Variations sur l'anima  

 

Illel Kieser 'l Baz

 

L'anima, fantaisies

 

L’Anima, selon certains, est la part féminine de l'homme, c'est aussi la vie en lui. Nous ne serions pas seulement homme ou femme mais traversés par des formes diverses. L’Anima en est une, si bien confondue avec la femme que les romans, les récits historiques, les contes semblent évoquer la femme alors qu’il ne s’agit que d’une projection de la pensée au masculin, voile posé sur le regard et qui confond l’Anima et la femme. Ainsi naissent les légendes. On nous a dit que la première femme avait été Eve, le premier homme Adam. Il paraît évident qu’il ne s’agit que d’un mythe. D’autant plus que, selon ces mêmes légendes, la première Anima fut Lilith, première épouse d'Adam, celle qu'il répudia car elle refusait de se soumettre en revendiquant l’égalité. YHVH – qui semble avoir très tôt aimé l’ordre – sur la demande de ce mari offensé la condamna à errer dans les portions infernales de l'univers. Elle épousa par la suite un démon. Et YHVH créa Eve ou Zoé d’une partie – une côte – d’Adam.

Il ne faut donc pas oublier que la vie est ambivalente. Chez certains hommes, la présence de la vie, loin d'apporter paix, harmonie et bonheur est au contraire une cruelle blessure. C'est surprenant pour nos mentalités mais tout à fait réel psychologiquement. Ne pensons pas que ces hommes là se comportent comme des fous ou des marginaux. Ce sont des êtres que l'on rencontre partout. Si la présence de l'Anima est universelle, elle est attestée dans toutes les cultures soit comme la première épouse de l'homme soit sous des formes moins humanoïdes, ses qualités et particularités demeurent fluctuantes et liées à la culture et au climat. L'Anima, comme double symétrique inverse – au sens mathématique – aura des traits le plus souvent complémentaires à ceux de la conscience – masculine. C'est une loi générale et grossière mais elle s'avère fiable jusqu'à certains points. Donc, notre culture essentiellement intellectuelle, et dont presque toutes les valeurs reposent sur la prééminence de la conscience et de la raison sécrétera une Anima le plus souvent sentimentale, nostalgique, conservatrice et irrationnelle. C'est une caractéristique générale, mais il convient de ne pas être esclave de ce cliché si l'homme que l'on a en face de soi possède des qualités psychologiques tout à fait singulière par rapport à la grande théorie de ses semblables.

Cela introduit une sorte de vision dialectique, mouvante de la notion d'Anima. Il n'y a pas d'Anima dans l'absolu. Pour que l'on puisse parler d'Anima il convient qu'il y ait au préalable une instance dont elle serait le double symétrique inversé. Cette instance sur laquelle se penchent toutes les psychologies est appelée le Moi par Jung. Freud a aussi parler du Moi mais pas de la même manière et nous préférons adopter celle de Jung, non par fidélité à son génie ni à sa théorie, mais parce que sa conception est très opérationnelle. Psychologiquement il semble bien que les choses se passent dans la psyché de l'homme comme Jung le disait. Ainsi l'Anima se meut en correspondance avec le Moi lequel lui est lié, plus ou moins soumis, plus ou moins hostile. Leur relation n'est pas toujours belle et grandiose comme une histoire d'amour. Entre eux deux, ce n'est bien souvent que haine, ressentiment et désir de vengeance – ça dure depuis la création, c’est dire la masse des rancœurs accumulées. C'est parfois l'ignorance la plus totale entre l'un et l'autre. Et ce qui se joue au dedans de l'homme est le plus souvent évacué à l'extérieur par projection sur des femmes, des mères, des épouses...

 

Prenons l'exemple d'un homme distingué, cadre supérieur de son métier, aimable avec ses collaborateurs, très aimé de ses subordonnés et apprécié de la hiérarchie. Premier tableau.

Le voilà dans un embouteillage. Pendant quelque temps rien ne se passe, d’ailleurs ce n'est pas nécessaire, l’action n’a pas commencé. Le temps passe... L'embouteillage persistant, ce monsieur très digne prend conscience qu'il risque de rater son rendez-vous avec un collègue étranger. Très subtilement le monsieur distingué se mue en une personne plus féroce. Sa conduite est juste un peu plus heurtée. Rien que de très normal puisqu'il est en retard... Tout s'explique ! Même le piéton qui vient de jouer au toréador avec la voiture. Il n'avait pas besoin de traverser au vert. C'est normal et ça colle avec la réalité.

