Première publication octobre 2007, revue et augmentée.
Inspiré de deux études majeures pour comprendre les préjugés, les rumeurs et les catastrophes qui s’ensuivent :
Les fanatiques de l’Apocalypse, Normann Cohn et Les peurs en Occident, Jean Delumeau.
Dans les affaires de mœurs, chacun peut s’étonner des détours que la Justice emprunte parfois. Ni juste ni sereine, elle suit des voies étranges. On peut en chercher les raisons, parfois longtemps, et si l’on s’en tient uniquement aux faits, l’observateur ne peut que demeurer sidéré. Par contre si l’on étend l’horizon de nos observations, si l’on élargit le champ du regard, on inclut d’autres dimensions à notre tentative de compréhension et l’on parvient à se dire qu’il existe une cohérence là où, auparavant, il n’y avait que déraison.
Famille et mutation sociale
L’ignorance, pour quelque raison que ce soit, rend le tissu social très perméable à toute sorte de rumeurs et de préjugés. Loin de ne toucher que les zones « populaires », ces rumeurs inondent aussi le monde de la raison et de la « réflexion ». Leur propagation est même une des conséquences les plus évidentes d’un savoir orienté et trop rigide. Souvenons-nous des rumeurs infectes qui se propagèrent au moment de la découverte du virus du SIDA. Il n’y eut pas que des moralistes d’un autre âge pour dire qu’il s’agissait de la peste gay. Plus tôt, dans l’histoire européenne, nous avons connu la chasse aux sorcières, période durant laquelle la raison fut submergée par les illuminations de quelques fanatiques qui entraînèrent l’ensemble des systèmes politique et religieux.
La rumeur et la cohorte de préjugés qu’elle génère ont une utilité sociale : l’entretien de l’obscurantisme et la perpétuation de la rigidité des savoirs donc des pouvoirs en place que ces derniers soient culturels, politiques ou financiers.
Qu’on le veuille ou non, que cela soit inscrit dans les tables des lois ou non, une société se protège et cherche à se pérenniser par des moyens parfois monstrueux où le Mal engloutit parfois le Bien, le tout dans le plus total aveuglement des élites savantes, celles-là même qui sont chargés de tenir nos questionnements en alerte, de poser les questions qu’il convient sur l’éthique, sur la morale et sur l’Histoire. L’Europe, pour ne parler que de ce territoire, a oublié le processus de montée du nazisme qui aboutit à l’extermination programmée des juifs, des aliénés, des homosexuels et des tziganes. Derrière ce funeste mouvement, une idéologie d’un autre âge servait de moteur à une purification !
Une société qui se sent menacée cherche à éliminer les facteurs et agents qui la polluent. La pollution s’évalue relativement à une norme. Le plus souvent celle-ci surgit du passé élevé, alors, au rang de référence sacrée. Mais de l’Histoire, voire de la préhistoire, on ne retient que ce qui sert la formidable machine broyeuse d’où naissent les préjugés. Ce qui ne peut passer le filtre d’une bienséance réhabilitée est dévalué, négativé. Le plus souvent la vérité historique qui dérange est considérée comme déjà polluée par l’agent contaminant Ce dernier varie selon les lieux et les époques mais ses qualités intrinsèques demeurent inchangées depuis des millénaires. (Naissance du Diable, Bernard Teyssèdre)
Ces forces obscures agissent toujours au nom d’un principe transcendant, supérieur aux contingences humaines. Leur quête vise la venue d’un ordre nouveau mais qui ne serait que la juste réhabilitation de l’ordre antérieur aux pollutions visées.
