Premiers pas à Delhi
Parler de l'Inde en général n'a pas beaucoup de sens car ce sont ses disparités qui la définissent.
Je pourrais parler des très riches dont on ne voit que les murs rehaussés de barbelé ou de la classe
moyenne qui roule en marutis (voiture légère et particulièrement silencieuse, très à la mode en Inde)
et est avide des nouveautés dont le marché de consommation est inondé tous les jours ou encore
des très pauvres dont le ventre gronde de faim.
Mais je connais très peu ce qui se cache derrière les grands murs des riches et seuls les préjugés,
quelques lectures insuffisantes et la rue nourrissent ma vision des plus pauvres,
je parlerai donc pour l'instant de ce que je connais le mieux :
cette classe moyenne urbaine totalement ignorée dans nos pays occidentaux.
J'habite à Delhi avec mon mari indien, dans l'une des plus grandes villes indiennes et de surcroît
la capitale administrative et politique du pays.
Delhi garde sa spécificité, je ne peux donc généraliser ma connaissance de cette ville à toutes
les métropoles de l'Inde, même si tous les systèmes municipaux indiens se ressemblent après tout.
Plus précisément j'habite dans un quartier résidentiel au dessus de Old Delhi,
pas très loin du campus de Delhi University, à l'opposé de New Delhi construite par les Anglais au début du siècle.
New Delhi concentre presque tous les pouvoirs politiques et administratifs de l'Union Indienne,
et son paysage de grandes artères aérées bordées de banians et d'arbres ashokas
(arbres majestueux très répandus en Inde) vaut largement une réputation de capitale occidentale.
Mais New Delhi seule n'est qu'un corps sans âme, le Old Delhi est un exemplaire incomparable
du tumulte laborieux de l'Inde en quête de son gagne-pain journalier.
Le marché lucratif des déchets
L'organisation quotidienne m'a étonnée par son apparence un peu
chaotique, on dit de l'Inde que c'est un pays à « l'hygiène douteuse », pourtant l'intérieur des maisons
est bien plus propre que la plupart de nos maisons de l'Ouest, le sol est lavé tous les jours ainsi que
le pas de porte. Et je crois pouvoir le dire de toutes les classes de la société indienne, des
plus pauvres aux plus riches. Le côté sanitaire demande le plus d'attention, c'est celui qui rebute
les touristes, celui qui nourrit les maladies. La rue indienne peut être très sale à l'image d'une
décharge ou très propre comme une de nos rues familière.
La poubelle et les détritus
En effet, si la ville réussit à gérer ses détritus , c'est un gage certain de cadre de vie plus attractif.
Personne n'aime la saleté et, être propre, c'est l'être autant sur qu'à l'extérieur.
La propreté est respect de soi-même et simple marque de dignité humaine. La société produit des tonnes de détritus chaque jour
pour son fonctionnement. En Inde, 60 % des déchets sont biodégradables et compostables, 80 % du reste peuvent
être vendus et recyclés et les détritus prennent ainsi une valeur financière indubitable.
Sur un autre plan, « faire une poubelle » montre le niveau de vie de son ancien propriétaire et en Inde, cela revient
à parler de très fortes différences de cultures, de castes et de religions.
En France, il suffit de jeter les déchets domestiques dans une grande poubelle verte par exemple qui
sera vidée régulièrement par les services municipaux. Il existe des camions de ramassage, des poubelles
individuelles et communautaires, une main d'œuvre correctement rémunérée, un équipement sanitaire et
des infrastructures pour gérer l'élimination des déchets.
A Delhi, il n'y a pas de poubelles vertes à domicile mais il faut faire quelques centaines de mètres
pour aller jeter tous les jours ses ordures dans les dalaos, enclos cimentés et ouverts sur un flan pour
permettre de vider et de jeter les ordures. L'endroit empeste à plusieurs lieux à la ronde, si bien
que les habitants ou plutôt les domestiques des familles aisées, vont rarement jeter leurs détritus
à l'endroit exact mais s'en défont quelques mètres avant le dalao, élargissant ainsi la zone insalubre.
Le ramassage des ordures varie d'un quartier à l'autre de la ville, tous les deux jours pour les
quartiers centraux, jusqu'à trois semaines pour les quartiers périphériques. Les vieux camions à la carcasse
rongée sont tout défoncés et leur cargaison à ciel ouvert ; une fois pleins et sur la route ils inondent les alentours
d'un parfum déroutant et les déchets mal attachés sur le dessus volent tout simplement à la figure des malheureux qui essayent
difficilement de doubler. Ces camions de poubelles s'en vont à vingt kilomètres de la ville pour décharger leur
collecte où elle sera transformée en compost ou en cendres.