Deuxième tableau, ce n'est plus tout à fait le même homme.

L'embouteillage persiste comme un vieille poisse, une calamité du ciel. Pardon, de la société, avec les bagnoles, le bruit, le béton... Mon dieu que la vie est dure parfois ! Le monsieur très distingué se transforme peu à peu en un homme plus soucieux, le voilà tendu, triste ou hargneux.

Cela dépend en fait de son histoire, mais ces changements subtils montrent une poussée très forte de l'Anima avec une cohorte de démons à ses trousses et qui profiteront de la brèche ainsi offerte pour s'engouffrer dans la citadelle de la conscience pour la livrer au pillage de ces vilains sentiments que sont la rage et la jalousie. Selon les circonstances cela peut aller plus loin.

Maintenant ce monsieur très digne s’en prend à une automobiliste par trop audacieuse... Il l’insulte. Il la traite de vous savez quoi.

Voilà, l’actrice principale vient d’entrer en jeu !

N'attendez pas que ce monsieur se transforme immédiatement en sauvage. Vous avez trop lu la littérature psychologique. La culture occidentale est extrêmement complexe, les mécanismes de défenses aussi. On ne perd pas son vernis du jour au lendemain. La raison en est simple et immédiate. Il y belle lurette que le monsieur en question s'est mis à l'abri des éraflures qui pourraient être faites à sa dignité. Toute sa vie même est bâtie autour d'un garage pour une si belle carrosserie.

C'est cela le danger. Des êtres comme lui, le monsieur très digne, ne se transforment en sauvages que dans les recoins les plus obscurs de leur vie ou de l'histoire d'une société. Là où il ne risque pas d'y avoir de témoin. Nous avons eu la malencontreuse idée de rencontrer un jour ce type de « sauvageonne » inculte et barbare, transformée en tigresse.

Nous nous promenions agréablement dans un bois de la vallée de Chevreuse lorsque nous crûmes voir plus loin dans le bois des silhouettes armées. Intrigué nous avons suivi ces ombres pendant un temps très long afin de bien constater qu'il s'agissait de braconniers à la recherche de cerfs qui pullulent à cet endroit. Mais les braconniers ne sont plus les pauvres hères d'antan. Ce sont en général des individus qui prennent le risque de la prison pour le plaisir de tuer... une bête. Leur équipement est très sophistiqué et il opèrent avec des moyens de commando. Ce sont souvent des messieurs très dignes. Ceux-là en étaient sûrement. Et leur dignité urbaine devait être en proportion de l'application qu'ils mirent à nous poursuivre à travers bois, une nuit durant, balles traçantes à l'appui. Nous dûmes notre salut à la connaissance que nous avions des bois et en nous barricadant dans un gîte de bûcherons. On sait que ces gens là n'hésitent pas à tuer celui qui les surprend car le risque pour eux est énorme. Est-ce si exceptionnel que cela ? En fait non ! Les conditions sont réunies pour qu’un scénario dramatique se déroule. Il fait nuit, nous sommes loin de tous regards indiscrets, le rapport de force est en faveur du fauve qui vient d’être lâché.

A la faveur d'un événement qui menace la stabilité de l'individu/homme et la vigilance de la conscience, l’Anima s’échappe. L’animal est très habile pour percevoir et exploiter les défauts de son gardien.

Tenez, prenons une dispute dans un couple, cela commence le plus souvent sur une futilité, la couleur du beurre ou autre chose du même genre. Rien de bien extraordinaire, puis un mot, un seul mot et les fauves sont lâchés… Il faut appeler les gendarmes ! C’est que, à court d’arguments, la femme lâche son Animus ! Dès lors, le monsieur très digne se sent obligé de libérer son propre fauve.

Et les exercices qui sont proposés à certains cadres dans les entreprises, loin de favoriser l'épanouissement de ceux-ci contribuent au contraire à une meilleure assise du Moi, donc à une menace plus grande pour la psyché. Ces hommes tiendront tant qu'ils seront au sein rassurant d'un groupe ou d'une entreprise, dès qu'une menace apparaîtra ils seront soumis à la mélancolie, à la violence ou à la maladie à des troubles d’humeur – très féminin ça ! –.

