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Danse et int�riorit�
lundi 10 juin 2013, par
L’�change dynamique permanent entre le moi - int�rieur - et le monde - ext�rieur. Si je le parcours avec la main, sans changer de face, je passe de l’int�rieur � l’ext�rieur puis � nouveau � l’int�rieur… Il y a un point o� le ruban se tourne et o� l’int�rieur devient l’ext�rieur. � ce point pr�cis, il n’y a plus de diff�rence.
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"Certes, le ma�tre parle presque exclusivement par images, car il sait qu’alors l’Africain l’�coute sans lassitude tandis que les id�es abstraites lui semblent s�ches et fatigantes. Mais qu’on ne s’y trompe pas�: chaque image ou presque rec�le, comme un pi�ge, un symbole�; et derri�re le symbole, une id�e souvent complexe."[1]
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“�Soir de spectacle… Je me prom�ne sur le plateau au milieu des danseurs, ou plut�t mon attention, diffuse, se porte au dessus d’eux, l’oreille plus ou moins�d�plac�e entre eux…
C’est ainsi que commence une curieuse exp�rience. Un mouvement se dessine en moi, minuscule, une onde en huit est n�e dans mon bas-ventre, sans que rien ne l’ait annonc�! Elle y a pris vie et y grandit, tant et si bien qu’elle m’envahit jusque dans la poitrine. Je ne cherche pas � lutter�; c’est totalement en harmonie avec l’�nergie que je continue de percevoir, qui sillonne les corps des danseurs, qui les tend ou les lib�re, les tord dans des postures �tonnamment fluides malgr� les nœuds qui intriguent l’œil, les fait exploser ou ralentir dans une presque immobilit�.
Elle s’�tend au dehors… Ext�rieurement, mon corps est pris d’un m�me huit, quasiment imperceptible. L’onde, elle, occupe tout l’espace de la salle�; elle se meut sans se soucier de la foule, sans m’emp�cher d’enregistrer les changements de lumi�re, les d�placements et la composition chor�graphique. Pr�sence indiscutable, elle me relie directement aux danseurs, de leur int�rieur au mien, elle parle � mon �me�: je suis subjugu�e par les �manations d’un monde qui m’atteint de plein fouet, comme porteur d’un message.
Une vive �motion s’empare de moi, car l’onde m’embrase le cœur, son dessin se mue en volume anim� et oscillant, presque chatoyant�; j’en suis d�concert�e et ravie…�”[2]�
Voici comment Hsiu-Wei Lin nous traduit une s�quence de sa vie cr�atrice. Plus tard cette chor�graphe Ta�wanaise nous en dit plus sur sa danse[3]. Elle cherche � �tre les �l�ments de la nature et du cosmos, non pas � les repr�senter, mais � les faire vivre � travers elle et ses danseurs. Elle cherche “�dans son r�ve int�rieur�” et est partie de la sensation “�du feu dans son ventre�”�!…
Nouvelle v�rification de mes intuitions sur l’existence d’une pens�e radicalement diff�rente de celle que l’on privil�gie g�n�ralement en Occident… une pens�e qui n’a pas besoin des mots, mais s’insinue et s’inscrit litt�ralement dans, ou � travers, le corps-�me. Une pens�e inaccessible � l’explication causale, difficile � retranscrire dans son enti�ret� avec notre langue habituelle�; impossible de prouver ce dont on est si intimement convaincu�!
Pourtant… L’onde en huit du mouvement de la vie avait exist�, rep�rable, tel le ruban de M�bius repr�sentant “�l’�change dynamique permanent entre le moi - int�rieur - et le monde - ext�rieur -. Si je le parcours avec la main, sans changer de face, je passe de l’int�rieur � l’ext�rieur puis � nouveau � l’int�rieur… Il y a un point o� le ruban se tourne et o� l’int�rieur devient l’ext�rieur. � ce point pr�cis, il n’y a plus de diff�rence.�”[4] Le propos de la chor�graphe me confirmait qu’il y avait un lien entre ce que la danse exprimait et ce que j’avais re�u comme message.
