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Danse�et conscience politique
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Lierre et Coudrier �diteur
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Plan
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D�pos� sur le flanc, dans la p�nombre, mon corps prend contact avec le tapis, lisse ; je transpire d�j� l�g�rement et je sens la surface de mon dos avec acuit�, la chaleur y irradie, parcourue par des frissons d'attente concentr�e. Une chaleur dentel�e, qui diffuse par plaques une poudre piquante qu'on pourrait presque recueillir au creux des omoplates, devenues sabliers vivants.
Le jour se l�ve doucement et la plainte de la fl�te s'�l�ve, donne au mur devant moi, tendu de toile ajour�e, la texture des fonds d'oc�an ou des cavernes rocheuses aux parois
louvoyantes, dont je contourne les pleins et les d�li�s malgr� l'immobilit�. A l'�coute d'un froissement de feuilles l'odeur de pierre humide m'assaille.
Je tourne la t�te lentement, le nez au ras du sol, au ras de cette terre dans laquelle je vais me renverser. Je guette le moindre fr�missement des corps qui m'entourent ; nous appartenons � la m�me mati�re, �l�ments distincts, vivants d'un rythme commun que nous devons accepter, respecter... je l�che ma t�te, joue pos�e � plat sur le plancher ; fra�cheur ; je la reprends et la rel�che encore, et encore... la fl�te s'est tue ; en une fraction de seconde, je r�alise que j'ai plong�, avec une joie rauque et sauvage m�l�e d'une douleur
aigu� - semblable � quelque nostalgie dont je n'appr�hende que le biseau
aff�t� - suspension et tension extr�me, plaqu�e de tout mon long.
Puis les mains, repli�es sous le bassin, remontent d'elles-m�mes par une s�rie de contractions du corps entier qui les font glisser, tracer un sillon � double face dans le sable aussi bien que sur la peau ; l'ondulation les fait jaillir comme arrach�es � la
ti�deur du ventre, ouvertes - offrande ou supplication ? - tandis que les l�vres des deux sillons se sont referm�es, soud�es l'une contre l'autre. Le buste et la t�te sont soudain redress�s, contemplent au loin.
Je sais qu'une nouvelle fois je vais me laisser guider jusqu'� l'extr�me limite de ma r�sistance physique par les mouvements qui vont suivre, par les chutes et les sursauts, les tournoiements, les brisures, les glissements, les rel�chements ; je les �pouse comme des v�tements tant port�s et dans lesquels on aime � se lover, totalement �crits et totalement r�invent�s � chaque fois parce que les m�tamorphoses de la mati�re qui
taraude le sol pour sortir et monter vers le ciel ne se commandent pas !
Devant et derri�re moi, les t�tes se courbent vers la paume des mains, et je m'inscris dans le pointill� de cette courbe, dans l'abandon de ces fronts et le souffle de ces poitrines qui s'effacent, exactement dans le m�me instant, chaque nuque avec son inclinaison propre, reconnaissance et gratitude.
C'est un baume, au regard de l'aridit� que je d�couvre ensuite dans ce paysage d�roul�, cette piste qui serpente au milieu des roches blanches. L'air se condense et le soleil, aux tonalit�s bizarrement froides, m'attire cependant que mes yeux ne doivent pas le regarder : juste la caresse de sa poussi�re tremblante sur le visage, cherch�e � t�tons comme dans l'obscurit�.
Un trouble au go�t de cendres gagne la bouche et le palais... un tressaillement seulement, et l'inqui�tude qui sourde malgr� les vibrations qui me traversent : je pressens, souvenir tr�s en arri�re plan, les essoufflements possibles, les �quilibres qui
vacillent, les instants o� l'on croit qu'on ne pourra pas aller plus avant tant le brouillard br�lant de la sueur gagne le regard au dedans... quelquefois j'ai cru m'�vanouir tant le
c�ur battait � tire-larigot ! Et puis, le � second souffle � finit par gagner sur les muscles... Il laisse place � la fragilit� t�nue mais combien immense de ces plages de temps o� le corps semble se dissoudre pour n'en �tre que plus pr�sent, enti�rement disponible � ce qui l'habite. Je rassemble mon �nergie au plus profond, au plus central, pour affronter la bataille.
