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Du probl�me de la philosophie africaine
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Propos Libre

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Pierre Bamony

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La philosophie africaine soul�ve d'�normes probl�mes qui secouent non seulement le monde intellectuel africain, mais �galement certains milieux intellectuels europ�ens. Les questions tournent essentiellement autour de cette interrogation : existe-t-il ou non une philosophie sp�cifiquement africaine ? Il faudrait, semble-t-il, s'interroger d'abord sur ce qu'est la philosophie dans ses acceptions africaines ; ou plus exactement, il faudrait savoir si la conception ou l'id�e m�me de philosophie en Occident peut s'appliquer dans un autre monde culturel, comme par exemple, le monde africain. Ce qui signifie une analyse pr�alable de la d�finition de ce concept' dans son milieu originaire.

La philosophie, telle qu'elle nous est enseign�e, appara�t comme un discours qui comprend et d�veloppe des connaissances. Or, le discours qui rel�ve du d�veloppement d'une intuition originale ou d'une hypoth�se, s'ach�ve, temporairement du moins, par un encha�nement de notions, de concepts qui constituent ici ce qu'on appelle la pens�e discursive ou pens�e rationnelle. Cet encha�nement se pr�sente sous la forme de jugements. Mais, l'id�e du concept philosophique a subi une �volution dans sa d�finition, dans sa propre histoire, depuis sa gen�se que l'on situe dans la Gr�ce antique (VI-VIIe si�cle av. J.-C.).

I � Une br�ve histoire de la s�mantique philosophique

Dans sa forme �l�mentaire et primordiale, la philosophie avait pour objet la sagesse (le d�sir, l'amour de la sagesse), la phil�in, en tant qu�activit� intellectuelle sp�cifique �qui a donn� lieu � une forme de savoir scientifiquement organis�- voulant d�signer trois r�alit�s pour les Pr�socratiques fondamentalement : l'habilit� sp�cialis�e dans tel ou tel domaine du savoir, l'�rudition et la sagesse �manant de l'exp�rience propre appel�e elle-m�me � �tre d�pass�e. Pour ce faire, on peut dire que la philosophie rel�ve de la r�flexion personnelle en tant qu'interrogation sur la vie, la destin�e des hommes et du monde. En ce sens, on philosophe, on pense d'abord pour soi-m�me. Cependant, selon Pythagore, seuls les dieux sont philosophes (sages), car l'homme ne peut en rien pr�tendre �tre sage en raison de ses faiblesses sp�cifiques. L�homme, en ce sens, ne peut �tre que z�lateur de la sagesse.

Sous l'influence socratique, le mot philosophie a eu � d�signer tour � tour l'�loquence, la pratique morale, voire ce qu'on pourrait appeler la culture. Mais avec Aristote, cette d�finition va s'�tendre � d'autres domaines et ainsi devenir h�t�rog�ne ; d�finition dont la validit� va traverser tout le Moyen-�ge jusqu'� Descartes, voire Kant. Aristote englobe, comme autant de domaines philosophiques, ses �bauches de sciences exp�rimentales, l'astronomie, les math�matiques, la logique, la m�taphysique etc. Aux yeux de Descartes (XVIIe si�cle), la philosophie appara�t comme un grand arbre : les racines figurent la m�taphysique, le tronc la physique, les branches issues de ce tronc les autres sciences[1]. Cette d�finition, m�me compl�te, �tait elle aussi temporaire. En effet, � partir de Kant (XVIIIe si�cle), la philosophie subit une autre conception : elle se divise alors en m�taphysique, psychologie, logique et morale. Sans entrer dans les d�tails de l'�volution qu'allait prendre cette nouvelle d�finition, disons que chacun de ces domaines, comme la physique, finit par prendre une autonomie par rapport la philosophie � partir du dix-neuvi�me si�cle jusqu'� nos jours. Certes, si on parle encore de philosophie morale, il n'est plus question de philosophie psychologique. Tous ces domaines de la connaissance, n�s de la philosophie, sont �tudi�s en philosophie non pas en tant qu'ils font intrins�quement partie d'elle, mais en fonction uniquement de ces domaines eux-m�mes.