On peut penser en images et les images peuvent �tre des pens�es. Il se produit un ph�nom�ne du m�me ordre quand nous prenons conscience du sens que rev�t une co�ncidence — un ph�nom�ne synchronistique[5] —�; non pas “�une simple acquisition d’information ou celle d’une connaissance, elle est plut�t une exp�rience v�cue qui touche le cœur autant que l’esprit. Elle nous semble �tre une illumination d’une grande clart� en m�me temps que quelque chose d’ineffable - une fulguration pour employer l’expression de Leibniz�; (…). La pens�e discursive ne se r�v�le que tr�s peu dans cette r�alisation du sens, car le "sens", dans le contexte dans lequel l’emploie Jung, n’est pas du tout la m�me chose que l’ordre de la pens�e discursive qui se fonde sur un ordre math�matico-logique. La r�alisation du sens est un saut quantique dans la psych�.�”[6]
Sorte de condens�, dans lequel tient une foule d’informations, cette pens�e agit avec puissance, m�me si ses effets ne sont pas rep�rables imm�diatement. Elle serpente au sein de r�seaux d’images inconscients, pour resurgir � la faveur d’�v�nements pr�cis, permettant de cr�er des liens entre diff�rents aspects de notre vie, d’�largir le champ de nos perceptions et celui de notre conscience.
La composition chor�graphique
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Le fil conducteur ou narratif du chor�graphe est plus proche du sc�nario po�tique ou pictural, parfois cin�matographique, et para�t souvent de prime abord, incoh�rent ou en tout cas sans lin�arit� compr�hensible… Or le syst�me de pens�e qui lui est aff�rent proc�de plus par contigu�t�s, mises en parall�les, ruptures apparentes, ou superpositions, touches… que par raisonnements lin�aires. N’est-ce pas li� � l’essence de “�l’imagination du mouvement�”[7] dans son d�roulement et dans ses processus d’expression�?
Lors de la construction d’une chor�graphie, des images s’impriment subitement et nous dictent une direction, ou une organisation�: telle s�quence ne peut pas �tre plac�e apr�s telle autre, les qualit�s de l’ensemble sont de tel ordre et non de tel autre… La tapisserie prend soudain des reliefs en volume, comme si certains motifs devaient s’en extraire et se d�tacher du fond.
La saisie de cette globalit� ne peut s’expliquer au d�part. On dira�: “��� ne peut pas �tre autrement�”, “�je le vois�”, “�je le sens�”, “�c’est juste�” etc. Formules qu’un esprit trop cart�sien ne saurait valider…
Ce n’est que plus tard que le chor�graphe pourra �ventuellement d�fendre sa vision, selon les crit�res de l’analyse d�ductive, par un effort de transposition de son exp�rience. Ou simplement, en explicitant le d�roulement de sa d�marche. Le chor�graphe agit comme un �crivain, comme un peintre, un menuisier, un architecte ou un cin�aste… Et cela n’exclut nullement le raisonnement ou la construction plus lin�aire.
La r�f�rence du cin�ma
Tarkovski, le cin�aste,�aime op�rer par all�gories, m�taphores et comparaisons. “�J’aime confronter l’inconfrontable. La confrontation des choses qui semblent impossibles � rapprocher suscite une pens�e profonde et imag�e…�”[8]. Et � propos du montage, Tarkovski poursuit�: “�Monter un film correctement, sans fautes, trouver la variante id�ale du montage signifie ne pas emp�cher l’assemblage des sc�nes s�par�es, car tout se passe comme si elles se montaient � l’avance toutes seules. � l’int�rieur des sc�nes vit une loi qu’il faut ressentir pour effectuer, en s’y conformant, le collage et les coupes de tels ou tels plans (…)�”
Selon lui, L’assemblage des parties d�pend de l’�tat int�rieur du mat�riau�; il faut saisir le sens, le principe de la vie int�rieure des morceaux film�s.
C’est une recherche, et, comme l’exprime ce cin�aste dans la suite de l’entretien, elle peut �tre douloureuse et n�cessiter du temps… Lorsque le film semble ne pas tenir debout, ne poss�der aucune unit�, aucun lien int�rieur, aucune implication, aucune logique. “�Et soudain, un beau jour, quand nous avons trouv� la possibilit� de faire encore une, la derni�re, interversion d�sesp�r�e, le film est n�. Le mat�riau est devenu vivant, les parties du film ont commenc� � fonctionner en corr�lation, comme si elles �taient unies par le m�me syst�me sanguin�; (…)”[9]
C’est d’une pr�cision extraordinaire�!
Le chor�graphe agit comme sur une table de montage
Ainsi en va-t-il de l’assemblage des s�quences dans�es, que l’on peut comparer aux plans du cin�ma, malgr� des diff�rences significatives, puisque l’�criture des mat�riaux, et leur ordonnance, se traitent dans une contigu�t� de temps, avec des remodelages possibles en permanence. Les s�quences ont une vie int�rieure dont on a per�u la justesse lors des improvisations, puis dans leur d�veloppement�; l’organisation finale de cette s�rie d’images se fait par l’interm�diaire d’une loi de corr�lation entre les mouvements int�rieurs de chaque partie, loi dont nous ne sommes, au bout du compte, que les t�moins… nous exprimant sur le m�me mode que la langue des images.
