La philosophie a-t-elle sa place dans la
r�flexion historique contemporaine ? Incontestablement, r�pond le philosophe
mexicain Leopoldo Zea, dont l��uvre contribue � forger une philosophie de l�Histoire
qui prend sa source en Am�rique latine pour rejoindre les grands courants de la
pens�e universelle.
Hommes et Faits�: Dans un monde o� les changements se
pr�cipitent, y a-t-il encore une place pour la r�flexion philosophique ?
Leopoldo Zea : Le sch�ma historique qui s'�tait
impos� � la fin de la Seconde Guerre mondiale s'est rompu en 1989. Les
changements extraordinaires qu'a connus l'Europe ces derniers mois marquent la
fin de l'apr�s-guerre. D�sormais, nous entrons dans une p�riode d'immense
r�flexion, o� l'Europe se r��difie et se cherche de nouvelles structures, mais
o� des r�gions comme l'Am�rique latine, l'Asie, l'Afrique doivent envisager de
nouvelles formes de rapports et d'int�gration avec le reste du monde. Plus que
jamais, la philosophie doit aider � penser ce monde unifi�, qui �merge d'un
monde divis�.
Beaucoup jugent la philosophie inutile, superflue, et
vont m�me jusqu'� l��liminer des programmes d'enseignement.
� La philosophie a toujours relev� le d�fi de la
r�alit�. De Platon, qui cherchait � r�soudre les probl�mes de la cit� grecque,
� saint Augustin, qui r�fl�chissait aux relations entre chr�tiens et pa�ens,
Kant qui m�ditait sur le sort de l'individu au sein de la modernit� et Hegel
qui �crivait l'Histoire � la lumi�re de la R�volution fran�aise, la philosophie
a toujours r�pondu � la probl�matique d'une �poque, d'un lieu donn�s. Elle est
une r�ponse possible aux interrogations de l'homme, sans lesquelles elle
n'aurait pas de raison d'�tre.
N'y aurait il donc pas de philosophie universelle ?
� L'essence de la r�flexion philosophique repose sur le
double principe du logos: la raison et la parole. Raisonner, c'est
appr�hender le monde ext�rieur pour le comprendre, tandis que la parole donne
le pouvoir de communiquer aux autres ce qui a �t� per�u. Pouvoir de comprendre
et de se faire comprendre par la communication. Communiquer pour que le
dialogue s'�largisse et se r�pande. C'est � partir de ce mouvement que l'on
peut parler d'universalit�; car les v�rit�s philosophiques ne sont pas d'embl�e
universelles. Elles ne le deviennent que dans la mesure o� elles sont
accessibles � d'autres. L'universalit� de la philosophie d�pend de la capacit�
des uns � communiquer et des autres � comprendre.
En 1986, au Congr�s international de philosophie tenu
� Montr�al (Canada), on en vint � la conclusion que l'universalit� de la
philosophie d�pendait de la capacit� des hommes � faire de la raison un
instrument de communication, de dialogue, d'�change d'exp�riences. Il fut
�galement dit qu'il n'existait pas de philosophie universelle mais des
philosophies concr�tes, qui s'universalisent dans la mesure o� elles sont
comprises par d'autres et o�, gr�ce � elles, il devient possible de comprendre
les autres.
Si l'on parle maintenant d'une philosophie vraiment
universelle, ce n'est pas parce que la nature de la philosophie a chang�, mais
parce que les probl�mes, pour la premi�re fois dans l'histoire de l'humanit�,
sont devenus universels. Etant donn� que certains probl�mes affectent de la
m�me mani�re tous les �tres humains, par-del� leurs diff�rences et leurs
exp�riences propres, les r�ponses de la philosophie acqui�rent une port�e
universelle. Mais il s'agit toujours d'une universalit� concr�te: celle qui
part du r�el pour r�soudre les probl�mes de l'homme en situation.
Quelles sont les priorit�s d'une telle r�flexion
universaliste concr�te ?
� Il s'agit d'abord de d�finir des modes de comportement et
de participation dans un monde en gestation. L'ampleur plan�taire des
probl�mes pose en priorit� la question du comportement, non seulement des
individus, mais des peuples et des nations. Nous refusons que d'autres - blocs,
gouvernements, id�ologies - d�cident � notre place; cela suppose que nous
assumions une grande part de responsabilit� dans l'action et que nous
choisissions de nouvelles formes de participation. Aux rapports verticaux de
domination, donc de d�pendance, doivent se substituer des liens horizontaux de
solidarit�. D'o� un d�sir croissant de participation de la part des individus,
des minorit�s, d'entit�s culturelles diverses.