Les pires ingrédients pour ce type d'individus, ce sont l'éducation, les habitudes de la vie. Les risques sont fatalement exclus d'une vie qui doit se dérouler autour d'un microcosme dans lequel chaque chose a une place repérée et balisée.

Bien entendu, la plupart des occidentaux vivant hors de toute forme de dangers, perclus d'habitudes, ne risquent de rencontrer leur double féminin et sauvage que dans des circonstances fortuites. La plupart du temps, la déesse Raison tient lieu de rempart, d'hygiène de vie et d'idéal.

Mais hors des habitudes, attention, danger !

Dès que l'individu se met en mouvement, d'une manière ou d'une autre « il prend des risques », il va vers Zoé, il court à la rencontre de la vie. Ceux qui demeurent dans le ventre de leurs habitudes n'ont pas quitté le cercle magique de la mère. Ceux-là ne vivent que de la vie de leur mère, leur mère-Nation, leur mère-entreprise... Le monsieur très digne de notre embouteillage ne rencontrera-t-il peut-être jamais l'Anima, peut-être ne sortira-t-il jamais de ses gonds car il a peur ?

Beaucoup d'êtres que nous rencontrons sont sidérées par la peur, une peur qui les cloue sur le rail de la normalité, en dépit des désirs d'évasion et de risque qui les habitent parfois d'une manière si fugace qu'il ne savent dire s'il en ont rêvé ou pas.

Tout juste se risquent-ils à quelque aventure durant un bref séjour dans un club de vacances pour Occidentaux en mal de safari ou bien à la faveur d’une partouze qui restera secrète. Le sexe est un excellent promoteur pour terre d’aventures, mais chacun sait qu’il demeure caché.

L'Anima, comme symétrique inverse du petit Moi, soumet celui-ci à toutes sortes de risques quand l'aventure de la vie se tente. Et à notre époque, dans nos sociétés, prendre des risques, c'est le plus souvent, au travers d'un thérapie de profondeur, aller au devant de ses monstres intérieurs. L'homme ne risque plus rien ailleurs... si, dans la maladie !

Retenons que l'Anima apparaît rarement sous une forme positive. Elle est en effet si bien refoulée dans un environnement rationnel, suffisant et terriblement normalisant qu'elle ne peut être qu'un véritable monstre primitif. Nos sociétés si bien organisées courent ce risque de voir naître des flambées de violence qui seraient la manifestation collective de l'Anima refoulée. Nous pensons même que la violence des fondamentalismes variés est dû à l'émergence de cette Anima négative, nostalgique, dangereusement religieuse et violemment offensive. Une telle Anima compense la pression exercée sur toute forme de mystère, de créativité individuelle et de conscience de soi. Parce que l'homme a peur du futur dans une société qui se complexifie, les valeurs rationnelles, par leur cohérence totalisante, constituent une sorte de refuge et de sécurité. Il est souvent difficile de ne pas sombrer dans l'illusion de ces sauvegardes rationnelles. Dès lors l'anima se « constelle » en un monstre irrationnel, versatile et dangereux. L'homme de science cherchera à aliéner une si difficile force intérieure, à moins qu'il n'épouse une femme qui représente ce type de « monstruosité » ignorante – à lui la puissance et la logique, à elle le poids de l'ignorance. A eux deux ils feront une totalité. Ils y seront totalement aliénés.

A notre époque marquée par le progrès et la science, l'irrationnel revêt un caractère religieux et rétrograde.

Cela condamne-t-il toute forme de religiosité ?

 

Ainsi le monsieur très digne ne devenait un dangereux énergumène que dans des circonstances inopinées. Le reste du temps il pourra se livrer sans trop de danger – si l'on exclut les provocateurs, Rushdie, Scorcèse... – à ses passe-temps favoris, du terrain de golf à l'Église en passant par le cabinet d'un astrologue. Il accomplira toutes ces dévotions fétichistes avec ferveur sans avoir tout à fait conscience que ce faisant, il régresse complètement. Tant que cela ne lèse pas trop l'édifice conscient, rien ne se passe vraiment. On a même plutôt l'impression que faire du sport, renouer avec la prière, militer pour le tiers monde... est une manière d'apporter à sa vie l'Anima qui lui manque. L'homme ne se rend pas compte qu'il n'a pas quitté le giron de sa mère – habitudes, suffisance et bonne conscience – car en fait il ne court aucun risque et n'en fait courir aucun à son environnement.