Le chor�graphe a besoin de r�aliser les images qui le hantent voire qui le malm�nent[10] en un mat�riau incarn�, accessible aux autres. La personne du danseur, �me et corps, est ce mat�riau. Encore faut-il qu’il y ait un ordre dans tout cela, clairement per�u par des tiers… La mise � distance — celle du spectateur face � une œuvre quelconque, que le chor�graphe devra mettre entre son œuvre et lui, m�me, surtout, s’il en est l’interpr�te — permettra d’y parvenir, d’�crire des formes.
La composition chor�graphique est comme ces rides mouvantes cr��es � la surface d’une mare par les mouvements des araign�es d’eau qui s’entrecroisent en dessinant d’infinies figures qui ravissent les sens.
Les mots�?
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Il s’agit de resituer certains termes plut�t que d’en donner une d�finition in�vitablement partielle, en revenant � leur source �tymologique, en les juxtaposant, en les associant, et dans la perspective de ce que j’avance ici[11].
�me/Psych�
Ce concept m�rite un petit d�tour par la Gr�ce Antique, aux �poques pr�c�dant la version platonicienne, notre h�ritage, de l’�me prisonni�re du corps.
La psuch� repr�sente non pas l’�me au sens m�taphysique moderne, mais le souffle, la force vitale. Chez Hom�re notamment, le principe spirituel unique que nous appelons �ME n’est pas encore diff�renci�, ni formul�e la croyance en sa divinit�. Sch�matiquement, chez l’homme vivant, d�pourvu d’�me au sens moderne, les actes et le corps vivant sont mus tour � tour par les entrailles, le cœur (comme si�ge des sentiments et des passions, des �motions, des pens�es), ou la poitrine pour les �tats d’�me…
L’�me ainsi con�ue se promenait dans le corps, au gr� des humeurs du h�ros.
Chez les Chinois, le Qi, les souffles, est la force existentielle qui pr�side � toutes les mutations dans le corps humain, tant sur le plan macroscopique que sur le plan microscopique. Dans la forme ancienne de l’id�ogramme Qi, ce sont des vapeurs qui montent de la terre et vont former, dans le haut, la couche des nuages. Une forme plus moderne, plus compl�te, loge un grain de riz dans la volute des souffles. Ce sont alors les vapeurs qui s’�l�vent du grain cuit chaud qui est l� pour tenir la place de l’�tre essentiel.�
Corps
Ce que l’on nomme commun�ment corps n’est pas r�ductible � l’enveloppe charnelle, la fronti�re entre corps et �me/psych� n’est pas imperm�able.
L’�volution des notions d’�me et de corps dans la civilisation grecque — ou du moins de ce que l’on en conna�t — et, par cons�quent le rapport entre l’�me et le corps, proc�de par agglom�rations successives, non par substitution�: les anciennes conceptions coexistent avec les nouvelles � travers les diff�rentes p�riodes, de l’�ge hom�rique � la p�riode classique rationaliste. Cette relation entre l’�me et le corps est �troitement li�e au ph�nom�ne religieux et son �volution suit celle de la relation entre hommes et dieux chez les anciens grecs.
Les d�couvertes de l’arch�ologie semblent prouver qu’avant les temps hom�riques, yuch et swma �tant dans un rapport d’identification, entre psych� et s�ma ne r�side aucun antagonisme foncier�: l’une n’est que le corr�latif de l’autre. Psuch� aussi bien que s�ma peuvent signifier “�vie�”.
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Image
Rapprochement avec eik�v�:
— Image, ic�ne, d’o� �galement portrait - image r�fl�chie dans un miroir - simulacre, fant�me - image de l’esprit.
— Ressemblance, similitude.Rapprochement avec Eidos, de eid�, voir, savoir (idole)�:
— forme – beaut� – id�e.
Mircea Eliade a montr� combien l’image appartient � la substance de l’humain — reli�e au mythe, au symbole et � la pens�e symbolique, pr�c�dant le langage et la pens�e discursive. Le symbole r�v�le les aspects de la r�alit� les plus profonds, les plus secr�tes modalit�s de l’�tre, inconnaissables par d’autres voies que la sienne. C’est sa fonction de nous faire conna�tre l’envers d’une r�alit� qui se manifeste dans les r�ves mais aussi dans toute production de l’imaginaire.
