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Aguirre ou le carnaval du pouvoir

Andr�-Michel Berthoux

Werner Herzog n�a pas encore trente ans lorsqu�il r�alise ��Aguirre, la col�re de Dieu�� en 1972. Ce film marque le d�but d�une collaboration fructueuse et souvent houleuse entre le cin�aste et son acteur f�tiche, Klaus Kinski.

A la fin de l�ann�e 1560, une exp�dition d�aventuriers espagnols partie des sierras p�ruviennes et conduite par Don Gonzalo Pizarro, d�vale les pentes abruptes de la cordill�re des Andes. Parvenue aux abords d�un fleuve en pleine for�t amazonienne, elle se heurte � une nature sauvage et hostile qui l�oblige � s�arr�ter. Pizarro charge alors un d�tachement form� d�une quarantaine d�hommes de trouver des vivres et de se renseigner sur la situation exacte de l�El Dorado ainsi que sur la pr�sence d�indiens en descendant la rivi�re en radeaux. Il nomme Don Pedro de Ursua, accompagn� par sa fianc�e Dona Inez de Atienza, commandant, et en second, Don Lope de Aguirre qui am�ne sous sa garde sa fille Flor�s. Le moine Gaspar de Carvajal, auteur du journal de l�exp�dition, aura pour mission d��vang�liser les pa�ens du nouveau continent, autre but des conquistadors. Don Fernando de Guzman, preux chevalier qui donna l�assaut � la forteresse de Saxahuaman dix ans auparavant, repr�sentera la Maison Royale. Afin de rendre compte de sa d�cision Pizarro signe un document qui sera soumis au Conseil des Indes pour approbation. Ce microcosme refl�te la soci�t� tr�s hi�rarchis�e de l��poque. Toutes les institutions sont pr�sentes�: l�arm�e, le roi, l��glise. Chacune symbolisant les valeurs essentielles de la civilisation conqu�rante, le devoir et l�ob�issance, la puissance et l�autorit�, la foi chr�tienne�; mais toutes anim�es par la m�me soif de conqu�te du nouveau monde. La signature de Pizarro donne � cette structure un aspect officiel que rien, semble-t-il, ne peut venir d�stabiliser ou compromettre.

Durant la premi�re nuit, l��quipage d�un des radeaux pris dans un tourbillon est tu�. Ursua, malgr� le danger que cela repr�sente, d�cide de les enterrer chr�tiennement. Aguirre sugg�re alors � Perucho, son fid�le homme de main, de d�truire � coup de canon l�embarcation afin de ne pas retarder la mission. Le lendemain, la perte des deux autres radeaux, � la suite de la mont�e des eaux, pousse Ursua � rebrousser chemin et � rejoindre Pizarro demeur� en amont avec le reste de la troupe. Mais Aguirre, qui a d�j� donn� l�ordre de construire un nouveau radeau, s�y oppose. En s�appuyant sur l�exploit de Hernando Cortez qui conquit Mexico malgr� l�ordre de faire demi-tour, il exhorte les hommes � poursuivre la descente du fleuve et � se rendre ma�tre de la vall�e de l�or. Perucho tire sur Ursua et le blesse. Aussit�t la foule se range autour de leur nouveau commandant rebelle. Nous n�assistons pourtant pas � une simple mutinerie mais � une v�ritable carnavalisation de la soci�t� dans laquelle �tait jusqu�ici enracin� l�ensemble de l�exp�dition. L�ordre hi�rarchique est renvers� et laisse la place � un monde � l�envers. Tout le rituel du pr�ambule est tourn� en ridicule, les valeurs officielles sont profan�es. Aguirre en ma�tre de c�r�monie organise un v�ritable simulacre de prise du pouvoir. Il propose d��lire Guzman comme nouveau chef, fa�on de faire participer, sous la contrainte, le peuple � la constitution de cette monarchie. Lors de son intronisation, v�ritable parodie de c�r�monies officielles, Guzman est d�clar� empereur de l�El Dorado en lieu et place de Philippe II roi de Castille. Ce rite rappelle la nomination bouffonne du roi carnaval. Mikhail Bakhtine, dans son ouvrage La po�tique de Dosto�evski, a d�crit longuement ce processus� :

