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Danse et conscience politique
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Lierre et Coudrier éditeur
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Plan
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Déposé sur le flanc, dans la pénombre, mon corps prend contact avec le tapis, lisse ; je transpire déjà légèrement et je sens la surface de mon dos avec acuité, la chaleur y irradie, parcourue par des frissons d'attente concentrée. Une chaleur dentelée, qui diffuse par plaques une poudre piquante qu'on pourrait presque recueillir au creux des omoplates, devenues sabliers vivants.
Le jour se lève doucement et la plainte de la flûte s'élève, donne au mur devant moi, tendu de toile ajourée, la texture des fonds d'océan ou des cavernes rocheuses aux parois
louvoyantes, dont je contourne les pleins et les déliés malgré l'immobilité. A l'écoute d'un froissement de feuilles l'odeur de pierre humide m'assaille.
Je tourne la tête lentement, le nez au ras du sol, au ras de cette terre dans laquelle je vais me renverser. Je guette le moindre frémissement des corps qui m'entourent ; nous appartenons à la même matière, éléments distincts, vivants d'un rythme commun que nous devons accepter, respecter... je lâche ma tête, joue posée à plat sur le plancher ; fraîcheur ; je la reprends et la relâche encore, et encore... la flûte s'est tue ; en une fraction de seconde, je réalise que j'ai plongé, avec une joie rauque et sauvage mêlée d'une douleur
aiguë - semblable à quelque nostalgie dont je n'appréhende que le biseau
affûté - suspension et tension extrême, plaquée de tout mon long.
Puis les mains, repliées sous le bassin, remontent d'elles-mêmes par une série de contractions du corps entier qui les font glisser, tracer un sillon à double face dans le sable aussi bien que sur la peau ; l'ondulation les fait jaillir comme arrachées à la
tiédeur du ventre, ouvertes - offrande ou supplication ? - tandis que les lèvres des deux sillons se sont refermées, soudées l'une contre l'autre. Le buste et la tête sont soudain redressés, contemplent au loin.
Je sais qu'une nouvelle fois je vais me laisser guider jusqu'à l'extrême limite de ma résistance physique par les mouvements qui vont suivre, par les chutes et les sursauts, les tournoiements, les brisures, les glissements, les relâchements ; je les épouse comme des vêtements tant portés et dans lesquels on aime à se lover, totalement écrits et totalement réinventés à chaque fois parce que les métamorphoses de la matière qui
taraude le sol pour sortir et monter vers le ciel ne se commandent pas !
Devant et derrière moi, les têtes se courbent vers la paume des mains, et je m'inscris dans le pointillé de cette courbe, dans l'abandon de ces fronts et le souffle de ces poitrines qui s'effacent, exactement dans le même instant, chaque nuque avec son inclinaison propre, reconnaissance et gratitude.
C'est un baume, au regard de l'aridité que je découvre ensuite dans ce paysage déroulé, cette piste qui serpente au milieu des roches blanches. L'air se condense et le soleil, aux tonalités bizarrement froides, m'attire cependant que mes yeux ne doivent pas le regarder : juste la caresse de sa poussière tremblante sur le visage, cherchée à tâtons comme dans l'obscurité.
Un trouble au goût de cendres gagne la bouche et le palais... un tressaillement seulement, et l'inquiétude qui sourde malgré les vibrations qui me traversent : je pressens, souvenir très en arrière plan, les essoufflements possibles, les équilibres qui
vacillent, les instants où l'on croit qu'on ne pourra pas aller plus avant tant le brouillard brûlant de la sueur gagne le regard au dedans... quelquefois j'ai cru m'évanouir tant le
cœur battait à tire-larigot ! Et puis, le « second souffle » finit par gagner sur les muscles... Il laisse place à la fragilité ténue mais combien immense de ces plages de temps où le corps semble se dissoudre pour n'en être que plus présent, entièrement disponible à ce qui l'habite. Je rassemble mon énergie au plus profond, au plus central, pour affronter la bataille.
Mais déjà il n'est plus question de volonté ni de force, les filins se sont tendus à travers l'espace et m'appellent, je ne suis plus que le pinceau. J'ai le sentiment enthousiasmant d'être dans la perception de l'ensemble du tableau, présente dans chaque fibre du corps et dans ses volutes, et à l'écoute des autres, et au milieu du public auquel je parle, et dans l'histoire qui prend forme, et parfois aussi dans les mots ou les phrases qui viennent tourbillonner dans ma tête telles des musiques, que je ne sais pas composer et que j'oublierai peut-être, d'ailleurs...