Notre culture nous a sensibilis� � attendre essentiellement de l’image une expression visuelle. Or, l’image se servant de tous les organes des sens, mettra en jeu la totalit� de l’interface entre l’entit� humaine et l’ext�rieur. Une image peut fort bien ne pas avoir de forme mais une odeur, cette derni�re mettra alors en jeu un ensemble d’images qui auront avec elle un rapport de similitude.�Chacun peut se souvenir de telles exp�riences�: marchant sur un trottoir, une odeur vient flatter mes narines et soudain m’emm�ne ailleurs, dans un souvenir, ou dans un paysage parfaitement �tranger… alors que ma conscience elle-m�me n’a peut-�tre pas identifi� le parfum… Mais cet ailleurs dans lequel nous plongeons par le biais d’un sens prend soudain corps associ� � d’autres sensations, � des sentiments voire � des pens�es.
Pens�e
La pens�e rationnelle a rel�gu� la pens�e mythique dans les marges de la Raison. Toutes les tentatives de th�orisation trop r�ductrices parviennent � diss�quer et � �tiqueter mais ne font qu’ass�cher une mati�re, en occultant l’essentielle dynamique.
� l’instar de Condillac, au lieu de distinguer et de s�parer les fonctions sensibles et les fonctions intellectuelles, nous pourrions faire d�river les fonctions d’entendement et de volont�, par la composition entre sensations d’origines diff�rentes. “�La vivacit� de la sensation est la racine de l’attention, dont nous pouvons faire d�couler toutes les facult�s intellectuelles�”…
Dans le syst�me cart�sien lui-m�me existe l’intuition du lien qui r�unit les deux p�les, physique et psychique.
“�La pens�e africaine s’articule autour du rythme et de la danse. Ce que tu ne peux pas dire, chante-le. Ce que tu ne peux pas chanter, danse-le. � partir de l’�motion, la pens�e va �tre forte ou faible, profonde ou l�g�re. Selon le poids de la situation, le poids de l’�motion, tout ce qui s’articule autour, va se marier au poids de l’�motion.�”[12]
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Espace francophone
Mon propos se limite au domaine que je connais le mieux, celui de la danse contemporaine, dans l’espace culturel europ�en et plus particuli�rement francophone. D’autres milieux, ceux du Rap et du Hip Hop r�v�lent peut-�tre d’autres rapports au corps, au social, � l’environnement, mais je connais mal ces milieux.
La pens�e/image
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"Ne faut-il pas induire que, dans son expression, la pens�e chinoise, d�s qu’elle s’�l�ve un peu plus haut, est de nature strictement po�tique et musicale�? (…) Aussi, dans les �coles o� a fleuri la pens�e la plus profonde, a-t-on pu se proposer comme id�al d’enseignement v�ritable et concret un enseignement sans paroles."[13]�
Pens�e/image et pens�e orientale
Par pens�e/image, il faut entendre cette facult� de laisser les agencements se faire, selon un mode qui recoupe celui de la pens�e orientale… familier de deux artifices de la pens�e�: l’embrassement de l’analyse et la circularit� du d�veloppement, il proc�de du g�n�ral au particulier, d’une vision globale � l’examen attentif des d�tails.
Souvent, avant m�me d’entamer une chor�graphie, je vois certaines sc�nes se mettre litt�ralement en mouvement, comme un tableau anim�. Cette perception globale me transmet une atmosph�re, des espaces, des directions, des qualit�s d’�nergie, mais nullement le d�tail des gestes. En p�n�trant dans l’improvisation tout en demeurant branch�e int�rieurement sur le tableau, les �l�ments du puzzle vont progressivement voir le jour et les paysages �tre d�frich�s. Il va falloir perdre un temps la vision premi�re, puis, plus tard, jouer sur un constant aller-retour entre l’image/intuition d’ensemble – qui �ventuellement se nuance et se diversifie - et les images/fragments qui la recomposent ou l’�voquent dans la danse.
Cette pens�e n’est pas le propre d’une seule cat�gorie de gens. Nous sommes nombreux -�souvent m�me � notre insu - � vivre et � jouer sur le clavier des diff�rents niveaux de pens�e et de conscience.
�criture chor�graphique et calligraphie
La substance m�me de la danse, le mouvement, trait� comme une mati�re, fait en principe le propre de la danse contemporaine.