Mais d�j� il n'est plus question de volont� ni de force, les filins se sont tendus � travers l'espace et m'appellent, je ne suis plus que le pinceau. J'ai le sentiment enthousiasmant d'�tre dans la perception de l'ensemble du tableau, pr�sente dans chaque fibre du corps et dans ses volutes, et � l'�coute des autres, et au milieu du public auquel je parle, et dans l'histoire qui prend forme, et parfois aussi dans les mots ou les phrases qui viennent tourbillonner dans ma t�te telles des musiques, que je ne sais pas composer et que j'oublierai peut-�tre, d'ailleurs...
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Adepte de ces espaces o� l'on capte les rebonds aquatiques dans lesquels on se faufile, o� l'on se terre dans quelque recoin pour resurgir comme une masse argileuse qui se d�ploie en rampant...
Adepte des espaces dans lesquels les lumi�res se profilent au travers des persiennes en rayons obliques... Marches en apesanteur, ou travers�es des pieds surchauff�s, frappant et tr�pignant, corridors plus ou moins exigus, figures aux accents plus ou moins tourment�s... Suivre les �lans tout juste perceptibles des respirations alentour...
Je le confie, je suis une adepte de ces temps que l'on parcourt dans une violence de chutes et d'envols, de rencontres, de corps fr�l�s, port�s puis abandonn�s, choqu�s et embrass�s, o� l'on d�couvre le mouvement de l'immobilit� qui s'�tire d'un coup et la tendresse de l'air.
Je suis une adepte de la danse.
Cela depuis toute petite. Peut-�tre que l'origine en est dans mes passages sous le grillage du jardin � Douala... pour aller rejoindre la rue, derri�re, avec ses jeux et ses danses d'enfants. Je me glissais sur le dos, et garde en m�moire les fleurs jaunes tout au-dessus dans le ciel, gardiennes et complices de mes escapades dans cet autre lieu vers lequel j'�tais litt�ralement aspir�e. J'avais � peine trois ans. Premi�res danses, premi�res rencontres avec l'expression africaine aussi...
Quelques phrases resteront pour moi une r�f�rence tout au long de cette �tude, tant elles t�moignent de ce vers quoi je souhaite m'orienter et me rappellent combien il est vital de tout mettre en
�uvre pour tenter de se d�gager des dogmes, des pr�jug�s, et de l'�cueil de jugements trop
h�tifs ou sans appel, que ce soit dans les attitudes individuelles ou collectives :
� (...) Encha�n�s aux espaces �troits de la mati�re et de la ville gigantesque, il nous reste des terres immenses � conqu�rir, des plan�tes, des univers entiers � conqu�rir, ce sont les eldorados de l'�me, terres � jamais vierges pour cette tranche d'humanit�. Champs d'�nergie qui attendent les sangs futurs.
Cette danse que je pratique, c'est l'hymne � Orixa, le dieu africain qui �carte les bornes du temps et de l'espace, c'est la f�te de la Libert�. C'est le Candoumbl� de la conscience, la bamboula de l'�me. Cette danse, je l'appellerai : Houria danse !
Associer dans une m�me rh�torique des choses aussi vari�es que le politique, la danse, la transe, des r�flexions sur l'esclavage est suspect ! Cette suspicion dont je suis l'objet dans les milieux branch�s s'appuie sur cette diversit� qui n'a, en Occident, pas d'autres synonymes que dispersion et dilettantisme.
(...) � 1
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... Une phrase de D. Iuga, syndicaliste de la t�l�vision roumaine rencontr� � Bucarest il y a quelques semaines, me trotte dans la t�te :
�� En ce moment, la question ne se pose pas de faire de l'art pour l'art. Il nous faut faire de l'art
engag�. �
... La d�claration d'Avignon... mobilisation par rapport au g�nocide qui se d�roule en Bosnie et aux actes � poser par l'Europe. Envie de soutenir le mouvement, � mon niveau, m�me si je sais � quel point de toute fa�on je participe de cette l�chet� de tout l'Occident face � ce qui se passe en Bosnie et ailleurs dans le monde. Notre conscience va-t-elle se r�veiller au-del� des �lans
� humanitaires � qui nous maintiennent dans notre "bonne conscience", justement, et dans notre confort ?
