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L’Ordre, le Droit et la victime
De la perversion comme gardienne du Droit
vendredi 4 novembre 2016, par
Face ŕ la plainte dont la victime est porteuse, pour les juristes, le droit répond, dans l’état, ŕ la plupart des lésions que l’ętre humain peut infliger ŕ autrui et que nos sociétés « évoluées » ont nommées. Il appartient donc ŕ la victime de s’y référer. Mais il y a plus grave. Pour certains, la victime profanerait les fondements de nos sociétés en s’éloignant des ses propres responsabilités. Elle représente en cela une figure proche de la sorcičre.
Le souci de vengeance est souvent reproché aux victimes d’actes criminels et particulièrement celles qui ont subi des violences sexuelles. C’est encore plus vrai dès qu’il s’agit de victimes mineures. Le reproche est souvent associé à celui de d’une démonstration excessive de passions et d’émotions et il provient souvent des milieux judiciaires ou d’intellectuels. La justice ayant, paraît-il, besoin de calme et de sérénité pour s’exercer.
On comprend donc que l’expression d’une douleur est malvenue, y compris de la part des victimes. Nos juristes n’aiment pas les larmes ! Si ces manifestations de douleur s’accompagnent, de surcroît de protestations contre l’iniquité de la justice, c’en est trop pour nos gardiens du droit. Ne sont-ils pas les vestales du temple de Thémis et à ce titre « intouchables »et leur parole sacrée ? Les protestations des victimes apparaissent alors comme autant de troubles rétrogrades et barbares qui menacent l’ordre du monde et la bonne marche de l’humanité. On évoque alors les sombres moments de cette humanité du temps de la vengeance, les sombres nuages de temps occultes menacent. Certes une certaine condescendance accompagne ces accusations, après tout c’est une victime et il paraît qu’elle mérite un peu de respect, mais la condamnation est ferme.
La vengeance, légitime ou barbare ?
Le système pénal des sociétés modernes a progressivement substitué la peine médiatisée mesurée personnalisée – à la vengeance, – immédiate, démesurée et aveugle. Cette mutation a résulté, dit-on, d’une longue évolution qui permit à la civilisation de se hisser hors du nuage noir de la barbarie. De la justice privée on serait passé à la justice de l’État ; la vengeance étant, comme on l’enseigne, une violence incontrôlée et sans fin, un meurtre répété de proche en proche qui peut se répéter parfois de génération en génération. Ainsi, la justice d’État est associée au progrès, pour le plus grand bien de l’ordre social.
Historiquement ce passage fut nécessaire à la cohésion et à l’ordre social et à la naissance des nations modernes, mais ce système judiciaire légué à des représentants du peuple n’est peut-être pas si universel que certains voudraient nous le faire croire, ni représentatif du progrès qui nous a hissé hors de la barbarie. L’étude des sociétés antiques nous montre que les systèmes de vengeance appartenaient d’abord à des systèmes d’échanges.
Il existait donc un système de régulation et d’évaluation du juste un prix pour chaque crime à venger. Pour qu’un tel système fonctionne encore faut-il que les protagonistes acceptent la médiation, le lien social est donc fondamental. Ceci est fort différent de la vengeance sauvage immédiate et spontanée qui résulte d’une libération d’affects trop longtemps contenus et refoulés.
De nos jours, la justification par certaines victimes d’un droit à la vengeance – même si le mot est rarement prononcé, le masque sémantique des mots convenus ne cache rien – pourrait trouver une forme de légitimité dans l’étude des sociétés antiques ou dans les groupes claniques au sein desquels la justice/vengeance est exercée par le chef de clan ou par un personnage consacré. L’anthropologie légitimerait-elle la vengeance comme outil de réparation qui ne troublerait pas l’ordre social ?
Il faut situer le propos dans le contexte où nous nous trouvons, celui d’un exercice du droit et de la justice par des personnages, les juges, censés être les médiateurs entre la victime et son bourreau. L’institution de Justice est encore au fondement de l’ordre social. Par conséquent, justifier la vengeance revient à mettre en cause l’exercice de la justice et la cohésion sociale. Il s’agit là d’un acte politique, même s’il peut être désigné comme terroriste, il importe alors de savoir si la victime – même organisée au sein de puissants groupes de pression – est en mesure de supporter la charge d’une telle contestation des fondements de l’ordre social.
La victime cherche-t-elle une légitimité politique ? La plupart du temps, non, plutôt une réparation qui apaiserait ses souffrances.
Si les appels à la vengeance se font de plus en plus fréquents, s’agit-il comme certains l’annoncent, d’une dérive victimaire qui laisserait de plus en plus la place au déchaînement des passions, à la déraison et, par suite, au désordre ?