Quand l’Histoire ne suffit pas à donner les arguments nécessaires, on fait appel à la Nature et à un supplétif impavide, le bon sens. « Il est naturel, c’est évident... » ; « Chacun sait ! »
Ainsi, ce qui dérange se trouve menacé d’exclusion et d’anéantissement voire de mise au ban de l’humanité. L’Ordre cherche l’unité et ses déclinaisons. Il ignore la diversité comme étrangère à son monde. La multiplicité est le diable de l’Ordre. Le nivellement qui en découle touche alors tous les secteurs de la vie sociale. Plus la pression socialisante s’accroît plus les individus perdent en liberté, s’aliénant peu à peu aux normes collectives. Le processus de rigidification est engagé, il conduira peu à peu à une perte de pertinence des actions du groupe et une perte d’inventivité et, par là, une plus grande difficulté à faire face aux mutations inhérentes à toute forme de vie.
Dans cette tension à retrouver un Ordre perdu, l’obscurantisme va même jusqu’à ignorer le droit – considéré lui-même comme perverti – et l’on peut assister à son inversion. L’Ordre nouveau érige sa propre morale, toujours au nom de principes transcendants : Dieu, la Nation, la race, etc. Le politique n’est plus alors qu’un instrument, un des rouages de la machine purificatrice, Lui-même s’aligne sur ces valeurs retrouvées. Le populisme s’affirme et s’assume clairement. Il prend même, souvent de manière insidieuse, des allures prophétiques qui servent de carburant à de gigantesques mouvements populaires : croisades, pogroms, etc. Pour asseoir sa raison les idéologies de l’ordre neuf use d’une réinterprétation de l’histoire et elles se fondent souvent sur des alliances secrètes, sur l’existence supposée de ligues conspiratrices. Le protocole des sages de Sion en est un exemple connu. Mais on connaît aussi le rôle supposé de la Franc-maçonnerie dans le jeu politique européen, etc. Ainsi, conspirationnisme et populisme se contaminent réciproquement pour former une vérité, la seule, celle qui surgit droit de la nature des choses, des fondements de la vie et de son évolution.
Une société confrontée à la nécessité d’une mutation a, dans un premier temps, tendance à se raidir. Ce raidissement est une réaction normale. Nul ne se soumet à des changements sans une certaine appréhension. Dans un second temps, il peut se dégager, au sein du corps social, des éléments conservateurs qui voudront bloquer la dynamique de changement. Ce sont eux qui créent les conditions de ce mouvement rétrograde de purification et de retour...Au centre, la volonté de pouvoir, le besoin de garder le contrôle, nous retrouverons cette même tendance au sein de la famille.
On dit souvent que la peur serait à l’origine de ces réactions conservatrices. Il n’en est rien, la peur n’est que l’outil secondaire de la dynamique rétrograde. Elle naît de l’ignorance, de la manipulation de l’histoire et d’une réinterprétation des événements de crise. Ce sont les éléments sociaux les plus concernés par la perte du pouvoir qui cherchent à entraîner dans leur sillage le peuple ; convoqué, ici, comme un instrument malléable contre lequel on pourra se retourner si nécessaire.
Il existe un lien très net entre l’espérance en un ordre neuf et les problèmes de mœurs. C’est au sein de la famille qu’il tisse les premiers fils de sa trame. Au creux de l’intimité des foyers se transmettent codes et préceptes moraux, fonction relayée, complétée voire corrigée par la société grâce aux rouages éducatifs et aux outils de transmission des savoirs.
Dans les sociétés occidentales, le noyau familial est un des grands piliers de l’organisation sociale, il est au centre des représentations du monde, il est à l’origine de toutes les hiérarchies sociales successives. Il est le gardien des mœurs, par conséquent, l’instance souche de la diffusion du « bon droit » et de la bienséance. Qu’il en vienne à être menacé, c’est toute la société qui se mobilise.
Ce noyau, en sa plus simple forme, comporte un père, une mère et des enfants. C’est le noyau horizontal, celui du présent. Il dépend d’un enracinement historique figuré par deux sources, la lignée biologique – parents et grands parents – et la culture du moment qui est, elle-même, une récapitulation collective de lointaines strates historiques. Notons en passant que, jusqu’au xixe siècle, la famille comprenait l’ensemble de la parentèle, jusqu’à, parfois former un clan. La réduction de la famille au seul couple est un phénomène récent qui tend encore à évoluer vers des unités bien plus réduites – parent célibataire...