... J'ai trouv� dans un studio le premier num�ro d'une feuille trimestrielle (et son additif), nomm�e l'Art-Trose, dont les objectifs annonc�s sont
d'� Ouvrir le dialogue. Prendre la parole. Exprimer nos pr�occupations, confronter nos opinions.(...) La pratique de l'expression orale et �crite peut apporter un plus non n�gligeable � l'affirmation et la reconnaissance des danseurs. Il y a n�cessit� de t�moigner (soulign� par la r�daction du journal) de notre quotidien. Avec son potentiel humain complexe et vaste, la danse doit red�couvrir son r�le et l'affirmer dans ce monde en
miettes �. Plus loin, un danseur t�moigne de son blues d'intermittent du spectacle entre deux saisons et conclut :
� je suis sorti ces temps-ci et la danse, je l'ai compris, ne doit jamais �tre ferm�e au monde, restrictive. N'oublions pas le d�but : la transe, le rituel sacr� ou religieux, la f�te et le
partage �.
... Tiens tiens ! Y-aurait-il quelque synchronicit� dans l'air ?2
... Dans la premi�re nuit de mon s�jour � Bucarest, je fus r�veill�e en sursaut par un r�ve sur lequel je ne pouvais pas me tromper :
� Dans une chambre un peu vide, je suis debout, le regard tourn� vers le sol, je r�fl�chis et cette pens�e vient me percuter, du dedans, prononc�e par une voix que je ne me connais pas...
"Mais c'est incroyable tout ce qui se passe dans le monde, et quand est-ce que nous allons r�agir
?". Puis je per�ois que nous sommes, nous, �tudiants pourtant inscrits dans une d�marche anthropologique, mous et
indiff�rents. �
C'�tait pr�cis, une sorte d'injonction au r�veil, qui m'a fait trembler durant l'heure qui a suivi. Quelque chose venait de basculer, un sursaut de la conscience, avec la honte que j'avais vue pointer en moi la veille au soir, le sentiment qu'il �tait r�voltant de continuer pour nous, � l'Ouest et au Nord, de vivre dans l'ignorance � bien qu'inform�s ! Ignorance, c'est-�-dire � peine conscients de nos luxes et privil�ges. Honte de ma propre ignorance.
Bucarest est une ville fi�re mais � combien douloureuse, �mouvante de g�n�rosit�, m�me si l'on y �touffe d'un dr�le de couvercle de pesanteurs, de silences et d'immeubles b�tonn�s, h�riss�s de ferrailles abandonn�es. J'y suis arriv�e un soir d'avril 95
� grisailleux �, tenant par la main une petite fille de neuf ans dont l'estomac venait de se retourner lors de la descente trou�e d'air de l'avion qui nous amenait pour plus d'un mois dans ce pays... Nous avions � peine fait connaissance mais d�j� nous nous sentions complices dans les regards avides et curieux que nous posions sur ces rues nouvelles, toutes au choc qui s'imprimait malgr� ce � quoi nous nous �tions pr�par�es. Je n'oublierai jamais les sensations de lente progression de lave refroidie qui s'insinuaient en moi au fur et � mesure de notre cheminement dans la poussi�re, la boue et les chaos des faubourgs barricad�s de cette capitale dont chaque pouce de terrain respire les blessures r�centes ou plus anciennes.
Lorsque je suis entr�e dans les maisons et les appartements qui transpirent l'humidit� du sous-sol et des robinets fuyants, les odeurs des tapis, fortes, l�g�rement renferm�es ou gardant l'impr�gnation de la friture, se sont impos�es. V�tust� dans les cours, v�tust� dans les cages d'escaliers, v�tust� des habitations, chaleur de l'accueil dans lequel on per�oit en filigrane une r�serve, sans la cerner pourtant. Timidit� de part et d'autre ?