En fait, la philosophie, dans son acception occidentale., pourrait donc se r�sumer en ceci : d'une part, elle d�signe un ensemble de sp�culations personnelles sur des donn�es objectives telles que des points de vue interrogatifs ou discursifs sur la cosmologie, la cosmogonie, la vie et les hommes ou des points de vue sur l'exp�rience scientifique � une �poque donn�e ; d'autre part, elle d�signe et implique � la fois des principes m�thodiques et des �l�ments de base d'une science quelle qu'elle soit. En raison de sa complexit�, peut-on, en ce sens, parler d'une philosophie africaine�?

II � La position de Paulin Hountondji (Sur la "philosophie africaine" Ed. P. Masp�ro, Paris 1980)

Si l'on s'en tient � la d�finition de la philosophie en tant que savoir scientifiquement organis�, il n'est pas �tonnant que les Occidentaux, jusqu'� une �poque r�cente, refusent � toutes les d�marches intellectuelles des �lites africaines, l'application du terme philosophique. En effet, les civilisations africaines, productrices de cultures orales, ou plus exactement, fond�es sur des cultures orales, n'ont pas cet exercice intellectuel qui conduit � une rigueur d'analyse et des points de vue sur les ph�nom�nes physiques, morales ou psychiques. Ce refus, que l�on pr�tend objectivement d�fendable et valable, il convient de le remarquer, avait un arri�re fond de pr�jug� : l'incapacit� manifeste des Noirs � raisonner de fa�on logique, c'est-�-dire scientifique. D'o� l'id�e d'une sup�riorit� intellectuelle des Occidentaux par rapport aux populations issues du continent noir. Dans la mesure o� la philosophie a conduit la civilisation euro- am�ricaine � cet extraordinaire progr�s des id�es que l'on sait aujourd'hui, � cette accumulation culturelle gigantesque, � ce grand d�veloppement technique et industriel, et dans la mesure o� cette r�alit� est sp�cifiquement occidentale, il n'est donc pas possible que les civilisations africaines puissent avoir la ma�trise de la philosophie. Il n'est m�me pas concevable que les Noirs puissent �tre philosophes ou des hommes de science, dans l'acception rigoureuse de ce terme.

C'est sans doute pour r�pondre � ces jugements n�gatifs sur les Noirs que des Occidentaux entreprennent d'�crire des ouvrages habill�s du caract�re philosophique (tout au moins des ouvrages ainsi nomm�s) dans le cadre des cultures africaines. L'exemple le plus patent est le livre de R. P. Placide Tempels, La philosophie bantoue (�d. Pr�sence Africaine, Paris, 1949). Ce livre, qui a fait beaucoup de bruit en son temps et qui continue aujourd'hui encore de susciter de nombreuses controverses, s'inscrit dans le cadre de ce qu'il est convenu d'appeler commun�ment l'ethnophilosophie. Quelle id�ologie v�hicule intrins�quement cette sorte de philosophie ?

Selon l'�minent philosophe B�ninois, Paulin Hountondji qui, dans un premier temps, s'acharne � r�futer le bien-fond� de l'ethnophilosophie, celle-ci, � l'origine, a pour but d'instaurer la possibilit� d'un dialogue entre les doctes europ�ens. M�me si elle est fond�e sur l'analyse des traditions de population typiquement africaine, en l'occurrence les Bantou, elle s'adresse d'abord et surtout aux coloniaux et aux missionnaires charg�s de l'�ducation et de la civilisation des peuples non occidentaux. Ainsi, la culture bantoue n'est pas une finalit� en soi. On n'accorde m�me pas d'int�r�t aux Bantous eux-m�mes, producteurs de cette dite philosophie. Tout se passe au-dessus et hors d'eux. Un discours intellectuel est instaur� par leur biais et � leur propos, mais ils ne sauraient constituer des interlocuteurs, d'autant plus qu'ils sont malgr� eux cr�ateurs de cette dite philosophie. Ils la vivent en la produisant culturellement mais ils s'av�rent incapables de la comprendre en la cr�ant. Quelles sont alors les raisons qui conduisent Paulin Hountondji � r�futer cette soi-disant philosophie�?