��Au premier plan [des actes carnavalesques] figurent ici l�intronisation bouffonne puis la destitution du roi carnaval. (...). Il y a, � la base de l�acte rituel de l�intronisation-d�tronisation, la quintessence, le noyau profond de la perception du monde carnavalesque�: le pathos de la d�ch�ance et du remplacement, de la mort et de la renaissance. Le carnaval est la f�te du temps destructeur et r�g�n�rateur. (...). L�in-d�tronisation est un rite ambivalent, ��deux en un��, qui exprime le caract�re in�vitable et en m�me temps la f�condit� du changement-renouveau, la relativit� joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation (hi�rarchique). L�intronisation contient d�j� l�id�e de la d�tronisation future�: elle est ambivalente d�s le d�part. D�ailleurs, on intronise le contraire d�un vrai roi, un esclave ou un bouffon, et de fait �claire en quelque sorte le monde � l�envers carnavalesque, en donne la clef. Dans le rite de l�intronisation, tous les moments de la c�r�monie, les symboles du pouvoir que re�oit l�intronis�, les v�tements dont il est par�, deviennent ambivalents, se teintent d�une rivalit� joyeuse, sont presque des accessoires du spectacle (mais des accessoires rituels)�; leurs significations symboliques se situent sur deux plans (alors qu�en dehors du carnaval, en tant que symboles r�els du pouvoir, ils se trouvent sur un plan unique, absolu, lourd et monolithiquement s�rieux). A travers l�intronisation on aper�oit d�j� la d�tronisation et cela s�applique � tous les symboles carnavalesques�: tous contiennent en perspective la n�gation et son contraire��.

Tout le grotesque de la situation est r�v�l�e par les propos m�mes de Aguirre concernant le tr�ne sur lequel Guzman rechigne � s�asseoir : ��qu�est-ce un tr�ne sinon une planche et un peu de velours, majest頻. Aguirre glisse ensuite, en guise de sceptre, dans la main du monarque enfin intronis� et qui ne peut retenir ses larmes le document qui officialise la cr�ation du nouveau royaume et d�cr�te la rupture des liens avec l�Espagne. Ce simulacre d�intronisation laisse toutefois pr�sager de la fin. En effet, une fois la liesse termin�e, Guzman sera d�chu de son tr�ne, v�ritable cette fois, puisqu�il sera �trangl� � c�t� des toilettes. Lors du jugement de Ursua le moine Gaspar de Carvajal prononce la sentence tel un inquisiteur et d�clare le condamn�, comble d�ironie, coupable de trahison. On ne peut imaginer meilleure parodie de la soci�t� officielle. Le carnaval r�fl�chit tel un miroir tous les �l�ments constitutifs de cette soci�t�. C�est en quelque sorte une ��vie � l�envers�� selon la propre expression de Bakhtine.

Mais naturellement, cette carnavalisation n�est pas une f�te, malgr� la musique interpr�t�e � la fl�te par un indien. L�humanisme que l�on ressent chez Pizarro et Ursua c�de sa place � la cruaut� de Aguirre. C�est pourquoi on a souvent consid�r� ce film comme une tentative d�analyser la folie meurtri�re des conquistadors g�n�r�e par la soif de l�or symbole de pouvoir et de libert�. Mais, me semble-t-il, si l�on demeure au niveau psychologique en expliquant le comportement de ces hommes par la d�mence qui les gagnait progressivement on ne peut pleinement comprendre l�interpr�tation de Kinski. En effet, Aguirre n�est ni un fou, ni un mutin. Toute son attitude t�moigne du d�sir intense d�imiter son mod�le, Hernando Cortez. C�est en d�sob�issant � ses sup�rieurs que Cortez a acquis gloire et reconnaissance. La r�bellion de Aguirre s�inscrit dans cette volont� qui l�anime d�imiter le conqu�rant de Mexico. Mais Aguirre est envahi par un d�sir encore plus grand, puisqu�il veut d�tr�ner Philippe II, le puissant roi de Castille, avoir une emprise totale sur le Destin et sur la nature, devenir ainsi Dieu lui-m�me. Il demeure insensible aux choses qui touchent les humains : la faim, les fl�ches, la mort. Ses propos ne sont pas le fruit du d�lire, mais symbolisent la d�mesure de son d�sir mim�tique. En tant que Dieu, il ne peut concevoir d�unions charnelles qu�avec sa fille. Mais il n�est pas dupe de son illusion. ��Nous mettrons en sc�ne l�histoire comme d�autres mettent en sc�ne des pi�ces de th��tre��, d�clare-t-il. Dans la s�quence finale, pure merveille cin�matographique, toute l�intensit� dramatique de son monologue n�a d��quivalent que le grotesque de la situation dans laquelle il se trouve. Dernier survivant et entour� de singes, il est devenu, mais pour peu de temps, bouffon � son tour.

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Andr�-Michel BERTHOUX, f�vrier 2003

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