Indissociable de l’improvisation, cet aspect primordial permet de laisser le corps entrer dans des formes nouvelles. Tout � coup, le corps se met � �pouser, � habiter des formes qui paraissent avoir attendu ce moment pour se mat�rialiser, sans que notre volont� y puisse vraiment quelque chose si ce n’est d’accepter. Nous sommes acteurs mais cela nous d�passe, pareils � des plongeurs qui se confient au courant d’un fleuve[14]… Observer et m�moriser les �v�nements qui adviennent et qui servent l’intention premi�re.
C’est “�la valeur esth�tique de ces formes en elles-m�mes�”[15] qui est reconnue (serait-ce l� ce qui nous fait d�raper lorsque les formes se d�tachent progressivement de leur dialogue avec l’int�rieur�?). L’improvisation nous fournit l’occasion d’aller explorer une ambiance, de rentrer dans un �tat, de l’amplifier, et de le porter vers un paroxysme. Le d�roulement de la danse n’est plus alors conditionn� par un agencement�raisonnable de codes mais par ce qui conduira le mouvement en des lieux inconnus…
Cette exploration de la mati�re fonctionne par embo�tements successifs, � la mani�re des poup�es russes. Dans la r�p�tition d’une s�quence de gestes, l’un d’entre eux nous captive, qui nous entra�ne dans une nouvelle direction�; nous d�veloppons une s�rie de gestes/mouvements ayant des qualit�s (spatiales, rythmiques, formelles…) similaires, etc. Ainsi s’�labore une arborescence de s�quences, rattach�es les unes aux autres et au point d’origine par des sauts ou des rebonds cons�cutifs.
� partir de l’improvisation sur un th�me ou une qualit� de mouvement, se cr�ent des rencontres, des modules, qui entrent en relation � distance dans une simultan�it� ou un d�calage. La conscience doit appr�hender en m�me temps ces diff�rents �v�nements et l’œil form� � l’esth�tique classique occidentale a souvent du mal � relier ces modules�; ils peuvent, de plus, �tre associ�s avec un temps musical qui ne colle pas � la danse, qui a son ind�pendance et ses propres modes de composition. Ainsi, la musique et la danse, le chor�graphe et le compositeur, entrent dans un dialogue gr�ce auquel ils d�terminent ensemble l’importance, les influences et les rapports qui fondent la composition finale.
Dans l’�criture qui d�coule de ce travail sur la mati�re, la coh�rence n’est pas assur�e par un encha�nement de pas identiques pour tous, mais par un rapport de correspondances.�
La langue chinoise[16], ph�nom�nologique, connue pour son expressionnisme, rend avec une pr�cision concr�te et g�n�ralisable les aspects de la r�alit� int�rieure d’une personne. Mat�riellement un texte se pr�sente comme une suite de signes ind�chiffrables qui font surgir une foule d’images. Les id�ogrammes sont des interm�diaires privil�gi�s entre l’id�e et l’image. Chacun, en effet, dou� d’un pouvoir embl�matique propre, trouve une sorte de limitation de sa signification par la simple association avec un autre id�ogramme. Ces couples s’encha�nent les uns les autres. A la fin d’une �nonciation, on parvient � cerner un ph�nom�ne, un th�me, un sujet, un peu de la m�me mani�re qu’un cin�aste de talent, en concevant des plans et en les encha�nant parvient � exprimer avec une rigueur imag�e ce qu’il voulait nous dire.
“�Or la pens�e et la langue chinoise s’efforcent de faire comprendre des instantan�s de la r�alit� qu’on vise � d�crire. L’important, c’est le mouvement qui lie ces instantan�s entre eux. Ainsi dans une phrase chinoise l’essentiel est ce qui relie les caract�res entre eux�; c’est donc ce qui ne sera pas dit ou �crit. Dans la m�me perspective, on a pu dire que dans la musique ce qui est important ce sont les silences.
Les id�ogrammes sugg�rent le mouvement de la r�alit�, mais ne peuvent pas en �tre, malgr� les images concr�tes qui les composent, une repr�sentation parfaite et exhaustive.