Tous veulent participer � la red�finition du monde
qui �merge � et o� il ne suffira plus de parler, comme on le fait aujourd'hui,
de maison commune europ�enne. Nous savons d�sormais que notre plan�te est une
et, pour la premi�re fois, r�ellement universelle. C'est d�sormais � la maison
commune de l'humanit� que nous devons penser.
Dans ce contexte universaliste, la philosophie, en
tant que discipline, trouve-t-elle de nouvelles orientations ?
� Dans de nombreux pays, on assiste au renversement du
courant qui faisait de l'instrument de la philosophie � la logique � sa
finalit� m�me. Il est d�sormais admis que la logique n'est qu'un moyen de
conna�tre en vue d'agir. Plus cette logique instrumentale s'affinera, mieux
cela vaudra. Mais l'essentiel est de parvenir � conna�tre la r�alit� pour]a
changer. Voil� toute la question. En aucun cas on ne doit penser que la logique
est, en soi, le but de la philosophie.
On peut donc parler d'un retour aux pr�occupations
originelles de la philosophie : comment conna�tre le r�el et agir sur lui. Les
philosophes grecs ne se sont jamais souci�s de savoir si leur philosophie �tait
universelle. Et pourtant, elle l'�tait dans la mesure o� elle apportait des
r�ponses qui allaient se r�v�ler valables pour d'autres, dans des circonstances
analogues.
Ce nouveau r�alisme�
philosophique r�pond visiblement � des pr�occupations d'ordre �thique.
Comment peut-on concilier �thique et pragmatisme�?
� Beaucoup de philosophes ont renonc� � l'analyse neutre du
langage moral et se montrent insatisfaits des construc�tions abstraites vers
lesquelles se sont orient�s nombre de leurs contemporains. Ce qui importe
d�sormais, je l'ai dit, ce sont les probl�mes concrets des �tres humains. Les
philosophes ont un r�le � jouer dans la critique des mythes de la soci�t�
contemporaine, l'identification des probl�mes �thiques, la d�finition des
principes fondamentaux, la r�actualisation des questions essentielles.
La r�flexion �thique porte sur les probl�mes de
l'homme et de la soci�t�. Les philosophes s'investissent dans la d�on�tologie
m�dicale, la dissuasion nucl�aire, la d�mocratie ou la justice �conomique. Dans
une soci�t� d�mocratique, il faut que la r�flexion morale soit partag�e de la
mani�re la plus large. Etant donn� l'interd�pendance croissante du monde
actuel, il faut que s'�tablisse une sorte de consensus �thique entre tous les
peuples contraints de partager un destin plan�taire commun.
Dans cet ordre d'id�es, peut-on parler d'un
souci �thico-philosophique de l'environnement ?
�
Selon l'historien Arnold Toynbee, I'Occident a toujours
consid�r� les hommes, au m�me titre que la flore et la faune, comme des objets
d'exploitation. On retrouve ce sch�ma dans l'attitude des pays d�velopp�s, qui
veulent imposer leurs r�gles �cologiques au tiers monde au m�pris des int�r�ts
de ceux qui y vivent. On pr�tend arr�ter la destruction de la nature avec
l'autorit� qu'on mettait autrefois � encourager cette destruction - sans se
pr�occuper des hommes que l'on condamne ainsi au sous-d�veloppement au nom du
sauvetage de l'environnement. Seul un consensus �thique peut permettre un
r�ajustement qui ne voue pas certains peuples � une pauvret� sans rem�de. La philosophie
peut contribuer � ce r��quilibrage universel et, par l�, � ce qu'un accord
intervienne sur la r�partition de la richesse acquise.
Pourrait-on penser, comme pour la science, �
une philosophie appliqu�e ?
� La philosophie est tourn�e vers l'action � Marx
n'est pas le seul � l'avoir pressenti. Il s'agit de penser, mais aussi d'agir
conform�ment � ce que l'on pense. Philosopher n'est pas un exercice
d'abstraction qui s'arr�te � la parole car, si j'ai un probl�me et j'y
r�fl�chis, c'est bien en vue de le r�soudre et, pour cela, il faut que
j'agisse. Par ailleurs, le fait m�me de penser suppose que l'on a la capacit�
d'orienter l'action.
Il existe en Am�rique latine une longue tradition
philosophique qui s'adresse aux probl�mes de la r�gion. D�j�, en 1842, �
Montevideo (Uruguay), l'Argentin Juan Bautista Alberdi envisageait d'engager
une r�flexion philosophique proprement am�ricaine, � partir des n�cessit� du
continent. Quels sont les probl�mes que l'Am�rique est appel�e � se poser et �
r�soudre en ce moment�? se demandait-il. Ces probl�mes n'�taient autres
que la libert�, les droits fondamentaux, l'ordre social et politique. La
philosophie devait donc �tre synth�tique et organique dans sa m�thode, positive
et r�aliste dans sa d�marche, r�publicaine dans son esprit et sa finalit�. Ce
savoir pratique supposait un certain degr� de participation du philosophe dans
la vie sociale et politique. C'est, tranchait Alberdi, le devoir de tout homme
de bien qui, de par son �tat ou sa capacit�, peut exercer une quelconque
influence, de s'occuper des affaires de son pays.