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Adepte de ces espaces où l'on capte les rebonds aquatiques dans lesquels on se faufile, où l'on se terre dans quelque recoin pour resurgir comme une masse argileuse qui se déploie en rampant...
Adepte des espaces dans lesquels les lumières se profilent au travers des persiennes en rayons obliques... Marches en apesanteur, ou traversées des pieds surchauffés, frappant et trépignant, corridors plus ou moins exigus, figures aux accents plus ou moins tourmentés... Suivre les élans tout juste perceptibles des respirations alentour...
Je le confie, je suis une adepte de ces temps que l'on parcourt dans une violence de chutes et d'envols, de rencontres, de corps frôlés, portés puis abandonnés, choqués et embrassés, où l'on découvre le mouvement de l'immobilité qui s'étire d'un coup et la tendresse de l'air.
Je suis une adepte de la danse.
Cela depuis toute petite. Peut-être que l'origine en est dans mes passages sous le grillage du jardin à Douala... pour aller rejoindre la rue, derrière, avec ses jeux et ses danses d'enfants. Je me glissais sur le dos, et garde en mémoire les fleurs jaunes tout au-dessus dans le ciel, gardiennes et complices de mes escapades dans cet autre lieu vers lequel j'étais littéralement aspirée. J'avais à peine trois ans. Premières danses, premières rencontres avec l'expression africaine aussi...
Quelques phrases resteront pour moi une référence tout au long de cette étude, tant elles témoignent de ce vers quoi je souhaite m'orienter et me rappellent combien il est vital de tout mettre en
œuvre pour tenter de se dégager des dogmes, des préjugés, et de l'écueil de jugements trop
hâtifs ou sans appel, que ce soit dans les attitudes individuelles ou collectives :
« (...) Enchaînés aux espaces étroits de la matière et de la ville gigantesque, il nous reste des terres immenses à conquérir, des planètes, des univers entiers à conquérir, ce sont les eldorados de l'âme, terres à jamais vierges pour cette tranche d'humanité. Champs d'énergie qui attendent les sangs futurs.
Cette danse que je pratique, c'est l'hymne à Orixa, le dieu africain qui écarte les bornes du temps et de l'espace, c'est la fête de la Liberté. C'est le Candoumblé de la conscience, la bamboula de l'âme. Cette danse, je l'appellerai : Houria danse !
Associer dans une même rhétorique des choses aussi variées que le politique, la danse, la transe, des réflexions sur l'esclavage est suspect ! Cette suspicion dont je suis l'objet dans les milieux branchés s'appuie sur cette diversité qui n'a, en Occident, pas d'autres synonymes que dispersion et dilettantisme.
(...) » 1
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... Une phrase de D. Iuga, syndicaliste de la télévision roumaine rencontré à Bucarest il y a quelques semaines, me trotte dans la tête :
« En ce moment, la question ne se pose pas de faire de l'art pour l'art. Il nous faut faire de l'art
engagé. »
... La déclaration d'Avignon... mobilisation par rapport au génocide qui se déroule en Bosnie et aux actes à poser par l'Europe. Envie de soutenir le mouvement, à mon niveau, même si je sais à quel point de toute façon je participe de cette lâcheté de tout l'Occident face à ce qui se passe en Bosnie et ailleurs dans le monde. Notre conscience va-t-elle se réveiller au-delà des élans
« humanitaires » qui nous maintiennent dans notre "bonne conscience", justement, et dans notre confort ?
... J'ai trouvé dans un studio le premier numéro d'une feuille trimestrielle (et son additif), nommée l'Art-Trose, dont les objectifs annoncés sont
d'« Ouvrir le dialogue. Prendre la parole. Exprimer nos préoccupations, confronter nos opinions.(...) La pratique de l'expression orale et écrite peut apporter un plus non négligeable à l'affirmation et la reconnaissance des danseurs. Il y a nécessité de témoigner (souligné par la rédaction du journal) de notre quotidien. Avec son potentiel humain complexe et vaste, la danse doit redécouvrir son rôle et l'affirmer dans ce monde en
miettes ». Plus loin, un danseur témoigne de son blues d'intermittent du spectacle entre deux saisons et conclut :
« je suis sorti ces temps-ci et la danse, je l'ai compris, ne doit jamais être fermée au monde, restrictive. N'oublions pas le début : la transe, le rituel sacré ou religieux, la fête et le
partage ».