J'arrivais avec les chor�graphies � en kit � d'une com�die musicale pour enfants, que je devais, dans un premier temps, apprendre aux �l�ves du lyc�e chor�graphique de Bucarest. Le tournage d'une vid�o �tait pr�vu dans un deuxi�me temps, dans les studios de la t�l�vision roumaine. L'ensemble de ce projet �tait parsem� de difficult�s multiples, depuis les n�gociations jusqu'� la possible r�alisation... et les conflits, aussi bien sur place qu'en France. Je ne savais pas encore la tournure que prendraient les �v�nements futurs, mais une chose �tait s�re, c'�tait plus que
� short � au niveau du temps, et j'allais devoir adapter l'ensemble aux adolescents, essentiellement f�rus et p�tris de danse classique.
Les chor�graphies avaient �t� �crites dans un climat particulier et avaient pris pour moi une tournure de point final ou de synth�se d'une �poque de ma danse quant � sa forme ext�rieure, tout en en inaugurant une nouvelle quant aux processus qui s'y �taient d�roul�s int�rieurement et � l'utilisation de l'image. J'y reviendrai dans un chapitre ult�rieur, concernant l'image � l'�uvre en chor�graphie.
D�s les premiers jours, j'�tais confront�e � la frustration am�re d'avoir � faire travailler les danseurs selon un mod�le qui ne me convenait absolument pas. Je m'y �tais pourtant attendue dans la mesure o� c'�tait la premi�re fois que j'�tais amen�e �
chor�graphier de cette mani�re... Impossible d'int�grer des ateliers ni de s'attarder sur les qualit�s de chaque chor�graphie, �tant donn� le nombre et les probl�mes rencontr�s par rapport � la m�moire ou � la complexit� des mises en espace.
D�j�, je me promettais de ne plus c�der � la tentation de ce type de projet, m�me dans la perspective d'une rencontre aussi pr�cieuse que celle-ci, d'un voyage, et du d�fi que cela comportait. Je savais que je n'avais pas pris la responsabilit� d'une part d'exigences que j'aurais d� avoir pour d�fendre la qualit� d'un certain point de vue et des relations qui en d�coulent, pour d�fendre la qualit� de mon travail et celui de certaines personnes que j'estimais et qui m'avaient fait confiance (en disant cela, il ne s'agit pas �videmment d'exigences ou de conditions mat�rielles vu la situation de la ville ; je ne suis une habitu�e ni des studios dor�s ni des plannings qui roulent sans anicroches!).
Je constatais en m�me temps les effets ravageurs d'une formation presque exclusivement classique. Pour la plupart, la personnalit� des danseurs ne pouvait pas s'exprimer en dehors de la pirouette multipli�e par le plus de tours possibles ou l'arabesque/attitude longuement corrig�e devant les miroirs. J'avais la furieuse envie de leur transmettre tout autre chose que ma panoplie de chor�graphies d�j� �crites et d'entamer avec eux une recherche sur les m�mes th�mes mais en prenant le temps d'un vrai travail de fond. Ce qui s'�tait r�v�l� �vident dans une composition quasi solitaire devenait souvent caduque devant la r�alit� humaine et j'�tais consciente de la richesse dont nous nous privions. Je rongeais mon frein, m'astreignant � clarifier au mieux, modifiant mes angles d'attaque, apprenant un maximum de vocabulaire en roumain pour me faire comprendre et me liant d'amiti� avec tous ces jeunes, coop�ratifs, dont certains se transformaient en interpr�tes � plusieurs niveaux, soucieux de parler fran�ais ainsi que de danser ! L� aussi j'ai d�couvert leurs conditions de travail quotidiennes : les salles froides, aux murs d�cr�pis et aux planchers raboteux et poussi�reux... Il faut avoir
� la
moelle � certains jours pour danser au lyc�e chor�graphique !