a) Ce que cet auteur r�fute dans ce type de philosophie c'est, d'une part le caract�re malsain des pr�suppos�s � partir desquels elle se fonde et se justifie. En effet, elle a pour but de montrer aux Occidentaux que le Noir sait et peut penser presque � la mani�re occidentale, qu'il d�tient une philosophie inconsciente. � ce titre, elle vise � le soustraire de leurs pr�jug�s n�gatifs, � le rehausser en le r�habilitant dans une image digne d'attention et de curiosit� intellectuelle de la part des Europ�ens. N'est-ce pas vouloir attribuer aux cultures africaines l'intention d'une revendication mendiante, d'une r�habilitation qui n'a pas lieu d'�tre, en se fondant justement de tels pr�suppos�s�? D'autre part, cette sorte de philosophie a quelque chose d'englobant � la fa�on des id�es occidentales en ce qu'elle nie des points de vue originaux des cultures africaines non bantoues. A partir de la philosophie bantoue, on �tablit, on fonde une soi-disant r�alit� de la pens�e qui serait semblable � toute l'Afrique noire. Ceci revient � dire que les Noirs, dans leur ensemble, pensent de fa�on identique et � ce titre, ne sauraient faire preuve de contradictions qui sont porteuses de dynamisme et de mouvement d'id�es. En clair, dans cette conception, on peut dire que m�me s'il existe une philosophie africaine, elle n'est pas encore m�re pour les grands d�bats d'id�es qui rel�vent n�cessairement des contradictions telles que les fonde la philosophie h�g�lienne. Il n'y a de progr�s de toutes choses que dans cette logique qui pose des principes pour pouvoir les examiner par la n�gation et par apr�s les transcender vers une position toujours temporaire.

b) Cependant, que pourrait-on appeler philosophie africaine si l'on r�fute l'ethnophilosophie ? Selon Hountondji, la .philosophie africaine se r�sume en un ensemble de textes "L'ensemble, pr�cis�ment des textes �crits par des Africains et qualifi�s par leurs auteurs eux-m�mes de philosophiques", �crit-il dan son ouvrage Sur "la philosophie africaine" (p. II). Cet ensemble de textes se r�f�re � la vaste litt�rature africaine �uvres des auteurs Africains.

Toutefois, sans nier le contenu sp�cifique des ouvrages litt�raires dont d'ailleurs on peut extraire une philosophie, la r�duction de la philosophie dite africaine au seul domaine essentiel de la litt�rature appara�t comme une n�gation de celle-ci. Cette position soul�ve de graves probl�mes. Ceux-ci sont d'autant plus lourds qu'ils rejoignent et fondent les pr�jug�s des Occidentaux sur les Africains, � savoir leur suppos�e incapacit� de discourir suivant les normes et les r�gles de cette discipline dont l'origine et la constitution demeurent intrins�quement occidentales. La litt�rature est un domaine particulier de l'expression africaine et la philosophie, si elle existe, doit relever d'un autre.

Car tous les th�mes ne sauraient s'inscrire dans le cadre de la litt�rature. Donc, il semble que ce n'est gu�re de ce c�t� qu'il faille fonder la philosophie africaine ni m�me la chercher[2]. Sans vouloir justifier ni valoriser l�homme noir-ce qui n�a pas lieu d��tre- par rapport � ces pr�jug�s, n'est-ce pas contribuer � leur accorder un cr�dit que de voir l'essence de la philosophie africaine dans la litt�rature ?

c) Certes, le souci de Hountondji est de faire pr�valoir l'id�e que l'Homme africain, le cr�ateur noir est, tout autant capable que d'autres, d'expression individuelle qui n'ob�it pas forc�ment � l'inconscient collectif, � la mentalit� commune auxquels on voudrait le r�duire. C'est dans ce sens qu�il recherche, au-del� de l'ethnophilosophie, dans la litt�rature qui demeure une cr�ation originale, l'expression d'une philosophie individuelle.