On comprend alors pourquoi tout ce qui menace l’édifice familial, dont la hiérarchie sur laquelle il se fonde, sera menacé d’exclusion, de bannissement ou d’annihilation. Cette hiérarchie, de manière implicite, repose sur la suprématie du pater familias. L’Église catholique romaine n’a pas l’exclusivité de la pérennité du pouvoir mâle. Déjà, pour les Grecs, la femme était cantonnée aux tâches et servitudes domestiques. Et, si le droit de la famille a évolué depuis le code Napoléon, de nombreux archaïsmes demeurent qui freinent ou rendent opaques la parfaite exécution du droit à l’égalité.
Violences domestiques et abus sexuels sur mineurs
Avertissement au lecteur : dans l’ensemble de mes textes, la notion d’inceste concerne les viols et violences sexuelles sur mineurs. Je ne traite nulle part de l’inceste consommé par deux adultes consentants. Maintenant, s’agissant de l’âge à partir duquel il est possible de parler de dépendance enfantine, je dirai que celle-ci s’arrête quand l’individu cesse d’être dépendant des adultes qui l’on fait naître. Et oui, cela peut aller au-delà de l’âge légal. Le pouvoir de coercition et de contrôle du prédateur peut aller jusqu’à l’esclavage sexuel. On change de catégorie juridique de délit mais, psychologiquement les implications sont les mêmes.
Un fait divers particulièrement révoltant pourrait illustrer le propos. L’affaire se déroule à Carpentras en 2005.
Lorsque la victime arrive dans la cité du Pous-du-Plan à Carpentras au printemps 2005, elle y va pour être hébergée chez l’amie d’une amie. Au détour d’un immeuble, elle est abordée par un groupe de jeunes du quartier. Selon les éléments de l’enquête, ces derniers l’attirent dans une cave. Le début de l’enfer. Ce 7 avril 2005, de 18 à 1h, les partenaires se seraient succédés. Elle aurait été violée. Certains gardant leur capuche. Tandis que d’autres lui demandant de pousser des cris pour justifier de son consentement. L’ado aurait ainsi été menée de caves en caves.
Puis deux jeunes l’auraient ensuite récupérée. Ils l’auraient conduite de chambres d’hôtels en chambres d’hôtels. Nouveaux viols selon l’enquête. Avec séances photos dans des positions du Kama-sutra. Un sordide périple qui aurait duré cinq jours. Jusqu’au 11 avril où deux des accusés sont soupçonnés de l’avoir obligée à se prostituer pour se faire rembourser le prix de la chambre. Ce qui ne leur aurait pas rapporté plus de 50€… Abandonnée sur Avignon, l’adolescente erre quelques jours. Dormant chez qui veut bien l’héberger. Pour finalement recroiser des jeunes d’une autre bande du quartier du Pous-du-Plan qui lui imposent de nouvelles relations sexuelles. Elle dit alors avoir encore vécu deux nouveaux jours de cauchemar, violée à plusieurs reprises. Avant qu’elle puisse finalement se rendre à la gendarmerie.
Le procès se déroulera à huis clos en juin 2011. Quatre accusés, mineurs au moment des faits, mis en cause pour les viols dans les caves sont condamnés à des peines allant de
30 mois avec sursis et mise à l’épreuve à quatre ans dont deux avec sursis.
Trois majeurs, impliqués dans les viols ayant eu lieu à l’hôtel écopent de peines de 4 ans dont 24 à 30 mois avec sursis. Les deux accusés coupables également de proxénétisme sont condamnés à des peines de 5 ans dont 2 ans avec sursis pour l’un et 3 ans pour le second.
Trois accusés sont acquittés pour les faits de viols en réunion mais deux écopent pour "corruption de mineure" d’un an de prison avec sursis.
