étais né
de cette guerre, j'en étais marqué. Tout bébé, je passais mes dimanches à
accompagner ma mère recevoir les blessés à la gare. La folie humaine
engendrait à l'époque une espèce de prescience qui auréolait la psychiatrie.
L'on pensait qu'en résolvant cette énigme : « L'homme est un loup pour
l'homme ! », on amènerait un peu de paix au monde. C'était chargé d'espoir
et de dignité. De toutes les énigmes de la médecine, celle de la maladie
mentale semblait la plus prometteuse, la plus fascinante. C'était en même
temps, en quelque sorte, la noblesse du corps médical. En choisissant la
psychiatrie en 1936, on se dirigeait vers une vie d'ascèse. Les psychiatres ne
vivaient plus avec leurs malades dans les asiles comme d'antan mais tout juste.
C'était une vie de dévouement, d'étude acharnée à la conquête d'un savoir.
Faire ses études de psychiatrie c'était se lancer courageusement face à l'énigme
majeure. Oser aborder de façon réfléchie les problèmes de la violence dans
l'homme et en tout un chacun, la folie des guerres, dans lesquelles on
pataugeait. C'était la branche de la médecine la plus interpellante.
Rappelez-vous ce que disait Freud : « Quoique nous fassions avec nos enfants,
ça sera toujours mal ».
Il s'agissait de cette nouvelle branche, dont on
sentait qu'elle était à l'aube de nouveaux essors, au nom et à l'œuvre de
Freud qui commençaient à tressaillir en France, que j'avais eu la chance
d'entendre en Autriche et en Suisse. Il y avait aussi la difficulté des
contacts journaliers avec les malades. Rappelez-vous cette anecdote de Jung
arrivant, en 1903 ou 1904, au Burhözli, à Zürich, s'enfermant six mois dans l'hôpital
pour lire toutes les revues existantes dans la bibliothèque du professeur
Bleuler. C'était ça la psychiatrie !
Il existait pourtant
deux courants en psychiatrie, l'un organiciste pour lequel la maladie mentale était
d'origine organique, l'autre plus psychologique s'appliquait à saisir la
logique interne de la folie. Je pense au professeur Esquirol, par exemple , qui
milita pour comprendre la logique de la folie, et qui a beaucoup contribué à
une meilleure compréhension du psychisme humain.
– Oui mais ils étaient encore assez peu différenciés.
Tout cela était encore dans les limbes. Il n'y avait guère, en 36, qu'une
psychiatrie classique, plutôt organiciste et où l'école Française s'est
illustrée. La psychanalyse n'avait pas encore beaucoup pénétré en France,
malgré les efforts de Laforgue et d'Allendy. La psychiatrie à l'époque se préoccupait
des maladies organiques du cerveau.
J'avais entendu parler de Freud, j'avais assisté
à certaines de ses conférences… J'étais étudiant et fort démuni, je n'ai
pas pu payer un billet de train pour Vienne. D'Innsbruck à Paris, je me suis
arrêté à Zürich, pour voir monsieur Jung dont je venais de lire La
psychologie de l'inconscient.
A quoi tiennent les destins !
Au sortir de l'adolescence, il faut consolider son équilibre
pour qu'il nous aide à vivre, à comprendre, à aimer. Il s'agit aussi
d'apporter une réponse aux premières interrogations de l'enfance, aux plus
profondes douleurs de l'adolescence, aux plus impératives exigences de la vie
et de la survie. Car, que font les gens d'habitude ? Ils jouent malheureusement
trop souvent à faire l'autruche, à se cacher les choses et les problèmes, et
ils se font du mal autant qu'ils font du mal à la collectivité. On ne peut
sortir des problèmes qui nous assaillent qu'en prenant conscience de ce qui se
passe. Sans cette nécessaire prise de conscience, nul ne peut vivre, ni répondre
aux exigences de la vie, ni agir à partir de sa force et de sa sérénité. Il
y avait certainement de tout cela dans l'idée d'entreprendre des études de
psychiatrie à l'époque.
Mais, pourquoi n'y a-t-il pas plus de vocations de
psychiatres ? Après la deuxième guerre mondiale, les gens se sont fermés à
une terrible réalité qui devenait évidente : le plus grand mal provient de
l'homme lui-même.
En conclusion de L'homme à la découverte de son
âme, Jung dit : « L'homme est un loup pour l'homme ». C'est un
triste privilège de l'homme d'être le seul animal qui dévore les membres de
sa propre espèce.