... Tiens tiens ! Y-aurait-il quelque synchronicité dans l'air ?2
... Dans la première nuit de mon séjour à Bucarest, je fus réveillée en sursaut par un rêve sur lequel je ne pouvais pas me tromper :
« Dans une chambre un peu vide, je suis debout, le regard tourné vers le sol, je réfléchis et cette pensée vient me percuter, du dedans, prononcée par une voix que je ne me connais pas...
"Mais c'est incroyable tout ce qui se passe dans le monde, et quand est-ce que nous allons réagir
?". Puis je perçois que nous sommes, nous, étudiants pourtant inscrits dans une démarche anthropologique, mous et
indifférents. »
C'était précis, une sorte d'injonction au réveil, qui m'a fait trembler durant l'heure qui a suivi. Quelque chose venait de basculer, un sursaut de la conscience, avec la honte que j'avais vue pointer en moi la veille au soir, le sentiment qu'il était révoltant de continuer pour nous, à l'Ouest et au Nord, de vivre dans l'ignorance — bien qu'informés ! Ignorance, c'est-à-dire à peine conscients de nos luxes et privilèges. Honte de ma propre ignorance.
Bucarest est une ville fière mais ô combien douloureuse, émouvante de générosité, même si l'on y étouffe d'un drôle de couvercle de pesanteurs, de silences et d'immeubles bétonnés, hérissés de ferrailles abandonnées. J'y suis arrivée un soir d'avril 95
« grisailleux », tenant par la main une petite fille de neuf ans dont l'estomac venait de se retourner lors de la descente trouée d'air de l'avion qui nous amenait pour plus d'un mois dans ce pays... Nous avions à peine fait connaissance mais déjà nous nous sentions complices dans les regards avides et curieux que nous posions sur ces rues nouvelles, toutes au choc qui s'imprimait malgré ce à quoi nous nous étions préparées. Je n'oublierai jamais les sensations de lente progression de lave refroidie qui s'insinuaient en moi au fur et à mesure de notre cheminement dans la poussière, la boue et les chaos des faubourgs barricadés de cette capitale dont chaque pouce de terrain respire les blessures récentes ou plus anciennes.
Lorsque je suis entrée dans les maisons et les appartements qui transpirent l'humidité du sous-sol et des robinets fuyants, les odeurs des tapis, fortes, légèrement renfermées ou gardant l'imprégnation de la friture, se sont imposées. Vétusté dans les cours, vétusté dans les cages d'escaliers, vétusté des habitations, chaleur de l'accueil dans lequel on perçoit en filigrane une réserve, sans la cerner pourtant. Timidité de part et d'autre ?
J'arrivais avec les chorégraphies « en kit » d'une comédie musicale pour enfants, que je devais, dans un premier temps, apprendre aux élèves du lycée chorégraphique de Bucarest. Le tournage d'une vidéo était prévu dans un deuxième temps, dans les studios de la télévision roumaine. L'ensemble de ce projet était parsemé de difficultés multiples, depuis les négociations jusqu'à la possible réalisation... et les conflits, aussi bien sur place qu'en France. Je ne savais pas encore la tournure que prendraient les événements futurs, mais une chose était sûre, c'était plus que
« short » au niveau du temps, et j'allais devoir adapter l'ensemble aux adolescents, essentiellement férus et pétris de danse classique.
Les chorégraphies avaient été écrites dans un climat particulier et avaient pris pour moi une tournure de point final ou de synthèse d'une époque de ma danse quant à sa forme extérieure, tout en en inaugurant une nouvelle quant aux processus qui s'y étaient déroulés intérieurement et à l'utilisation de l'image. J'y reviendrai dans un chapitre ultérieur, concernant l'image à l'œuvre en chorégraphie.
Dès les premiers jours, j'étais confrontée à la frustration amère d'avoir à faire travailler les danseurs selon un modèle qui ne me convenait absolument pas. Je m'y étais pourtant attendue dans la mesure où c'était la première fois que j'étais amenée à
chorégraphier de cette manière... Impossible d'intégrer des ateliers ni de s'attarder sur les qualités de chaque chorégraphie, étant donné le nombre et les problèmes rencontrés par rapport à la mémoire ou à la complexité des mises en espace.