Les ma�tres chinois le savent si bien qu’ils usent avec la plus grande libert� du langage. C’est comme un moyen de transport que l’on abandonne quand on est parvenu � destination. Pr�tendre atteindre je ne sais quel fond de la r�alit� par le langage, c’est vouloir continuer � tra�ner sa barque apr�s avoir franchi la rivi�re et que le sentier continue sur la terre ferme.�”[17]
Po�sie et imaginaire
Le po�te ne fait rien d’autre, qui s’appuie imm�diatement sur les images, leurs d�ploiements et leur exploration. Bachelard dans son “�enqu�te sur les songes et les po�mes�” d�signe l’imagination comme “�une activit� directe, imm�diate, unitaire. C’est la facult� o� l’�tre psychique a le plus d’unit� et surtout o� il tient vraiment le principe de son unit�”.[18] Chaque po�te en nous proposant son invitation au voyage met en marche une r�verie dynamique, “�une vie imaginaire qui aura de v�ritables lois d’images successives, un v�ritable sens vital. Les images mises en s�ries par l’invitation au voyage prendront dans leur ordre bien choisi, un mouvement de l’imagination.”[19]
Ce mouvement ne sera pas une simple m�taphore. Nous �prouvons effectivement en nous-m�mes la mobilit� et la vie int�rieure des images, le plus souvent comme un all�gement, comme une exaltation � poursuivre le r�ve enchanteur.
Image – mouvement et imaginaire
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�“�Phil�mon, ainsi que d’autres personnages de mon imagination, m’apport�rent la connaissance d�cisive qu’il existe dans l’�me des choses qui ne sont pas faites par le moi, mais qui se font d’elles-m�mes et qui ont leur vie propre. Phil�mon repr�sentait une force que je n’�tais pas. En imagination, j’eus avec lui des conversations et il dit des choses que je n’aurais pas pens�es consciemment. Je per�us tr�s exactement que c’�tait lui qui parlait et non pas moi. Il m’expliqua que je proc�dais avec les pens�es comme si je les avais cr��es moi-m�me, alors qu’� son avis elles poss�daient une vie propre, tels des animaux dans le for�t, des hommes dans une pi�ce, ou des oiseaux dans les airs�: “Si tu vois des hommes dans une pi�ce, tu ne pr�tendrais pas que tu les as faits ou que tu es responsable d’eux”, m’enseigna-t-il. C’est de la sorte qu’il m’apprit petit � petit l’objectivit� psychique, “la r�alit� de l’�me”.�”[20]�
Parlant d’image il n’est pas seulement question de l’image visuelle � laquelle notre culture occidentale fait le plus souvent r�f�rence. Il s’agit de l’image telle que C. G. Jung l’a d�finie puis d�velopp�e dans la notion d’Imagination active, et dont certains auteurs — G.�Bachelard, B.�Tesseydre, Illel Kieser el Baz — ont poursuivi l’exploration.
C. G. Jung pensait “�que le r�ve se poursuivait continuellement dans l’inconscient, mais que le sommeil et la cessation compl�te de l’attention aux choses ext�rieures �taient n�cessaires pour que le conscient puisse l’enregistrer. C’est pourquoi le premier pas, en imagination active, est d’apprendre � voir ou � entendre le r�ve � l’�tat de veille.�”[21]
Contenu charg� de sens, qui se superpose � la r�alit�, lui donnant une coh�rence et un ordre,�l’image est directement reli�e aux sensations, et l’on ne peut parler de v�ritable image tant que celle-ci n’est pas reli�e � un affect[22]. “�…C’est un produit qui a en soi une unit�, avec son sens particulier. L’image est une expression concentr�e de la situation psychique globale, (…) Cette constellation r�pond, d’une part, � la cr�ativit� propre de l’inconscient et, d’autre part, � l’influence de l’�tat momentan� de la conscience..�”[23]
� partir des informations capt�es par les sens, commence l’aventure de l’image… L’odorat, le toucher, la vue, l’ou�e et le go�t sont les officiants-guides qui nous permettent d’entrer en contact avec le monde environnant et avec les zones inconnues de notre monde int�rieur. La “�r�alit� physique objective�”[24] laisse place � l’ailleurs d’une autre dimension, celle de la “�r�alit� psychique objective�”[25].
Les images int�rieures “�sont fond�es, pour la plupart, sur l’�coute attentive des �lans et des sensations int�rieures qui s’organisent pour donner naissance � des mondes — ce sont les images — lesquels cherchent une �chapp�e vers la lumi�re de la Conscience, le plus souvent gr�ce � un m�diateur sans lequel leur mise en sc�ne serait difficile. C’est pourquoi la notion de repr�sentation est ici � prendre au sens large, comme m�taphore mais aussi comme mise en spectacle. Nous pouvons aller jusqu’au bout en cr�ant de v�ritables repr�sentations th��trales de nos univers intimes. Nous pourrions au moins les �crire sous forme de sc�nario. Ce serait une forme de c�r�monie, un retour moderne aux c�r�monies animistes. (…)Nos images ont besoin de se repr�senter. C’est pour l’�tre humain une n�cessit�imp�rieuse.�”[26]
Le propre de l’image est d’�tre vivante et agissante, c’est dire que sa puissance a un impact dynamique sur notre mani�re de percevoir la r�alit� et d’y �voluer. Lorsque l’image agit, le mouvement na�t, rep�rable au travers du remugle des �motions. L’image suit son chemin hors de la dimension du temps.