Dans mes heures libres et suivant les jours, j'ai visit� diff�rents secteurs de la ville, vu les in�galit�s, crois� nombre d'enfants et d'adultes mendiant et sans toit, commenc� � d�celer l'humour auquel on n'est pas sensible imm�diatement... Dans les rues notamment, apostrophes ou
Klaxons entre automobiliste, conducteurs de tramway et pi�tons qui se faufilent sur les chauss�es. Les Roumains sont chaleureux, les discussions sont faciles � engager, plus laborieuses � poursuivre, mais gr�ce � un m�lange de langues, cela devient accessible et je ne m'en suis pas priv�e.
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Dans mon journal de bord j'ai not� : � Quelque chose aussi : prise de conscience de ce qui est beaucoup plus important dans ce que nous avons � faire pour l'avenir ; ne pas se fixer sur nos ambitions personnelles si elles ne s'int�grent pas dans un projet plus global qui concerne la collectivit�... Il y a du travail
! �. R�f�rence � l'impression tr�s nette que les luttes intestines de pouvoir entre les participants �taient �ventuellement dans un ordre des choses, mais, qu'au-del�, le projet lui-m�me ne servait dans son ensemble que les ambitions des uns et des autres, malgr� le partenariat et la coproduction affich�s. Ce n'�tait pas franchement une d�couverte : l'art est souvent �difiant vu des coulisses !
Puis je suis revenue une semaine � Paris - je passe sur la vision des magasins avenue de l'Op�ra, terminus du bus qui fait la liaison avec Roissy a�roport, et sur le sentiment qu'on a alors d'une ind�cence flagrante de notre attitude -. Une semaine bizarre et d�phas�e, plus l�-bas ni tout � fait ici, douloureuse parce que v�cue � r�soudre un conflit int�rieur n� des conflits de l'�quipe des adultes de ce projet et des contradictions inh�rentes � la l�chet� de mon positionnement... et durant laquelle j'ai eu entre les mains un article de Lib�ration datant du 30 mars, relatant la gr�ve de la faim de D. Iuga. Il d�non�ait les man�uvres du pouvoir cherchant � �loigner l'�diteur et philosophe Gabriel Liiceanu des �lections au nouveau conseil d'administration de la t�l�vision. Nous �tions fin avril et je n'ai trouv� aucun autre renseignement sur la suite des �v�nements. Durant mon s�jour � Bucarest, aucune information n'avait filtr� dans les journaux t�l�vis�s que je regardais tous les soirs. L'injonction du r�ve, le besoin de ne pas me tenir repli�e sur la petite sph�re du tournage et la n�cessit� de mettre � profit ce second s�jour pour �largir mes observations, se sont cristallis�s dans l'id�e qui a germ� instantan�ment : puisque je repartais et que j'allais passer deux semaines � la t�l�vision roumaine, il fallait au moins que je sache et que j'ose rencontrer, peut-�tre, cet homme.
De retour � Bucarest avec l'article et un questionnaire en vue d'un entretien incertain...
� peine avais-je d�pass� la porte du hall d'entr�e de la t�l�vision que j'apercevais les urnes et les listes �lectorales... pour le conseil d'administration ! Il n'y avait pour moi plus de hasard dans ce genre de co�ncidences. Ni une ni deux, je m'avan�ai vers le premier venu pour demander des nouvelles des listes et de D. Iuga. Mon interlocuteur parut l�g�rement surpris que je sois au courant de la situation et me proposa de le rencontrer... Cinq minutes plus tard, j'�tais dans le bureau du syndicat, intimid�e tout � coup, car cela s'�tait d�roul� tellement vite. D. Iuga, en plein travail, affaibli par 36 jours de gr�ve de la faim puis
par l'organisation des �lections - il avait �t� soutenu et avait eut gain de cause -, a pris le temps de me fixer un rendez-vous pour la semaine suivante. N'�tant ni journaliste, ni connue, je lui ai transmis un dossier de la Facult� Libre d'Anthropologie de Paris, pr�cisant que j'y �tais chercheure.