La revendication des victimes repose le plus souvent sur un constat de carence de la justice, sur sa lenteur et sur l’impression que, dans certaines circonstances, il y aurait une justice du peuple et une justice des puissants, une justice du bourreau et une justice de la victime considérée là comme un personnage mue par la seule déraison, un trouble dans les prétoires.
C’est impression est soutenu par une analyse quotidienne de la vie sociale.
Cette revendication croise donc des discours clairement politiques qui mettent en cause l’exercice d’une justice dont les objectifs s’éloignent de la nécessaire équité dont toute démocratie a besoin pour durer. Que cela soit dit ou non, il est bien question de dénoncer un ordre devenu désuet – ou injuste – dont on demanderait l’abolition au profit d’un « nouvel ordre » dont les bases demeurent encore hypothétiques. Ces discours, s’il s’appuient sur une argumentation historiquement et socialement fondée cherchent, pour l’instant, à demeurer loin de tout déchaînement des passions mais il leur arrive bien souvent d’annoncer la venue de temps moins sereins...
Si la sémantique fait se croiser ces deux registres de revendication recouvrent-ils les mêmes faits et peuvent-ils s’associer ?
Sont en présence les demandes d’une être blessé, cela relève de l’individuel ; des revendications politiques, elles appartiennent au collectif. Si le nombre important des victimes donnent à leur quête l’impression que nous passons du registre individuel au registre collectif ce n’est qu’une illusion qui est souvent fatale à la défense de leurs intérêts. Dans le prétoire, face au juge et à leur adversaire, elles sont seules avec leur avocat. Et il ne s’est pas trouvé de Gisèle Halimi pour porter au collectif les clameurs d’une cause individuelle.
Sont-elles préparées à cette confusion ? Sont-elles véritablement averties des dangers encourus, pour leur équilibre personnel ?
Que se trame-t-il donc au sein d’une société qui laisse aux plus fragiles de ses membres le soin de dénoncer des carences de fonctionnement d’un pilier institutionnel ? Ne les expose-t-on pas à la violence réactionnaire de ceux qui voudraient se prémunir contre tout trouble à l’ordre, ce qui n’aurait plus rien à voir avec la cause que ces victimes défendent ?
Ou bien, à trop se voir courtisée pas les un ou les autres, ne servent-elles pas d’instruments opportuns pour des causes dont ils ignorent souvent les ressorts ? Elles furent les objets maltraités d’un bourreau, les voilà objets d’enjeux collectifs qui, demain, une fois la cause entendue, les abandonnera à leur anonymat.
La confusion s’installe – elle est aussi soigneusement entretenue – chez la victime entre ses attentes intimes en son état de personne lésée et son statut de citoyen présent à son temps, marqué par les mutations qui s’opèrent lentement au sein de la société.
La légitimité de l’une se confond avec l’espérance de l’autre. Les angoisses des premières modulent et amplifient les craintes que la seconde génère.
Or la cautérisation des blessures ne permet pas qu’une telle confusion puisse durer. Les impératifs de la psyché humaine imposent que doivent être distincts le combat politique et la défense de la personne dans son travail de cautérisation.
Inflation de l’ego et société de domination
La victime de maltraitance dans l’enfance a besoin de retrouver un gîte familier où elle se sent en confiance, dans lequel elle puisse à nouveau projeter un futur pour donner cohérence à sa vie.
Que sa revendication puisse être appréciée comme fauteure de trouble ne fait que réveiller les douleurs de l’enfance. Dans une famille où la sortie du déni s’avérait interdite, voilà que la société, à son tour, banalise une parole de souffrance, allant jusqu’à évoquer un terrorisme de la passion.
Ainsi, le philosophe Olivier Abel, professeur à la faculté de théologie protestante de Paris, considère pour sa part que la tendance qu’a la victime à s’enfermer « dans sa victimité », finit par se traduire par un refus de plus en plus fréquent d’endosser des responsabilités, et à se légitimer non « par la recherche du beau et du bien, mais par le malheur que l’on subit ». Lire à ce propos : Complaisance victimaire, un démenti. Ce philosophe dénonce donc un grave trouble à la représentation du monde telle que les sociétés occidentales la conçoivent. Ces êtres, les victimes, sont donc montrées comme les barbares qui menacent des millénaires d’évolution et de progrès. Tout philosophe qu’il soit, il ne s’interroge pas un seul instant sur la portée de ses propos. En tournant le dos à « la recherche du beau et du bien » la victime se range donc parmi les figures démoniaques contre lesquelles le bien et le beau ont lutté...