Et si cela doit se passer, nous l’avons vu, il contrôlera avec vigilance des incursions furtives dans la caverne du monstre, prenant, par exemple, une maîtresse qu’il quittera dès que les exigences de cette dernière deviendront trop pressantes…

Même l'amour, si dangereux pour les hommes qu'il jette maladroitement dans les bras tendres de celles qui deviennent plus loin des égéries, n'est plus un risque.

Alors la vie n'existe-t-elle que dans les cabinets des thérapeutes ? Nous sommes loin de le penser.

 

Zoé s'est réfugiée dans le Corps, au plus profond de l'être, dans les mécanismes hormonaux, les circuits archaïques de la régulations endocrinienne et le système neuro-végétatif. Zoé guette comme la mère faucheuse, cette vieille compagne de l'homme, la Mort.

Zoé se tapit au fond du corps, là où la raison n'a plus cours, là où la technique et la science ne peuvent plus rien, avouant leur ignorance. A l’éechelle d’une société, vous savez ce que cela donne, de formidables moyens mis au service de la prévention de toute atteinte virale, même les plus anodines. Tout doit être propre et lisse ! Le moindre interstice risque de voir pénétrer la Bête !

Quand l'homme n'a pris aucun risque susceptible de le jeter dans les bras de la vie, c'est la maladie qui joue ce rôle paradoxal de recours du vivant en soi. Tout se passe parfois comme si la vie n'avait plus d'autre possibilité que de se montrer si cruelle qu'elle ressemble à la mort. Cette inversion renvoie en fait à un immense refoulement de l'Anima. A trop se défendre, la vie frappe en touchant les mécanismes de défense gisant au plus secret de l'être. De plus en plus les médecins inclinent à penser que même le cancer serait dû à une atteinte des systèmes immunitaires ce qui les pousse à croire à une contamination possible.

Cette forme d'Anima si proche de la mort n'est pas le privilège d'une société que l'on dit décadente et vouée à la barbarie. Déjà Ulysse savait la repérer et même en déjouer les pièges. Elle est si fascinante qu'il est difficile de s'extraire de l'illusion qu'elle provoque. L'homme la suit avec la certitude d'aller vers la lumière pendant qu'elle le conduit vers l'inconscience ou la mort, ce qui, du point de vue humain revient un peu au même.

Dans les récits, les contes et légendes cette Anima est représentée par un être qui n'est ni humain ni tout à fait bestial. C'est une sirène, une ondine, une nymphe ou une fée douée de pouvoir de métamorphose.

Il y a des formes d'Anima encore plus archaïques, plus animales et dignes de figurer dans un musée des horreurs. Les rêves des criminels nazis emprisonnés devaient en être meublés. Mais l'homme du commun peut aussi parfois se retrouver à devoir gérer les impulsions venues de telles monstruosités. Ces monstres là figurent une réalité psychique intérieure qui n'est pas l'apanage des seuls psychopathes. Ces figures psychiques entraînent le plus souvent le petit Moi vers l'abîme à moins qu'il ne soit suffisamment puissant pour les affronter dans un combat singulier. Dans leur illustration des figures de métamorphoses de la psyché les tantristes évoquaient une lutte sans merci avec un monstre féminin et terriblement sensuel.

Ce combat représente l'effort de la conscience pour maîtriser des forces aussi puissantes qu'elles sont archaïques afin de les mettre au service de la civilisation. Loin de devoir les refouler, il nous faut, nous hommes, domestiquer ces forces au terme d'un combat qui grandit notre conscience.

L'Anima élémentaire dont il a été question ici peut aussi bien se présenter sous forme d'un serpent que d'un animal féroce, cela dépendra du contexte et des figures représentatives de l’imaginaire. L’assujettissement de la conscience à ces formes d'Anima livre la conscience à la destruction.