Nous devions b�n�ficier pour cet entretien d'un interpr�te, qui au dernier moment s'est av�r� absent. D. Iuga m'a donc propos� de lire les questions que j'avais pu faire traduire en roumain, et d'y r�pondre au fur et � mesure ; j'ai enregistr� pendant quarante minutes la voix et les mots de ce militant de longue date (il a �galement �t� emprisonn� durant plusieurs ann�es sous le r�gime de Ceaucescu), dont la liste avait finalement �tait largement repr�sent�e aux �lections, et qui savait que l'�preuve de force ne faisait que commencer.3
Concentr�, il a longuement d�velopp� ses points de vue quant � la presse en Roumanie,
� la libert� de la presse en g�n�ral, aux changements promis qui sont rest�s lettre morte depuis cinq ans. Je ne comprenais que les grandes orientations dans ce flot de paroles �trang�res, alors je me suis attach�e � une
� �coute coud�e � de tous mes sens, du moins autant que je le pouvais : la musique des mots, la pr�sence, les odeurs de la pi�ce et la fum�e des cigarettes...
Un espace flottait autour de lui, assez sombre, dans lequel je d�celais la tristesse et la foi qui l'habitent, une sorte d'affaissement d� � l'�puisement, mais sa force int�rieure et sa t�nacit� aussi. Je me mis en contact avec les effluves qui en �manaient, avec l'�paisseur de sa r�volte assourdie par les commentaires et la mise en forme de la pens�e, avec sa requ�te pressante d'�tre entendu, chez lui bien s�r, et hors des fronti�res roumaines...
Nous �tions tous les deux pench�s en avant, coudes appuy�s sur les genoux, la t�te dans les mains, et par instants j'�tais si troubl�e par l'intensit� de ses propos que j'avais des frissons dans la nuque, comme s'il me transmettait directement quelques parcelles de son exp�rience et de sa sensibilit� de combattant, presque un cadeau de corps � corps. A la fin, j'�tais extr�mement �mue et emplie par l'id�e qu'il fallait � tout prix faire entendre de tels t�moignages. Si par hasard j'arrivais � faire publier quelque chose, D. Iuga �tait int�ress� par un fax de l'article...
Je ne puis l'affirmer, mais il me semble que cet entretien a eu un effet imm�diat. En effet, dans les jours qui ont suivi, les cameramen et techniciens du plateau �taient tous au courant. Plusieurs d'entre eux �taient des militants, anciens r�volutionnaires qui avaient soutenu la gr�ve et nous avons pu entamer de nombreuses discussions autour de journaux roumains de diverses tendances. Ils me traduisirent �galement les informations qui m'�chappaient, ne manqu�rent pas de m'amener tout article concernant les �lections pr�sidentielles fran�aises (!). Cela devenait souvent une s�rie de comparaisons entre l'Ouest et l'Est, nous obligeant � sortir des vagues appr�ciations que nous projetions les uns et les autres sur nos pays respectifs. Je garde une profonde reconnaissance pour cette ouverture qui s'est faite au fil, des jours dans ce que j'esp�re un respect mutuel. Cet aspect du tournage, ainsi que de longs �changes avec les costumi�res et la famille qui me logeait, a eu largement autant d'importance que le reste...
Quelques jours plus tard, j'eus l'occasion de m'entretenir avec R. Gr�gorian, directrice d'une Association de Soutien � l'Int�gration Sociale (ASIS), qui parle un fran�ais impeccable comme beaucoup de gens l�-bas !4
Cette jeune association roumaine, travaille actuellement sur un premier programme destin� aux adolescents et adultes qui vivent dans les rues de la ville. Encore une femme d�termin�e, travaillant dans des conditions d'une extr�me pr�carit�, avec des financements minimes.