François de Singly va même jusqu’à affirmer : « Un des intérêts du statut de la victime est ainsi de produire un type de récit, crédible, qui sorte du drame de nos vies ordinaires. C’est un effet du passage du statut de grand récit au statut de petit récit : chacun doit avoir le sien, dans une logique où il faut se confronter aux autres en permanence ». <http://www.fabula.org/actualites/article9006.php>
Discours type de la banalisation et du déni, lié à une dénonciation de la perte de responsabilité collective propre à tout citoyen.
Certaine de son propre vécu, la victime ne peut que s’insurger face à une telle stigmatisation. Il n’est même pas question, pour elle, de banaliser ses souffrances passées et les séquelles qui s’ensuivent chez l’adulte, on lui signifie que sa parole l’exclut du système de lien social.
Répétition de la menace de son bourreau d’antan. (« Si tu dis quelque chose, tu vas détruire la famille... » Discours maintes fois répétés, jusque dans les cabinets des juges). Et, plus loin : « Si tu pleures, tu déranges l’Ordre ! »
Cette confusion entretenue par un discours social convenu est intolérable !
De tels propos rééditent celui de la mauvaise mère, complice du prédateur. La société se constitue comme une ogresse acariâtre que des cris d’enfants viendraient déranger.
Ces savants nous éloignent de toute idée de justice et ils dissimulent mal un esprit rétrograde et conservateur.
On peut en effet inverser le propos et renvoyer la société à ses propres responsabilités tout en invoquant les mêmes valeurs fondamentales qui structurent et ordonnent nos nations, dont la nécessaire protection du plus faible contre le plus fort.
Attribuer aux victimes la responsabilité de l’usage du superlatif et de l’émotionnel, c’est nommer à bon compte un bouc émissaire, lequel, à son tour, ne manquera pas de réagir dans des termes tout aussi violents. C’est aussi nier une évidence collective, la démesure est un trait marquant de nos nations contemporaines.
Dans cette confusion le discours victimaire est le seul qui demeure possible.
L’appel à la vengeance de certaines victimes fait écho à la rigidité d’un ordre social qui ne remplit plus quelques-uns de ses devoirs essentiels, celui de la bienveillance d’abord, de la solidarité ensuite. Le cri barbare des uns fait écho au dédain du notable soucieux de préserver son ordre et sa sécurité.
Ainsi, Naja Tiboulen constate : « [...] je ne peux que remarquer que l’absence de reconnaissance accroît le sentiment de révolte lié à cette exclusion qui est alors déclarée comme étant juste et bienfaisante. Probablement qu’en retour, les iniquités et dénis sont susceptibles d’alimenter le désir de vengeance et la radicalisation des attentes des victimes niées par une justice qui a décidé de les ignorer. Effet qui peut s’étendre à leur entourage, à celles et ceux qui se soucient d’elles, voire au delà. » À partir de De la vengeance a la justice <http://www.lepost.fr/article/2009/11/01/1769870_de-la-vengeance-et-de-la-justice.html>
Le discours actuel d’accusation vindicatoire, cependant, dévoile son dessein obscur si l’on étudie attentivement qui en tire profit.
C’est la rumeur publique, le discours savant, la déclamation politique qui manipulent et entretiennent un effet de contrôle et de domination dont la victime ne pourra se dépêtrer qu’à force de justifications épuisantes et au risque d’une progressive culpabilisation qui découle de sa mise au ban.
Si le discours politique contestataire est tenu, la plupart du temps par des égo solides et cuirassés, il n’en va de même pour la victime dont l’ego est depuis longtemps déjà réduit à portion congrue et à la maintenance du quotidien... Et encore.
L’impératif premier pour la victime est d’abord de cautériser les blessures anciennes, avant même d’envisager d’en réduire les séquelles. Cela passe nécessairement par deux voies : la consolidation des instances qui lui permettent de survivre, la reconnaissance par la société de son statut de victime.
Sur chacun de ces points la société ne peut se défausser de ses responsabilités. La consolidation de l’ego, c’est, pour des milliers de victimes, adultes ou enfants, des moyens thérapeutiques qui sont, pour l’instant quasi inexistants.
Quant à la reconnaissance du statut de victime, elle rencontre le verrou des mœurs contemporaines de nos sociétés. À l’usage devenu familier du superlatif, s’associent la domination et le contrôle comme traits majeurs constitutifs de nos sociétés prétendument démocratiques au point que les héros modernes sont nécessairement des winners qui ont su terrasser leurs adversaires grâce aux outils de la modernité, ... quelques victimes en plus. En corollaire, la victime est d’abord un looser. C’est pourquoi sa parole est vaine !