Mais plus loin que ce caractère destructeur il existe un principe qui accompagnent ces êtres élémentaires. C'est le désir, l'élan vers les autres, le monde et la vie. Et c'est ainsi que paradoxalement ces êtres de mort confèrent un savoir profond. Ainsi s'exprime le paradoxe de la vie. Et c'est aussi pourquoi nous devons nous méfier des cadres idéologiques qui nous servent une Anima sur mesure.

A l'opposé de ces images terribles de la vie qui nous ronge, dans la conscience populaire il y a la Muse. Nous voilà en terrain connu. Elle inspire le poète, fait rêver le jeune homme. Plus que les êtres ambivalents évoqués plus haut la Muse figure le mouvement de l'Eros. On retient d'elle la sensualité, les rondeurs nacrées ou bronzées, c'est selon, mais toujours elle figure le bel aspect d'Eros. Pourtant nombre de poètes et de créateurs ont souligné le caractère dévorateur de leur Muse. Qui connaît les affres de la création, le doute intérieur ne peut plus être aveugle au point de n'y voir que la sensualité. Et si les romantiques ont tant dépeint celle-ci n'est-ce pas parce que la mort les fascinaient avant tout ? Pourtant, plus que les êtres élémentaires et grossiers, la Muse figure la sagesse du savoir attaché à l'Anima. Science cruelle, fascinante et pleine de cette vivacité de la nature en nous. Un homme qui serait possédé par cette sorte d'Anima pourrait soit refouler totalement son affectivité, par la peur que celle-ci lui inspire, soit au contraire lui donner vie par une sorte de quête vers des sciences occultes, ou religieuses mais toujours sous l'angle du despotisme et du dogmatisme.

C'est à dire qu'il faut avant tout, d'une façon ou d'une autre, entamer le dialogue avec ces énergies qui gisent au fond de nous, hommes. Dialoguer c’est leur permettre de parvenir à la conscience qu’elles enrichissent alors. Vouloir maîtriser ces forces est illusoire, autant que de vouloir canaliser les laves d’un volcan. Notre époque voit progresser considérablement les « possessions » par ce type d'Anima chez des hommes dignes qui, parallèlement à leur endoctrinement, développent une rationalité sans faille, une bonne conscience à toute épreuve. Ils ont une terrible puissance derrière eux.

Et nous en arrivons maintenant à une dernière représentation de l'Anima. Celle-ci est figurée sous les traits d'une déesse. Dans les rêves ce peut-être plutôt une géante ou une femme douée d'un pouvoir gigantesque. Nous sommes dès lors en contact avec un « archétype ». Les légendes de tous les pays racontent ce qu'il advient de l’impudent qui ose approcher la déesse, la regarder voire toucher un seul morceau de sa robe – si elle est habillée bien sûr.

Héros ou fou ! Un homme qui serait l’espace d’un instant en contact avec ce type d'Anima présenterait un mélange étrange de pouvoir de fascination, de puissance et de fragilité inquiète. L'homme tirerait son pouvoir de la fascination et de la puissance que lui confère la présence de cette énergie. Mais le petit Moi, menacé d'être à tout moment débordé par le flot des puissances de l'Inconscient, vivrait sur un lit d’inquiétude constante. Il lui faudrait alors se réfugier dans un environnement qui lui renvoie constamment une image forte et sereine. Les gourous, les tyrans, vous connaissez ?

On ne vit pas tranquillement en présence constante des forces sauvages de la nature. Les criminels nazis durent connaître ce genre de tourments après avoir connus ceux de la puissance – tout au moins pour ceux qui avaient gardé un semblant de conscience. Les autres, il en existe encore, sont des êtres qui n'ont plus d'humains que l'apparence car leur conscience a été submergée par des flots d'une puissance inouïe.

Nous avons connu personnellement un dignitaire algérien, membre du FLN. Cette homme eut à gérer une ville entière et il s'acquitta de sa mandature sans trop de problème. Mais vint le moment où le souvenir de crimes étranges vint le hanter. Durant la guerre de révolution cette homme avait froidement massacré sa famille. Nous savons que ce fut un crime perpétré sous l'égide d'une très violente colère qui n'avait rien à voir avec l'honneur de la guerre. Son père, en fait, l'avait offensé pour une faute personnelle. Il tira une certaine gloire politique de cet épisode et il sut l'exploiter puisqu'il eut de très hautes responsabilités. Mais ce qui fait la naissance d'un pays participe d'un effort de civilisation et non du meurtre et de la folie. Quand la paix vint, qu'il fut de moins en moins question des hauts faits de la guerre, les débordements humains autorisés par la guerre ne furent plus tolérés, la puissance de la déesse – qui s’associait aux nécessités politiques du moment – le quitta et il perdit le contact avec la réalité de façon très progressive jusqu'à devenir dément. Nous l'avons revu à une époque où le crime revenait le hanter. Son regard avait déjà la qualité de ceux qui ont décollé de la réalité. Il n'arrêtait pas de parler de son éclat héroïque comme pour retenir magiquement la force de l'Anima qui le quittait, se rabattant comme pour le sauvegarder à la gloire collective. Il fut abattu lors d'un dernier accès de démence.