On pourrait bien se poser la question de savoir si cette id�e est � fonder ou si au contraire elle est d�j� �tablie. Dans le premier cas, les perspectives restent ouvertes et la philosophie individuelle, originale, na�tra des essais et des controverses de type philosophique sur les probl�mes qui se posent aux Africains dans un hic et nunc permanent ; et aussi de l'analyse philosophique des donn�es, non seulement litt�raires, mais �galement de l'ensemble des cr�ations scientifiques (sciences humaines et sciences exactes) des Africains (qu'ils soient Noirs ou Blancs). Quant � la deuxi�me voie, elle para�t quelque peu bouch�e pour de telles d�marches. En effet, ou bien l�on continue � cheminer et � progresser dans le domaine litt�raire (ce qui, en soi, n'est pas une pr�occupation philosophique pour les auteurs, du moins a priori) ou bien l�on est renvoy� au cercle de l'ethnophilosophie. Et de celle-ci, il semble qu'on ne peut tirer qu'une philosophie qui n'est pas originaire puisqu'elle est fond�e d'abord par des �crivains europ�ens, m�me si elle rel�ve d�une d�marche originale, c'est-�-dire individuelle.

III � Les paradoxes d'une Philosophie

La r�flexion sur la philosophie dite africaine pose quelques difficult�s. En fait, il s'agit, d'une interrogation sur quelque chose � cr�er. Il ne suffit pas d'affirmer, de fa�on p�remptoire, que la philosophie africaine existe puisque celle qui est dite exister est en soi probl�matique.

a) Il ne para�t pas, a priori, ais� de r�futer l'ethnophilosophie dans son ensemble. Quand bien m�me elle est l'�uvre� et la cr�ation d'auteurs occidentaux, elle s'inscrit aujourd'hui dans l'ensemble du savoir constitu� sur le monde africain. Car l'ouvrage de Marcel Griaule, Dieu d'eau qui entre �galement dans l'exploitation de l�ethnophilosophie, reste, malgr� tout, dans son contenu, l'expression culturelle des Dogon du Mali. Ce livre contient des faits culturels qu�on ne peut nier et qui sont inscrits dans la r�alit� quotidienne de cette population. En outre, bon nombre d'auteurs africains eux-m�mes, de formation philosophique, choisissent des th�mes de r�flexion de leurs cr�ations issus de ces m�mes ouvrages ; des �uvre s qui s'inscrivent elles aussi dans le m�me esprit d'analyse et de conception. Ce sont, plus fondamentalement, les productions de ces derniers qui font de celles des premiers, en l�occurrence, les auteurs europ�ens de l�ethnophilosophie, un h�ritage culturel africain d�sormais indispensable.

Certes, l'ethnophilosophie est critiquable dans son fond, dans ses buts et dans ses analyses trop souvent g�n�ralisantes. Mais elle est loin d'�tre enti�rement r�futable. Elle n'est pas r�futable en ce sens qu'il s'agit d'une expression quelconque non du peuple mais des peuples africains. Dans son ensemble, elle se fonde, hormis ses analyses, sur des r�alit�s originales � propres des populations africaines donn�es qui, au-del� de celles-ci, trouvent une essence commune, un rapport commun, non dans le vivre des peuples africains, mais dans l'�tre fondamental de ceux-ci. Donc, la critique de cette dite philosophie r�side surtout dans ses formes d'analyses aberrantes, non dans sa profondeur m�me. Mais, le devoir des intellectuels africains contemporains n'est-il pas plut�t de rechercher un d�passement de l'ethnophilosophie ?

b) En fait, l'investigation qui vise � l'instauration d'une philosophie individuelle se ram�ne, en quelque sorte et dans un premier temps, � l'ethnophilosophie. Cependant, il ne s'agit pas de l'ethnophilosophie telle qu'elle est con�ue jusqu'� pr�sent, � savoir g�n�ralisatrice, mais d'une philosophie d'expression particuli�re, originale et originaire d'un individu en tant qu�il est membre d'un peuple, puisque ethnos veut dire peuple en grec. Dans la mesure o� chacun d�eux appartient, dans beaucoup de cas, non pas � un peuple dans son acception fran�aise, le peuple �tant pour les pays du continent africain, en raison des d�coupages coloniaux arbitraires du XIXe si�cle, un id�al pos� vers lequel ils s'efforcent de tendre, mais au contraire � une communaut� humaine plus restreinte comme par exemple, le clan ou la tribu, les �crits des auteurs pourraient refl�ter plut�t l'esprit de ceux-ci.