Déjà, je me promettais de ne plus céder à la tentation de ce type de projet, même dans la perspective d'une rencontre aussi précieuse que celle-ci, d'un voyage, et du défi que cela comportait. Je savais que je n'avais pas pris la responsabilité d'une part d'exigences que j'aurais dû avoir pour défendre la qualité d'un certain point de vue et des relations qui en découlent, pour défendre la qualité de mon travail et celui de certaines personnes que j'estimais et qui m'avaient fait confiance (en disant cela, il ne s'agit pas évidemment d'exigences ou de conditions matérielles vu la situation de la ville ; je ne suis une habituée ni des studios dorés ni des plannings qui roulent sans anicroches!).
Je constatais en même temps les effets ravageurs d'une formation presque exclusivement classique. Pour la plupart, la personnalité des danseurs ne pouvait pas s'exprimer en dehors de la pirouette multipliée par le plus de tours possibles ou l'arabesque/attitude longuement corrigée devant les miroirs. J'avais la furieuse envie de leur transmettre tout autre chose que ma panoplie de chorégraphies déjà écrites et d'entamer avec eux une recherche sur les mêmes thèmes mais en prenant le temps d'un vrai travail de fond. Ce qui s'était révélé évident dans une composition quasi solitaire devenait souvent caduque devant la réalité humaine et j'étais consciente de la richesse dont nous nous privions. Je rongeais mon frein, m'astreignant à clarifier au mieux, modifiant mes angles d'attaque, apprenant un maximum de vocabulaire en roumain pour me faire comprendre et me liant d'amitié avec tous ces jeunes, coopératifs, dont certains se transformaient en interprètes à plusieurs niveaux, soucieux de parler français ainsi que de danser ! Là aussi j'ai découvert leurs conditions de travail quotidiennes : les salles froides, aux murs décrépis et aux planchers raboteux et poussiéreux... Il faut avoir
« la
moelle » certains jours pour danser au lycée chorégraphique !
Dans mes heures libres et suivant les jours, j'ai visité différents secteurs de la ville, vu les inégalités, croisé nombre d'enfants et d'adultes mendiant et sans toit, commencé à déceler l'humour auquel on n'est pas sensible immédiatement... Dans les rues notamment, apostrophes ou
Klaxons entre automobiliste, conducteurs de tramway et piétons qui se faufilent sur les chaussées. Les Roumains sont chaleureux, les discussions sont faciles à engager, plus laborieuses à poursuivre, mais grâce à un mélange de langues, cela devient accessible et je ne m'en suis pas privée.
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Dans mon journal de bord j'ai noté : « Quelque chose aussi : prise de conscience de ce qui est beaucoup plus important dans ce que nous avons à faire pour l'avenir ; ne pas se fixer sur nos ambitions personnelles si elles ne s'intègrent pas dans un projet plus global qui concerne la collectivité... Il y a du travail
! ». Référence à l'impression très nette que les luttes intestines de pouvoir entre les participants étaient éventuellement dans un ordre des choses, mais, qu'au-delà, le projet lui-même ne servait dans son ensemble que les ambitions des uns et des autres, malgré le partenariat et la coproduction affichés. Ce n'était pas franchement une découverte : l'art est souvent édifiant vu des coulisses !
Puis je suis revenue une semaine à Paris - je passe sur la vision des magasins avenue de l'Opéra, terminus du bus qui fait la liaison avec Roissy aéroport, et sur le sentiment qu'on a alors d'une indécence flagrante de notre attitude -. Une semaine bizarre et déphasée, plus là-bas ni tout à fait ici, douloureuse parce que vécue à résoudre un conflit intérieur né des conflits de l'équipe des adultes de ce projet et des contradictions inhérentes à la lâcheté de mon positionnement... et durant laquelle j'ai eu entre les mains un article de Libération datant du 30 mars, relatant la grève de la faim de D. Iuga. Il dénonçait les manœuvres du pouvoir cherchant à éloigner l'éditeur et philosophe Gabriel Liiceanu des élections au nouveau conseil d'administration de la télévision. Nous étions fin avril et je n'ai trouvé aucun autre renseignement sur la suite des événements. Durant mon séjour à Bucarest, aucune information n'avait filtré dans les journaux télévisés que je regardais tous les soirs. L'injonction du rêve, le besoin de ne pas me tenir repliée sur la petite sphère du tournage et la nécessité de mettre à profit ce second séjour pour élargir mes observations, se sont cristallisés dans l'idée qui a germé instantanément : puisque je repartais et que j'allais passer deux semaines à la télévision roumaine, il fallait au moins que je sache et que j'ose rencontrer, peut-être, cet homme.