Est-ce � dire que la philosophie est appel�e �
�tre plus op�rationnelle dans les pays en d�veloppement ?
� Nos peuples ont d'�normes probl�mes � r�soudre -
probl�mes d'identit�, de d�pendance. La philosophie est un outil unique pour
les affronter et tenter de leur trouver une solution. Mais ces probl�mes ne
peuvent pas �tre cern�s � partir de nos seuls rep�res. C'est pourquoi nous
devons �tre ouverts au reste du monde.
En ce sens, le dialogue entre le Nord et le Sud doit
�tre maintenu pour d�finir ce que nous appelons l'�thique du d�veloppement. Le
traitement des questions �thiques que soul�ve le d�veloppement est devenu
indispensable.
Est-ce dans cet esprit que dans un livre r�cent
(Discurso desde la
marginaci�n y la barbarie, ��Discours de la marginalit�
et de la barbarie��, vous proposez une r�flexion philosophique sur
l'histoire universelle ?
� Une meilleure connaissance des autres r�gions du
monde peut nous aider � prendre conscience de la d�pendance dans laquelle nous
vivons, � comprendre ce qui fait notre originalit�, ainsi que notre situation
par rapport aux autres. Si nous avons commenc� par imiter des mod�les
�trangers, c'est pour instrumentaliser la philosophie europ�enne et la mettre
au service de nos besoins. Et nous l'avons fait d�lib�r�ment: il aurait �t�
absurde de nier que la culture occidentale a cr�� des outils conceptuels
applicables � notre r�alit�. De la sorte, nous avons assimil� le pass� dans sa
dimension dialectique, assumant ce que l'histoire avait de bon et de mauvais,
pour en conserver ce que nous estimions valable et modifier ce qui, � nos yeux,
ne l'�tait pas. Telle est, me semble-t-il, l'une des responsabilit�s des
philosophes de la r�gion: traduire et adapter � notre propre r�alit� ce qui
nous vient d'ailleurs et peut n�anmoins nous �tre utile.
Cependant, l'Am�rique latine s'est obstin�e � fermer
les yeux sur sa propre r�alit�, allant m�me jusqu'� exclure son pass� indig�ne
ou ib�rique, affectant de l'ignorer parce que elle le jugeait impropre et
�tranger � elle. Mais ignorer son histoire, c'est se priver d'une exp�rience
sans laquelle on ne peut atteindre � la maturit�, � la responsabilit�.
Cela dit, la pens�e latino-am�ricaine ne s'est pas
arr�t�e aux probl�mes de la r�gion; elle a contribu� � une philosophie
proprement am�ricaine, � une perception de la r�alit� et des probl�mes du monde
d'un point de vue am�ricain. Discurso desde la marginacion y la barbarie se
veut un livre sur la philosophie de l'histoire, �crit dans une perspective qui
ne serait pas europ�enne, eurocentriste.
Pourquoi, en effet, la philosophie ne se donnerait‑elle
pas un autre centre de conscience que l'Europe ? C'est ce que j'ai fait, pour
interpr�ter, non la seule histoire de l'Am�rique, mais celle des peuples
non-am�ricains. J'ai d�lib�r�ment choisi des peuples europ�ens en marge de
l'histoire, des barbares selon la notion classique, comme le sont l'Espagne et
le Portugal � l'extr�me ouest et, � l'autre bout de l'Europe, la Russie. Il est
int�ressant de voir, � pr�sent, ces peuples historiquement marginaux jouer un
r�le important dans la recomposition du monde.
Dans ce monde unifi� et interd�pendant on assiste
aussi au r�veil des particularismes, � la revendication d'identit�s nationales
asservies, � la multiplication des rivalit�s ethniques.
� Il est �vident que la conqu�te de la libert� comporte des
risques, et doit �tre soumise au doute m�thodique: jusqu'o� la libert�
peut-elle aller ? Le monde doit �viter l'atomisation, la tribalisation o� les
nationalismes, voire les r�gionalismes exacerb�s peuvent l'entra�ner. Si l'on
suscite des comportements et des modes de participation fond�s sur le respect
d'autrui, dans la mesure m�me ou autrui nous res�pecte, on peut imaginer
l'av�nement d'une sorte de f�d�ration mondiale o� les rapports seraient
solidaires et horizontaux, o� l'on rechercherait ensemble la solution aux
probl�mes communs. Si je comprends mon prochain en ce qui le distingue de moi
et s'il me comprend de la m�me fa�on, nous pouvons dialoguer, collaborer, nous
mettre d'accord sans perdre une identit� � laquelle nous ne saurions renoncer,
b�tir cette maison commune de l'homme o� nous sommes condamn�s � vivre
ensemble.