La municipalité débordée accepte volontiers l'aide du secteur informel sans laquelle la ville serait un
véritable dépotoir. Ce secteur officieux transforme les déchets en valeur positive et outre cela, il
emploie un nombre considérable de personnes dans cette chaîne incroyablement fructueuse.
Tout commence au niveau des maisons et surtout des dalaos où les vaches, sur
l'échine de laquelle sont juchés les éternels corbeaux noirs, paissent tranquillement dans les plastiques éventrés jaunes,
bleus et roses en concurrence avec les chiens galeux et faméliques qui fouinent partout tandis que les
porcs au groin puissant remuent de la queue en se gavant entre autre de peaux de banane et de morceaux
de chapatis.
Au milieu des ordures et de cette faune, la plupart du temps, des femmes et des enfants trient les
détritus faisant des tas de plastiques, de bouteilles de verre, de journaux, de papier, caoutchouc, etc.
Ils sont pieds nus, en chappals (tongues de plastiques), et ramassent leur collecte à main nue,
sans aucun gant, ce sont des ragpickers.
Même si le castéisme est aboli théoriquement en Inde, des études prouvent toutefois que ceux qui travaillent dans les ordures appartiennent à de basses castes
et qu`ils sont en majorité hindous. Ils peuvent se couper à tout moment avec des morceaux de verre ou
de fer rouillé ou se faire mordre par des chiens enragés étant ainsi à la merci des maladies les plus terribles.
Ces personnes ramassent tous les matins le maximum de produits recyclables qu'ils vont, une fois chargés dans
leur brouette à l'aide d'un balai à manche court, aller revendre à des intermédiaires du marché
très lucratif du recyclage. D'autres ragpickers sillonnent les quartiers résidentiels à pied avec de gros sacs
en toile dur plastifiée ou des brouettes s'ils sont plus chanceux et ramassent les ordures au pied des maisons.
En effet cela ne dérangent pas les habitants de jeter tout simplement leur poubelle devant chez eux
ou la maison du voisin pour éviter d'aller jusqu'au dalao la nuit, c'est d'autant plus facile
que quelqu'un viendra ramasser les ordures le matin suivant et ira jusqu'à balayer la rue et brûler les feuilles mortes.
Le degré de civisme varie d'une maison à l'autre. Dans les grandes villes les détritus augmentent avec la population
et les habitants commencent à comprendre vraiment l'importance d'une certaine discipline quotidienne
en ce qui concerne leurs déchets domestiques.
Scène de rue fréquente, de jeunes gens font la leçon à un vieillard qui jette sa poubelle sur le trottoir en face de
sa maison. Geste compréhensible, après un coup d'œil aux alentours pour dénicher une poubelle inexistante, on jette le papier gras qui a enveloppé le samosa,
beignet frit fourré à la pomme de terre ou au chou-fleur.
Les kabariwallahs rachètent au poids aux habitants ou aux ragpickers les produits recyclables dans lesquels
ils sont spécialisés, les journaux, les bouteilles de verre ou le plastique.
A vélo, ils s'annoncent aux habitants avec les cris énergiques de «
kabariwallah, kabariwallah ! ».
Les journaux rachetés serviront à faire de petits sachets de papier utilisés alors dans le commerce pour les
consommateurs. Tout est objet au recyclage, le système repose sur la division du travail et de la matière,
plus la personne se spécialise dans un objet, plus elle se rapproche du recyclage final et plus les bénéfices
sont substantiels. Tout est minutieusement aplati et défroissé pour gagner en espace avant d'être emporté dans le local du
middleman (intermédiaire qui gère les déchets récoltés par les ragpickers et les
kabariwallahs) pour y être pesé sur de grandes balances à plateaux. Le
middleman va ensuite vendre ses marchandises à un teckadar n'achetant que du verre, du plastique ou du papier et qui va à son tour s'en débarrasser auprès d'un wholeseller, fournisseur en gros des usines de recyclage, maillon final de la chaîne.
La gestion des détritus au quotidien demande une organisation rigoureuse et des moyens plus adéquats
pour traiter cette masse hétéroclite et fumante.
Les mains sont bien là pour le labeur, il ne manque plus que l'équipement et des moyens financiers.
Depuis mai 2000, le Gouvernement de Delhi a lancé sur les routes des inspecteurs sanitaires dont
la fonction est entre autre de faire payer une amende aux citoyens qui prennent la voie publique pour leur décharge personnelle.
Les commerçants sont théoriquement obligés de mettre une poubelle à disposition de leurs clients.
En général, leur pas de porte est rutilant, les déchets ayant été repoussés jusqu'à l'extrême limite de celle du voisin ou du domaine publique !
De son côté, le gouvernement a promis de disséminer plus de 3000 poubelles dans la capitale.
Pauline Hirschauer-Choudhury, le 20/09/00 |