On comprend mal qu’il ait fallu attendre 6 ans que l’affaire soit jugée. On retient aussi la désinvolture de l’expert "
Il n’y a rien dans la personnalité de ces dix garçons qui puisse expliquer leur comportement
". Après avoir posé ce constat Jean-Louis Sens, l’expert
psychologue qui dépose à la barre de la cour d’assises des mineurs de
Vaucluse en est réduit à parler d’un " grand mystère " : il ne peut pas livrer de clé pour expliquer le passage à l’acte des accusés. Il s’en est tenu à deux tests, l’un d’intelligence et un test projectif. On comprend qu’il ne comprenne rien. Il aura assuré un service minimum sans, à aucun moment, s’interroger sur la gravité des faits Il en arrive donc, « naturellement » à une conclusion si souvent rencontrée dans des circonstances identiques : rien n’explique le comportement de l’accusé, sauf... si la victime aurait été l’instigatrice de cette tournante, qu’elle aurait été consentante (à 14 ans) et qu’elle y aurait pris du plaisir : « C’est dans la relation avec le sexe qu’elle va vers l’autre. Ce n’est pas une recherche de plaisir, elle s’exprime avec son cul ». C’était une enfant fugueuse, s’écrie la presse ! L’avocat des accusés ne manque pas de s’engouffrer dans la brèche ouverte par cet expert et il ajoute qu’ainsi, on excusera volontiers ces jeunes gens emportés par un « effet de groupe ». Certains y verront un rite initiatique sans rien nous dire, toutefois, du dieu qu’on invoquerait.
Ainsi, un jury populaire condamne-t-il des accusés mais en leur laissant une seconde chance. La victime, ici, serait en quelque sorte pénalisée par ces jurés. Certes la presse relèvera que l’expert psychologue ne s’est nullement intéressé au parcours des accusés sans toutefois dire un mot sur la vie de la victime après son agression.
On retiendra que le crime de « fugue » peut, dans ces circonstances justifier la clémence du verdict dans une affaire criminelle. Il s’agirait donc, dans l’esprit des jurés, d’un cas de légitime défense.
Ces faits ne sont pas exceptionnels. Partout, dans nos sociétés modernes, les observateurs relèvent que les femmes qui signalent une agression sexuelle font l’objet d’un examen rigoureux que très peu de victimes d’autres actes criminels ont à supporter. On se demande s’il s’agit d’un vrai viol, on questionne la victime sur sa tenue vestimentaire ou sur son comportement..
De même les femmes qui signalent des violences domestiques sont soumises aux mêmes interrogatoires suspicieux. Ces façons d’entreprendre les enquêtes pour viol ou violences domestiques laissent supposer que la victime est d’abord suspecte de mensonge ou d’avoir provoquer la violence par son seul comportement.
Le cas particulier de l’inceste
Autour de l’inceste, les préjugés populaires et scientifiques se côtoient. Certains ont été largement diffusés et faussement étayés par la théorie psychanalytique qui continue de les entretenir. Même si cette théorie est actuellement largement critiquée, surtout par des historiens, bien moins par les cliniciens eux-mêmes qui subissent encore l’influence très forte des professions liées aux soins psychiques — psychiatres, psychologues cliniciens, éducateurs — depuis les universités jusque sur les lieux de travail, dans les équipes de soins ou d’accueil.
La victime d’inceste, les rescapés de la pédocriminalité, paradoxalement, constituent des menaces pour la stabilité des nos sociétés. Ce mal s’est si bien enkysté parce qu’il vise des personnes — les prédateurs — dont on ne veut même pas soupçonner l’implication. Ce ne sont pas des criminels récidivistes, des parias qui sont concernés mais des personnes bien insérées socialement, des acteurs efficients de la dynamique sociale. Qu’importe alors le destin de leurs victimes ? Elles seront sacrifiées sur l’autel de l’économie, de la conservation de l’ordre social érigé en ordre juste.
L’étude attentive des dossiers, innombrables, présentés à la justice et dans lesquels la victime est mise au ban, humiliée, sa parole ignorée — à grand coups de savantes expertises —, révèle combien l’acharnement et l’aveuglement judiciaire n’ont pas d’autre finalité que la protection d’un mâle socialement productif.