Par ailleurs, en Am�rique, nous poss�dons une
exp�rience que nous pouvons offrir au monde : l'aptitude au m�tissage. Les
Espagnols nous ont l�gu� un sens extraordinaire de la convivialit� entre les
peuples, les religions, les cultures, mais c'est l'Am�rique elle-m�me qui a �t�
le grand creuset du m�tissage. C�est la cause pour laquelle plaidait l'�crivain
mexicain Jos� Vasconoelos apporte un message d'int�gration et de donner �
r�fl�chir aux x�nophobes et aux nationalistes de toutes origines. La
philosophie a une t�che claire et pr�cise � remplir, pour �viter que ne se
cr�ent dans les nouveaux espaces de libert� des blocs imperm�ables,
autosuffisants et auto-satisfaits.
Si un mur est tomb� � le mur qui emp�chait les
uns de sortir, le mur de Berlin, �vitons que ne se dressent de nouveaux
murs pour emp�cher les autres d'entrer � les barri�res douani�res que les
pays d�velopp�s �l�vent en d�fense de leur bien-�tre.
�
Dans un monde qui devrait tendre vers le consensus
�thique que vous pr�conisez, comment int�grer la r�surgence du sentiment
religieux ?�
� Le sentiment religieux, dans la mesure o� il m'aide � com�prendre
l'autre, et l'autre � me comprendre, peut donner une dimension spirituelle
importante � la t�che philosophique. Ce qu'il faut rejeter, c'est la religion
qui vous enferme dans le monde clos d'une certaine foi, sans concession ni tol�rance
� l'�gard d'autres croyances, une foi qui m�ne aux conflits religieux, � ces
guerres saintes dont l'histoire de I'humanit� semble vouloir se d�livrer. De
m�me que la philosophie tourne parfois � l'id�ologie et devient un frein pour
la pens�e, il faut �viter l'obstacle que peut constituer l'intransigeance
religieuse. Le ma�tre mot est la tol�rance: il faut respecter l'autre dans sa
diff�rence, pour que l'autre respecte la mienne.
Dans un monde qui tend � devenir unique, et o� les
probl�mes sont globaux, il est important de pouvoir r�affirmer nos diff�rences,
ce qui nous singularise, nous distingue les uns des autres, mais dans le
respect de ce qui n'est pas pareil, et qui est pourtant �gal � nous. Sans
oublier que l'�galit�, pour ne pas dire l'�galitarisme, peut devenir aussi un
moyen de domination. Aujourd'hui, l'important c'est de pouvoir �tre diff�rents
dans l'�galit�, de pouvoir �tre tous �gaux devant la diff�rence, si je puis me
permettre ce jeu de mots.
�
Comment situer, ici, la libert� ?
� La libert� est une valeur qui ne peut se rapporter
qu'� des individus physiques. Sinon, elle devient une abstraction et, il est bon
de le rappeler, la libert� abstraite n'existe pas. On ne saurait d�fendre
l'id�e de libert� dans l'absolu, c'est-�-dire, au fond, une libert�
irresponsable, mais, au contraire, une libert� responsable, consciente.
L'homme libre doit �tre responsable. L'homme n'a pas
le droit mais le devoir d'�tre libre : c'est cela, �tre responsable. L'exercice
de la libert� implique une responsabilit�. Responsabilit� qui se situe sur le
plan du devoir �tre, dans le domaine moral. La libert� est un engagement; je
suis libre, mais j'ai aussi un engagement vis-�-vis de la libert� d'autrui.
Ce rapport complexe entre situation d'engagement,
responsabilit� et libert�, que met en �vidence toute votre �uvre
philosophique, est fond� sur les relations r�ciproques de l�homme et de la
soci�t�. La tentation de proposer des mod�les de libert� pour r�glementer ces
relations n'est-elle pas grande ?
� On ne saurait en aucun cas parler de mod�les �
suivre dans le domaine de la libert�, car, pour la libert�, il ne peut y avoir
de mod�les ni d'arch�types. Ce sont les mod�les qui finissent par imposer de
nouvelles subordinations. Accepter un mod�le, c'est d�j� accepter une
contrainte.
Leopoldo Zea, entretien avec
Hommes et Faits, directeur de la publication : Illel Kieser Ibn 'l Baz, le
20/10/1991