L’image a un but et une finalit� que la conscience n’appr�hende pas nettement. Sa confrontation avec les images lui ouvre le r�seau des forces int�rieures et inconscientes pour l’enrichir.
� propos�! …
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D’o� nous vient cette n�cessit� d’expliciter une telle �vidence�: un corps qui danse est un corps qui pense�? Il y a peu encore la fuite des danseurs ou praticiens du corps devant les th�oriciens, penseurs, et autres critiques a permis tous les discours… Au bout du compte, il est facile de nous laisser d�finir/circonscrire par les autres en restant dans la tour d’ivoire de nos pratiques et de nos sensations�: � quoi bon parler, � quoi bon de gloser, � quoi bon th�oriser�? Rien ne vaut la pratique, la danse elle-m�me ne serait que pratique…�? Circule un vieil adage qui veut que le cr�ateur (!…) ne peut pas r�ellement parler de sa cr�ation, qu’il doit laisser ce discours aux autres/spectateurs et ou critiques/analystes… Certes�! Mais…
Ce Mais, cette insatisfaction sous-jacente, me mobilise actuellement[27]. L’institution Culture elle-m�me nous maintient dans notre enfermement � coup de dualismes divers et vari�s… �tiquet�s artiste cr�ateur ou p�dagogue, amateur ou professionnel… � laisser dire sur nous et de nous, le discours est rarement la repr�sentation de ce que nous vivons�!
Nous avons � t�moigner de nos processus de mise en mouvement et d’�criture, nous avons � oser notre identit�.
Je parlais d’�vidence et de corps/�me. C’est � dessein que j’emploie les deux mots. Pr�tendre d�battre avec pertinence sur l’�tre psychique tout en �tant chor�graphe, par exemple, est suspect pour l’establishment Danse autant que pour celui de la Psychologie. Il faut croire que cela d�note un manque de professionnalisme - voire, un manque de talent… Le cloisonnement qui persiste entre les diff�rents milieux et disciplines semble un des reflets de ce contre quoi nous nous �levons tous�: la dualit� raisonnante corps/esprit.
Je suis convaincue quant � moi qu’il existe une continuit� �tonnante entre les mots du corps et ceux de la psych�; il s’agit “�d’�tats diff�rents d’une m�me mati�re, des exp�riences vivantes qui se r�alisent � des niveaux diff�rents ” [28].�On songe aux diff�rents �tats de l’eau�: liquide, solide, gazeuse.
Cette continuit� ne s’obtient pas gr�ce � un habile arrangement de concepts maispar l’�coute et la prise en compte totales du t�moignage d’une personne de ce qu’elle vit dans tous les espaces qu’elle occupe.�
La danse nous appara�t souvent comme “�un �boulis de mots, d�pourvus de sens pour l’œil non exerc�.�”[29]…
Pourtant elle est comme la po�sie et la musique, “�la concentration intense de ces multiples oscillations int�rieures qui tendront � se joindre pour se cristalliser, afin que naisse et se d�veloppe la forme. Et ce qui se situe "entre les lignes" est non moins significatif de la forme que ce qui est clairement exprim�.�”[30]
Le mouvement de la danse est une calligraphie, une �criture prenant racine dans le corps et se d�ployant dans l’espace.�
[1] - Introduction � Ka�dara, r�cit initiatique Peul, rapport� par A. Hamp�t� B�,�Unesco et Association des Classiques Africains, 1968
[2] - J’assistais au spectacle The Back of Beyond (L’envers de l’au-del�) de Hsiu-Wei Lin, pr�sent� � Poitiers en mai 1992.
[3] - 16 mai 92, “Rencontre exceptionnelle”, lors de Passages au M�ridien, organis�e par Oui, Avec Plaisir, Poiters. Avec G�rard Gourdot, Lucia Latour, Hsiu-Wei Lin, Margaretha Asberg, Susan Buirge et Laurence Louppe.
[4] - KIRYUHO (art martial japonais), document de pr�sentation, 1987.