Notre idée contemporaine de la stabilité, de l’ordre, de la justice, en un mot du beau et du bien, se fonde sur des valeurs qui s’éloignent de l’humain et de ce qui a mis si longtemps a fonder un ensemble social équilibré au sein duquel chaque être pouvait évoluer et trouver une part de liberté. Et nous en sommes aveugles !
Sur la défensive, notre société – qui occupe une place dominante sur la planète mais qui ne peut s’arroger la prétention à l’universalité – avance des explications toutes aussi rationnelles les unes que les autres pour justifier la propagation d’un mal qui la ronge. Réflexe d’auto-préservation, néanmoins régressif et destructeur. Il serait fastidieux d’énoncer tous les préjugés que l’on présente comme des vérités fondamentales qui prétendent expliquer l’inceste pour en réduire la portée. En recueillant des informations de ci de là le lecteur curieux pourra entendre l’énoncé de certains de ces
préjugés. (Également, de Naja,
Les préjugés autour de la pédocriminalité)
**Interdit de l’inceste, tabou biologique ou psychique ?
La plupart des anthropologues et psychologues s’entendent pour dire que l’interdit de l’inceste repose sur une base biologique. Il s’agirait soit de préserver la lignée humaine de tout risque de propagation des maladies génétiques. Pour d’autres spécialistes, la prohibition serait naturelle et résulterait du dégoût provoqué par l’inceste. On pourrait évoquer la théorie psychanalytique mais celle-ci réduit le tabou au conflit du garçon avec le père dans une relation de pouvoir. Cette théorie n’explique pas les variations ethniques de l’interdit que
Claude Lévi-Strauss a rapportées.
Selon celui-ci, l’interdit de l’inceste constitue le noyau fondateur des sociétés humaines. Les hommes ne pouvant fonder de famille avec leurs sœurs, ils doivent sortir de leur communauté d’origine pour trouver des femmes hors de cette dernière. (?) La construction sociale se limiterait alors à adaptation locale de l’interdit. Cette théorie combine alors les effets de nature à ceux qui résultent de la culture. On demeure dans l’orbe du dualisme caractéristique de nos civilisations entre nature et culture. La nature porterait en elle les germes de la régression barbare, alors que la culture seule favoriserait l’émergence de valeurs porteuses d’évolution et de progrès... Pour le dire autrement, les valeurs fondatrices de la culture sont seules en mesure d’endiguer le recours à l’instinct, donc à la bestialité. Deux phrases qui contiennent les principes premiers de nos mentalités et de notre conception du monde.
Selon d’autres opinions, les mythes rapportent nombre de récits d’inceste et cela pourrait alors expliquer que la civilisation puisse parfois traverser des zones sombres. Et puisque le principe même des mythes est de rapporter les phases d’ordre et de chaos du monde, il n’y aurait aucune raison de penser que la permissivité que certains adultes s’accordent en violant des enfants soit un facteur de dégénérescence. Au contraire, certains vont même plus loin en affirmant qu’il ne s’agit pas de viol mais d’une initiation précoce qui rend l’enfant plus vite mature. (
Gardner,
Hubert Van Gijseghem)
La pratique de l’inceste s’expliquerait-il par les mythes ? Pas plus que le cannibalisme, les sacrifices humains, la zoophilie, etc. Et ce n’est pas parce que ces faits criminels se révèlent à nous en très grand nombre qu’ils se justifient au regard de la civilisation. Ce serait également oublier que les mythes sont d’abord des représentations au sein desquelles les acteurs eux-mêmes sont des symboles.
Nous faisons trop souvent référence aux mythes antiques, grecs de surcroît, ceci en vertu d’un préjugé tenace selon lequel nous reconnaissons en cette civilisation l’ancêtre de la nôtre. Ce que les historiens démentent chaque jour. Et nous oublions ainsi que les seuls mythes qui pourraient avoir une quelconque indication sur la manière dont nous abordons les problèmes et les défis spécifiques de notre société, en ce moment particulier que l’Histoire traverse, sont ceux que nous créons chaque jour. Or, il faut beaucoup de distance pour les discerner. L’œil ne voit pas ce qui est en lui ! Il faudrait entendre les historiens et les anthropologues d’autres cultures pour pouvoir prétendre aborder nos propres mythes avec un regard distancié. Or, nos prétentions à l’universalité, notre ethnocentrisme nous privent d’un moyen d’y voir un peu plus clair en nous et en nos manières de vivre en société.