De retour à Bucarest avec l'article et un questionnaire en vue d'un entretien incertain...
À peine avais-je dépassé la porte du hall d'entrée de la télévision que j'apercevais les urnes et les listes électorales... pour le conseil d'administration ! Il n'y avait pour moi plus de hasard dans ce genre de coïncidences. Ni une ni deux, je m'avançai vers le premier venu pour demander des nouvelles des listes et de D. Iuga. Mon interlocuteur parut légèrement surpris que je sois au courant de la situation et me proposa de le rencontrer... Cinq minutes plus tard, j'étais dans le bureau du syndicat, intimidée tout à coup, car cela s'était déroulé tellement vite. D. Iuga, en plein travail, affaibli par 36 jours de grève de la faim puis
par l'organisation des élections - il avait été soutenu et avait eut gain de cause -, a pris le temps de me fixer un rendez-vous pour la semaine suivante. N'étant ni journaliste, ni connue, je lui ai transmis un dossier de la Faculté Libre d'Anthropologie de Paris, précisant que j'y étais chercheure.
Nous devions bénéficier pour cet entretien d'un interprète, qui au dernier moment s'est avéré absent. D. Iuga m'a donc proposé de lire les questions que j'avais pu faire traduire en roumain, et d'y répondre au fur et à mesure ; j'ai enregistré pendant quarante minutes la voix et les mots de ce militant de longue date (il a également été emprisonné durant plusieurs années sous le régime de Ceaucescu), dont la liste avait finalement était largement représentée aux élections, et qui savait que l'épreuve de force ne faisait que commencer.3
Concentré, il a longuement développé ses points de vue quant à la presse en Roumanie,
à la liberté de la presse en général, aux changements promis qui sont restés lettre morte depuis cinq ans. Je ne comprenais que les grandes orientations dans ce flot de paroles étrangères, alors je me suis attachée à une
« écoute coudée » de tous mes sens, du moins autant que je le pouvais : la musique des mots, la présence, les odeurs de la pièce et la fumée des cigarettes...
Un espace flottait autour de lui, assez sombre, dans lequel je décelais la tristesse et la foi qui l'habitent, une sorte d'affaissement dû à l'épuisement, mais sa force intérieure et sa ténacité aussi. Je me mis en contact avec les effluves qui en émanaient, avec l'épaisseur de sa révolte assourdie par les commentaires et la mise en forme de la pensée, avec sa requête pressante d'être entendu, chez lui bien sûr, et hors des frontières roumaines...
Nous étions tous les deux penchés en avant, coudes appuyés sur les genoux, la tête dans les mains, et par instants j'étais si troublée par l'intensité de ses propos que j'avais des frissons dans la nuque, comme s'il me transmettait directement quelques parcelles de son expérience et de sa sensibilité de combattant, presque un cadeau de corps à corps. A la fin, j'étais extrêmement émue et emplie par l'idée qu'il fallait à tout prix faire entendre de tels témoignages. Si par hasard j'arrivais à faire publier quelque chose, D. Iuga était intéressé par un fax de l'article...
Je ne puis l'affirmer, mais il me semble que cet entretien a eu un effet immédiat. En effet, dans les jours qui ont suivi, les cameramen et techniciens du plateau étaient tous au courant. Plusieurs d'entre eux étaient des militants, anciens révolutionnaires qui avaient soutenu la grève et nous avons pu entamer de nombreuses discussions autour de journaux roumains de diverses tendances. Ils me traduisirent également les informations qui m'échappaient, ne manquèrent pas de m'amener tout article concernant les élections présidentielles françaises (!). Cela devenait souvent une série de comparaisons entre l'Ouest et l'Est, nous obligeant à sortir des vagues appréciations que nous projetions les uns et les autres sur nos pays respectifs. Je garde une profonde reconnaissance pour cette ouverture qui s'est faite au fil, des jours dans ce que j'espère un respect mutuel. Cet aspect du tournage, ainsi que de longs échanges avec les costumières et la famille qui me logeait, a eu largement autant d'importance que le reste...
Quelques jours plus tard, j'eus l'occasion de m'entretenir avec R. Grégorian, directrice d'une Association de Soutien à l'Intégration Sociale (ASIS), qui parle un français impeccable comme beaucoup de gens là-bas !4
Cette jeune association roumaine, travaille actuellement sur un premier programme destiné aux adolescents et adultes qui vivent dans les rues de la ville. Encore une femme déterminée, travaillant dans des conditions d'une extrême précarité, avec des financements minimes.