Pas de place pour les attendrissements sur soi, mais une efficacit� de terrain et une r�flexion sans concessions. Je me suis dit que j'avais l� un mod�le � prendre : de cette travailleuse sociale aux yeux per�ants qui ne m�chait pas ses mots mais gardait un l�ger sourire, � d�crypter dans les traits d'un visage tourment�. Sa vie est loin d'�tre une sin�cure et durant l'espace de quelques secondes, je me suis sentie petite, vraiment petite, me demandant si elle pouvait me prendre au s�rieux... C'�tait une inqui�tude malsaine, car justement ces gens, en lutte permanente pour leur survie, veulent qu'on entende et qu'on t�moigne... de l'inutilit� des aides humanitaires internationales telles qu'elles sont g�n�ralement pratiqu�es, de la gigantesque t�che � laquelle ils s'attellent avec de si maigres moyens, de l'urgence dans laquelle ils se d�m�nent, des corruptions de tous ordres et des peurs que leur inspirent encore les acteurs de leur politique int�rieure. Ils n'osent pas le dire en face, mais peut-�tre bien qu'ils attendent que nous nous bougions !
L'entretien avec D. Iuga a �t� traduit � Paris par un journaliste roumain travaillant pour Le Courrier International, Radu Portocala.
De cette opportunit� d'aller travailler � Bucarest, du croisement entre ces t�moignages et les doutes qui m'assaillaient par rapport � la danse, sont n�es ma d�termination � opter pour un positionnement diff�rent dans les projets auxquels je participe et la confirmation d'avoir � affirmer des orientations personnelles.
La prise d'�lan qui en a d�coul� et la vision plus claire de la port�e de l'anthropologie ont centr� les axes de ce m�moire. A savoir, l'utilisation de l'image dans la danse et sa pertinence, l'int�r�t de favoriser au maximum les interactions et l'�tablissement de liens, de ponts avec d'autres disciplines artistiques, scientifiques, philosophiques ou autres, mais aussi la mise en question d'une partie de notre culture et de la fa�on dont elle s'arroge la v�rit�.
Par ailleurs, comme de nombreux chor�graphes et/ou danseurs, une de mes pr�occupations actuelle est de mener une r�flexion, disons politique et sociale, ainsi que de trouver le chemin d'un engagement par rapport :
- aux d�bats et aux soubresauts divers qui agitent et traversent nos soci�t�s : actualit� mondiale, valeurs morales et "spirituelles", faits de soci�t�...
- aux changements auxquels nous allons �tre n�cessairement confront�s dans les ann�es qui viennent,
- aux probl�mes qui se posent � nous en tant qu'�ducateurs, appel�s � transmettre et � guider, � interpeller aussi.
Ce sont des pr�occupations �galement communes � d'autres chercheurs, artistes et professionnels dans de multiples domaines, qu'ils viennent des sciences, des sciences humaines, de la sant� ou du travail social et de l'enseignement ; c'est pourquoi ce travail me semble devoir s'�laborer avec les outils de l'anthropologie. Je dois dire toute la richesse que cela m'apporte et, partant de l�, arriver � faire des synth�ses sans tomber dans des raccourcis trop grossiers... sans d�naturer non plus la valeur des
enseignements !
H�l�ne Mass� Paris le 15/12/97
Parution originale : Hommes & Faits � Paris 1998
1 �� Il' L Baz, Les tambours de la libert�, Hurt of Africa, Lierre & Coudrier �d., Paris 1994.
2 �� "Ce concept fut utilis� par C. G. Jung afin de d�signer une co�ncidence porteuse de sens ou encore une correspondance sans lien de cause entre deux ou plusieurs �v�nements. Il peut s'agir de la co�ncidence entre un �v�nement physique et un autre psychique non reli�s entre eux par une relation causale, ou encore d'�v�nements se manifestant sous forme similaire en des endroits diff�rents." M. L. Von Franz, R�ves d'hier et d'aujourd'hui, Albin Michel, 1992, p. 197.
Voir �galement cette notion dans Il'L Baz, Notion de synchronicit�, FaLAP, Paris, 1994.
H. Reeves, M. Cazenave, P. Soli�, K. Pribram, H.-F. Etter, M.-L. Von Franz, La synchronicit�, l'�me et la science, Albin Michel, 1995.
3
� Annexe 1 � Entretien avec D. Iuga, Bucarest le 3 Mai 1995, publication Lierre et Coudrier �diteur.
4
� Annexe 2 � Entretien avec R. Gr�gorian, Bucarest le 5 mai 1995, publication Lierre et Coudrier �diteur. |
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