Le recours choisi aux mythes qui se fait sans prudence devient un moyen d’échapper aux questions fondamentales posées par l’existence de l’inceste dans une société qui semble le tolérer comme un acte répréhensible mais ordinaire.
Première dérive pour une société qui se réveille avec la gueule de bois en constatant les ravages du « Mal » alors qu’elle croyait en avoir fini après l’élimination des criminels nazis..
Deuxième dérive quand on laisse croire que cela trouve une source quelque part dans l’Histoire de l’humanité ! Que le Mal est dans la nature de l’Homme et que nous pouvons tout juste en limiter l’influence, sauf à trouver le moyen de contrôler totalement nos instincts en maîtrisant les mécanismes physiologiques qui sont aux origines des actes barbares.
Depuis de longs temps déjà, la transgression du tabou de l’inceste se cherche des justifications et chaque culture en sécrète de nouvelles. Bientôt l’éthologie viendra au secours de ces dérives car, c’est un fait connu, les sociétés animales ne conçoivent aucun tabou. L’instinct seul est le moteur de chaque espèce. On ne dira cependant pas toujours de quels animaux il s’agit, ni dans quelles circonstances cela se produit. Il s’agit de notre vision de la nature et l’éthologie ne serait là qu’une caution provisoire. On disait que l’homosexualité était un acte contre nature puisque les animaux ne pratiquent pas ce type de sexualité. Et, voilà l’éthologue qui dément aujourd’hui ce que ses collègues affirmaient hier...
Et ce recours à la nature, par animaux interposés n’est pas innocent. Pour justifier l’existence du mal, la conscience, instrument privilégié du rationalisme, cherche la caution de dame nature. Une autre manière bien paradoxale de justifier une telle régression de nos valeurs. Nous pourrions, à l’extrême expliquer nos conduites malfaisantes par la sauvagerie et la cruauté animales. Si la science donne des ailes l’éthologie ne peut que nous renseigner sur la dynamique instinctuelle.
**Instinct, mutation de civilisation et conscience morale
De l’individu à la société, il existe différentes unités chargées de gérer et de préserver la vie. Chaque unité contribue à la bonne régulation de la vie – homéostasie – dans un parfait équilibre entre l’intérieur – homéostasie primaire – et l’extérieur – homéostasie socioculturelle, les désirs internes combinés aux exigences du milieu.
En s’imposant l’interdit de l’inceste, une première cellule humaine n’obéissait ni à des impératifs religieux ou moraux, ni à un besoin moral de s’imposer une régulation de bas instincts. Elle obéissait simplement à la nécessité d’un équilibre entre les expériences passées de tous les ancêtres – mémoire du génome – et aux besoins impérieux de s’adapter de manière efficiente aux impératifs du milieu tout en anticipant et en créant des formes nouvelles de comportements, d’attitudes et de valeurs – « mémoire du futur » de I. Kieser ‘l Baz et « souvenirs du futur » de A. Damasio.
Deux composantes interviennent pour assurer la pérennité d’un système social vivant : l’adaptation au milieu environnant et la capacité de la société à inventer des formes nouvelles de vie au gré des changements. Ces deux premières composantes se combinent pour permettre à l’espèce d’anticiper les événements futurs en tenant compte de la somme des expériences passées. Cela combine bien les composantes biologiques issues du génome et les strates de la mémoire collective qui fondent une culture. A. Damasio va jusqu’aà dire que si le cerveau est capable de ramener des souvenirs du travail ancien des ancêtres, il peut aussi « inventer des souvenirs du futur ». Nous sommes là en présence d’une « alliance » entre Ciel et Terre. Ciel pour les acquis spirituels, Terre pour ceux des lignées ancestrales issues de l’expérience aux aléas de l’environnement, du climat, de la biologie des êtres.