Un homme et son anima

 

ANI-MAL – ENTENDU

Un essai classique

 

L'Anima est la part féminine de l'homme. L'Animus est la part masculine de la femme. L'inconscient est bipolaire et se constitue autrement que comme le réceptacle des choses dont la conscience ne veut plus. Tels sont les aphorismes qui fondent la topographie psychique selon les continuateurs de Jung en France. Mais le malentendu commence là.

L'Anima renvoie au féminin donc à la femme... puisque la femme est la part féminine de ce monde. C'est une tautologie.

Chacun aveuglément, emplit la définition de l'Anima selon cette idée simple, directe et générale. L'Anima serait donc le sentiment, la douceur, la tendresse, tout ce que la femme serait si volontiers, instinctivement. Cette symétrie, mathématique par sa simplicité, finit par inquiéter et faire douter de la véracité de sa portée. Les idées géniales sont bien moins simples et beaucoup plus fourbes. Elles prennent la logique de vitesse.

Si, depuis la naissance de cette conception bipolaire de la psyché, quelques générations de psychothérapeutes se sont échinés à en comprendre la portée, le mystère demeure, bouclé dans la prison de la dualité. A vouloir scier les barreaux, on finit ainsi par les lustrer. L'éclat du métal carcéral remplace celui des horizons de la liberté.

Rien de l'Anima ne peut vraiment s'expliquer par le féminin ni de l'animus par le masculin ! La raison en est simple : on ne connaît de l'un et l'autre que leurs rapports ponctuels d'écrasement au profit d'une seule qualité de masculin, celle que nous confondons le plus souvent avec l'homme ; pas grand chose donc !

Du féminin, nous connaissons par conséquent celui qui, soumis à son maître, forme avec lui le couple qu'on lui connaît, celui des lendemains de roman rose s'étiolant dans la grisaille quotidienne. Pour le reste, seuls sont entr’aperçus des phénomènes déclenchés par celle qui demeure enfermée dans une prison obscure. Toute une part du féminin de la femme mais aussi le féminin de l'homme demeurent dans l'ombre soumis au poids des verrous de la conscience dominatrice qui s'en méfie et refuse leur actualisation. L'Anima qui se rebiffe est en générale violente, irrationnelle, fourbe, facétieuse...

N'est-ce pas une figure féminine... figure de femme ?

Femme et Anima sont inconnues, continents noirs s'offrant en friche aux bottes de ceux qui seront assez clairvoyants pour diriger leurs conquêtes vers les découvertes de l'esprit. Si nous sommes à l'aube d'une révolution, c'est à partir des clivages femme/homme, Animus/Anima que celle-ci se jouera non pas dans la conquête des eldorados qu'une certaine science nous promet.

Voyons vers quels paradoxes les tautologies de la culture pourraient nous conduire.

Prenons l'exemple d'une culture proche, celle du Maghreb. Les hommes maghrébins se font volontiers des démonstrations tactiles de leur amitié. Ils se promènent main dans la main, s'embrassent, se serrent et se palpent... Ils sont souvent tendres et romantiques, non moins souvent lyriques. Ils expriment facilement leurs sentiments et avec fougue. A l'inverse, contrariés, il manifesteront une grande violence difficilement maîtrisable. Dans ces moments, leur aveuglement est tel que les êtres vivants, autour d'eux deviennent des objets. Il serait facile d'évoquer un refoulement important de l'Anima. Tout renforce une telle interprétation, l'Islam, l'Afrique...