[5] - "Le concept fut utilis� par C. G. Jung afin de d�signer la co�ncidence porteuse de sens ou encore une correspondance entre deux ou plusieurs �v�nements. Il peut s’agir de la co�ncidence entre un �v�nement physique et un autre psychique non reli�s entre eux par une relation causale, ou encore d’�v�nements se manifestant sous forme similaire en des endroits diff�rents."
M.�L. Von Franz, R�ves d’hier et d’aujourd’hui, Albin Michel, 1992, p 197.
Cf �galement sur cette notion�:
Il’L Baz, Notion de synchronicit�, Facult� Libre d’Anthropologie de Paris (FaLAP), 1994.
H. Reeves, M.�Cazenave, P. Soli�, K. Pribram, H.-F. Etter, M.-L. Von Franz, La synchronicit�, l’�me et la science, Albin Michel, 1995.
[6] - M.�L. Von Franz, in La synchronicit�, l’�me et la science, opus cit�, p 175.
[7] - Emprunt � G. Bachelard�!
[8] - B. Amengual, Tarkovski le rebelle�: non-conformisme ou restauration�?, in Positif - Revue de cin�ma, n��; 247, octobre 1981.
[9] - A. Tarkovski, De la figure cin�matographique, Positif - Revue de cin�ma, n��; 249, d�cembre 1981.
[10] - L’enthousiasme, la tension et l’appr�hension m�l�s dans ces rondes d’images qui nous tiennent le jour et la nuit, ces obsessions qui parfois m�me nous travaillent au corps au point de nous rendre malades…
[11] - Je voyage pour une bonne part dans les �crits de Catherine Barb�, notamment Du mythe de M�d�e aux peurs contemporaines, Th�se, Facult� Libre d’Anthropologie de Paris, 1996.
[12] - Basile Dj�dj�, �crivain et formateur, interview pour Danse et espace de l’Image, m�moire, H�l�ne Mass�, FaLAP, 1996.
[13] - M.�Granet, La pens�e chinoise, Albin Michel, 1988, p 24 et 73.
[14] - Dans ma pratique de la danse, je me sens tr�s proche de ce que Marc Guiraud expose de sa Danse Singuli�re�: “J’ai moi-m�me tr�s t�t avanc� l’hypoth�se des relations que mon approche de la danse entretenait avec le r�ve �veill�.” In Pratiques Corporelles N��;121, Marc Guiraud, La Danse, entre extr�me et quotidien, p�20.
[15] - J. Martin, La danse moderne, essai traduit de l’am�ricain par S. Schoonejans et J. Robinson, Actes Sud, 1991.
[16] - Comme la langue Arabe ou l’H�breu ancien.
[17] - J Schatz, C. Larre, E. Rochat de la Vall�e, Aper�us de m�decine chinoise traditionnelle, Maisonneuve, p31, 32, 33.
[18] - G. Bachelard, L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement, 1943, Poche, p.�149.
[19] - G. Bachelard, Ibid, p. 6 et 7.
[20] - C.G. Jung, “Ma vie” – Souvenirs, r�ves et pens�es, Gallimard, 1973, p. 213.
[21] - Barbara Hannah, L’Imagination active, conf�rence donn�e � Zurich le 25/09/67.
[22]�-�Affect�: ensemble d’�motions et de sensations que l’�tre enregistre comme une ambiance, une humeur particuli�re.
[23] - C.G. Jung, Les types psychologiques, Georg �d. S. A., Gen�ve, 1986, p 433.
[24] - C. G. Jung.
[25] - Id.
[26] - Il’L Baz, L’Anthropoth�rapie - fin de si�cle / de la psychanalyse � son d�passement, FaLAP, 1996.
[27] - Il semble que je m’inscris dans le sens d’un mouvement plus g�n�ral, en tout cas dans le courant de la danse contemporaine – Cf des publications r�centes comme le journal L’ART-trose, ou certains d�bats au sein du GERMS.
[28] - Il’L Baz, L’Anthropoth�rapie - fin de si�cle / de la psychanalyse � son d�passement, FaLAP, 1996.
Cf. du m�me auteur http://www.faculte-anthropologie.fr, in Hommes et Faits, Une soci�t� de l’image, Images et repr�sentations, La m�lancolie, une plong�e salvatrice.
[29] - Andr�e Chedid, Textes pour un po�me 1949-1970, in “La po�sie, le po�me”, Flammarion, 1987, p 120.
[30] - Marie Wigman, Le langage de la danse, �d. Papiers, 1986.