Un système fondé sur le contrôle et la domination cherchera à créer des formes d’adaptation fondées sur la maîtrise, la captation, l’appropriation... Il en ira tout autrement d’un système du monde qui se créerait sur l’alliance, en son sein, entre ses membres, avec l’environnement, avec l’histoire. Systèmes du monde diamétralement opposés qui génèrent des inventions et des adaptations opposées. Le terme d’alliance n’est pas une abstraction de circonstance. Les systèmes d’alliance se fondent sur une vision globale du monde où chaque être vivant, minéral ou végétal a une place précise et, comme tel, a droit au respect dû à cette place dans un vaste réseau de relations croisées. Le système fondé sur le couple dominant/dominé, par contre, prospère sur la division et la différenciation, la création d’un étranger, d’un forban – un hors norme, en rapport, donc, à une règle qui fait loi. Il crée de l’étrange et de l’hostile, ce qui impose alors un surcroît de maîtrise et de contrôle. Il objectalise, il réifie l’autre, lui conférant le statut de proie à détruire, à assimiler ou, au mieux, à intégrer. Chaque fois il est question d’ingérer, de digérer, en somme de détruire pour transformer le corps hostile en une chose assimilable à sa propre dimension.
L’interdit de l’inceste ne résulte donc pas d’un décours conscient, délibéré mais des impératifs surgis au sein de l’espèce, s’imposant comme un fait.
Par conséquent, la transgression de cet interdit porte atteinte, non pas aux valeurs de la civilisation mais à l’humain même car il fragilise le délicat équilibre que l’évolution a longuement préservé. Si la cellule familiale ne parvient pas à perpétuer cet équilibre, si l’environnement proche, justice, police, institutions de proximité, n’est plus en mesure d’assumer la charge de cet équilibre, c’est l’espèce même qui s’en trouve menacée. Or le laxisme du juge, la suspicion du policier, le déni de la famille laissent penser que cette dérive est durablement installée.
Conclusion
Au plan éthique, nous n’avons pas à fonder les conduites humaines, individuelles ou sociales, sur la nature mais à les orienter selon une exigence d’humanisation qui intègre et transcende les données biologiques. Tout projet d’évolution morale doit prendre en compte les exigences minimales de dignité humaine, individuellement ou en groupe. En particulier, le souci moral d’une société doit pouvoir répondre à la nécessité d’assurer à nos enfants la sécurité affective ainsi que des propositions culturelles, philosophiques et éthiques qui leur permettent d’acquérir suffisamment de maturité pour faire leur propre choix. Cet impératif est double puisqu’il tient compte des besoins de l’espèce humaine de réguler son existence tout en assurant la pérennité de son espace socioculturel. L’animal échappe à la capacité de produire des représentations. L’être humain se crée très tôt une représentation du monde et quand celle-ci se généralise, les germes d’une culture sont là. Or, la question que la barbarie — dont la pédocriminalité n’est qu’un aspect — pose est celle de notre capacité à surmonter les épreuves et à changer de niveau de conscience en nous dépassant.
La pédocriminalité, familiale, de proximité ou organisée en réseaux est un phénomène hautement dangereux qui ne relève pas d’un simple acte de police mais de la nécessaire perpétuation de l’organisation globale de nos cultures.
À travers le déni dont cette criminalité fait l’objet, se révèle un souci morbide de conservatisme au sens le plus étroit du terme qui fige toute mobilisation créatrice de nouvelles formes d’adaptation à une réalité de plus en plus menaçante. En bref, la pédocriminalité dévoile notre incapacité présente – pour cette tranche-ci de civilisation – à inventer un monde nouveau... Ce n’est nullement un hasard si cela touche l’enfant.
Il y eut des précédents dans l’Histoire.
Pour sauver la cité menacée, les Carthaginois sacrifièrent au Dieu Baal leurs jeunes enfants. Et Carthage périt !