Quand l’archétype qui se constelle et structure notre société affiche pour attributs la domination, le contrôle et l’asservissement des plus faibles. Quand cet asservissement est considéré comme un fait de nature, le jugement de dieu ne peut profiter qu’au vainqueur. Le vaincu doit rejoindre la plèbe informe, là réside son maigre destin.
Or, fait macabre mais qui, finalement, ne surprend pas, les meurtriers en série, les pédocriminels en série, les violeurs en série fondent leur mode opératoire sur la jouissance qu’ils tirent, non d’un assouvissement sexuel, bien frustre au demeurant, mais du contrôle qu’ils opèrent sur leurs victimes. Une grande partie de leur « passion » réside dans la mise en place de la traque et des pièges dans lesquels la victime viendra s’engluer. Leur jouissance est là ! Elle est le moteur de leur vie. Tout, de l’angoisse de la victime, ses craintes, ses cris, ses souffrances jusqu’à la façon dont sa vie se modifie peu à peu, tout sert la jouissance du prédateur multiple ou récidiviste. (Dans cette catégorie, loin des faits divers macabres qui mettent en scène des pédocriminels meurtriers, nous devons également ranger le pédocriminel de voisinage – père, oncle, beau-père mais aussi tante, voisine, etc.)
Ces derniers sont nombreux et leurs victimes innombrables, ils se distinguent de la première catégorie de criminels sexuels en ce que leur application à soigner leur vernis est plus élaboré, parfois même à la limite du dandysme. C’est une jouissance supplémentaire qu’ils tirent ainsi de leurs instruments de chasse – chasse à cour contre braconnage... Leur facilité à tromper et à manipuler l’entourage proche ou lointain est un facteur supplémentaire de puissance dont ils sont très fiers.
Ces individus inscrivent leurs exploits meurtriers au cœur du point aveugle de nos sociétés ; la domination et le contrôle de l’autre.
L’instinct gagnant du marchand ou du banquier résonne en écho avec la pulsion de domination du pédocriminel. Les premiers s’inscrivent dans une forme de légalité à l’éthique douteuse, certes, mais encore admise voire encouragée, l’autre profite de la même nébuleuse pour assouvir des instincts troubles. Les uns et les autres sont mus par une force de même origine qui envahit nos sociétés. Qu’il y ait du sexuel dans tout cela est secondaire, c’est pourquoi les débats sur la castration physique, la peine de mort ou les traitements hormonaux sont autant de miroirs aux alouettes. On pourrait avec autant de légitimité débattre de la nécessité de prescrire des tranquillisants aux traders pour limiter les risques de crise économique.
Les pédocriminels – qu’ils soient frustres ou esthètes – profitent d’un point aveugle de nos mœurs civiques.
C’est pourquoi, à court terme, il n’y a aucune chance que la situation des victimes de prédateurs sexuels évolue à leur bénéfice car c’est l’édifice même de nos sociétés contemporaines qui est en cause. Les résistances que rencontrent ces victimes dans leur combat légitime révèlent le besoin que ces sociétés ont de se protéger contre tout imprévu. Il y a de l’intuition dans ces résistances mais l’argumentation est fallacieuse et dangereuse pour les victimes.
La mutation des mœurs interviendra en synchronie avec les mutations économiques et sociales. Toucher à Thémis, c’est enfreindre une loi sacrée, profaner un grand mythe, celui de l’ordre établi. Mais qui consentira à prétendre que les mythes évoluent que les dieux eux-mêmes, parfois, périssent car telle est aussi la loi d’une évolution qui a présidé depuis bien plus longtemps aux destinées des espèces. Si l’ordre devient injuste, si la justice se commet en ne protégeant plus la victime, voire en l’accusant, n’avons-nous pas à faire à une régression ?
Quelques sources :
<http://www.fabula.org/actualites/article9006.php>
<http://www.hommes-et-faits.com>
<http://www.rue89.com/2009/10/23/castrer-les-agresseurs-sexuels-limpasse-sur-la-prevention-123093>
<http://www.rue89.com/2009/10/09/castration-chimique-une-victime-dinceste-repond-a-sarkozy>
Le Monde, 22-23 août 2004, Cécile Prieur, « L’affaire Marie L. révèle une société obsédée par ses victimes ».
À charge de revanche, figures élémentaires de la réciprocité, Mark Rogin Anspach, Seuil, Paris, 2002
En vignette, femme serpent de l’Église de Sizun. Sur le blog Mimaboutdebois