C'est vraiment une des manifestations majeures de la
folie ambiante, de la petite « folie », mais celle-ci est peut-être plus
dangereuse que la grande folie clinique.
Alors que la vie devrait s'ordonner autour de l'axe de
paix, de bonté, de santé et d'amour.
La psychiatrie a deux origines : la maladie d'autrui
et l'angoisse en soi-même. Jung fit une enquête sur les familles des
psychiatres suisses. Il montra que dans 80% des familles de psychiatres de son
époque, il existait des éclats psychopathologiques. En 1943, j'écrivais : «
Publier un livre en 1943, alors que la seule parole est à l'explosif, est un
acte de foi dans l'homme et un acte de foi que l'homme conduisant l'homme
parviendra à le mener à un usage plus humain de ses forces ». Il fallait une
espèce de feu sacré pour se lancer dans la psychiatrie.
En France le groupe de l'Évolution psychiatrique
a été le porte-drapeau de tous ces élans et de tous ces problèmes !
Personnellement je me suis passionné pour l'aspect le
plus humain de la psychiatrie, les psychothérapies analytiques. Sans dédaigner
pour autant la biologie. Si j'avais vingt cinq ans aujourd'hui, j'étudierai les
neuro-sciences ou la biochimie cérébrale, disciplines qui sont très
prometteuses.
A la fin de la guerre, dans l'asile psychiatrique de
Cuers, près de Toulon, dans le service du docteur Zaborovski, j'ai connu l'hôpital
psychiatrique tel qu'on le rencontre dans le film Amadeus, et qui ressemble à
un asile du Moyen Age. A la fin de la guerre nous n'avions ni personnel ni
moyens thérapeutiques autres qu'un peu de laudanum et d'opium. Nous étions
obligés d'enchaîner les malades pour éviter qu'ils se cassent la tête contre
les murs. Puis est arrivé la révolution des neuroleptiques, et nous n'avons
plus vu de malades criant leurs terreurs et leurs angoisses. Mais cela peut
malheureusement donner lieu à des dérapages et transformer les anciennes
camisoles de force en des camisoles chimiques. Les neuroleptiques doivent être
maniés par des gens très compétents et responsables qui savent les doser en
quantité et en durée. On peut faire beaucoup en utilisant avec doigté, ces
merveilleux médicaments et en instaurant l'essentiel, à savoir la relation thérapeutique.
En psychiatrie la relation est vitale, et c'est ce qui
la distingue d'autres branches de la médecine. Si dans toutes les autres
branches de la médecine, la relation est importante, en psychiatrie celle-ci
est capitale, pour le motif suivant : des quarante milliards de neurones du
cerveau résultent trois murmures, l'un régit le cœur, la respiration, et
auto-régule tous les grands systèmes vitaux. On ne le perçoit que lors d'une
poussée de fièvre. Un second murmure, aussi merveilleux que le premier, est à
l'origine de la conscience humaine et de l'esprit logique, rationnel, mathématique,
de l'esprit conscient, merveille des merveilles. Un troisième murmure, enfin, résulte
de tout ce qui se passe en dessous du seuil de la conscience, en dessous de la
ligne de flottaison. C'est le murmure inconscient de l'être, et dont le
conscient, en général, ne veut pas entendre parler, parce celui-ci est possédé
par la mégalomanie conscientielle d'être seul maître à bord. Si cette
position fut nécessaire pour l'édification de la conscience humaine, nous sommes
à un moment de l'évolution de l'humanité où le rationnel doit se dépasser
en acceptant l'irrationnel dont il est issu.
De ces trois murmures, résultent les trois grands
domaines de la psychiatrie. Le premier règle les auto-régulations, ce sera le
domaine de la psychiatrie d'origine organique. Le deuxième, celui de la vie
conscientielle, sera le lieu de la psychologie et de la psychiatrie dans ses
applications à l'être conscient. Le troisième engendrera le secteur qui exige
le plus impérativement la relation, pour que naisse de la confrontation avec un
tiers catalyseur neutre, un psychanalyste, le dialogue entre le deuxième
murmure, la conscience, et le troisième, le murmure inconscient. Il ne faut négliger
aucun de ces trois plans. Face à chaque malade, il faut savoir, sentir et
intuitivement pressentir sur quel plan on va devoir faire porter son effort.