Ainsi, le d�passement de l'ethnophilosophie, dans son sens courant, peut se faire par une mise en �uvre de philosophies sp�cifiquement tribales ou claniques. L�on ne saurait faire autrement si nous ne voulons pas nous enfermer ou nous faire enfermer dans les g�n�ralisations non fond�es, dans les erreurs commises autrefois par nos devanciers europ�ens, dans les pseudo philosophies. Si nos pays tendent vers la notion et la r�alisation de peuple, celui-ci serait, une fois r�alis�, compos� de l'ensemble des tribus et clans de ces pays. C'est pourquoi, les essais et les analyses d'expression philosophique conduiront � une philosophie d'ensemble qui sera non pas l'ethnophilosophie, mais les philosophies africaines, dans La Philosophie africaine.

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IV � Les techniques et la mise en �uvre d'une philosophie

Le probl�me reste de savoir s'il faut continuer � appeler philosophie les productions n�es de l'ethnophilosophie. Dans ce cas, il convient de la red�finir en tant que forme particuli�re et non fondamentale de ce mouvement vers la r�alisation de La Philosophie africaine. Cependant, les essais, en tant qu'interrogation sur l'ethnophilosophie, du fait de leur caract�re critique, font incontestablement partie de la Philosophie africaine naissante. Selon la perspective visant � cr�er cette philosophie, il convient et il importe qu'au pr�alable, nous d�finissions nos d�marches si, par ailleurs, l'on tient � ce qu'elle s'inscrive dans son acception occidentale -et il ne peut en �tre autrement puisque nous sommes form�s suivant la r�alit� de cette philosophie et que nous sommes conduits � discourir dans une langue o� elle s'est �panouie, langue devenue �galement la n�tre par la force des choses-.

a) Il nous faut d'abord une m�thode, c'est-�-dire une voie, un moyen et une marche sur laquelle fonder pr�alablement nos d�marches respectives. Certes, il ne s'agit pas d'embo�ter le pas aux occidentaux de fa�on fid�le telle qu'eux-m�mes, � l'origine, durent fonder leurs sciences. Il est vrai, chaque culture, chaque civilisation humaine poss�de sa logique sp�cifique. Nous devons donc tenir compte de notre logique (ou de nos logiques) qui, sans doute, n'a rien � voir avec celle des Occidentaux. Nous savons que nos cultures n'ont pas pour objet fondamental et essentiel la science dans son acception rigoureuse, c'est-�-dire pr�sente, mais les rapports inter-humains, le souci de l'ordre et de la paix sociale, de la concordance de la communaut�. Notre m�thode va donc consister, non dans la logique math�matique (celle-ci n'est pas exclue mais elle n'est pas une priorit�), mais dans l'analyse des ph�nom�nes et des probl�mes qui sont inh�rents aux exigences �thiques et socio- politiques de ces cultures, si l'on entend par le terme d�analyse la d�marche intellectuelle qui vise � d�composer un texte ou une id�e dans ses �l�ments essentiels et ses liaisons logiquement sous-jacentes de mani�re � comprendre les rapports d'ensemble. Mais, la ma�trise m�thodologique ne se heurte-t-elle pas � quelque difficult� en raison du manque de langue qui nous est propre ?

b) Notre probl�me fondamental, dans cette �laboration, se ram�ne au manque d'expression �crite qui est sp�cifique � nos cultures respectives. Mais, puisque les langues humaines apparaissent comme des moyens commodes � l'�tablissement de la communication, il n'y a plus de probl�me de langue si nous acceptons l'id�e que nous usons de deux de ces moyens, � savoir le fran�ais et l'anglais qui v�hiculent entre nous et nos pays nos informations et nos connaissances. Il semble d'ailleurs impossible d'aller contre ce mouvement qui nous meut nous-m�mes, qui nous emporte malgr� nous dans le mouvement g�n�ral de l'histoire moderne et contemporaine, comme un bateau emport� par les flots. Que pouvons-nous faire sinon nous y r�soudre ? Il est sage d'accepter parfois l'�tat des choses pour mieux transformer leur r�alit� par une dynamique personnelle, une volont� int�rieure.