Pourtant la culture maghrébine a produit des sages et des maîtres dignes de figurer au Panthéon de l'humanité. Considérant cela, il est permis de se demander comment une culture à ce point de décadence a pu produire des génies aussi importants que ceux de l'Occident. Dès lors la fiabilité des théories universalistes — la théorie de l'Anima peut l'être au même titre que celle de l’Œdipe — est mise en doute. L'infaillibilité scientifique existe-t-elle ?

A quelque chose près, ces hommes se comportent à l'inverse des occidentaux mâles. Ceux-ci, bien adaptés au monde manifestent difficilement leurs émotions et leurs sentiments. Le lyrisme n'est pas leur qualité essentielle et le dithyrambe est étranger à leur mode d'expression.

Selon un modèle universel on dirait que ceux-ci refoulent leur Anima pendant que ceux-là en sont possédés.

On serait tombé dans le piège classique du réductionnisme qui repose sur la généralisation des connaissances que nous avons des mécanismes psychiques chez des occidentaux. Selon cette visée, les maghrébins sont psychologiquement évaluables en fonction d'une norme purement européenne. S'en tenir à cela, non seulement ce n'est pas les connaître mais en outre c'est commettre une réduction fâcheuse à l'égard de leur personnalité, et finalement, il sera difficile d'entrer en contact avec eux sur un plan d'égalité.

  

Définir l'Anima de l'homme par comparaison à – par rabattement en quelque sorte – des valeurs dites féminines procède donc de cette même logique qui réduit à sa propre dimension tout ce qu'elle ne connaît pas.

Comprendre l'Anima suppose ainsi de passer par un axiome, son corollaire et un piège. Ce dernier possède des implications morales que l'on ose à peine soupçonner.

Le piège, nous venons de l'aborder, c'est celui qui consiste à réduire l'inconnu à une composante plus évidente et connue. Le procédé est concevable quand l'on a affaire à un objet mais dès qu'il s'agit des contenus de la psyché humaine si la réduction est autorisée c'est comme outil provisoire. Si celle-ci se prolonge et s'érige en dogme alors il y a outrance et force est de dire que nous somme hors du cadre de la science et que nous approchons de celui de la théologie. Pourtant sous couvert de scientificité, de nombreux courants psychologiques se livrent à l'exercice de la réduction. Celle-ci se double d'ailleurs bien souvent d'un caractère ethnocentrique. Le piège est celui de tous les formalismes, quand la théorie nourrit l'idéologie sans progresser comme savoir.

L'axiome est le suivant : l'Anima est constituée des éléments psychologiques qui, dans une culture donnée, freineraient l'adaptation du sujet mâle à la norme. Nous pensons en effet que la figure de l'Anima évolue selon les sociétés. Cela ne veut pas dire que ce soit un complexe de type culturel. En fait, le complexe en question possède des qualités fixes dans l'absolu – tels sont les archétypes, des sortes de masses d'énergie polarisées vers un même but – mais celles-ci s'actualisent et se développent dans un environnement bioclimatique donné.

Les corollaires sont multiples. Leurs choix dépendra donc de la stratégie de l'exposé ou de la psychothérapie. Certains sont surprenants mais cliniquement vrais. Ainsi, dans une culture fondée sur la conscience, l'Anima sera-t-elle en grande partie confondue à ce que nous nommons inconscient. Inversement dans une culture qui privilégie un mode d'adaptation autre que celui que nous connaissons, l'Anima risque d'avoir des caractéristiques proches de ce que nous nommons conscience. Le problème n'est pas au niveau des jeux de mots/maux – si chers aux disciples du grand maître Zen : Lacan – mais de réalités concrètes parfaitement qualifiées selon une classe nommée Anima.

...

On parvient alors à la certitude que la première qualité de l'Anima est d'être fuyante et insaisissable, facétieuse et versatile. A n'être que celle qu'on incarcère, elle finit par être au delà de tout système de connaissance.

De là, découle en partie son caractère ambivalent et terrifiant. Elle est au cœur de tout et met le sujet mâle constamment sur ses gardes, lui qui est censé dominer l'univers entier grâce aux puissances de la technique. Dieu dénudé, le voilà à devoir se défendre comme un enfant meurtri par des peurs irrationnelles.

Nous venons de définir la grande polarité Anima-Conscience de l'homme occidental. Plus sa conscience – pôle créateur de la technique – est gonflée, plus son Anima se fait inquiétante, étrange  et menaçante, plus le sujet, par réflexe cherchera à s'en protéger, au risque de s'en couper.