Jung est un des grands psychologues de l'inconscient, mais il est aussi un des
grands psychologues du conscient et de la conscience. Sa typologie est capitale.
Entre un être extraverti et un être introverti, c'est le jour et la nuit. Il
faut tenir compte de tout cela dans l'analyse et le traitement le plus banal.
Auriez-vous une anecdote clinique qui illustrerait
ce travail de lien qui s'accomplit entre le conscient et l'inconscient ?
– En maintenant ce lien on maintient l'unité, la cohérence de la personne et de la personnalité...
L'anecdote qui me vient à l'esprit, est celle d'un
homme qui débarqua chez moi il y a quinze ans. Poly-opéré il devait être opéré
une nouvelle fois le lendemain, de la vésicule biliaire Il ne pouvait
rien avaler. Il était porteur de quinze voix délirantes, rescapé des camps,
des parents brûlés, sa vie n'avait été qu'une suite d'atrocités, ... Il
s'est amélioré rapidement et il n'a plus jamais été opéré, il mange désormais
de tout.
Que s'est-il passé ? Pendant deux ans, chaque fois
que je le recevais, nous avons déliré ensemble. Les voix, petit à petit ont rétrogadé,
quinze, quatorze, treize, neuf, huit, cinq, quatre, trois, deux. L'une d'elles
est restée très, très longtemps. Au bout de deux ans, deux ans et demi, cette
voix dit un jour à son porteur : « Eh bien, dis à ton docteur que maintenant
vous n'avez plus besoin de moi ! Vous pouvez parler sans moi ». Nous étions
sortis du domaine de la psychose délirante et nous étions rentrés dans celui
de la psycho-névrose. Cela montre bien combien le fait psychiatrique est au cœur
de toute la trame psycho-sociologique. Le délire avait sauvé la vie de ce garçon.
Il était entré en délire comme un autre, sous un choc physique, serait tombé
en syncope. Cela lui avait ainsi permis de vivre un environnement insupportable,
au sens le plus littéral.
Vous dites : « On a déliré ensemble ! »
Voulez-vous dire que vous êtes entré en communication avec cette voix, vous
l'avez prise comme un interlocuteur digne d'intérêt ?
Exactement, j'ai écouté ces voix, ce qu'elles nous disaient, sachant que c'était une partie de lui-même qui s'exprimait ainsi.
J'ai plongé avec lui, avec son être conscient encore très minime et très faible, dans ces couches délirantes. Je ne les ai pas condamnées et nous les
avons accueillies. Petit à petit elles se sont estompées, pour donner de plus en plus de forces au moi qui n'existait guère à l'époque. J'ai assisté
vraiment, non pas à la recréation, mais à la création d'un être conscient. Et tout s'est mis en place petit à petit, avec quarante ans de retard, alors
que ça n'avait pas pu se faire dans l'enfance, tant la disgrâce de l'environnement était monstrueuse.
Existe-t-il des relations avec une autre dimension du temps ? Comment faire appel à la notion de synchronicité que Jung a développée
?
– La synchronicité n'entre pas dans le cadre de la psychiatrie, c'est un phénomène important mais normal. Ce n'est pas une
pathologie. Pour faire comprendre en deux mots ce dont il s'agit, voici une image. Pour Jung, et pour moi, nous vivons dans un monde merveilleux de sens
imbriqués : le cosmos, les étoiles, la terre, la nature. Tout cela est une merveilleuse organisation. L'organisation, le sens ne sont pas seulement dans ma
conscience, ou dans la vôtre mais partout, parfois dans des dimensions qui nous dépassent complètement. La synchronicité est une rencontre inattendue mais
significative de deux phénomènes physiques d'une part, psychologiques d'autre part. La coïncidence entre ces plans crée un phénomène de sens. Cela se
produit assez rarement mais assez pour que cela soit significatif et digne d'intérêt. Cela relève de la psychologie en ce qu'il s'agit des relations que la psyché
entretient avec les monde physique et biologique. Il y a lieu de se demander si la synchronicité, avec ses rencontres signifiantes, n'est pas pour une part à
l'origine du monde qui s'en est ainsi trouvé créé, par sommations successives de faits signifiants et s'organisant de plus en plus !
Roland Cahen, entretien avec
Hommes et Faits, directeur de la publication : Illel Kieser Ibn 'l Baz, juin 1991.