Aussi, accepter que nous sommes en quelque sorte Anglais ou Fran�ais par les langues que nous parlons, c'est d'une mani�re ou d'une autre, un moyen d'enrichir nos langues maternelles par des mots nouveaux, un raisonnement diff�rent, une logique nouvelle que nous leur apportons. �tre Anglais ou Fran�ais ne nous exclut aucunement de l'usage de nos langues maternelles. Le drame serait de les oublier enti�rement dans les tiroirs de nos casiers linguistiques.

Dans la mesure o� nous sommes pi�g�s par l'�ducation occidentale qu'il est vain de vouloir nier, que nous sommes form�s dans la logique et la conceptualisation philosophiques occidentales, nous ne pouvons faire autrement que discourir dans cette logique et cette conceptualisation m�mes. Mais, c'est � partir de ce langage enracin� dans la philosophie occidentale que nous b�tirons notre philosophie sp�cifique, que nous cr�erons notre langage original enrichi des mots de nos langues maternelles.

c) Dans ces conditions, l'�laboration de nos philosophies ne peut trouver ses fondements que dans nos propres cultures. Les sources de la philosophie grecque ont �t�, � l'origine, la litt�rature orale et notamment les mythes populaires que v�hiculait cette litt�rature. La science physique elle-m�me est n�e des cosmologies et cosmogonies primordiales. Ce qui signifie que, pour nous aussi, la voie est libre pour nous enrichir des mythes surtout, des contes et de la litt�rature orale de nos communaut�s originaires afin de pouvoir par apr�s entreprendre des �laborations profondes qu'ils nous autorisent en tant que visions sp�cifiques du monde. Une philosophie n�e des mythes est une philosophie en soi in�puisable�; d�autant plus que tout n�est pas encore explor� malgr� les progr�s de la science. Car les mythes permettent une riche et diverse interpr�tation d'eux-m�mes et des r�alit�s qu'ils fondent. � partir du fond in�puisable des mythes, il est encore possible de cr�er des mondes, de renouveler les choses, d'engendrer des philosophies et des connaissances immacul�es. Nous pouvons aussi puiser une grande philosophie esth�tique de la profonde sensibilit� de notre art, surtout de la sculpture. Toutes ces belles et harmonieuses statuettes If�, Baoul�, ou d'autres sont une source abyssale d'inspiration philosophique.

d) On peut constituer une philosophie �galement � partir de l'analyse des opinions que contient la litt�rature orale. Platon avait dit que sa dialectique �tait scientifique ; son disciple Aristote reprocha � celle-ci d'�tre uniquement destin�e � v�rifier la validit� des opinions des interlocuteurs par le questionnement assidu�; critique reprise au XVIIe si�cle par Descartes � propos de la philosophie d�Aristote jug�e elle aussi incapable d�acc�der � la v�rit� en raison de la st�rilit� de la logique syllogistique .

Dans cette optique, si l'on envisage, dans un premier temps, de cr�er une philosophie fond�e sur l'analyse des opinions, on pourrait parler de philodoxie (doxa voulant dire opinion en grec). Celle-ci conduira, par apr�s, � la philo-orthodoxie ou analyse des opinions qui conduiraient � leur rectitude, leur rigueur et leur v�rit�, d'o� na�trait, dans un mouvement de progr�s continu de l�esprit, la philosophie dans son acception rigoureuse. Il s'agit l� d'une d�marche � faire et qui est loin d'�tre moins prometteuse que la pr�c�dente. L'important, dans ces deux perspectives est d'aboutir � la cr�ation et � la fondation de La Philosophie africaine. Car il faut, aux pays africains, bien plus de philosophes que d'ing�nieurs. Les ing�nieurs viennent grossir le nombre de ceux qui, inutiles, si�gent dans les bureaux administratifs en les pesant. En effet, ceux qui sont ou qui auraient d� �tre des inventeurs, des travailleurs infatigables sur les chantiers, m�me s'ils apportent � l�Afrique un peu plus d'efficacit� dans son �mergence parmi les �conomies contemporaines, permettent, par l'am�lioration de l'agriculture, � ses habitants de mieux se nourrir, il n�en demeurent pas moins qu�ils n'arr�tent pas par ailleurs de la d�truire, de la d�sorganiser, de l'enfoncer dans le mal profond quant � son adaptation � ces m�mes �conomies.