Se couper de l'Anima, c'est la mort, la mort dans l'âme, la mort de l'âme ou bien par accident, par maladie, par suicide ou par lâcheté. (La perte de sa dignité propre équivaut à une mort, c'est pourquoi la faire perdre à quelqu'un relève de la justice. Or le plus souvent ce sont les femmes, les enfants, les étrangers et maintenant les handicapés et les personnes âgées qui sont les victimes malheureuses de ce genre de crime).

Nous parvenons maintenant à l'impression que derrière cette figure qui devient terrifiante, l'Anima représente une sorte de totalité qui se manifeste sous une forme sombre. Nous en sommes là à un niveau de confusion tel que Anima, Ombre et Soi sont confondus. Sans avoir à redéfinir ces contenus archétypiques il suffit de savoir que tous les niveaux de réalisation et de potentialisation sont confondus sous une même figure, ténébreuse la plupart du temps.

A ce point, il peut arriver que la figure de l'Anima se projette non sur une femme mais sur des systèmes humains complexes tels que religion, parti politique... En apparence la cohésion psychique est assurée, mais le sujet vit en réalité sur un bourbier. La force psychique incluse dans l'Anima demeure opérante dans les soubassements de la psyché et l'aspect terrible de celle-ci est compensé par la projection qui en est faite sur un système du monde chargé alors d'en absorber les effets.

L'individu se crée un système du monde – politique, religieux, philosophique – cohérent et ordonné qu’il mettra en relation hostile à tous les autres considérés comme mauvais.

Anima positive et Anima négative correspondent ainsi des localisations aisément repérables... pour le théoricien. D'un point de vue psychologique, dire ainsi les choses suppose qu'il y ait un pôle bon et un pôle mauvais à l'Anima. Rien n'est plus faux ! En fait seul le regard humain est au centre et transforme en positif ou en négatif ce qui est par essence dans la neutralité la plus absolue.

On confond le couteau et le criminel. Tant que personne ne s’en empare, le couteau est inerte, il n’est que la virtualité d’un outil ou de larme d’un crime.

La Nature est ! Elle n’a ni qualité ni objet, c’est notre conscience qui l’affuble de tous les vêtements que l’Histoire nous restitue.

Ainsi quand nous prenons deux figures qui servent de déjectoires aux projections de l'Anima, la mère, l'épouse, nous voyons qu'une culture volontiers idolâtre confond les unes, femme ou mère avec celle-là, l'Anima, tour à tour princière, castratrice, langoureuse ou perfide. Il ne faut pas compter sur la psychologie académique pour permettre aux praticiens de distinguer l'une de l'autre.

L'Anima castratrice, résultat d'une inflation de la conscience est alors confondue avec la mère; l'Anima langoureuse, compensation d'une sécheresse étendue des comportements du mâle est confondue avec la maîtresse du monsieur laquelle, d’ailleurs, se prend facilement à ce jeu car cela l'arrange d’être l’objet d’une telle confusion.

Jung a bien signalé cette confusion qui rend la mère coupable des pires fautes ; l'amante des pires tentations. Une telle conception est à la source du sexisme, du racisme et de la genèse du bouc émissaire.

 

Axiome premier : l'Anima n'est pas ce que nous « savons » du féminin, lequel demeure encore largement inconnu, la femme demeurant un continent noir sur lequel toutes les théories psychologiques se sont échouées du haut de leur fier navire baptisé Logos, impuissant face aux vagues menaçantes du grand Inconnu.

Axiome deuxième : pour connaître la femme, à elle d’écrire ou de réécrire le monde et son Histoire. Cela ne prendra pas forcément beaucoup de temps puisque tous les documents de base existent déjà. Certaines ont déjà commencé.

Axiome troisième : pour dire quelque chose du féminin mais aussi du masculin, il faut être deux, un homme, une femme.

 

L’homme et lllel Kieser vous disent donc qu’ils ne savent rien de l’Anima !

©Illel Kieser, Mauvezin le 21/01/2001  

Du même auteur, sur la psychanalyse : Inanalyse ou le déclin de la psychanalyse en Occident, Lierre & Coudrier éditeur, Paris 1989.

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