Pas de place pour les attendrissements sur soi, mais une efficacité de terrain et une réflexion sans concessions. Je me suis dit que j'avais là un modèle à prendre : de cette travailleuse sociale aux yeux perçants qui ne mâchait pas ses mots mais gardait un léger sourire, à décrypter dans les traits d'un visage tourmenté. Sa vie est loin d'être une sinécure et durant l'espace de quelques secondes, je me suis sentie petite, vraiment petite, me demandant si elle pouvait me prendre au sérieux... C'était une inquiétude malsaine, car justement ces gens, en lutte permanente pour leur survie, veulent qu'on entende et qu'on témoigne... de l'inutilité des aides humanitaires internationales telles qu'elles sont généralement pratiquées, de la gigantesque tâche à laquelle ils s'attellent avec de si maigres moyens, de l'urgence dans laquelle ils se démènent, des corruptions de tous ordres et des peurs que leur inspirent encore les acteurs de leur politique intérieure. Ils n'osent pas le dire en face, mais peut-être bien qu'ils attendent que nous nous bougions !
L'entretien avec D. Iuga a été traduit à Paris par un journaliste roumain travaillant pour Le Courrier International, Radu Portocala.
De cette opportunité d'aller travailler à Bucarest, du croisement entre ces témoignages et les doutes qui m'assaillaient par rapport à la danse, sont nées ma détermination à opter pour un positionnement différent dans les projets auxquels je participe et la confirmation d'avoir à affirmer des orientations personnelles.
La prise d'élan qui en a découlé et la vision plus claire de la portée de l'anthropologie ont centré les axes de ce mémoire. A savoir, l'utilisation de l'image dans la danse et sa pertinence, l'intérêt de favoriser au maximum les interactions et l'établissement de liens, de ponts avec d'autres disciplines artistiques, scientifiques, philosophiques ou autres, mais aussi la mise en question d'une partie de notre culture et de la façon dont elle s'arroge la vérité.
Par ailleurs, comme de nombreux chorégraphes et/ou danseurs, une de mes préoccupations actuelle est de mener une réflexion, disons politique et sociale, ainsi que de trouver le chemin d'un engagement par rapport :
- aux débats et aux soubresauts divers qui agitent et traversent nos sociétés : actualité mondiale, valeurs morales et "spirituelles", faits de société...
- aux changements auxquels nous allons être nécessairement confrontés dans les années qui viennent,
- aux problèmes qui se posent à nous en tant qu'éducateurs, appelés à transmettre et à guider, à interpeller aussi.
Ce sont des préoccupations également communes à d'autres chercheurs, artistes et professionnels dans de multiples domaines, qu'ils viennent des sciences, des sciences humaines, de la santé ou du travail social et de l'enseignement ; c'est pourquoi ce travail me semble devoir s'élaborer avec les outils de l'anthropologie. Je dois dire toute la richesse que cela m'apporte et, partant de là, arriver à faire des synthèses sans tomber dans des raccourcis trop grossiers... sans dénaturer non plus la valeur des
enseignements !
Hélène Massé Paris le 15/12/97
Parution originale : Hommes & Faits — Paris 1998
1 – Il' L Baz, Les tambours de la liberté, Hurt of Africa, Lierre & Coudrier éd., Paris 1994.
2 – "Ce concept fut utilisé par C. G. Jung afin de désigner une coïncidence porteuse de sens ou encore une correspondance sans lien de cause entre deux ou plusieurs événements. Il peut s'agir de la coïncidence entre un événement physique et un autre psychique non reliés entre eux par une relation causale, ou encore d'événements se manifestant sous forme similaire en des endroits différents." M. L. Von Franz, Rêves d'hier et d'aujourd'hui, Albin Michel, 1992, p. 197.
Voir également cette notion dans Il'L Baz, Notion de synchronicité, FaLAP, Paris, 1994.
H. Reeves, M. Cazenave, P. Solié, K. Pribram, H.-F. Etter, M.-L. Von Franz, La synchronicité, l'âme et la science, Albin Michel, 1995.
3
– Annexe 1 — Entretien avec D. Iuga, Bucarest le 3 Mai 1995, publication Lierre et Coudrier éditeur.
4
– Annexe 2 — Entretien avec R. Grégorian, Bucarest le 5 mai 1995, publication Lierre et Coudrier éditeur. |
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