Les philosophes, au contraire, sont n�cessaires pour syst�matiser ses morales, panser ses blessures, penser sa destin�e et mettre en �vidence ses intelligences. Les philosophes seront les docteurs spirituels qui gu�riront cette Afrique malade � son tour des maux profonds de l'Occident. La grandeur de l'Afrique �mergera non pas du c�t� des ing�nieurs et des techniciens, mais plut�t du c�t� essentiellement des cr�ateurs, des philosophes, des scientifiques et des hommes de lettre.

D�s lors, postuler a priori l'existence d'une philosophie africaine para�t absurde. Rien ne la prouve ; rien concr�tement ne la fonde �galement. Pour ce faire, il n'existe pas de philosophie africaine � la mani�re occidentale. En revanche, il existe des philosophies qu'il faut aller chercher dans l'essence des cultures africaines, dans la profondeur de ces mythes pour fonder La Philosophie africaine en tant qu'elle est l'expression, en son sommet, de l'ensemble des connaissances propres aux cultures africaines et des cr�ations originales des Africains.

A cet effet, deux perspectives se pr�sentent aux philosophes africains d'aujourd'hui (ce terme d�signant les auteurs d'essais critiques et d'ouvrages d'expression philosophique)�: d'abord, form�s � l'�cole occidentale dans les principes, la logique et la rationalit� de la philosophie sp�cifiquement occidentale, ils peuvent suivre, par des trait�s et des essais, comme leurs coll�gues de l'Occident, la progression, l'�volution et le mouvement g�n�ral des id�es et de la pens�e occidentales. Car ils ont les m�mes aptitudes � manier les concepts, ils ont acquis le pouvoir de se mouvoir avec aisance dans la rationalit� philosophique occidentale. L'exemple du philosophe Ghan�en du XVIIIe si�cle, Antoine Guillaume Amo, �lev� dans la culture allemande qui a �t� auteur d'�uvres philosophiques au m�me titre que les philosophes allemands de cette �poque, prouve bien que n'importe quel homme, originaire de n'importe quelle culture, form� dans les m�mes conditions, peut acc�der aux m�mes aptitudes, aux m�mes capacit�s de cr�ation ou d'invention.

Ensuite, et de fa�on plus int�ressante, ils peuvent s'immerger dans les profondeurs de leurs propres cultures d'o� ils tireront les fondements d'une philosophie vraie, r�elle et nouvelle. Ils peuvent enfin acheminer la philo-orthodoxie ou cette philosophie dite africaine que Hountondji appelle la "m�taphilosophie" vers son ach�vement toujours temporaire.

Pierre Bamony, f�vrier 2005


[1] � Dans ses Principes de la Philosophie, Descartes �crit pr�cis�ment ceci�: ��Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la m�taphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se r�duisent � trois principales, � savoir la m�decine, la m�canique et la morale, j�entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, pr�supposant une enti�re connaissance des autres sciences, est le dernier degr� de la sagesse�� (J. Vrin, p.42, Paris, 1965)

[2] � Il est vrai qu�au cours des ann�es 1970 des professeurs occidentaux, en particulier fran�ais, s'�tonnaient de voir des �tudiants africains pr�parer des dipl�mes en philosophie. Cela leur paraissait une ironie, un anachronisme puisqu'il est vrai aussi que le pr�jug� est fond� de nous attribuer des qualit�s et des aptitudes intellectuelles uniquement litt�raires.

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