histoire de Boris Fedorovitch Porchnev (1905-1972) est particulière. Cet
académicien, philosophe et historien, spécialiste distingué de la révolution
française, et surtout marxiste bon teint, avait une idée bien arrêtée. Il
entendait faire triompher le matérialisme en faisant rentrer, une bonne fois
pour toutes, « la conscience humaine dans un système de causalité
naturelle ». On en pensera ce qu'on voudra.
Cette véritable quête le conduisit, dans les années 50, à s'intéresser aux
hommes de la préhistoire. Et comme il ne faisait pas les choses à moitié il
prit part aux fouilles de Téchik Tach, en Ouzbékistan. Car on venait d'y
trouver le squelette d'un enfant néandertalien. Et il découvrit, à l'étonnement
des spécialistes du problème, un aspect inattendu qu'il devait résumer
ainsi : « .. Il y avait là-bas une quantité énorme d'ossements de
bouquetins. Après avoir soigneusement étudié la biologie de ces ongulés, et
leur rôle dans l'écologie locale, j'étais arrivé à la conclusion, au grand
ahurissement des préhistoriens, que les néandertaliens étaient parfaitement
incapables de tuer ces acrobates des défilés montagneux, même en les poussant à
se précipiter dans le vide... »
Or ces Techik tachiens avaient bel et bien fait du bouquetin leur
alimentation principale. Comment donc, selon Porchnev ? Tout simplement,
horreur, comme des charognards, en laissant opérer la panthère des neiges, et
en attendant qu'elle ait prélevé les meilleurs morceaux (le Yéti aussi s'assure
la coopération de la panthère des neiges, ainsi que l'a appris Robert
Hutchison). Il suffisait alors d'écarter les vautours et autres corbeaux, ce
qui était facile. C'était déjà un sérieux accroc à l'image traditionnelle « héroïque »
du néandertalien. Mais Porchnev devait faire bien pire.
Or, quelques années plus tard, l'hydrologue A.G. Pronine déclara à la presse
qu'il avait vu un homme-des-neiges, de loin, au Pamir, dans une vallée dite « des
mille bouquetins » (Baliand Kyik). Donc dans une région très voisine.
L'éclair, l'illumination, et notre Porchnev, persuadé qu'il détenait là l'arme
absolue, devait consacrer tout le reste de son existence à la recherche
passionnée de ces hommes-des-neiges.
Car pour lui ces derniers ne pouvaient être que des néandertaliens et, disons-le
de suite, des animaux. Cela ne peut que stupéfier, pour le moins, tous ceux qui
ont étudié un tant soit peu les néandertaliens. Cela devait, encore bien plus
que son opinion sur leur façon d'obtenir leur nourriture, fortement indisposer
les préhistoriens. Car les néandertaliens d'autrefois ne se contentaient pas
d'allumer du feu et de tailler des silex. Ils enterraient soigneusement leurs
morts, garnissant les tombes d'outils (La Chapelle-aux-Saints, en France), de
fleurs (Shanidar, en Irak), ou de cornes de bouquetins disposées en cercle avec
un art émouvant (Techik Tach, en Ouzbékistan !!). On pense qu'ils ont
pratiqué un culte de l'ours au Regourdou (Périgord), où de nombreux crânes de
ces animaux étaient soigneusement alignés. Egalement, qu'ils se peignaient le
corps. On cite même une collection de fossiles et de minéraux qui leur est
attribuée. Et aussi, le squelette d'un néandertalien qui a vécu, longtemps
comme l'indique la recalcification, avec un bras coupé et une jambe fracassée,
donc forcément avec l'assistance de ses semblables. Ce n'est pas rien.
Sans prendre davantage parti pour l'instant, citons quelques arguments de
Porchnev concernant les néandertaliens fossiles. D'abord, au sujet du feu. Pour
notre auteur, qui a lui-même cassé des cailloux pour vérifier sa thèse, c'était
un sous-produit accidentel de la taille du silex, quasiment inévitable par
temps sec, et probablement indésirable. Quand à ces silex taillés eux-mêmes,
dits « moustériens », Porchnev estime que leur fabrication était stéréotypée,
n'impliquant nullement un véritable langage pour l'apprendre. Accessoirement,
ce n'étaient pas des armes. Pour se défendre, un bon bâton suffisait, et les
chimpanzés actuels en usent à l'occasion contre les fauves. Et pour se procurer
du gibier, les vraies armes, légères et pourvues de barbelures tournées vers
l'arrière pour s'accrocher à la proie, elles sont venues avec les sapiens. Et
elles ont dû leur assurer, à elles seules, la suprématie. Alors ces silex
moustériens tellement impressionnants, à quoi servaient-ils ? A dépecer
les gros animaux trouvés morts, ou à l'agonie, ou enlisés, en tout cas hors
d'état de se défendre.
Mais nous verrons que ce problème, homme ou pas homme, la question de
Vercors (dont Porchnev rejetait avec vigueur les réflexions), est vraiment LE
problème dans toute cette affaire. Quoi qu'il en soit, Porchnev devait bien
vite développer une activité inlassable. Il s'entoura d'une équipe solide qui
continue ses recherches aujourd'hui, retrouva la note de Khakhlov, et Khakhlov
lui-même[i].
Il garda toujours malgré les divergences le contact avec les chercheurs
occidentaux, et recueillit plus de données, anciennes ou actuelles, que
quiconque. Mais la preuve décisive qui convainc tout le monde, l'argument
péremptoire auquel il aspirait de toute son âme, Porchnev ne devait jamais le
trouver. Pourtant il en est passé près, très près, à diverses reprises. Nous
reviendrons sur cette espèce de malédiction.
Il y a quelque chose de tragique dans ce personnage. Sur au moins deux
points, l'identification d'une partie au moins des hommes sauvages d'Asie et
leur mode de vie, cet amateur autodidacte a montré une intuition géniale qui a
ébahi même les spécialistes de la paléontologie ou de la cryptozoologie (ceux
du moins qui admettaient sa thèse, mais elle devait se trouver largement
confirmée). Et à côté de cela, un conservatisme et un dogmatisme qui devaient
finalement nuire à ses recherches, nous le verrons. Il considéra jusqu'au bout
que les néandertaliens étaient nos ancêtres directs, conception que les
préhistoriens avaient abandonnée depuis longtemps. Et il refusa d'admettre
d'autres genres que néandertalien, en dépit de la disparité flagrante des
descriptions.[ii]
Jean Roche, le 03/03/2001
Bibliographie
Bernard Heuvelmans et Boris Porchnev, L’homme
de Néanderthal est toujours vivant.
Robert A. Hutchison, Sur les traces du yéti,
Robert Laffont, 1991.